encornés

comme les enfants

ont les yeux rivés au caniveau 

depuis les hautes bordures du trottoir 

ainsi vais-je au pic de mes années 

vers une manière de précipice 

d’un pas hésitant 

gorge nouée 

le vent m’évente la cheville cale 

et les oiseaux m’observent 

sans doute en attendant que ma malléole s’écorche au granit 

des pavés du parvis pour caqueter rieurs

mais voici que mon vieux pas s’affirme 

peines et chocs se raréfient 

les pigeons (piétons qui volent)

repartent confier leur dépit aux encornés

qui en ont vu bien d’autres en huit cents ans

et  se moquent bien des volatiles

et de mes efforts pour marcher droit 

arrimés sur les haubans de leur navire

je crois qu’ils envient notre fragilité de vivants

ils aimeraient tant beugler

la vérité du monde

qu’ils connaissent par coeur

et se murmurent entre eux

(chaque matin est une naissance nouvelle)

mais ces malicieux tragiques

risqueraient la chute à chanter cette évidence

et préfèrent donc se taire 

ils savent qu’il n’est aucun risque 

à l’immobile éternité des pierres

17 réflexions sur « encornés »

    1. Mais ce sont les 16 bœufs qui trônent en haut des tours de la cathédrale de Laon et dont je parle longuement dans mon petit livre sur Laon… à la suite de Proust dans la Recherche et même de Julien Gracq dans ses Lettrines.
      Ce sont des merveilles.

  1. J’aime la forme que vous donnez à votre force d’écrire. Celle qui est née des épreuves traversées, cette angoisse de la durée.
    Le double que vous évoquez sous le poème précédent, cet intrus, tantôt apaisant, tantôt alarmant devient ici encorné ou pigeon dépité
    Vagabondage liant mémoire et sensations du quotidien.
    Sebald écrit dans Austerlitz que l’expérience de la mort nous fait rétrécir. Vous elle vous fait vaciller. Tout se dérobe et vous vous agrippez aux mottes des mots. Ecriture nue, poignante comme dans ce poème.
    Les encornés accrochent de la corne votre muleta.
    Bravo, Raymond.

    1. L’envie d’écrire ne cesse pas. Source. Parfois perdu, je m’invente un personnage, ou je retombe dans mon travers: confusion des deux temps, celui qu’il fait (saison) celui qui passe. Mais j’ai souvent besoin d’un visage, comme un peintre d’antan d’un modèle. Alors je ferme les yeux et c’est un visage – qui plus est : animé – qui m’apparaît, vacillement d’un qui fut, d’une qui ne fut pas, et ma mémoire m’aide à accoler des vocables tout autour. A l’instant j’en vois une, lointaine robe bleue presque noire, qui scrute avec passion une pierre cueillie au sol. Elle sait le nom de la pierre, son nom scientifique; le disant elle sourit, j’entends: “quartz”.
      Merci pour Sebald et son Austerlitz…

  2. Lydie Salvayre dans son dernier roman “Rêver debout” dédié à Miguel de Cervantès, offre une citation de William Faulkner à la fin du roman page 190 : “Écrire c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en pleine forêt. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mesurer l’épaisseur de l’ombre.”
    Ainsi de vos poèmes et de vos commentaires.

    1. Merci Christiane de cette belle définition qui me flatte beaucoup. Mains en avant, aveugle, je tapote comme je peux pour trouver un chemin. Ce que j’aime dans le fait d’écrire des poèmes c’est le blanc à droite qui permet de sauter vite d’une ligne à l’autre et d’aller à sauts et à gambades. Le côtoiement des vers fait lever des pays inattendus. En fait, je n’ai pas la sensation d’être poète tout à fait, ni d’écrire des poèmes. J’en parle comme de “textes”. Ce sont des textes qui avancent autrement que la prose, mais que je ne vois pas non plus comme poèmes. J’ai envie de parler d’un entre deux. Cascadante claudication.

  3. C’est intéressant ce que vous notez du blanc laissé dans votre écriture et qui donne à vos textes l’apparence de poèmes en vers libres. Les mots interrompus avant le saut dans le vers suivant. Le saut qui arrache au vide. Graniteuse présence. Votre écriture porte l’empreinte de ces silences. Une brèche dans l’érosion de votre mémoire d’où ils surgiront…
    Je retrouve cela dans un autre domaine : la gravure.
    Les blancs donnent la respiration aux noirs de l’encre, les ouvrent à la lumière.
    Dans la peinture des lettrés de l’art pictural chinois des rouleaux représentent d’immenses paysages. Il y a toujours un tout petit personnage pensif qui semble perdu dans l’arrière plan. Il est l’oeil éveillé. Le pivot le paysage pense en lui.
    J’aime votre attitude devant la vie et devant vos textes. Celle-ci relève autant de l’éthique que du spirituel.
    Le long monologue de Lydie Salvayre adressé à Cervantès pour défendre le fragile et audacieux Quichotte est très beau. Cette citation éclaire sa parole.

    1. Tout ce que vous dites sur l’épaisseur de l’ombre et la gravure est inspirant. J’aime votre petit bonhomme dans les immenses paysages; ça me rappelle la poétesse Marguerite Clerbout que j’ai bien connue (elle avait fréquenté le cercle d’Adrienne Monnier, rencontré Eluard et Valéry); elle me disait pour ses poèmes s’inspirer des peintures chinoises qu’elle avait observées à Marmottan je crois. Elle insista toujours sur la nature qui nous dépasse largement de partout. Il faut dire qu’elle tenait une ferme en contrebas de Laon, parlait plus volontiers de ses vaches que d’écriture et avait des visions stratégiques sur la politique du monde qui souvent me faisaient sourire. Elle est morte à 92 ans à la fin du siècle dernier. Elle regrettait souvent que je ne fasse pas lire Novalis à mes élèves!
      Le paysage pensait en elle, pour reprendre votre joli mot.
      Elle écrivait des poèmes très brefs du genre:
      “A l’instant, l’oiseau suffit, il fuit”
      Elle pratiquait le blanc abondamment. Son éditeur Rougerie respectait sa demande impérieuse: à chaque poème, si petit soit-il, une page (donc) presque blanche. La préface de Jankélévitch à son recueil “Pour un nuage violet” rend hommage à cette volonté de faire de trois gouttes de pluie ou d’un pépiement d’oiseau un événement plus important que ceux de l’actualité courante dont elle se fichait totalement.

      1. Marguerite Clerbout.
        Votre dialogue est d’une grande profondeur.
        Bonheur du regard sans impatience. Son approche par l’écriture.

        1. C’est un dialogue que j’imagine, sans illusion mais plein de confiance et de la plénitude que donnent les choses simples, les paysages, les bêtes.
          Sa ferme devait être un lieu où le réel se charpentait au long des saisons.
          Elle exprimait en peu de mots dans l’espace d’une feuille eployée comme un ciel sensible ces notations fulgurantes.
          Votre poésie est pensive, quête de l’enfui, la sienne aussi.
          Il me plaît de faire escorte à vos écrits.
          La poésie n’est jamais seule…

          1. Vous avez sans doute raison. votre “sans illusion” est capital. merci Christiane d’accompagner mon aventure d’écrire. On se sent moins seul, bien sûr !

  4. Pour entrer dans l’univers de Marguerite Clerbout ce numéro 3 de la revue “Correspondances”, paru en 1994 et co-édité par L’Heur de Laon et les Editions « La Différence ».:
    http://terreaciel.free.fr/arbre/clerbout.htm

    “La pervenche
    Le bleu est dans le ciel dit la pervenche – tous les bleus du jour et de la nuit – Le bleu des bois, c’est nous. Il paraît que nous passons dans les contes, qu’on nous voit et qu’on nous recherche, le bleu pour une pervenche, c’est la couleur où vivre – dans les contes le bleu, c’est peut-être aussi la couleur où vivre mais les contes, je me suis laissé dire, ce sont les histoires voulues des hommes, il y a donc des histoires que les hommes ne veulent pas. Étrange chose ! Étranges hommes. Il n’y a qu’une merveille, c’est d’être une pervenche dans les bois. “

    1. J’adore ce qui est dit des contes et la suite étonnante: “Il y a donc des histoires que les hommes ne veulent pas”.
      Et puis faire parler une pervenche… quelle bonne école !

  5. On peut lire, sous la photo, la préface que vous évoquez du recueil “Pour un nuage violet” (Mortemart, Rougerie, 1984, 142 pages) écrite par Vladimir Jankélévitch :

    « A partir de 1972, une amitié forte unit Marguerite et le philosophe Vladimir Jankélévitch. Il préface le très beau Pour un nuage violet, édité chez Rougerie en 1984, qui reprend les deux recueils précédents ainsi qu’un grand nombre de poèmes parus dans diverses revues. » (Yves Perrine). Voici l’intégralité de cette préface :
    « C’est par la musique de Debussy qu’on accède le mieux à l’univers poétique de Marguerite Clerbout. Marguerite Clerbout vit à la campagne, dans la familiarité quotidienne de ce monde végétal et agreste où elle est plongée. Jamais pourtant elle ne décrit à proprement parler ce monde-là. La vocation du poète n’est nullement de définir la substance éternelle des choses qui croissent, poussent, se flétrissent : elle est plutôt de nous faire participer par l’intuition au mouvement universel de la croissance, du flétrissement et de l’inépuisable renaissance. La nature qui enveloppe Marguerite Clerbout n’est pas seulement le lieu des travaux et des jours : elle est aussi le spectacle continuellement offert à l’œil du poète ; ce spectacle, c’est d’abord l’alternance cyclique des saisons, alternance où chaque apparition est compensée par une disparition et modifie le visage et la couleur du monde. […]”

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