opulence d’octobre

vous détestez la saison

vous n’avez pas le goût des fruits

maussades impatients

ne voyez vous pas 

danser sur l’oblique des rayons

le doré des grains et le grave

des mains veinées par les efforts

toute cette charge du temps 

à voir couler les ans les décennies

notre petite affaire de vivre

arrive avec son oui conciliant

plein du sourire d’octobre

on a bêché biné au jardin

les longs sillons des légumes

prenants et chauds encore

grappes éclatant de santé 

c’est la richesse de l’être humain

son sourire permanent

la main a tout fait

pour que ciel impalpable 

et terre lourde et fraîche enfin

accordent à notre fragilité naturelle

avec le vin qui fait rêver

un retour de joie appétissant

octobre est ce temps positif

aboutissement de croissance

octobre est le but de nos reins

cassés justifiés par le fauteuil

d’hiver quand le feu approuvera

notre présence auprès de lui

et que son  bonheur rouge nous gardera

auprès des braises fabuleuses

vers le solstice: crise d’automne

ce qui crève les yeux

c’est l’abandon du vert et des fleurs

on change les vêtements

la mer glacée des aubes

vient réclamer sa part

et c’est le noir morose des terres

et le vivement brun qui mord

à cru dans la mosaïque des prés

les lèvres du temps

ne marchandent plus 

les feuilles disent dépitées

qu’elles n’y croient plus 

c’est alors le presque silence

de leur descente froissée

ça ne cesse plus de chuchoter

sous l’ouest bruissant 

on voudrait avancer les mains

on voudrait apaiser l’effroi

on voudrait revoir une fois

les vallons aux vaches paissant

mais l’hélas des jus nouveaux

coule écarlate à la gorge 

vin pur pour enivrer pour oublier

les feuilles de marronniers sont des décors

bruit furtif tragique

elles sont étouffées repliées

c’est l’usure des peaux du temps 

mes enfants revenez venez 

m’enseigner la renaissance

souriez moi encore un peu 

votre voix même s’étouffe

dans la brume du mois

râclez vos gorges

toussez dans l’aube vos misères

on va prendre des trains de nuit  

chargés de tous les vivants 

en route vers la nostalgie 

de l’encore moins 

toujours moins

on a raison de s’embrasser

il reste peu de temps peu d’encore

je vois bien là-bas un second soleil

mais c’est loin tellement loin

promenade

je me perds dans les chemins tendus

le pas me mène 

la peine aussi 

les feuilles sous le vent 

laissent cascader ors et larmes

les lèvres me brûlent

la peur d’avancer m’alimente les rêves

dans la clairière seul

le chagrin pousse l’errance de son filtre mineur 

et soudain l’allégresse surgit aux poumons 

la marche se fait plus vaste

j’entends des rires là-bas

buissons de joie cachée 

l’automne se fait berceau

nourrice qui chante ses échos jusqu’au fond des bois

clarine velours et mauve de pluie 

le passé à mon pas

je reviens

sous la bruine amorcée 

contre ce souriant balai de l’ouest un peu vif

il me semble que je danse

dans la boue des ornières

admirant les bouleaux aux frissons

oriflammes glorieux qui saluent 

le petit bonheur du grand retour 

auprès de l’âtre dévorant 

les eaux secrètes

j’ai un vallon en tête

il berce un lac

où les voiles procèdent

en hésitant longuement 

tiédeur de notre France 

les cygnes s’élèvent

semblent marcher sur l’eau

retombent en silence

se croisent apaisés

mes yeux visent le ciel 

et la terre là-bas

goutte dans l’eau

on dirait de l’ombre

qui roule et s’avance

ça menace

des voix de feu s’exaltent

le lac soudain agité

vaste peur de jadis

c’était l’Ailette aux morts

pluie de fer ça gémit

au pied du mont souvenir

enfants persécutés

je vous entends courir

sur le chemin

le lac porte vos pas

vers le ciel grand ouvert

cent ans c’est peu

et vous êtes si nombreux

à rêver sous les eaux

loin très loin de nous

le pays de partout

j’avance funambule

sur un cable un peu fragile 

manière de pointillés inexorables

je néglige le point final tout au bout là-bas

en cet étrange pays de nulle part

que je ne verrai pas

je préfère observer l’avance des nuées

prévoir le temps qu’il fait à défaut de l’autre

patauger sous la pluie

prendre garde aux ornières

c’est ma voie privée oui

mais je me demande si je ne me suis pas fourvoyé

taillis bosquets hêtres chemins de halage

le canal droit vers l’horizon 

tiens c’est celui de l’enfance 

c’est un autre et c’est lui pourtant 

jadis au long de l’eau

les cimes se hissaient jusqu’aux pluies 

les peupliers étaient cent couleurs 

alignés sur le fil de mes rêves

ils étaient changeants joyeux frémissants

en cet automne leur majesté s’émousse d’avoir trop balancé

arêtes qui se taisent en ligne 

j’ai beau pousser mes pas

les chuchotis d’été 

étouffés sous les feuilles

s’endorment sous les semelles 

j’ai bien peur que l’hiver monotone etc

allons allons

songe à ces printemps qui t’attendent

au pays de partout

équinoxe d’ octobre I

nuit et jour encore un peu égaux

se sont ligués contre mes yeux 

la nuit de la cécité

est advenue équinoxe personnelle

la nuit tombant sur mon oeil droit

volet qu’on rabat

brutalement automne du regard

c’est le miroir qui a été étonné

personne ne l’a su que moi

c’est la fête de l’oeil gauche 

polyphème qui redoute désormais

une ruse des paupières

la douceur d’octobre est cruelle

je n’ose lui dire qu’elle est belle 

elle m’aveuglerait 

de ses flèches dorées

qui rampent sous les herbes 

lors du crépuscule gorgé de menaces

tant que je pourrai aller sous la nue

sans me perdre

tant que l’orbe gauche compensera

ma blessure 

ma présence allumera les bois 

j’irai par les chemins incongrus 

sans me soucier du but 

un coup d’oeil suffira pour savoir où je suis

le globe de gauche triomphe

heureux d’être seul à écrire

son importance s’est accrue

capitale je le vois bien

tout est bien dit-il grand ouvert

je vais avec toi vers le monde

et pour dormir tu vas voir

la nuit vient plus vite

équinoxe de septembre VI

j’aime à voir les fruits des arbres

rejoindre ceux de la terre

pommes et champignons

se croisent en sens inverse

frileux d’avant la froidure 

mon corps se dresse pour le sucré

avidité du promeneur distrait 

puis soudain attentif 

ma joie aussi de la découverte

des girolles à mes pieds 

de cette source pour les pas

il monte de ces mille délicates 

un plaisir chaud et froid 

à la mesure de la saison 

les belles surgissent au vent 

formant d’ étranges cercles

chapeaux d’une foule 

fragilement agencée 

j’aime le moment imprévisible

où le fruit se détache 

mystère du temps  

double sens de la gravité 

que les girolles tapies

accueillent en souriant

sous les feuilles malices

lorsque dans l’odeur du crépuscule

ciel et terre s’épousent enfin

équinoxe de septembre V

la fabrique des jours

a construit ses abris provisoires 

l’écureuil travaille dans le tronc qu’il creuse 

on s’entraide

tandis que les propos grinçants des corbeaux nous bousculent  

vers l’obscur

la parole de septembre 

dans la suite fluide des mois 

est si puissante avec sa lumière d’équilibre

que sa splendeur ocrée

mord partout vers l’avant 

au devant de nous

le bleu du ciel n’est pas de trop

mais l’eau manque

des pluies permettraient de respirer

il y aurait par avance 

la croissance vermeille des soirées

et les yeux qui s’ouvrent en douceur au petit jour

sur le chemin d’aventure 

je vois la main du vieil homme 

crispée sur la canne brune 

empruntée aux hêtres centenaires

elle désigne en tremblant

là-bas le château fort en ruines 

où l’on a vécu des siècles sans jamais ciller

jusqu’au jour hélas des bombes 

or il fait trop sec désormais 

je réclame l’insolente rémanence des sources

sa musique manque à nos pas

j’ai toujours aimé l’eau douce des fontaines

elles ont besoin de notre hommage

ah que revienne l’hiver noir aux toits blancs

et ce froid qui justifie l’affairement du maçon

nous aurons des abris

des pierres des mots

et surtout le flot jaillissant inépuisable

qui va chantant que tout continue

équinoxe de septembre IV

paupières et branches 

s’abaissent dans l’ombre

une fatigue effleure les feuilles ridées

on dit bonjour sans entrain aux allées

où la lumière oblique un peu

  • l’automne déjà –  

perçant de son ocre triomphant

nos avances encore faciles 

l’humus murmure sa souplesse

sous les pas lentement posés 

la peine des feuilles 

forme un flot tapissé

que l’orient semble-t-il a jeté là

et contre les chocs de la pluie brune 

des glands dépris

ma main te serre elle t’assure 

que le vent qui fraîchit soudain

en bourrasques

n’est un danger pour personne

malgré le déclin 

ce  n’est pas l’heure de tomber

hume la tiédeur de septembre 

à l’auberge de la mélancolie 

nous irons promis valser dans le soir 

qui fuit là bas avec le vent 

embrassant l’ouest en flammes roses

équinoxe de septembre III

nous aurons des grains explosifs 

contre nos palais

trop verts ce printemps

ils ont enfin pris

ce doré mature

durant ces quelques mois où ils volent 

à la lumière sa présence insistante

les voici immobiles 

serrés et lourds sous l’ouest

dans l’attente de la lame

prédatrice et douce

la main qui accueille la grappe

est la même qui caresse

la peau 

et ce n’est pas la même

ah les murmures au sang du cep

où l’on échange nos affairements

de terre et les échos du ciel

le vin coulera de l’entre deux

ce qui glisse au long des paumes

mauve divin 

palpite comme des yeux du ciel

l’odeur se fait effluve

ah la tête commence à tourner

c’est l’esprit qui naît

la terre féconde les rêves

le vin a raison des raisons

s’avancent alors les imaginations

hors des mottes compactes

et des cueilleurs éreintés

poèmes et prières

tout est là

équinoxe de septembre

I

tout est fraîcheur 

ruisseau et soleil 

la rosée et mon pas 

au creux des herbes

les parfums s’effacent 

laissant place au souffle rougi

des vignes vierges

ce sang d’automne 

qui fait comme des barrières

éventaires de bouchers 

s’il n’y avait alentour 

la joie des merles subtils 

avides des baies éclatées

qui ornent les halliers repus des jours

mûriers églantiers ponctuant 

les hautes pentes des bas côtés 

je chéris le ru cavaleur 

aux miroitements noirs 

des micas bousculent 

l’anarchie des feuilles de hasard

qui pleuvent au coeur des eaux 

j’aime l’odeur surtout 

cet humus mou et lourd 

qui cède sous la semelle 

oh soudain le souvenir

des hirondelles ingrates 

qui fuirent trop vite 

tant pis pour elles 

elles ne sauront jamais 

la fraîcheur crue des aubes 

ni la mer des nuées douces au ciel 

qui arrosent les corolles 

encore chaudes un peu 

l’ombre vive des haies 

s’allonge partout 

sous l’inclinaison caresse 

des après-midis brûlants 

encore un peu sur nos épaules 

cette joie cette joie 

que le déclin nous offre 

déprise des jours filant 

à une allure folle

on ne sait plus on ne sait plus 

nuits et jours sont égaux

les peines de l’an cicatrisent 

et s’effacent hors douleur 

balayent les vents 

qui animent les premiers feux 

avec les dernières branches

qui se consument sans effort 

fumée abondante 

volutes humides des jardins

elles s’envolent

les plantes ont donné leurs fruits 

elles vont avoir droit au repos

se pavanent alors 

les coulures graves du lierre

griffes vert bouteille 

qui étouffent pour croître

poursuivant la lutte d’été 

contre les buissons amicaux

qui protègent naïfs 

nos jardins nos prairies 

du voisinage inconnu

II

quelque chose parle

dans la palpitation des brindilles 

c’est de l’ordre du vent 

c’est de l’ordre du temps 

une haleine ne cesse 

même en plein midi  

de mêler du froid au souffle 

les mésanges éternelles bâtisseuses

prolongent leurs affaires de rameaux 

devinant entre les feuilles 

que le léger souffle

qu’elles éprouvent en vol 

est habité de glace

déjà l’automne déjà l’automne 

et un avenir très secoué

pour leurs nids bientôt sous zéro

et leurs plumes en pèlerines bleues

rabattues sur les yeux 

je songe qu’elles pourraient nicher 

dans ma boîte à lettres 

je ne reçois plus d’humain courrier 

les cartes postales c’était avant 

avant les mails avant l’automne 

je me souviens je me rappelle 

automne et souvenir sont le même

un fond de gorge remonte du silence

j’ai dû dire des paroles vraies

à propos de la plage au soleil contre la mer 

des mots jaunes ensablés et doux 

des mots jeunes nostalgie et cris 

de joie surtout de joie 

elle ne me quitte pas non non 

cette jolie compagne des heures fruitées 

mais très âgée elle rôde au présent

elle habite sous la peau

aux commissures elle s’excuse 

les feuilles dit-elle les ridules les écorces

la joie glisse doucement vers l’intérieur 

les lèvres à l’avant garde

parées au miroir 

elles se font belles sourient contre le gel 

c’est vrai que l’automne rend beau

il est fier de ses obliques 

qui finement dorent l’arbre

sa lumière et le visage

frottés de soleil courbe

ont des langueurs malignes

vocalises mezzos en tons mineurs 

ce bruissement des feuillus

en fait foi cette allure grave

des nuées vers le soir

et l’ouest explosif larmes de joie

monde radieux à étouffer

c’est trop d’ocre automnal

alors me caressant les paumes 

je  songe au plaisir du vin chaud

la porte grince cliquetis de serrure 

et je rêve d’aller voguer 

sous les voiles d’octobre

vers les îles heureuses 

le vent est un ami qui résiste 

et me pousse et me meut 

j’aurai des nuits de rivages

couverts de bois flottés

c’est si doux au toucher 

on dirait une peau

je me vois vêtu de mouton 

arpentant la plage morte

avec pour seule musique 

ce ressac insaisissable

rien ne finit rien ne finit 

Brassens et les oiseaux

(pour Richard Perelmuter à qui le livre sur Brassens doit tant)

Le père bâtit des murs de lourd béton; le fils rejoint les oiseaux qui chantent la joie d’être libres: leurs pattes menues qui trottent tranquilles lui sont un modèle. Les frettes de sa guitare – même dans l’impasse – lui sont une échelle où l’on va loin, où l’on ruse drôlement entre les vertiges du contre temps. S’il ose sa voix, c’est qu’il est poète, assonances et sens se font des mines jolies, on sourit, on rit; Brassens le malicieux est savant sculpteur de sarcasmes sublissimes, il cultive soigneusement dans sa voix un suspend de jazz; le modèle cette fois est aux graves noirs qui furent esclaves et se sont transmis saveurs décalées et voltes dansées.

 Les oiseaux pépient au-dessus des aigus imperceptibles souvent; le chanteur articule sous  les basses des grondements troubles: ils se retrouvent au plein du plaisir où nous vacquons et c’est aux chansons que s’échangent des paroles naturelles frappées au coin des syllabes. Pour les oiseaux, le labeur est minimum, on dirait que pour le chanteur compositeur les travaux ont la même véloce facilité. Rien de plus faux. L’aventure d’écrire des chansons est dès l’aube hélée, murmurée, rappelée, reprise cent fois; puis soudain, comme l’oiseau, la musique se met en place presque sans effort, merveille de travail qui fait sourdre d’eux-mêmes les sons et les mots. Le talent se mérite. Ce furent mille tentatives aux épanchements de l’aurore. Tâche de titan et Brassens l’éprouve avec ferveur à chaque aube qui naît. 

Il arrache son immense corps du lit, titube vers le café, mais deux pas suffisent pour que, dans les craquements du plancher, une sorte de rythme s’installe. Les alouettes sautent en cadences rapides dès l’aurore, avant l’aube, elles montent et descendent, folles de l’air; le chanteur toute la nuit a remâché ses mélodies, les rêves ont des sursauts, des embardées, qui donnent le la de l’inconscient. Brassens s’en doute et tandis que le café passe, le temps se leste de murmures, et alors seulement, alors oui l’aventure peut commencer. 

La solitude totale, le silence absolu de la nuit encore close sont ses plus fidèles alliés. Sans la chanson il serait peut-être fou tant il est habité par la musique du monde où les bavardages et les rires le submergent en foules. La chanson impose son ordre bizarre dans un brouillard d’obsessions multiples. Les refrains se greffent comme des gazouillis, toujours les mêmes, toujours changeants,. Le tabac, le café, ritualisés dans le vide présent, permettent à Brassens de fonder un espace qui tient, un temps qui mord, une ritournelle qui s’engendre aux échos de la petite cuiller; il tourne, il tourne, une valse s’écrit dans la tasse, au bord du noir décours filé des heures du matin. 

Surgit un jour, superbe et claudicante, la cane de Jeanne. Brassens par un tour de force qui nous semble naturel s’identifie à l’oiseau lourd, pataud et léger à la fois. Il imite son pas, chante en vers courts, les petits pas de cette grasse danseuse de basse-cour. Le lourdaud de son avance est curieusement, gentiment grimaçant, la vie, oui  c’est la vie, et l’on pourrait y entendre une menace. Sa progression par minuscules petits pas, le pouce trois doigts, caresse les profondeurs jamais chantées, donc jamais entendues. La cane a l’écho mortifère de nos pas, quand, vieux, nous irons au jardin qui attend. Je crois que la cane de Jeanne sonne comme la canne qui soutiendra nos derniers pas.

L’année de la joie


Les sanglots longs

Des violons

C’était après la crise. Nous avions tant souffert qu’au grand soulagement de la plupart, le gouvernement décréta la suppression des musiques mélancoliques du passé. Un amendement à cette loi fut voté dans la foulée : il ordonnait le déversement régulier d’antidépresseurs dans les réserves d’eau potable. Un autre amendement voté de nuit par quelques députés encore présents dans l’hémicycle, vieillards résolus, rendit obligatoire la pop dans les lieux publics.  Des hauts parleurs furent hissés auprès des caméras de rue. En effet, nos élus, baignés dès le berceau par ces musiques qui avaient scandé leurs biberons, abreuvés leur adolescence, branlaient du chef en cadence et leur approbation se fit tout naturellement. Je me souviens qu’ils tentèrent en outre de faire de l’anglais la langue officielle du pays. La honte qui suivit cette année fut telle qu’on détruisit plus tard la totalité des documents et des vidéos qui se rapportaient à cette époque, si bien que les historiens disputent encore de la réalité d’une telle tentative : les uns s’appuyant sur des témoignages douteux affirment que la ministre de la culture, une vieille rockeuse désargentée, lors d’une pause des débats, aurait rassemblé les députés autour de quelques bouteilles de whisky irlandais et après avoir branché sa guitare électrique leur aurait fait chanter des musiques anglaises puis, profitant de cette régression (karaoké dont elle aurait assuré l’accompagnement) leur aurait arraché le vote fatal ; l’intervention du Conseil d’État réuni en urgence dès le lendemain aurait cassé la décision, après consultation de la liste des bouteilles vides qui traînaient dans le Parlement. D’autres historiens prétendent sans preuves tangibles que le Président, dans son irrésolution proverbiale, aurait signé le décret puis l’aurait retiré dès l’aube après une nuit agitée où des habits verts auraient protesté avec des pancartes et moult cris en hurlant à l’abandon de la langue nationale sous les fenêtres de l’Élysée, ce qui paraît fort peu vraisemblable. Aucun document fiable ne permettant de corroborer l’une ou l’autre thèse, le remplacement de notre langue ne s’étant pas produit, je frémis à l’idée qu’un pareil changement ait pu même être imaginé.

Au-delà des persécutions qui frappèrent les « ennuyeux » – les instrumentistes et les chanteurs classiques dont je faisais partie – (grâce à l’amendement Verdurin, voté à l’unanimité et qui exigeait la mise hors la loi de tous les musiciens classiques) c’est une autre mesure qui vient s’imposer à mon esprit aujourd’hui bien fatigué : les conservateurs de musées furent contraints de recouvrir d’un jaune vif les noirs vernis des Rembrandt et des Caravage – période faste pour les restaurateurs qui mit fin au chômage chronique de la corporation. On étendit bientôt la mesure à tous les noirs des tableaux de nos musées ( Soulage disparut des mémoires) ; même le plomb des vitraux de nos cathédrales fut badigeonné de jaune ; avec un peu d’attention on en lit encore de nos jours les traces dans nos édifices religieux, mosquées comprises.

Maintenant que cette période de bonheur officiel est passée de mode, que cette fureur de joie publique a été remplacée par la mélancolie banale de nos démocraties, je vois remonter au bord de ma mémoire les titres des journaux du temps, dont celui demeuré fameux qui déclencha les persécutions : « Au violon les violons ». Et de fait, sous la pression du lobby des guitaristes, on vit par orchestres entiers les violonistes être embarqués dans les prisons de la République, après qu’on en eut extrait les délinquants ; criminels et voleurs se perdirent dans la joie collective des rues. Des scènes se pressent dans ma mémoire : mille feux de joie montèrent des places du pays, chacun attendant les derniers rougeoiements du soleil d’automne pour jeter dans un ignoble brasier les violons dorés qui avaient chanté les passions les plus profondes ; je me souviens des archets crépitant dans la nuit, des éclisses mordues des flammes et des âmes déchirées dans des gerbes d’étincelles. Je tiens de source sûre que, privés de leur instrument, les violonistes usèrent des prisons comme d’immenses résonateurs et chantèrent à bouche fermée les partitions qu’ils connaissaient par cœur : l’apothéose de la danse, l’inachevée, la symphonie tragique et autres œuvres prétendument dépressives. Leur résistance admirable contraignit les gardiens de prison à réclamer des augmentations, car le pays entier bramant sa joie, ils étaient les seuls à assurer l’ordre au front de la dépression chantée. L’argument fit plier le gouvernement qui doubla leur salaire pour pénibilité aggravée. Devant les prisons on organisa en hâte sous des bâches de fortune des cellules d’aide psychologique à destination des pauvres bougres. L’argumentaire des psychiatres : « Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd » fut de peu d’effet. Même si je n’ai envers ces gardiens que peu de tendresse, je me dois de dire qu’ils rapportèrent à la maison des complexes œdipiens dont ils n’avaient que faire et que leurs psys déclenchèrent ainsi un beau désordre dans les foyers. Après un vote âprement débattu, on finit par leur octroyer une subvention « Boules Quies » qui leur permit de « supporter l’insupportable », comme le réclamaient depuis toujours leurs représentants syndicaux.

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boeufs

comme les enfants

vont les yeux rivés au caniveau 

depuis les hautes bordures du trottoir 

ainsi vais-je au pic de mes années 

vers une manière de précipice 

d’un pas hésitant 

gorge nouée 

le vent m’évente la cheville cale 

et les oiseaux m’observent 

sans doute en attendant que ma malléole s’écorche au granit 

des pavés du parvis pour caqueter rieurs

mais voici que mon vieux pas s’affirme 

peines et chocs se raréfient 

les pigeons (piétons qui volent)

repartent confier leur dépit aux encornés

qui en ont vu bien d’autres en huit cents ans

et  se moquent bien des volatiles

et de mes efforts pour marcher droit 

arrimés sur les haubans de leur navire

je crois qu’ils envient notre fragilité de vivants

ils aimeraient tant beugler

la vérité du monde

qu’ils connaissent par coeur

et se murmurent entre eux

(chaque matin est une naissance nouvelle)

mais ces malicieux tragiques

risqueraient la chute à chanter cette évidence

et préfèrent donc se taire 

ils savent qu’il n’est aucun risque 

à l’immobile éternité des pierres

le portail

je les imagine seule à seul

tête à tête graves et joyeux 

ils ont dans leur corps 

tout ce qu’il faut 

le temps ne les entrave pas

la fin de l’été devrait les inquiéter

mais elle sourit de tout son naturel

et lui du fond de son solide bon sens

lui murmure qu’il y aura d’autres saisons 

puis sortant du château

dont il a seul la clef

qui lui scintille à la main

gardons tout dit-elle

en faisant grincer le portail

nous en aurons de nouveau besoin

l’été prochain 

bien avant dit-il 

en lui posant la main sur l’épaule

c’est sans défaut

sans défaut reprend-elle

sauf le portail qui grince 

il rit

ils se regardent 

et d’un commun accord 

font demi-tour 

refranchissent le portail

les crissements de leurs pas

recouvrent leurs égales paroles