les souvenirs

quand je me lasse de l’instant
j’emprunte l’escalier
qui mène au grenier gorgé d’objets
jouets valises araignées balconnières
ça danse là ça dort là confus et honteux
astiqués ça pourrait revivre
mais pourquoi des voyages lointains au pays des regrets
à quoi bon les robes fanées dans les étés féroces
tout refluerait inutile
et mes arguments en leur faveur
crèveraient en bulles de sourires brefs
le corps un peu malhabile
se ferait plus gauche encore

je pense soudain aux araignées
elles bien actives
tissant dans la poussière
un empire de fils serrés
elles revisitent nos objets dans le métier du temps
nos petits gestes nos grandes amours
et couvrent le passé ici présent
d’un film apprêté presque collant
les souvenirs en tête ravaudent aussi obstinément
les même quadrillages compliqués
d’où on ne se sort qu’à peine
Gulliver était moins prisonniers des fils
que nous de nos toiles
sous lesquelles s’agitent les fantômes qui pèsent sur la maison

vers la danse

ouvrant la porte
trempé
il entendit venant d’on ne sait où
les couleurs d’un trois temps très chanté
rythme main gauche
on avançait main droite au chemin forestier
feuillage froissé de bouleaux fabuleux
dans une Pologne de grâce lointaine
il eut tout loisir de n’être plus là
défit machinal son imper
et resta debout dans l’entrée noire
puis soudaine lueur chaude dans l’air
on s’envola vers les aigus

impalpable pièce pour piano seul

alors négligeant leur amour défait
il procèda vers elle résolument
(elle écoutait les doigts crispés au canapé)
la souleva à bras le corps
vers la porte-fenêtre
l’emporta dans la brusque éclaircie
en trois temps sur l’herbe détrempée
et la prière qu’il formula
tout à trac en dansant
s’imposa dans son corps
il lui demanda
du bout des bras
d’essayer de renaître tous deux en folie mazurka

histoire de sourires

que sont les sourires devenus
qui m’avaient allégé l’écoulement des ans
j’ai beau ratisser ma mémoire
je les vois miroiter au loin et c’est tout
puis impromptu au détour d’un air
mélodie enrouée
en voici un qui redouble
ce jour canicule
il vibre mirage sur la fontaine
où je m’en viens mains en creux
pour une lampée de glace féroce
solide confrontation
où je souris sur l’eau
on n’est jamais si bien servi que par son reflet
et l’envie d’un autre et le vent qui vient
porte qui bat que j’ouvre
les sourires à venir s’avancent
les promises les rencontres belles
un ruisseau de visages
des cascades de mercis du bout des doigts
la vie la vie du jour
infini d’élégances sous les pas
et ces lèvres aux charmilles
où des jardins bourdonnent
de chants de voix
saluts perpétuels des vivants d’aujourd’hui

la pâquerette

enfuis sont mes pas d’autrefois
ceux de midi pleins de plages de soleils
ceux de minuit grevés d’hésitations
j’étais encombré de rêves inglorieux
de chevauchées carnavalesques
sur les rosses de pensées fortes
toutes livresques
et voici que mains vides
j’en suis venu à me pencher au gazon
vers une indolente pâquerette
présente sur l’instant
je me demande la cueillant
pourquoi soudain le coeur me bat
seconde infime marquée sur le temps
je vais prélever sa présence
pour sacraliser ce moment
il y aura un avant et un après la fleur
je la pince au coeur du carnet où j’écris
je l’entends qui gémit
et craque sous la pression des doigts
je l’étouffe entre les feuilles
c’est ainsi que dans son squelette sec
je vais la recroiser souvent
renouvelant à loisir le moment où je la saisis
dorlotant alors sa mince image
éternité portative
métaphore des jours enfouis

heureux temps

derrière la misère d’être
si l’on reprend le flot
de la source à l’estuaire
où l’on se perd dans l’océan de l’âge
j’entends ma vie
et il m’apparaît que
les dieux n’ayant jamais été
nous sommes au vent de la joie
engendrée sur l’instant
et bien sûr rien d’autre
rien d’autre
les anciens pièges à mouches à jamais devenus dérisoires
(religions et marchés)
notre aventure s’ouvre
des milliards poussent à la roue
je bascule tu me bouscules
oublieux de l’ancien
nous allons au boulevard
gorgés de nostalgie
alors qu’à tout prendre ce printemps
exceptionnel et vif et joyeux
caracole sur les sommets
de la présence au monde
contre les dévastations d’avant

nous étions engoncés
qu’on nous laisse être enfin neufs

une écharpe

quand je peine égaré à respirer
au désert populeux
errant invisible au marché de la rue
soudain un visage neuf
allumant une douceur de prairie
(sa joue est colline)
le regard vert aspire les rayons
l’azur suit
et c’est un bonjour qui me surprend
aventure d’être
je reconnais que sa beauté sel de mer
a une voix
je songe que je voudrais être sur l’océan
elle serre son foulard

et le geste et le tissu m’emportent par surprise
nuage vif

me voilà saisi par le souffle limpide
un rêve s’avance
je le creuse et continue à parler
du soleil réel
tandis que le voilier s’enfuit là-bas
je suis à la proue
je parle encore longtemps salades radis
carottes poireaux
les éventaires courbes chargés de leur poids terreux
résistent un peu
mais je suis loin envolé aux îles tendues
de sable roux
tout cela à cause de l’écharpe d’une belle
où j’ai lu une voile

roses d’avril

les roses donnèrent l’alerte
elles s’ouvrirent en une nuit
grâces et corolles
c’était le printemps
ma peine s’ouvrit avec elles
je me souviens du jardin
visité de pétales
de mon pas prudent
mesurant la chanson
sur la Picardie et les roses
chers amis chers amis
que sont vos vies devenues
je vois bien vos noms au monument
mais vos existences
vos gestes votre belle envie
de vivre

je devine ce qui vous a été volé
le café aux vantardises du samedi
où la tête vous tourne
la main qu’on frôle
aux flonflons du quatorze juillet
et le long frémissement qui suit
jusqu’à l’aube où son image trouble flotte encore
dans la tasse de café

de tout cela la mort vous aura dispensé
et au lieu du retour des hirondelles
vous n’avez eu du printemps que l’affreux avril de Nivelle
voilà ce que les roses me rappellent et les roses s’ouvrent partout
et je ne sais pourquoi partout en cet avril la rosée me gèle

vivre

respire et avance
il ne se passe rien
d’autre que la vie bleue blanche
son présent froid pour corps chaud
provisoirement
on vit entre deux dates
le pire est au glacé
après l’avant (né)
après l’après (mort)

le mieux est au don
à l’écrit au chant
on sifflote puis une voix un choeur
bonjour la chaleur
les mains pour applaudir
enclore le visage
mains gorgées de mémoire
joies intérieures solides
dis-moi
homme au rire démodé
ris-tu encore souvent
dis-moi
et ta vie sur le fil
et les filles et le fils
et la joie de vivre
dis-moi

la joie

Je vous la présente
voici la joie
jolie poudrée sans autre fard
elle bat nuit et jour
et ne se rend qu’à la mort

le vrai grand sourire
de la joie
perdure aux champs aux saisons
on l’attend au détour des chemins
de l’arctique à l’antarctique

la joie secoue ses longs cheveux
dans la nuit
et s’endort dans mes poings
serrés sur des rêves de toi
que mes paumes retiennent

la joie renforce mes battements
accélérés
et mes nuits vont et viennent
dans l’oreiller précieux
qui est mémoire de nos yeux

la peine elle-même ajoute
à la joie
car la joie fait des nuages ses alliés
et console et bouscule et refait
à neuf le tranchant de nos rires

l’étoile

je sais bien les trésors enfuis
et les années retentissant au bord
de pauvre mémoire au milieu
de notre temps

et ma mie qui fait signe là-bas
horizon rebattu sans cesse repoussé
comme ses lèvres tues qui soufflent
la vérité

je veux bien imaginer que l’étoile
fatigue le ciel de ses scintillements
depuis des millions d’années
la nuit (et le jour aussi)

mais nos pauvres éclats durent
se résigner à n’être qu’hésitations
et gestes subtils jamais sculptés
les peaux se séparent

j’en veux beaucoup à l’espérance
dont le chant est comme l’idole
plâtre rapporté doré qui s’effrite
aux confins du rêve

les nuages voilent lune et constellations
la nuit pèse alors sans boussole vive
mais je préfère cette absence de polaire
à l’illusion d’éternité

le mont

le vent de l’aube souffle
mon ferme pas piège la terre
traçant au fil des piquets dansants
cette ligne de vie
qui monte avec moi
allègre respiration verticale

vers midi le mont éberlué
me laisse parvenir sur son crâne
découpes échancrées du sommet
ma vie s’affirme
naïve évidence verte
j’éprouve les nuages à mes pieds

et le mont secouant ses cimes
dérange ma digestion
un silence s’avance sérieux
l’ombre s’amorce
me devance sur la pente presque noire
je dévale souffle court

j’aimerais tout ralentir
ne me pousse pas dis-je enfin
je n’ai aucun goût pour la plaine
garde tes perspectives
retarde ma course
donne-moi le droit de respirer

le mont gronde alors dans sa massivité
secouée des vents de nuit
tu as eu tout le jour souviens-toi
tu es en bas c’est joué
à moi mes pentes offertes
à toi l’irrespirable horizontal

la truite

chaque roche se fait douce
dans la descente des années
la cascade use le tranchant du roc
auquel on se cogna
et le ruisseau en toute limpidité
caracole au vallon
proposant des abris aux truites
exposées et fragiles
j’en vois une merveille qui suit le flot
avec un naturel d’une grâce folle
elle me dit que le voyage
a des charmes fastueux
si la remontée fut triviale
(banale lutte habituelle)
la descente est désormais apaisée
musardons dit-elle
les reflets du soleil
la musique des galets
tout est beau
il n’est aucun autre présent
que ce flot impétueux
qui nous porte
laisse aller laisse aller
le fil de l’eau voilà le but

arbres roses

le vent vient à hauteur de mon souffle
mes poumons et l’ouest échangent
des courants complices
où le secret du printemps se révèle
à mon esprit précipité
tiédeur aimée
qui descend des ramures noires
magnolias
enfièvrés de fleurs
orientales improbables
ma vie rosit
je me perds au Japon
qui croule du ciel oubliant l’hiver
fleurs explosées
autant d’étoiles tendres
cueillies du regard dès l’aube
gardées au couchant
nichées partout
de place en place
ces jupons fous habillent de stupeur
mon enfance là-bas
éclaboussant d’abondance
les boulevards lourds
de véhicules affreusement prosaïques
qui vont vers des pays lointains
dont j’ignore tout

la voix

les guirlandes vert d’eau
qui s’allument en avril
partout où la sève s’en vient
allègres présences mobiles
sont autant de bonjours
auxquels manque seulement la voix
bien sûr je peux m’appuyer sur les oiseaux
c’est une voix équivalente
et le rire s’éveille aux gazouillis
mais le ciel demeure voilé
si grave soit son bleu
à travers le soupirail des branches
c’est la nuit des années
qui pèse sur ma vue
le peur il est vrai a changé de peau
le pas s’est ralenti
je trébuche ma voix se perd
l’exaltée jadis fidèle à mes voeux
se réfugie en fond de gorge
mais cette voix
apparemment si peu en accord avec avril
avec sa fierté distante
(et dont j’entends bien qu’elle s’enroue)
assure en dépit de tout
dans ces quelques lignes
la prise de risque de son murmure

les pinsons

il fait si beau
ne parle pas ne bouge pas
écoute le bruit de la terre
le vent d’ouest berce les tympans
le temps est aboli
comme si celui qu’il fait
effaçait celui qui passe
les pinsons immobilisent l’aiguille
donnant raison à l’église romane
qui depuis neufs cents ans chante ici
les oiseaux ont ce don d’éterniser
charmes suraigus
hyperactifs chansonniers entre ciel et terre
liens des deux mondes
ombre et lumière
ils maintiennent pur l’espace entre images
et présence
témoins de nos rêves hors temps
ils s’envolent au bruit de mon pas
nous sommes la menace
j’approuve leur fuite
et je m’essaie un instant à l’éternité
sans bouger sans parole
il fait si beau