Souvenirs 3/3 (signature)

Avec l’allongement des jours, mes mardis s’illuminèrent. Avant la fin du cours, je préparais mes lèvres en les humectant. « Tu es quelqu’un », fit-elle un soir après le baiser. Elle me pinça les épaules de toute la douceur de ses paumes. « Je ne sais pas. », dis-je sur un ton qui s’envolait au-dessus de la portée, « Je ne sais pas. – Oui, mais moi je sais !», répliqua-t-elle.

Le matin, les camarades continuaient leur petit jeu : « Salut, le lèche-bottes ! ». La fine mouche n’en perdit pas une miette et peu après notre premier mardi, elle chassa mon voisin du pupitre double : « Barre-toi de là ! », lui dit-elle. L’autre protestant, elle lui indiqua une place devenue libre, la sienne. Lui : « Je vais pas m’asseoir à côté d’une gonzesse, tu rêves ! » Elle : « Je te demande pas ton avis… Va là-bas ! Moi, je veux être à côté de lui ! » Elle me désigna du menton.

Et l’on vit ce que l’institution n’avait jamais vu ; la stupeur passée, les profs durent s’adapter : qu’auraient-ils pu objecter ? Il y eut des réunions improvisées : devait-on tolérer pareille incongruité, un élève et une élève côte à côte ? « Je l’avais dit, la mixité, c’est la décadence !», confessa un prof de latin en revissant sa cravate. « Quelle époque ! », cria son collègue d’histoire, spécialiste de la monarchie absolue. « Si on lâche là-dessus, c’est le désordre assuré !», conclut le prof de maths.

Ce chaos soudain fut recouvert par le limon des jours et, réjoui, je poursuivis tranquillement mes cours du mardi, si bien que mon « élève » se hissa dans les premières en maths. Le prof en fut tourneboulé ; il confia à un collègue lors du conseil de classe de printemps : « Si les filles deviennent bonnes en maths, moi je claque ma démission ! ». Pour manifester sa réprobation, il se prit deux semaines de maladie.

Le coup d’éclat qui me permit de rejoindre la cohorte des mauvais, des vrais méchants, me vint à l’occasion d’un contrôle de biologie. Parmi les questions diverses, il nous était demandé d’énumérer les parties du corps humain avec leurs organes. J’écrivis : « Le corps masculin se compose d’une tête avec le cerveau, du tronc avec les bras, le cœur et les poumons, de l’abdomen avec l’estomac et les intestins duquel pendent (le plus souvent) la bite et les couilles, le tout planté sur deux jambes ». Je trouvais ma description schématique, insuffisante, mais je me rattraperais sur les autres questions.

La prof de biologie étant une rapide, il me fallut attendre deux semaines avant de me retrouver dans le bureau du principal. Ma copie gisait devant lui, ornée d’un rouge vif qui encadrait le passage controversé. Une dizaine de points d’exclamation se pressaient dans la marge. L’instant était solennel à souhait ; les poussières dansaient comme un écran agité entre lui et moi ; un soleil magnifique éclaboussait la croisée ; derrière moi, mon accusatrice soufflait de tous ses poumons. Les mots tombèrent comme des épées qui se croisent ; ennemi de toute violence, je laissai le duel se dérouler sans moi, il ferrailla seul. Ce fut sobre et ridicule. Surnagèrent les mots intolérable (cinq fois), ignoble (deux fois), la prochaine fois conseil de discipline (deux fois aussi). Il me sembla qu’il prononçait de sa voix plombée quelque chose comme : « Vos pauvres parents », mais sur ce point mon souvenir défaille un peu. Ce fut grave. L’ouverture de mes lèvres eût provoqué une grêle d’invectives et je préférai appliquer la bonne vieille recette des familles : ferme-la !

Pas un mot, pas même « oui », rien. La prof de biologie me saisit par l’épaule – l’autre avait fini son exercice de rhétorique avec basse obligée – et me hurla dans l’oreille, presque un cri : « Et signé par vos parents ! » Ce soprano ! Colorature, avec trilles et acrobaties. La voix ne ponctua pas, elle résonna dans le vide. Je laissai les secondes aspirer cet instant virtuose, sa bouche pendait à deux doigts de mon visage, je lus en un éclair la crispation de sa mâchoire inférieure qui, mécanisme rouillé, semblait grincer puis claquer. « Et signé par vos parents ! », reprit-elle ; je m’écartai de son haleine caféinée, effrayé de tant d’insistance. Savait-elle pour l’imitation de la signature ? Impossible, même sous la torture ne n’eusse rien concédé, sur ce point au moins j’étais en position de force.

Une faiblesse pourtant m’assaillit au retour ; il était entendu que ce blâme (car j’écopais bien d’un blâme) devait être signé pendant le repas de midi et que j’allais devoir le présenter à deux heures à la prof. Malheur des externes ; interne, j’eusse bénéficié d’un délai. La poisse.

4 réflexions sur « Souvenirs 3/3 (signature) »

  1. quelle belle série !
    on n’aurait qu’un regret, qu’elle soit déjà terminée …
    merci pour ces moments délicieux

  2. Non, non, elle n’est pas terminée ! La suite vient dès demain ! Merci pour l’intérêt que vous portez à cette aventure !

  3. Que c’est bien écrit !
    Il suffirait presque de fermer les yeux pour se retrouver transporté dans votre univers.
    Merci de nous faire partager ainsi vos souvenirs !

    1. Et grand merci à vous de les lire avec une pareille empathie ! L’aventure de ce récit continue !

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