Reverdie

… tellement fin et saoul que j’ose à peine poser mes pieds sur le champ dont chaque brin d’ivraie témoigne du chemin peu frayé à la verticalité dynamique et dont l’aspiration au ciel laisse à la fois admiratif et hanté de stupeur. J’ai peur de blesser. J’entends bien que c’est la loi de la vie, j’entends bien que l’on doit vivre et donc marcher, écraser, détruire ce que la sève s’évertue à lancer au plus droit, fierté fiévreuse, ouvertures d’une audace délirante, où un vert translucide domine au point de virer au gris lorsqu’un nuage avance rappelant la longue peine gravée au ciel des ramilles croisées sombres, c’était à quelques semaines d’ici, quelques jours. Le fracas de ces craquements d’écorces par millions, je l’écoute, tentant de ralentir au maximum ce temps qui trépasse à chaque pas de jour comme de nuit ; autant essayer de stopper la machine ronde, car ces innombrables élancements ne cessent d’être aspirés vers le ciel où je crois bien qu’ils nicheraient volontiers pour faire de la terre un paradis, ce lieu dangereux où les épousailles du bleu et du blé feraient mourir la sève et le temps, si bien que ( perdu dans l’habillement des halliers craquant de leurs coutures si utiles lors du voyage d’hiver et auxquels les pépiements en cascade restituent seuls un équivalent sonore) je me contente d’observer, désirs suspendus. Mais par un retour où je m’arrache à cette fascination, je constate que c’est à un nid que je songe, à un lieu où je serais suspendu entre le ciel et la terre – l’ange sourit -, lieu du temps lui aussi suspendu, cet à peu près silencieux où pour écrire on se retire du monde débordant d’allégresse. Durant cet exil, la visiteuse laisse tranquillement sonner ses pas sur l’humus ; je l’interroge du regard mais les froissements de sa bure étonnamment riche m’interpellent: qu’importe ton pas qui écrase et ta peur de blesser, qu’importe ton retrait, n’est-ce pas justement ce remuement universel qui te pousse à laisser monter tes chansonnettes artisanales, et n’es-tu pas tout compte fait partie intégrante de cette croissance effrénée lorsque tu en décris le décours ? – Je suis à la fois dedans et dehors, d’où le malaise. – Non, dit-elle, tu es entièrement immergé dans la saison. Interroge ton corps, il te le dira mieux que mes froissements murmurés.

la petite au printemps

ce miracle au visage poupin
épouse à merveille le déploiement
des feuilles qui guettaient rouge
au creux des sèves endormies

et lorsque la petite aux mains
de marionnette éloquente
vacille de tendresse l’accueil
du matin déplie tous ses pétales

sous le vent un peu frisquet
le souffle de petite s’arrête
ses pupilles cœur visible battent
au ras des joues du monde

elle appelle contre les volets
qui grincent et crient à neuf
accueillant dans l’air les arias
roulées des tourterelles graves

sa peau invite la douceur
et c’est du fond du corps
que nos lèvres insuffisantes
touchent son cou de satin

aux frissons trop hâtifs des bises
glissées entre les branches nues
elle répond par la demande
farouche d’une pression des bras

du sérieux à l’éclat son humeur
traverse des univers successifs
c’était un soleil et le ciel s’aigrit
dans le même soupir esquissé

les ramages de la belle saison
sont lancés sans partage
et ses sourires creusent au large
des babils qui hantent les années

http://lenep.com/jepeins/2010/01/26/le-sommeil-de-petite/

la petite

deux temps

l’ange parfois embouche la trompe de génie
l’air en est sombre de gravité solide
sons exemplaires qu’il pleuve qu’il vente
leur marche harmonique assure
que les fruits seront et les cols des cygnes
approuvent en écartant les branches des saules
qui se mirent dans le lac
ce chant tranquille de l’avril approchant
éveille les vrilles des chèvrefeuilles en fièvre
qui partent sans fléchir vers des hauteurs délicates
leur gris vert s’égare sur les chanterelles inouïes
d’un art heureux

comment garderai-je ces jeux sans nombre
lorsque la bouche de novembre vide
exercera ses gels et ses jours descendant
sur les fausses notes ces injures
que la nuit rythme et quand des vols de corbeaux
s’abattront en criant sur les friches appauvries
qui gisent sans reflet
quelle parole restera-t-il à ce mois lent
j’invoquerai les pailles et les grains
qui s’entassent en glissant sur le pavé des granges
où le gris des froids remonte de la terre
pour nous fonder

mystère

comme à l’ami on tend la main
le pardon que l’on donne
est une parole si légère
si fugitive dans l’avancée des rues
que je m’étonne de ma voix
distraite alors que c’est la même à la vie
ou à ce chant montant ici
dans le secret souci de l’œuvre

ainsi s’échangent des voix
pour presque rien un peu moins qu’un texte
ce croisement de fils usés
où l’autre pourtant est visé vers la venue
d’une réponse au son du pas
ma chance est au silence je le sais bien
et le chant qui nous lie
est lui aussi étonnant acte de foi

toujours à la fin le pas
cette preuve que je suis et serai
et même s’il est passé
il fut aussi n’en déplaise aux amoureux
qui se croient seuls
car ce qui fait la beauté des avenues
c’est ce mystère
où je me trouve quand je me perds avec toi

refrain

     poser la main sur le bras de l’aimé
pour attirer son attention vers le bleu
sans dire un mot est
une affirmation mélodique
où le seul devient deux
et s’extrait de la gangue
où la vie pour soi me retenait

     poser le pied sur la terre en éveil
pour éprouver son avancée
sans penser à rien est
un miracle qui me grandit
où loin de marcher sur les eaux
je sors de mon unique corps
où le silence me retenait

     poser la tête sur l’oreiller frais
pour songer à l’ami lointain
sans penser à soi est
un écoulement dans le temps
où ma solitude se dissout
et je m’endors loin du souci
où la peur inutile me tenait

     poser le vase de fleurs sur la table
pour faire entrer la fraîcheur
sans autre pensée qu’un bonjour est
une sacralisation de cet espace
où je vivotais mes habitudes
et voilà le monde changé
où des battements vains s’attardaient

     poser une question à l’aube
pour dissoudre l’absence dans l’azur
sans pour autant s’attrister est
un chant neuf de ma voix
où la bouche séchait rauque
et l’ange fait vibrer l’air
où la poussière le retenait

     poser son corps au fauteuil
pour apaiser le désordre
sans oublier les secondes jolies est
la seule manière d’écrire
ou de rêver un monde juste
et je cueille les violettes malignes
où la grave espérance attendait

bonjour

         l’air envoie un signe
du lieu où il vente lâchant les hirondelles
tenues dans le poing de la chaleur là-bas
les revoilà obliques ou filant sous les pluies
au ras de nos demeures ouvertes au silence

          caresses de l’air neuf
elles s’appuient sur sa transparence fluide
passantes distraites cherchant parfums
de feuilles vert cru boutons éclatés
mérite et récompense du voyage abouti

          creusant l’espace
de leurs exercices acrobatiques et sûrs
la peine qu’elles prirent à revenir
s’efface en souplesse sur les saules
qui bordent le jardin au bonjour très naïf

          puis s’installent
vérifiant l’appui de leurs pattes pliées
calées sur les branches épargnées du vent
nous avons vu l’hiver je peux le raconter
mais que vaut ma légère parole votre venue

          est un salut poli
par les milliers de kilomètres lourds
chères figures pointues et vêtues de futur
vos cris lancés dans la lumière de l’aube
anticipent les creux mélodieux des nids

écriture

que d’abord s’établisse un silence

où rien d’autre ne perce que le chant
toujours tu de la présence de l’autre
               en moi
mon ange cliché puisque je suis entre deux
puisque le texte entre ciel vide et terre bousculée
              se glisse

parfum épicé de troènes en friche
               la vérité
ne monte que sous la surprise du dehors
ce que tu sens est à toi-même une invite
               secrète
à boire les rivières je me lie à la source
et mes gorgées deviennent cette phrase mesure
               qui naît

et qui donne à mes pas la grande allure
               de la joie
le fluide de la visiteuse prépare
l’avance sereine des mots que je me dois
               d’écrire
et la présence se dresse libérée de moi
face à l’horizon du temps qui nous est accordé

en moi se glisse la vérité secrète qui naît de la joie d’écrire

La Vierge de la Visitation (Reims)

ce que le bleu voile en plis splendides
articulés par le poids du tissu
est une pudeur franche d’exister
dressée là en une fière verticalité douce
de la visiteuse
magie de la présence exposée
aux vents pluies et grêlons fouets
qui cèle et révèle le corps
pierre si légère et sensualité ferme
aux parfums noirs

ce que l’ocre dévoile en courbes vraies
calculées à partir de la voix lisse
est un murmure qui avance et sourit
au-dessous d’une modeste inflexion
de la visiteuse
péril de la peau fragile visage
qui n’a peur ni de l’ouest ni du temps
il avance rosissant couvert d’or
tirant vers soi le baiser irrésistible
d’une flamme soleil

ce que les deux teintes majeures
jointes sur la grâce statue résument
ce sont les heures grandes de vivre
ramassées là en une force accueillante
de la visiteuse
et proposent au passant mortel fébrile
le calme la puissance sûre le bonheur
que la grâce tend vers les vivants
soudain emportés par la lumière bleue
de faveurs musiciennes

la main hantée

lorsque l’aube blanche piquetée de bleu
a paru sur mon chemin
– tant d’années se sont écoulées –
j’allais sous la bruine pesante melancolia
errant dans la forêt aux mille bras
tiré à hue à dia par le neuf
des modes des heures des visages obscurs
sans boussole

il a suffit que la main de l’ange me saisisse
pour que la voie s’éclaire
– hors de la rouille de vivre –
les chants se sont mêlés aux giboulées
et les détours sont devenus la voie
le souple pas arrimé au présent
grand sourire droit gestes lumineux
j’avais un lieu

je dois à l’aube et aux plis bleus de l’ange
pleine parole
– baume renouvelé de joies –
une voix domine les graves orages des jours
et légèrement brisée elle dit l’avenir
écrire est une évidence sans guide
de respect de temps à jamais inépuisable
comme une main hantée

la visiteuse du temps

les extrémités des phalanges
ne s’usent pas
ainsi touches-tu mon cher ami
une peau invariable
lorsque devant le miroir bleu
tu passes la main
sur le paysage mouvant
de tes joues vives

tu vois poursuit l’ange c’est vrai
les saisons vont
mais le printemps repeint à neuf
les visages défaits
toutes ces heures que la visiteuse
décompte
(glorieuse horloge de lumière)
en souriant

oh ce n’est pas la Schadenfreude
ne te méprends pas
elle est exposée aux rigueurs
du temps qu’il fait
ce n’est guère mieux que ton temps
alloué chiche
et dis-toi qu’elle a été posée là
pour t’aider

elle observe tes brèves avancées
marche en pensée
avec tes pas toujours plus lents
plaint tes pluies
accueille pour toi tous les couchants
bienveillante
mais ne peut pas grand-chose
pour ton destin

elle n’a pas mes ailes

elle m’a laissé

elle m’a laissé sa carte
avec des collines et des fleuves
pour errer dans le temps
il n’y a plus d’espace tu sais
rien que la pluie si douce
et j’arpente tes rêves
passe le pont de bois
qui mène au hameau jaloux
où l’âme oui l’âme est endormie
depuis longtemps et même avant

elle m’a laissé chercher au pays
la visiteuse indiquée en bleu
je tourne en rond misère
il n’y a plus que des fantômes
rien que le soleil à cru
et j’arpente les parvis
passe les porches vides
et reviens vers la ville embuée
où les ronflements des moteurs
grincent de jour comme de nuit

elle m’a laissé sa statue
avec ses ocres et ses ombres
pour espérer contre le temps
il n’y a plus de désert
rien que les nuages roses
et j’arpente le soir florissant
passe les ponts valeureux
et reprend le chemin du pavillon
où j’entends la voix des enfants
de l’air plein des ramages à venir

être

          être la terre et le temps
avancer comme elle sur les chemins encore drus et perdre sa voix pour la retrouver plus loin car il faut se taire pour que la parole s’élève dans les pages

           être le son et le sol
résonner en syllabes craquantes pour crevant le silence donner à voir le réel à travers le tamis insensé des vocables ténus qui deviennent tangibles pourtant

          être le vif et la voix
revenir sur la vibration de l’air alors que ce ne sont que des feuilles de carnet volées aux arbres mais débordant d’échos perçus dans les cimes

          être l’ici et le midi
retrouver le méridien à travers sa progression de visiteuse et se dire que chaque lieu peut être partout du moment qu’elle se pose

          être la dame et l’ange
écouter la rencontre de la terre et du ciel déflagrations communiquant véritablement alors que ces murmures presque muets miment en fait une absence

          être réel et rêvé
avancer comme elle donc sur les voies musicales sa présence bleue aux cheveux son profil de fresque et son aube blanche piquetée de bleu encore dirait-on en fait une immense présence
 
          être changeante et choisie
incarner dans l’absence le mouvement incessant du temps où l’on se croise se reconnaît s’élit et reprendre dans la glissade filée des syllabes tous les non dits

          être charme et chaleur
ressusciter en plein vent l’espérance du verbe aiguille et foin je sais bien mais le côtoiement des mélodies fait renaître tant de rouge aux joues qu’on en est ébloui

éveil

          pousser la porte
qui grince en ouvrant sur le soleil
          très antique explosion
d’une journée neuve juste froide
          comme il faut
le saut du seuil est un accueil
          salut des perce-neiges
qui têtes courbées en abat-jours
          se déplient sous l’air cru
et persistent modestes malgré le gel de nuit

          regarde vers le ciel
crie l’ange à mes yeux endormis
          encore collés des rêves
je revois l’ocre thé puis le pain
          remâché distraitement
tant j’étais attentif aux appels des moineaux
          regarde reprend-t-il
toits cimes sapins et cathédrale
          tout est repeint de bleu
les blés s’allument aux ornières

du bout des pas le temps de vivre est décompté
          c’est la vieille loi
soufflée par la visiteuse qui claque la porte

Approche de la visiteuse (2/2)

          Si je la nomme mystérieuse, c’est qu’elle nous est proche, sa voix rare n’est pas faite pour éclaircir sa fine obscurité, je la sens toujours là et si l’ange parfois avec son ironie particulière croise son chemin et tente de freiner son avance, elle l’écarte en souriant d’un petit mouvement de main et lui, d’habitude obstiné et drôle dans sa fraîcheur céleste, se dérobe d’un coup d’aile, modeste frisson d’effacement. Il le fait d’autant plus volontiers qu’il sait qu’elle n’a aucune part dans ses agissements, lorsque l’aube et le couchant s’embrasent ou que le soleil nous fait cortège avec ses rires et prolixes survenues entre deux nuages : ce n’est pas du domaine de la visiteuse, et quand elle le chasse ainsi du bout des doigts, elle lui signifie qu’elle est venue non pour enchanter directement le jour mais pour affirmer au présent le perpétuel passage; voici plus précisément ce qu’elle lui murmure de sa voix insistante ; « Je ne te suis pas dans tes jeux de feu follet, j’étais là bien avant et si tu ne me connaissais pas, c’est que tu n’avais pas le regard suffisamment affûté. Maintenant, tu sais. Oui, tout est passage, et même l’instant où je le dis. Reste, cher ange, que je t’aime et ce n’est pas que passage. »
          Je reproduis ici quelques mots saisis (et répétés par l’ange) au hasard de son bref dialogue avec elle ; il me semble, à y réfléchir, que ces propos ne s’adressaient pas uniquement à l’ange, mais aussi un peu à moi, toujours en quête d’un point fixe qu’à défaut d’un autre mot je nomme écriture. Aimer, écrire, c’est tout un.

Approche de la visiteuse (1/2)

          À force de chanter, le bel ange aux boucles bleu nuit a su m’accompagner à travers les saisons blondes et brunes, il m’a porté au sommeil en plein hiver, mélodies de pluie, symphonies de neige soufflées par les lames du vent issues de l’ombre, puis insensiblement les brumes et voiles du crépuscule se sont trouvés au bord du silence en un ensemble discret que le soleil naissant a regroupé pour faire surgir une figure neuve, accueillante et douce, visage ocre, mantille souple, la visiteuse.
          Elle ne remplace pas l’ange – qui peut rivaliser avec lui en joie et en beauté ? – elle forme de l’ange heureux et impromptu la représentation large, terrestre et bienveillante. Elle a troqué le primesaut salvateur de mon double aérien pour une autre venue bien à nous, là où les feuilles de la saison dernière figurent son avance complexe parce que droite et peu causante. La voyant, j’éprouve un léger recul, sans doute à cause du froissement des voiles et de la marche régulière des pas qui saluent le sol plus qu’ils ne pèsent.
          Elle s’est imposée sans que je le veuille – je l’ai déjà murmuré – et contrairement à l’ange fureteur elle se moque bien de mes textes, étant à elle seule la prose du monde tel qu’il va avec ses corvées, ses petites joies et son austère splendeur de mythe élégant ; elle est la veille, le jour et le lendemain, milieu du temps comme l’ange est milieu de l’espace et je la vois, immanence gracieuse, remettre constamment en place ses multiples dentelles hésitantes, elle qui justement est si sûre d’elle depuis qu’elle a surgi du fond des terres qui se couvrent un peu plus chaque jour du premier vert.