chalands

l’aventure de vivre

cette palpitation haletante

se heurte parfois au crépi du temps 

c’est gris 

la beauté continue certes de se renouveler

mais sans moi 

les visages gorgés de soleil  la mer au bleu doré

refusent de me reparaître 

à volonté comme avant 

morne saison

je longe alors le canal d’autrefois 

une issue se profile miroitante 

l’eau enfin perce l’horizon venu de loin 

j’entends sa jeunesse j’entends ses péniches pesantes

armées d’étraves souples 

sans se poser de questions 

les chalands sont alors l’esprit qui s’émeut et s’avance encore 

pour aller là-bas 

au jeu des peupliers 

visiter l’arrière-pays 

engranger des richesses 

et porter les moissons de grains liquides

vers les pays qui ne parlent pas notre langue 

et nous aiment pourtant 

13 réflexions sur « chalands »

  1. Junichirô Tanizaki écrit dans “Éloge de l’ombre” (Verdier) :
    “Ces reflets, pareils à une ligne d’horizon au crépuscule, diffusent dans la pénombre environnante une pâle lueur dorée, et je doute que nulle part ailleurs l’or puisse avoir une beauté plus poignante.” (p.51)

    1. L’éloge de l’ombre, oui, un très grand petit texte. Merci de l’associer à mon ombre; cette avance le long du canal a quelque chose de la mort, ou plutôt de son attente comme révélation, non pas vraisemblable mais rêvée. Parfois je m’absente, je me parle à moi-même des jours durant, puis l’envie de m’enhardir à emplir le blanc, me rappelle à l’écriture. Je songe aux anciens, je me dis en secret :”Je leur dois bien ça”. Essayons encore. Et je me remets à écrire. Ainsi chalands se cherche-t-il un horizon. Ce canal n’a rien à voir avec le ruisseau ou la rivière; c’est une eau lourde, non vive, comme un chemin de vie déjà parcouru et qui s’étire encore. Il y dort une fatigue qui ne dit pas non à la beauté et à l’aventure.

  2. J’apprécie ces moments rares où vous vous penchez sur votre écriture, dialoguant avec vous-même.
    C’est une prose fine sondant le geste d’écriture sans le capturer, juste le frôler avec sensibilité.

  3. Franck Venaille – “La Descente de l’Escaut” (poésie /Gallimard).
    “…Face à cette longue ligne droite sous la pluie. L’eau rencontrant l’eau. Et,sur la rive, un homme qui – semble-t-il – progresse dans la connaissance qu’il a de lui-même. C’est peu de chose vraiment. Tout juste une manière de vivre, calme et silencieuse. Une façon de se mouvoir dans une immense toile abstraite, travaillée au couteau, avec une attirance pour le relief et, surtout, pour les creux, ces trous d’eau où notre mémoire – vraiment c’est peu de chose – s’enfonce et bientôt se noie.”

  4. Raymond, vous écrivez : “Merci de l’associer à mon ombre; cette avance le long du canal a quelque chose de la mort, ou plutôt de son attente comme révélation,…”
    C’est ma façon de vous lire, tissant des liens entre vous, poètes.

    1. Je voudrais éviter la crispation – mais c’est difficile – qui m’amène souvent à faire de chaque jour un jour qui compte. En mon langage intérieur, qui est souvent modeste moquerie de moi-même, je nomme cela “manie de l’épiphanie”. Si je pouvais me défaire totalement de cette crispation, je crois que je pourrais écrire un roman. Je rêve de nager ainsi entre deux eaux longtemps. Si j’y parvenais, je ne pourrais plus échanger avec le boulanger, ni serrer la main du voisin. J’aurais les lèvres mortes. Tout le temps de l’écriture. C’est ce qui explique cette prose poème qui n’a pas vraiment de modèle: immersion au débotté dans les mots qui me viennent à l’instant, puis retour réfléchi, puis constat presque amer que ce n’est pas encore ça. Je suis toujours content de ce que je fais. Jamais ravi. C’est bon pour le jour, mais cela ne suffit pas à emplir les saisons. C’est pourquoi le thème général est souvent la saison telle qu’elle se déploie ici et maintenant. Au fond je fais comme tout un chacun je parle du temps qu’il fait et cela me réjouit un moment. C’est une occupation “choisie”. Verlaine: “Votre âme est un paysage choisi”.

  5. De poème en poème, votre voix singulière s’inscrit, voilée, parfois tremblante comme le chant des peupliers. Un ton, l’approche d’un monde qui s’est retiré, un arrière-pays enseveli, incertain, réel et irréel. La poulie grince quand l’eau du passé si lourd monte vers vous.
    J’aime votre rêve d’écriture, obstiné, celui d’un passager qui accueille ce qui vient d’insaisissable, d’inconnu, de rétif.

    1. C’est un éloge (je ne sais jamais si ce mot est masculin ou féminin…) qui me touche car vous m’avez lu avec attention et justesse de vue. J’aime la poulie, je l’entends, je l’utiliserai un matin d’écriture.
      Je ne lâcherai jamais l’écriture, c’est un serment que l’enfant fit. Ecrivant sur les musiciens dès l’âge de dix ans, alors qu’aucun livre ne hantait la maison prison, j’ai CRU l’écriture, bien loin des considérations que je peux découvrir aujourd’hui. Acte de foi. Une manière d’obscur serment à moi-même.
      Je suis très ému de vous lire.

  6. Un autre dialogue, celui d’un JE avec un TU dans vos poèmes. Là s’inscrit avec humour ou tristesse, distance ou fusion selon que le passé ou le présent l’emporte toute une vie.
    Le chemin d’une âme…

    1. Extrêmement précieux ce dialogue du je au tu; cela offre une possibilité dynamique qui libère de l’enfermement. C’est un rayon de soleil qui dit l’autre et cache souvent un rire. Il n’en va pas toujours ainsi, mais le tu est venu d’un personnage que j’ai inventé, j e l’ai appelée “la visiteuse”; je ne dis pas que je l’abandonnerai car elle m’a bien servi. Elle arrivait toujours de derrière un rideau, je devinais sa présence par un rire qu’elle laissait éclater pour se moquer de mon sérieux. J’en parle au passé parce qu’il semble que je l’ai perdue depuis le confinement. Au moment précisément où j’en avais le plus besoin. Schumann avait Eusébius et Florestan; je dialogue avec un TU qui me semble souvent être féminin. Mais c’est que l’autre est pour moi forcément féminin. L’un je ne le connais que trop.
      Je m’aperçois vous parlant que “La visiteuse” me manque. J’irai la revoir. Ah oui parce qu’en plus la Visiteuse est une statue que j’aime énormément au portail de la cathédrale de Reims. Une perfection. Il faudra que je vous envoie une photo. Le sourire de Reims m’est tellement cher. Il est partout.
      Hors de moi il y a TU qui sourit. Relativité de poésie.

      1. L’ange à la gueule cassée, comme les poilus de la sale guerre de 14/18…
        Moi aussi je l’aime beaucoup. Retrouver son sourire dans les éclats de pierre… J’imagine l’émotion du sculpteur.
        Et vous, pourquoi l’aimez vous tant ?

        1. L’aurige de Delphes a ce même sourire. L’ange au sourire comme l’Aurige signalent des périodes miraculeuses de notre civilisation: Le Vème siècle grec et le XIIIème siècle français. On SOURIT. Jamais plus on ne sourira avec tant de franchise et de naïveté, de plénitude. Ce sont des sourires qui énoncent des périodes où les êtres humains connaissent le bonheur direct simple. Un bonheur intérieur rare.
          Je crois disait Georges Duby (interview surprise à la télé) que les hommes dans ces périodes n’avaient pas peur de la mort. Tout est équilibre harmonie joie intérieure. Le sculpteur finalement n’avait rien d’autre à faire qu’à refléter le temps où il vivait. Ecouter, regarder, puis sculpter.
          TOUT l’INVERSE DE NOTRE TEMPS.

          1. Ce dont je me souviens c’est qu’il a été décapité par une poutre lors de l’incendie. Qu’il a fallu reconstituer la tête à partir de vingt éclats de pierre.
            On ne peut pas ne pas penser à tous ces hommes défigurés par des blessures de guerre. Au roman de pierre Lemaître “au revoir là-haut”… Aux élégies de Rilke.
            Un tel sourire sur tant de désastres…
            Vos écrits ouvrent à tant de mémoires, à tant de souvenirs de lecture.
            J’explore les romans de la rentrée, je vous lis et je m’étonne devant le mystère de l’écriture qui sait dans l’absence d’explications ouvrir au non-dit , à ce qui a donné l’envie d’écrire.

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