– Tout à coup, autre chose me vient, qui relance la rêverie : si je vois, je voile ce reste que je ne vois pas. Il faut bien dire alors que l’avancée du bras de Borges ne touche pas seulement cette pierre précise ; ce serait du tourisme, c’est-à-dire, enfin, rien…
– Je comprends. Vous voulez dire que le tourisme c’est des kilomètres… pour aller loin, fuir, revenir, fabriquer des souvenirs.
– Oh, on fait ce qu’on peut ! Loin de moi l’idée… mon dieu, le tourisme, pourquoi pas ?… Non, son bras tendu reconstruit la pyramide avec les milliers de mains de quatre mille ans d’âge – mains devenues poussières, c’est vrai, il ne faut pas se raconter d’histoires – ; curieusement, dans le geste de Borges c’est comme un vaste mouvement qui se produit par dessus notre culture et qui rebâtit au présent la pyramide à travers son seul bras d’homme… et cela n’est possible que parce qu’il est aveugle. Mais je vois bien que je me répète. Je cherche quelque chose d’autre.
– Permettez-moi de vous aider. On pourrait peut-être voir les instants qui ont précédé ce geste ?
– Vous pensez que… une enquête ?
– Oui, une histoire imaginaire. Enfin, toutes les histoires le sont, surtout lorsqu’elles sont vraies.
– Une histoire, si vous voulez : en fait, s’il rebâtit aussi simplement, c’est parce qu’il est venu de l’autre continent parallèle, d’un coup d’aile, par l’Atlantique sud, billet en main.
– Je pense au désert, à la chaleur écrasante, aux pas mal assurés.
– Oh, je crois qu’il faut être plus patient, remonter plus avant. Le plus difficile ne fut pas le désert, je veux dire les derniers pas ; cela n’était pas grand chose, c’était l’évidente solitude qu’il n’a cessé de fréquenter, le sable qui crisse, le soleil qui enfiévra son esprit toujours.
– Alors quel fut le véritable obstacle ?
– La difficulté réelle fut à l’aéroport, aux fracas chargés d’électricité statique ; il a fallu attendre et surtout entendre la voix qui enjôle les absents en partance.
– Quelle voix ?
– L’inverse du chant. L’hôtesse qui s’amabilise au micro, vous entendez, n’est-ce pas, ce n’est pas humain, la voix de notre temps, douce, invitante, trop présente pour être honnête, enfin, c’est le mensonge habituel des hommes depuis qu’ils vivent ensemble, mon dieu ce n’est pas une critique… Ne vous méprenez pas…
– Je ne pensais pas cela…
– Je vous remercie de me faire confiance… Je veux dire que cette voix est le mensonge du rêve demeuré sans nuit, avec la fameuse petite musique vide de trois notes qui précède ; là vraiment, je crois Borges tremble.
– Mais de quoi a-t-il peur ?
– De l’inhumanité de toute voix qui refuse le chant. Le prosaïsme qui suscite la pitié, parce que la voix est fière d’être au présent, et qu’elle n’est qu’absence dans une perfection très neutre.
– Mais la pitié est belle !
– Oui, mais pas ici. Il sait qu’il va avoir besoin de la pitié pour les pyramides, pour reconstruire, et celle qu’il porte à la voix de l’hôtesse use ses menues forces. Il y a tant d’obstacles à vaincre.
– Vous le présentez comme un homme tombé de la dernière pluie. Mais il a le sourire, il s’amuse d’être là. Dans l’attente, l’imagination est au chaud, elle écrit.
– Non, elle chante, enfin d’une certaine manière, vous avez raison, et ce n’est peut-être pas aussi grave que je le dis. L’attente après tout, ce n’est pas l’impatience. Mais j’entends les bruits et cela m’inquiète.
– Je crois que vous avez tort de vous en faire. Il n’est pas seul, assurément.
– Oui, il s’appuie sur une femme, je crois, épaule nue qu’il touche à peine, préparant dans une méditation tranquille l’autre toucher qui sera au désert.
– Ah, vous voyez, son esprit s’accroche à travers l’épaule de la jeune femme à la sensation à venir. Je suggérerais que l’épaule nue lui sert de canne blanche.
– Merci. C’est ça. Je vois mieux maintenant ce qui s’est passé dans la file d’attente.
– Il parle ?
– Je n’en suis pas sûr. « Séréna, pense-t-il, chante-moi quelque chose, que je n’entende plus cet enfer de valises qu’on roule, tant de pas perdus, d’appels obsédés par la perte d’un billet qu’un homme tient à la main… Séréna, chante-moi quelque chose » ; il le pense très fort, et cela monte vers son palais, mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses dents. Le larynx lié au souffle refuse de vibrer. Il murmure simplement : « Je ne suis plus un enfant », et Séréna n’entend pas, elle dit : « Comment ? » « Non, rien, Séréna, rien ». Il sait qu’elle sourit.
– Il s’appuie sur elle disiez-vous…
– Non, justement, dans mon esprit sa main reste à distance.
– C’est curieux, je le voyais plutôt empressé à lui serrer l’épaule. Un aveugle… enfin…
– Ce serait dommage. Reconnaissez-le, ce serait dommage.
– Vous voulez me faire sentir l’infime distance qui sépare la peau de sa main de celle de l’épaule de sa compagne, de son amie, cette épaule fraîche, qui lui tient lieu de… comment dire ?
– Qui lui tient lieu de lieu…
– Ou de lien ?
– De lien, oui, mais voyez comme nos mots sont pauvres pour dire le tact, la bonne distance.
– Il n’y a pas de mot pour dire ce contact qui n’en est pas un.
– C’est normal, aujourd’hui nous sommes aux antipodes de tout cela, les peaux ont tellement hâte de s’interpénétrer.
– C’est naturel, non ?
– Aujourd’hui, peut-être, mais on peut rêver d’autre chose… À cause du vide qui suit. On peut, me semble-t-il, si l’on veut se réserver une chance pour la vie, rêver d’autre chose… Borges sait cela. Et je vais vous faire une suggestion, mais j’espère que vous ne vous moquerez pas…
– Me moquer ? Mais de quoi ? Nous n’avons cessé de parler de tact…
– Merci de m’encourager : je crois qu’au dernier moment et, contrairement à ce qu’il dit, Borges n’a pas touché la pyramide.
– À cause du tact ?
– Oui, le tact, enfin, le non-toucher qui est le vrai nom du respect et qui seul a quelque chance de faire monter le chant dans la distance où la voix humaine résonne.