Un dessin pour une occasion particulière

Ce dessin a été réalisé par Lucie qui tenait à manifester concrètement ses vœux d’anniversaire. Il s’agit de la reprise au crayon d’une statue de Charles Degeorge (XIXème)intitulée: “La Jeunesse d’Aristote”. Ce cadeau est particulièrement astucieux dans son choix et habile dans sa réalisation !! La vie de l’esprit a en effet toujours cette jeunesse éternelle !

La jeune fille et l’alcool (monologue)

J’ai été invité à écrire un monologue sur l’alcool et les jeunes, lors de la représentation de la pièce annoncée: Addictions et contradictions (déclarée à la SACD).
J’ai utilisé le personnage d’une jeune fille pour présenter le problème.

Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes, des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer ! C’est pas tous les jours… vous dites ? Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je vous ai bien visitée… ouais, c’est ça, comme quoi je vous ai « consultée », ouais consultée… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge, mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous signez et on se dit au revoir. Moi, les psys, je me méfie, c’est fouineur et compagnie !

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais ! Mais vous buvez pas vous, madame la psychologue ? Ouais, je vois, vous avec un demi de bière vous êtes déjà bourrée ! Vous avez une tête à pas tenir l’alcool, ça c’est sûr !

Comment ? L’incendie ? Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin. Au début on dansait sympa, cool, genre pépère et mémère – comme vous quoi ! – pis à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec les lances à eau, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce que je m’étais enfilée ; tiens pour vous dire, je me serais prise une douche avec la lance à incendie, je suis pas sûre que j’aurais dessoûlé ! Comment ? Non, le feu c’est pas moi et pis faut bien qu’on s’amuse ! L’eau là, quand ça a coulé pour éteindre le feu, ah qu’est-ce qu’on s’est marré ! Ah si, on a bien rigolé.

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords comme une tarte qui serait restée un peu longtemps dans le four ! Y’a pas eu de morts, non, y’a pas eu de morts, alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas morts ! Alors arrêtez un peu avec ça ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave ! Toujours à dramatiser ! On se croirait sur une scène de théâtre !!.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici : « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas, voilà le pourquoi du comment de la chose ! Ben ouais ! Dites, la psychologue, vous allez me le signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?
Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Ah non, là, vous poussez un peu là, c’est à vous, la psychologue, de répondre à des questions pareilles ! Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête sans alcool c’est comme une soupe sans sel ; attends, une fête sans alcool t’as vu ça où toi ? Sans alcool, non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Je vais vous dire, si y’a pas d’alcool, c’est plus un anniversaire c’est un enterrement !

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça… non, l’école je m’en fous ! C’est quoi le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le dos par exemple : moi, c’est le beau-père qui me déteste, une vraie teigne, je me demande comment ma mère peut le supporter… et avec ça moche comme un pou ! Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer, sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme des rats morts ! Voilà le problème !

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils sont tous venus. Qu’est-ce qu’on s’est marré ! Comment ? Ah non, ceux qui ont foutu le feu je les connais pas, non. Ouais, ouais, en sortant ils ont cassé des bouteilles sur le parking, ouais, je sais bien tout ça, mais faut bien s’marrer ! Ah ouaiaiais…y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés ! Ouais, je reconnais que c’est pas très malin, mais quand on a bu faut excuser! Ouais, encore des dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

Remarquez, le juge ils nous a collé à tous des punitions ! Ah si, il nous a punis ! Tenez moi je suis obligée de venir vous voir, alors. Obligée qu’il m’a dit, le juge ! Obligée de vous consulter, non, mais tu te rends compte ! Incroyable ! Ah, si j’avais pas été obligée je serais pas venue tu penses. Eh, il faut me signer le papier hein ?

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre ! Vous vous régalez d’avance : les jeunes, le cannabis ! Ah le beau sujet pour la télé ! Gros titres ! Ah on en frémit dans les chaumières ! Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre le problème bien en face ! Vous avez jamais fumé vous, vous êtes clean vous ! Attendez, y’a un truc que je comprends pas dans votre obsession du cannabis ! D’abord dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans, 19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ? Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !… Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils ! Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce, genre : (voix douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi l’adulte ! Ça fait bizarre… Vous êtes quand même un peu coincée, non ? Les psys et machin chose c’est toujours un peu genre : je me regarde le nombril d’abord et je cause après, non ?

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? Aaah la question ! La ligne rouge elle est où ? C’est la loi dont vous parlez là ! Et la loi, moi, je sais pas ce que c’est. Le juge m’a dit : « Vot’cas est grave ! », ça m’a fait rigoler, il était pas content le juge, pas content du tout ! Il s’est foutu en rogne. Je sais pas pourquoi. Ben oui, je sais qu’il faut pas rigoler devant un juge, bien sûr, mais un juge qui te dit : « Vot’cas est grave », moi ça me rappelle la vodka qu’on a bue ! Ben oui, à la fin on a bu de la vodka , je vous l’ai déjà dit. L’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer quand même, c’est pas tous les jours !

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ? Avec vous ? Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps doivent passer devant une psychologue vous allez pouvoir vous payer des pulls en cachemire et des voyages en Tanzanie orientale !

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? Je sais pas ce que c’est, moi, un délit ! On n’est pas des délinquants tout de même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ; et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge, c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de moi ? Hein, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez que je vous raconte le truc, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous dise pour l’alcool, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous parle de ma famille, je l’ai déjà fait… alors !!! Non, je ne dirai plus rien. Je ne dirai plus rien, plus rien du tout. Plus rien, non, ce serait inutile. Vous pouvez toujours vous brosser, je dirai plus un mot. Plus un mot. Non, fini, plus un mot !

Une pièce de théâtre sur les addictions.

Ce soir a lieu à 20h à La Capelle ( salle des fêtes) la première de ma pièce sur les addictions: Addictions et Contradictions.

Il ne s’agit pas de dénoncer le tabac et l’alcool ainsi que d’autres addictions (portable, fringues, internet, jeu), mais de traduire ces addictions en actes et en paroles pour montrer en amusant que les addictions sont inscrites dans notre nature d’être humains soumis à des penchants que la morale commune réprouve. Un ange vient souvent faire un tour pour souligner les contradictions et sourire de nos mystérieuses attirances envers ce qui détruit ou disperse. L’ange est lui-même attiré par les addictions dont il dit qu’elles pourraient enfin lui faire goûter le bonheur humain qu’il envie tellement !

La pièce est un divertissement plus qu’une injonction à ne pas se droguer, puisque le danger des addictions est répété au quotidien dans les médias et les conversations communes; il était inutile de reprendre ces évidences.
Les lecteurs attentifs de ce blog ont déjà lu le monologue de l’actrice qui est au début de la pièce (tabac), le monologue du joueur (au milieu) et la scène entre deux vieilles femmes sur l’alcool.

Deux acteurs professionnels sont venus épauler des amateurs afin que les scènes délicates soient jouées dans les nuances que le texte sous-tend. Ils apportent l’élégance et la dynamique nécessaires à la bonne compréhension d’un texte qui à première vue n’est pas évident. Une actrice, par ailleurs marionnettiste, a demandé que les deux scènes des vieilles soient jouées en marionnettes vivantes: les deux actrices d’un certain âge tiennent devant elles des poupées qu’elle animent en parlant, ce qui souligne encore davantage le côté burlesque de leurs deux scènes.

J’invite les lecteurs de ce blog qui habitent la région à venir nous rejoindre ce soir à la Capelle ou à venir au théâtre d’Hirson le 9 décembre à 20h… le déplacement en vaut la chandelle! (d’autres représentations sont prévues en 2012; je les indiquerai au fur et à mesure dans ce blog).

Charles Dantzig: Musset et la communiste

Dans son érudit et brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française (LP, p. 710), Charles Dantzig conte cette histoire vécue lorsqu’il était écolier :
« Me goinfrant de poésie, en particulier Musset que je dérobais dans la bibliothèque de mon père, j’en savais plusieurs poèmes par cœur. L’institutrice écrivait au tableau un poème de lui. J’avais sept ans. Les vers apparaissaient sur le tableau, comme des fleurs. Quelle fierté de les reconnaître pendant qu’elle écrivait, et même de la gagner à la course ! Soudain je levai le doigt : je pense que c’est une erreur, madame, ce n’est pas tel mot, mais tel autre. C’était une pincée, et de la plus vindicative espèce. Parlez-moi des hussards noirs de la république ! Mon Education Nationale a été une guerre avec la plupart de mes professeurs à cause de haineux pareils. Celle-ci était une communiste qui haïssait en moi la bourgeoisie dont j’étais le fils. Coupable de la faute de mes pères ! Je sentis jour après jour ce qu’étaient le pouvoir absolu, la volonté d’écraser l’anormal, la volupté de mater le faible. Les plus odieux de ces tyrans étaient ceux qui nappaient l’injustice de miel : quand nous nous élancions trop vers la liberté, ils retournaient sans attendre à la gifle, à la colle, à l’envoi chez le censeur. Grande est la passion de l’ordre des révolutionnaires en théorie. L’institutrice consulta son cahier, maintint le vers et me menaça de punition avec discours à la classe sur l’arrogance des nantis. Le lendemain, j’arrivai avec mon exemplaire et lui montrai l’erreur. Allez vous asseoir. Convocation des parents. Elle fut hautaine, cassante, indignée. Mon insolence. Ses diplômes. Qui commande ? Enfin, l’argument fatal : « Et vous laissez votre fils avoir des lectures aussi peu de son âge ? » Ce fut un cours de logique, en plus de l’expérience de l’injustice. »

Qui n’a pas vécu une expérience semblable ? Tout lecteur se souvient avoir eu à un moment ou à un autre de sa scolarité une humiliation de cet ordre.
Même si la honte communiste a (presque) disparu, même si les enseignants ont abandonné les lunes sanglantes de cette horreur du XXème siècle qui justifiait leur fervente brutalité, ils demeurent le plus souvent à l’intérieur de cette coquille d’orgueil, celle de celui qui sait, qui dit ce qu’il croit être vrai et se fiche bien de ces petits ou grands qui leur sont confiés. Seul compte leur discours. L’ennui qui sourd de nos établissements d’enseignement vient de ce mépris : les enfants ou adolescents sont supposés n’avoir rien à dire. Tant que l’enseignant fera son one man show devant un no man’s land, rien ne sera possible.
Quelques enseignants font bien leur travail, évidemment; on les reconnaît à leur sourire. Ils aiment leur métier, partagent leur savoir avec passion et modestie, enchantés par les erreurs des enfants puisque ceux-ci sont là pour apprendre.
Reste cette lancinante question : pourquoi ces enseignants sont-ils si peu nombreux ?

Eduquer à être libre

On a assisté en ce début d’année à des mouvements d’émancipation des peuples en Afrique du nord, au moyen orient, et le mouvement ne semble pas prêt de s’arrêter. De la suite des images, ma mémoire ne conserve que ces sourires de femmes ou d’hommes étonnés lançant à la caméra : « Nous sommes libres, je suis libre ! ».  L’opuscule de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») me revient alors, comme si ce petit texte de la fin du XVIIIème siècle décrivait les mouvements de ces peuples qui osent affirmer leur majorité après des siècles d’enfermement à l’intérieur de systèmes autoritaires. Traités comme des enfants mineurs, ils ramassent la mise de ce que nous avons posé sur la table depuis plus de deux cents ans ; en d’autres termes, ces miséreux du soleil viennent nous rejoindre.
Je suis content pour eux, avec eux.
Je me garde de leur dire comme ces parents à la schadenfreude facile: « Je vous l’avais bien dit que vous y viendriez !». La démocratie n’est pas de mon fait et c’est un heureux hasard d’être né ici dans ce temps de paix et de sécurité. Inutile de faire le malin.
Je me souviens que lorsque le communisme s’est effondré, certains ont regretté l’ancienne tutelle du Parti. Leur panique imitait à s’y méprendre la peur des enfants qui ont perdu papa maman.
C’est qu’en effet la dictature autoritaire – le mode de gouvernement qui a régné sur le monde depuis que le monde est monde jusqu’à l’époque moderne ou à peu près – est un système qui reprend l’ancienne dépendance que chacun a vécue en privé lors de son développement : l’enfance. Le chef de clan, le roi, l’empereur, le Parti, Dieu, tous sont des images de la figure du père(de la mère), présences gigantesques qui nous protègent durant nos années de formation. Pour la nourriture, l’argent, les vêtements, la manière de concevoir le monde (religion, mœurs), les enfants lèvent les yeux vers le ciel – ces grands qui savent mieux que nous, ombres tutélaires qui condescendent à nous regarder  – et se comportent selon les rituels de traditions séculaires. Voilà ce qui fut (c’était le passé historique aussi bien que l’enfance).
C’est ici que l’Histoire rejoint notre propre histoire. La démocratie est ouverture : cela revient à dire que l’éducation est une priorité, puisque l’enfance n’est plus tutelle et soumission mais soutien vers l’autonomie ; la bonne éducation consiste à faire passer l’enfant du statut de mineur à celui de majeur (pour reprendre le vocabulaire de Kant), autrement dit de la dépendance du jeune âge à la maturité adulte et libre. Ce que l’on croit politique est en réalité éducatif. Sur l’articulation privé public se greffe le couple indissoluble éducation démocratie.
C’est pourquoi il convient de souhaiter bon courage à ces peuples qui se libèrent, car nous-mêmes, qui nous prétendons des vieux routiers de la chose démocratique, avons bien du mal à donner à notre éducation une priorité qui s’impose pourtant d’elle-même : si nous sommes en démocratie, nous devons apprendre à nos petits à devenir grands, nous devons respecter leur personne et stimuler leur énergie pour qu’ils aillent glaner leur liberté loin de nos encombrantes figures. Pour l’instant, le respect (sauf exception) attend toujours à la porte des écoles.

La terre en friche

Ce n’est pas la terre, telle qu’on la chante depuis deux cents ans, deux mille ans et même davantage qui m’intéresse ici, ni non plus cet astre menacé par les activités humaines, non, c’est la terre oubliée qui m’arrête, celle que nos pneus n’effleureront jamais, celle que nos pas n’éprouveront jamais, celle qui – hors chemins – végète et déploie tous ses plaisirs d’eau, de lumière et de croissance pour presque rien, dans un vert jamais vert, plutôt bleu, roux, blanc, selon l’inclinaison du jour (l’arc en ciel sur une tige d’ivraie) puisque rien n’est stable, ni notre regard, ni les éclairages du temps qu’il fait. Il me semble que cette autre terre, (avec les océans qui la recouvrent, mais pas seulement, il est tant de terres en friche) est notre chant délaissé et pourtant pur ; mais pur de quoi ?
Pur de notre présence sans doute : s’il faut reprendre son contraire, la geste des villes, je dirai qu’elles sont l’oubli ; les cités sont cet oubli que l’histoire tente de combler (ou sa version présente : la politique), mais elle ne comble rien, car je ne donne pas cher de la peau des rues, ni de l’ombre jetée sur les places de nos villes : marronniers et platanes, que faites-vous là ? Comme un chemin gravillonné mime la plage, ces arbres plantés disent l’oubli de la terre négligée des pas. Les villes vont de guingois, abandonnent la présence, fabriquent des esprits échauffés qui parfois explosent de rage ; des mains nerveuses bricolent une histoire que ces coléreux s’imaginent décisive.
Croire que sa vie est la vie, c’est folie de citadins qui s’émeuvent mutuellement, pauvres enfants persuadés que papa (et surtout maman) les regarde à l’ombre des tours.
La terre en friche est notre futur ; elle oblige à aller voir ailleurs si je n’y suis pas. Et là où je ne suis pas croît l’espérance.
La page blanche est l’autre nom de la terre en friche.

monologue du joueur

Ce texte est extrait d’une pièce sur les addictions; il est protégé par son dépôt à la SACD.

 

C’est pas pour me vanter, mais ma vie est une sacrée aventure ! Quelle vie, quelle vie !! Pour l’amour, là, je ne dis pas, j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet : Nathalie, elle m’est tombée dessus à bras raccourcis, Nathalie, c’est une vraie sauvage avec son esprit de clan, les tantes, les oncles, les grands-mères, les belles-mères, les cousins… Avec Nathalie, c’est tout le temps, fourchettes à droite, couteaux à gauche, t’as oublié le pain, essuie tes pieds sur le paillasson, t’as encore égaré mes clefs, c’est toi qui m’a pris mon écharpe, et mes godasses, où t’as foutu mes godasses, t’aurais dû penser au chien, arrête de laisser traîner ton linge sale, remonte tes manches, mon rôti il est pas cuit ? je t’en ficherais, moi… passe-moi le sel… sans oublier que tous les jours elle me harcèle du genre: mais qu’est-ce que t’as à faire la tête, ben réponds, réponds quand je te parle !
T’as des réponses, toi ?… Moi non plus!
Remarquez, je dis du mal de Nathalie, mais je l’aime bien ; faut dire qu’elle a touché un héritage, c’est le côté d’elle que je préfère ; ça me dispense de perdre ma vie à la gagner… Du coup, vous devez vous demander ce que je fais de tout ce temps. Oh lààà ! Mais je n’arrête pas, quelle aventure ! Oui je l’ai déjà dit, quelle aventure… quelle aventure !
Tenez le matin, avec les trente euros dont j’ai soulagé les poches de Nathalie, je me lance ! L’aventure est au coin de la rue ! Dès que je pose mon pied sur la marche du bar tabac, je sens les battements de mon cœur qui s’accélèrent, j’ai les mains moites, la bouche sèche, mes pupilles s’élargissent et tournant le dos au soleil de la rue, j’aperçois enfin la lumière, quand du bout de mes phalanges hésitantes je désigne un banco, un astro dans l’ombre du comptoir….et tiens, remets-moi un banco, merci Lucienne, oui, oui, un deuxième pour la route! C’est pas qu’on gagne des mille et des cents à ces machins-là, mais j’adore gratter ; ma devise c’est : malheureux en ménage, heureux au grattage ! Le matin comme ça, juste après le café, c’est comme un échauffement avant la course du jour. Je gratte.. comment ? Vous dites ? Oui, oui, je gratte donc je rate c’est sûr, mais quand je gagne, ah làlà ! Les doigts tremblent encore plus vite, oui, oui, je rejoue tout… comment ? Ah oui, je reperds tout, oui ; enfin c’est pas gagner qui compte, c’est ce qui se passe là, sous le pull, dès le matin, ça cogne, un vrai plaisir ! Des fois ça peut durer une heure, même deux ! Si, si… j’ai un secret, un truc… oui, un secret. Un bon gratteur, c’est un type qui prend son temps ; tiens, Lucienne, que je dis après avoir acheté mes tickets à gratter, sers-moi donc un café et là – fine ruse du vrai joueur – je sors ma lime à ongles. Eh oui, je me fais les ongles, tous les matins, pour gratter oui, oui monsieur, oui madame, les ongles, je me fais les ongles, comme un boucher affûte ses couteaux. Oui c’est le meilleur moment, j’aiguise mes ongles en songeant : si je touche le paquet en grattant, je file en Italie, loin de Nathalie… comment ? Non, non, je n’y crois pas vraiment, non, ce qui est beau c’est d’espérer… et l’espérance dès le matin, qu’est-ce que tu veux de mieux ?
Je bois une gorgée de café, une deuxième, je fais semblant d’avoir oublié que j’ai acheté des bancos, comme le chat laisse échapper la souris misérable pour mieux lui tomber sur le râble ! Enfin, au bout d’un moment, je range ma lime à ongles, mes doigts sont enfin prêts, j’aspire une troisième gorgée de l’expresso, je rajoute un sucre puis de l’autre main, je fais glisser négligemment les tickets sous ma paume. Gratter, c’est ôter la nuit qui s’attardait aux fenêtres, le matin, quand la lumière paraît et que l’on découvre au fond de ses poumons la pureté de l’air qui s’orange au levant. C’est beau, c’est une splendeur ! Gratter, c’est donner à sa vie une importance énorme, emplir ses poumons de l’air du grand large, marcher sur les eaux droit vers l’horizon où le soleil miroite, ah l’aventure, quelle aventure !Et après ?
Oh ben, plus tard je revois mon loto. Je vérifie que j’ai bien déposé mon ticket où figurent mes numéros. Toujours les mêmes, toujours ! Quels numéros ? Ah là, la question est indiscrète, c’est comme si vous interrogiez un ramasseur de champignons sur l’endroit où il a trouvé ses morilles! Enfin, je trouve. Oui, oui, c’est très spécial ! Quels numéros ? Non, je ne le dirai pas. Non, c’est trop personnel… non, oui, enfin bon, bref… je… je joue toujours la date de naissance de… oh, non, j’ose pas le dire… Si ? Oh, je ne sais pas. Non, non, c’est pas la date de naissance de ma femme, de Nathalie la chipie, non, non, ni celle de ma fille, la droguée, non… pas la mienne non plus… non, excusez la finesse, je… je joue toujours… la date de naissance de mon chien. Dick il s’appelle, avec ses deux oreilles qui traînent par terre et ses yeux larmoyants qui débordent de commisération, je suis sûr qu’un jour la chance me sera favorable. C’est pas dieu possible qu’on n’ait pas un peu pitié de cette pauvre bête si lamentable, et donc je me dis en toute compassion que sa date de naissance finira bien par sortir, voilà ce que je me dis. Voilà, voilà ! Et alors si je gagne… si je gagne, hein ?.. SI JE GAGNE !? (Il chante sur l’air de « Capri c’est fini » ) : « Na-tha-lie, c’est fi-niiiiii…. »… et j’irai enfin en Italie. En Italie… oui, mais où ? A Capri, tiens, justement à Capri ! A Capri ! Voilà, voilà ! Quand même qu’est-ce que c’est bien d’avoir une ambition puissante et des projets lumineux ! Quelle aventure !
Au fait, peut-être que je vais m’ennuyer à cent sous de l’heure à Capri. Eh oui, c’est vrai, le bar tabac va me manquer… c’est même sûr ! Non, il vaut mieux pas trop que je gagne, non, non… Enfin, pas trop tôt… Euh, pas trop tard non plus… Mon dieu, faites comme vous voudrez ! Excusez-moi, je ne voudrais pas vous forcer la main, cher dieu, vous allez dire que je ne sais pas ce que je veux, je le vois bien. Enfin, vous savez c’est pas pour moi, non, c’est pour ce pauvre chien, ce pauvre Dick, il est si pitoyable, si affreusement minable, vous pourriez quand même faire un geste, sa date de naissance tout de même, ça lui ferait tellement plaisir ! Oui, oui, je sais bien que c’est pas lui qui va toucher le jackpot à dix millions d’euros, mais quand même, il serait tellement heureux, ce pauvre Dick ! Oui, je sais, c’est MOI qui vais tout empocher, ben oui, le monde est mal fait, je sais, je sais. Enfin, un jour, Dick sera heureux de voir sa date de naissance sortir des boules qui tournent… Oui, non, excusez-moi je déraille je crois, oui, c’est pas très fin la tactique de passer par le chien pour gagner au loto, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, faut quand même que je m’en sorte de ma dépendance à Nathalie. De ma dépendance tout court… de ma dépendance…
Où j’en étais, oui, ah oui, le loto, donc. Bon là, on approche de midi, Lucienne tu me mets un apéro léger, merci Lucienne, y’a que toi qui me comprends, merci, un deuxième oui, merci encore Lucienne, donc après, vers midi, je rentre dare-dare à la maison pour pousser un coup de gueule dans la cuisine, histoire de m’assurer que Nathalie a bien préparé le déjeuner. Après cette éprouvante matinée et le boudin aux pommes de ma chère et tendre épouse, je fais une sieste, car je sais que j’ai besoin de toute ma science pour affronter les courses de l’après-midi. Pas les courses au supermarché, non, ça c’est un truc de bonne femme, non, les courses, les vraies, avec des chevaux. Là, c’est du calcul mon gars, le poids des bêtes, les poids des jockeys, la longueur de la course, la qualité du terrain, enfin tout un travail savant ; sauf que quand c’est des juments qui courent je ne joue pas, j’ai pas confiance dans les femelles. Des fois je gagne, donc je refous tout dans la sixième et quand j’ai le tiercé gagnant je paye la tournée générale ! Une vraie joie ! Sont contents les copains, drôlement contents ! Quelle aventure, la vache, quelle aventure ! Le soir je suis épuisé, je ne le cache pas, non c’est vrai, crevé que je suis ; en rentrant, je file un coup de pied au chien parce que j’ai pas gagné au loto et je m’écroule devant la télé en mangeant un rôti de cheval histoire de me venger si j’ai pas gagné aux courses… et si j’ai gagné, je mange le rôti avec le même appétit parce que je suis fier d’entretenir la race chevaline. C’est ça un joueur, c’est un type reconnaissant qui pense à l’avenir. La classe quoi ! La grande classe !
J’ai une vie, quelle vie… une vraie aventure, avec des hauts et des bas… surtout des bas… mais je m’en fiche… tiens je vais vous faire un aveu, tout compte fait, si je gagnais, je ne changerais rien à tout ça, rien du tout. Je m’en fous de l’Italie, je m’en fous de Nathalie. C’est si beau l’incertitude du sort, le destin qu’on dirige, qu’on accepte avec bonne humeur et ce sens de l’humanité qui habite mes activités débordantes au bar tabac du coin! Ah la vie, ah le jeu, quelle aventure, quelle aventure !

ma voix d’enfant

je voudrais retrouver ma voix d’enfant
pour chanter les ruines
de mille neuf cent quarante sept
au bord de la rivière amusée
qui se fiche de tout

cet hiver à la voix de fausset
a décanté les bruines
l’eau file devant l’attente sèche
de l’or que l’on espère puiser
sur les friches des cours

apparaît dans la voix du longtemps
un parent que n’illumine
ni le feu ni l’enfance qui tête
au fort de misères rusées
qui crachent sans atouts

écoute ami les voix d’antan
ceux projetés à l’usine
la ville était partante pauvrette
au long du cimetière abusé
dans la fraîche rue du loup

je crains le retour de la voix
même assourdie des gamines
en allées sur la pente des fêtes
loin de la fière prise – esprit –
dont s’entichent les fous

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (9/9)

L’escouade enfonça la porte. Instinctivement, Madame Marx s’interposa entre les assaillants et Silvia Weinbrenner. Quelques balles fusèrent et la vieille femme fut touchée. Elle se recroquevilla sans une plainte. La jeune femme était à genoux près du corps et sur ses cuisses reposait la tête de Kastendieck : elle serrait ses tempes dans le creux de ses mains. Elle se résolut à lever les yeux, le regard perdu dans le lointain.
– Je ne sais pas, dit-elle, il est mort simplement comme ça entre mes mains.
Avec soin, elle posa la tête à côté d’elle, se redressa et jeta un regard glacé dans la pièce.
– Il m’a aimée, je tenais à vous le dire.
Sans se préoccuper davantage du corps, Silvia Weinbrenner se fraya un chemin à travers les hommes en armes qui s’écartèrent respectueusement pour la laisser sortir. Une volée de pigeons blancs se bousculèrent dans leur envol. Des cris de joie accueillirent la jeune femme, mais elle parut n’y prêter aucune attention. Lorsque son mari se précipita à sa rencontre, elle ne le reconnut pas.

Epilogue

Silvia Weinbrenner garda le silence sur ce qui s’était passé dans la petite pièce. Elle quitta la ville sans jamais retourner dans ses foyers. Depuis, son mari estime qu’il n’y a rien de plus affreux que la musique.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (8/9)

Il y avait déjà quelques temps qu’on n’entendait plus rien dans le consulat. Le bâtiment était plongé dans un étrange silence depuis que Michels avait fait enlever sans encombre le corps de la victime. Les commandos d’élite s’étaient avancés jusqu’à la porte derrière laquelle le terroriste et les otages étaient barricadés. Mais on ne percevait rien, pas un bruit.
– Attendez, attendez encore un peu, murmura Michels dans le talkie-walkie.
Il entendait toujours la mélodie. Tout le monde l’entendait. Pourtant la symphonie avait cessé de résonner depuis quelques minutes. Les premiers pigeons s’abattirent sur la place que les dernières gouttes faisaient miroiter. Les gens étaient immobiles, bouche bée. Un coup de vent balaya tout sur son passage, retourna les parapluies encore ouverts, fit claquer violemment les portières des voitures et projeta une averse sur le visage d’un badaud. Le jeune homme, par chance, était toujours plongé dans son sommeil. Il semblait prostré.
Michels plissa les yeux.
Puis enfin :
– Allez-y !

Alban Nikolai Herbst : Misère de la musique (7/9)

Les quatre premiers sons, cors et violoncelles, avancèrent en tâtonnant sur la place, ils hésitaient. On avait l’impression qu’une couverture sonore se déployait dans le ciel et des harmonies accoururent pour soutenir les notes comme un flot irrépressible, débordant. Les basses rugissaient d’on ne sait où, et les hautes fréquences n’étaient pas en reste, se tordant instables et dangereuses dans l’air saturé de vibrations. La musique se déversait à flots parfois bouillonnants, projetée par les hauts parleurs, mais elle semblait sourdre également des pavés, des maisons, de la pluie. Les gens fermaient les yeux, réfugiés sous les toits vacillants de leurs parapluies. Quelqu’un sombra dans une légère absence de soi. Des prophètes de l’apocalypse, flairant leur chance, se ruèrent hors des caves. Personne ne leur prêta attention. Les habitants débouchèrent des rues adjacentes et se pressèrent tous là, les chevilles plantées dans les flaques, dans les caniveaux ruisselants et dans la symphonie.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (6/9)

On tendit des bâches. Des haut-parleurs, onze en tout, furent dressés en demi-cercle face au bâtiment. Toujours plus nombreux, les reporters accoururent vers la place. La voiture émettrice s’approcha, on déroula des câbles lourds. Une équipe de techniciens les brancha rapidement. D’autres émetteurs de télévision furent dressés. Hors de lui, Hebbel ne cessait d’aller et venir à grandes enjambées.
– Ce type est dingue ! Ce type est complètement dingue! Quelle merde !
Michels s’était replié dans sa voiture de service. Le jeune homme, épuisé, dormait sur le siège du passager. La pluie tambourinait sur le toit de la voiture. Des tourbillons s’élevaient. Toute la place criait. Puis, tout à coup, il n’y eut plus qu’un murmure. Comme un silence.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (5/9)

A quelques mètres de là, agitant les bras en l’air, un jeune homme fonça tout droit, poitrine en avant, forçant les boucliers de plastique que des gardes mobiles (plus jeunes que lui) brandissaient devant eux pour lui barrer le passage. Il était totalement déchaîné. Comme il était impossible de le raisonner, on l’amena auprès du chef de la police.
– Mais qu’est-ce qu’il fait ici, ce type ?!
– Vous allez tuer Silvia ! Vous voulez sa mort !
– Ah, il ne manquait plus que lui… !
Le jeune homme s’arracha des mains qui le retenaient.
– Vous allez la sacrifier, c’est ça, hein ?
– C’est ridicule ! On ne va sacrifier personne. Rentrez chez vous et laissez-nous faire notre travail.
– Vous n’avez aucune chance. Et vous le savez très bien.
Embarrassé, Michels se tourna vers Hebbel.
– Fichez donc le camp ! , dit celui-ci.
– Prenez un tranquillisant, dit Michels en se tournant vers son inspecteur. Mais où est donc le médecin ?
Il savait que le jeune homme, qui soudain se taisait, avait entièrement raison. De puissants ruisseaux dévalaient le long des caniveaux.
– Quel temps de chien !
Michels fit signe au médecin qu’on avait amené.
– Donnez lui un truc, bon sang, il ne peut pas rester ici.
Des policiers saisirent l’homme par la manche. Il ne songeait plus à se débattre.
– Vous non plus, hein, vous n’avez aucune idée, dit Michels… il se parlait à lui-même mais il ajouta comme pour s’excuser …aucune idée de la manière dont on peut sortir votre femme de cet enfer.
Il cracha et fit brutalement demi-tour. Le cercle de salive se dilua aussitôt. Le jeune homme poussa alors un grand cri, mais le ton était cette fois très différent des explosions de désespoir qu’il avait exprimées jusqu’à maintenant.
Lentement, Michels se retourna vers lui.
Dans les yeux du jeune homme brillait une lueur étrange, comme une fièvre.
– Vous avez raison, bien sûr ! Bon sang, comme vous avez raison ! Un instant s’il vous plaît.
Michels fit signe aux policiers de reculer de quelques pas.
Pendant une seconde, le jeune homme et le chef de la police se regardèrent droit dans les yeux, intense échange silencieux.
– Souvenez-vous du grand nuage de sons qui est passé sur Linz, dit le jeune homme, mais c’était un autre qui parlait par sa bouche.
Quelque chose toucha Michels, comme un rythme intérieur, comme le battement soutenu mais à peine perceptible du sang contre ses tempes. Il n’avait toujours aucune idée  de ce que le jeune homme avait à l’esprit. Une certitude s’exprimait pourtant avec une telle puissance dans cette voix étrange que Michels se laissa persuader, il était comme hypnotisé.