Monologue d’une femme victime de violences conjugales

Christine dans son monologue

Extrait de la pièce Des Illusions Désillusions (2007, cette pièce a été jouée plus de quarante fois), ce monologue m’a paru intéressant à publier séparément.  Je dois ajouter que Christine, l’actrice chargée de le porter, victime elle-même de violences de ce genre, m’a été très utile pour mettre en mots ce qu’elle me suggérait à travers son témoignage.

( Elle semble ouvrir une porte, entre lentement et tâte les murs, le sol, fait le tour d’une pièce
fictive, caresse des mains, des bras, de tout le corps, les lieux qui sont censés représenter une
chambre où elle a vécu autrefois. Elle colle sa joue sur le sol, comme si elle voulait entendre
des pas, embrasse le sol, tout le corps allongé.
Elle s’installe ensuite en tailleur très lentement et commence à parler. Vers la fin, tout en
parlant, elle s’éloigne de la scène et semble sortir par une porte.)
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai que mes mains, mes pas, ma joue, mon corps pour me rappeler, puisque les enfants
s’en sont allés et que l’Autre est parti là-bas en hurlant, comme toujours, pour toujours.
C’était il y a si longtemps.
Je me bouche les oreilles tant ce silence fait de bruit. La chaux blanche des murs c’est toutes
les couleurs assemblées… le silence, ici, c’est tous les bruits ramassés, tassés, les voix chères
qui se sont tues et celles de l’horreur qui ne cessent de résonner, elles me sonnent, ne cessent
de m’humilier en ces lieux où le bonheur pourtant s’éleva parfois, c’est vrai, mais si bref, le
bonheur… si bref, si peu, si peu.
Je n’ai plus de mots mais je me souviens des bras du bonheur, une ombre fugitive dans les
nuits chaudes, puis les rires des enfants, leurs échos innocents, ignorant ce qui se passait entre
lui… entre lui… et moi… Non, non, les enfants savaient, bien sûr, ils savaient… ils savaient…
je le voyais à leurs paupières lourdes lorsqu’ils me souriaient, à cette façon souple qu’ils
avaient de se dérober au regard de leur père… leur père… un bien beau mot pour nommer
qui… pour nommer quoi? Je ne sais plus.
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai aucun mot pour le qualifier, le nommer, j’ai oublié son nom, alors que j’ai mis tant de
temps à m’en défaire, à quitter ces murs loin de lui, ces murs, ma prison, ma prison, ma
maison, ma vie de « hors la vie » comme il y a des hors la loi… d’ailleurs il était hors la loi, et
j’étais comme lui, hors la loi dans les murs d’intimité qui suintent encore notre côtoiement
hostile.
Je n’ai plus de mots…mais je n’ai jamais eu de mots. Lui en avait en quantité…de sales mots
répugnants… non, non ! N’y pense pas… ne les évoque pas, ils pourraient revenir, se jeter sur
toi, t’étouffer de honte. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’il me… non, non, pas
les coups, ne pas y penser… les mots blessent plus sûrement… les insultes résonnent dans
cette chambre vide, heureusement vide, superbement vide…Des murs lépreux le plâtre pleure,
on dirait mes joues creusées par ses insultes.
Tiens, voilà le silence qui revient. Un vrai silence cette fois. Je peux fermer la porte. Pas de
mots. Plus de mots.
Je n’ai plus de mots. Je vais peut-être pouvoir recommencer à parler.

 

Le village français

Il semble que nous, Français, soyons passés de l’agriculture à l’ère informatique sans avoir adhéré au monde industriel tel qu’il se clôt sous nos yeux. Le village est demeuré collé à nos semelles. Il y avait eu au moyen-âge « dans l’œil du serf l’aplomb du château féodal » (A.Breton), puis à l’époque moderne des milliers de parcelles, des bouts de terre pour chacun, des fermes, des villages, enfin rien qui fût du domaine de l’entreprise : le patron nous a toujours dégoûté. On peut penser que Colbert avait jeté les bases d’une industrie pour paysans (dirigée par l’état) et que nous y sommes restés.

L’aberrante utopie communiste a perduré chez nous au delà du raisonnable parce qu’au fond la cellule du parti était l’écho citadin du village au catholicisme lourd et dont le communisme fut la dernière hérésie (F.Mauriac). Bien sûr il a fallu se mettre à l’industrie ! La période 1850-1950 est l’histoire chaotique et violente de cette mise au pas des pékins qui durent apprendre à traverser dans les clous. Que de réticences à admettre ce qui fut l’évidence chez nos voisins du nord ! Nous n’avons connu (et la colère continue!) que des syndicats sans compromis, des ouvriers râleurs, des grèves, des patrons pleins de mépris et plus généralement un surprenant dédain affiché pour le travail manuel.

Le village mythique de Brassens et celui très réel de François Hollande ne cessent de hanter nos appartements, nos résidences qui mordent toujours davantage à l’extérieur des cités. Le poète aux semelles de vent se voulait « paysan », chantait « la terre à étreindre » en plein développement de l’industrie. Toujours révoltés, jamais en paix avec le temps de la fabrication des marchandises, nous avons avancé de biais, regrettant l’avant, ancrés sur nos origines terriennes et méprisant cependant depuis Paris les paysans décidément bien arriérés ; pays touchant, embourbé dans ses contradictions, conservateur au plus profond et prêt à descendre dans la rue au moindre prétexte. Si l’on tend l’oreille vers l’arrière, on entend des cris, de la rumeur, des fusillades, l’air est bancal, on a l’impression qu’il l’a toujours été et qu’il va le rester. Avant 1789 on aimait le roi… et les jacqueries se succédaient, piques et fourches en avant contre une puissance jamais reconnue… et adorée pourtant.

Le charme de ce pays est dû à une agriculture particulièrement favorable qui, produisant cette prodigieuse richesse, a permit partout l’édification d’églises, de châteaux et de monuments divers… ce qui fait sans doute aujourd’hui de notre pays (pittoresque pour tourisme) le bout de terre que les gens du monde entier rêvent de visiter. Déphasés, contradictoires, nerveux, nous faisons visiblement des envieux alors que notre péninsule avance désamarrée ; on entend des regrets, de la nostalgie… il est urgent de penser à notre futur européen, de rêver hors de nous un continent élargi, songeant que notre village représente peut-être la matrice légendaire d’un bonheur possible au beau milieu d’un univers citadin désenchanté.

NB: Pour illustrer cet article j’aurais pu prendre, comme Mitterrand en 1981, un village avec clocher. Mais Lucie m’a envoyé de Tokyo cette photographie d’une statue qui représente un paysan – on le voit au fagot qu’il porte sur le dos, c’est en quelque sorte le bûcheron de La Fontaine – habillé de ses vêtements rudimentaires traditionnels: il tient à la main une liseuse (e-book)…

La mutation: situation de notre temps

Il m’apparaît délicat de juger de la situation de notre temps : les vieux disent forcément des bêtises. La plupart va répétant par les rues que c’était mieux avant ; rien de plus évident puisqu’alors nous étions jeunes, que notre regard sur le monde était porté à partir d’une énergie que nous n’avons plus ; les rues, les visages, le miroitement des toits, du fleuve et même les monuments anciens, tout nous apparaissait à travers le prisme de notre corps encore peu lesté des routines (qui froissent les muscles et font les regards usés). Je me souviens que la mer était jeune, le ressac toujours tranchant et le vent du large ne bousculait jamais ; il s’écrasait à nos pieds projetant quelques grains de sel, de sable, qui piquaient les mollets : on tenait bon.

Nous emportons tout avec nous (Montaigne), aucun jugement n’est exempt de relation avec le corps et ce que je dis est forcément lié à l’âge de mes artères. Ma prudente sagesse en outre, toute habile qu’elle puisse être, est débordée de partout par les eaux de l’inconscient, de ma culture, du long passé enté en moi. Les nuances perçues sont grisées des nuits mal dormies et des novembres traversés dans la stupeur.

Je m’abstiendrai d’affirmer que c’était mieux avant. La seule chose que je puis dire est que c’était différent. Radicalement.

Je me souviens du pas des chevaux, de l’absence des téléphones, de l’étrange rareté des salles de bains et des rappels de la guerre dans les ruines de la cité. Les amours étaient hantées du danger de dieu, de la culpabilité des étreintes et de la perte d’une enfance pas drôle : la peur guettait sous mes pas ; les massacres encore frais envahissaient ma cervelle encombrée de préjugés.

Ainsi avons nous à peu près vécu. Vers la fin du siècle, une modification capitale fit basculer notre âge : l’informatique s’installa largement dans nos vies, les frontières pour les marchandises tombèrent et comme jamais depuis le néolithique, une rupture de notre contrat avec le passé, la terre, les rêves et les nuits enfonça son séisme à l’intérieur de nos corps déjà murs. Le monde entier s’infiltra dans nos pays et nous nous écoulâmes dans le monde.

Avoir pris de l’âge dans ce monde coupé en deux manières de vivre nettement différentes accentue le sentiment naturel de vieillissement du corps. Rien ne ressemble à ce que j’ai connu, nous avons vécu un vertigineux décollage civilisationnel. Toutefois je me demande si je ne projette pas le changement de mon corps sur cette mutation et si je ne l’exagère pas pour donner une importance à ma petite vie. Il me semble que non et dire que tout s’en va, a moins à voir avec mon âge qu’avec une réalité têtue. Le tout est de ne pas tomber dans le défaut décrit plus haut : c’était mieux avant ! Non, décidément non. Le plus difficile pour nos chefs blanchis est d’admettre que c’est ainsi et qu’il convient de suspendre son jugement, car que savons-nous des temps à venir ?

Le monde n’est plus moderne : cela laisserait entendre qu’un lien persiste avec le monde ancien. Mon corps presque âgé se souvient cependant du moderne finissant avec une nostalgie bien tempérée dont ce style contourné est le lointain témoin. Ce couchant avait ses douceurs.

J’envoie au monde neuf mes souhaits de bienvenue : les enfants sont heureusement protégés, souvent propres et causants ; les villes ravalées pour les décennies à venir avancent leurs proues sous le ciel rayé des avions intercontinentaux et mon corps près de finir salue avec prudence les nouveaux bonheurs qui guettent dans ce présent fragile, trop frais encore pour dire ce qu’il en sera des malheurs. L’ancien monde n’était pas si cultivé que les blanchis l’affirment puisqu’il fut ramoné jusqu’à l’os par la barbarie. Pas de regrets. Et la question se pose naïve et fraîche : pourquoi tourner la page serait-il une régression ?

Les étincelles

J’ai encore à l’oreille les pas du cheval tirant vers le soir la charrette sur la rue de ce bourg calcaire, rebricolé à la hâte au beau milieu des ruines de la seconde guerre ; le véhicule porte des planches et des moellons vers des fermes attenantes qui laissent monter dans leurs murs des voix humaines auxquelles se mêlent braiments et froissements de paille, dominés par les déchirures d’un coq en panne d’inspiration cherchant avant la nuit un écho à son appel. J’entends encore les sabots de l’animal de trait sur l’asphalte blanchie par les blocs de craie contre lesquels je trébuche ; je tremble au passage de la bête aux flancs huileux et qui, quatre fois plus haute que moi, va m’écraser si je ne plaque pas mon dos au mur… Je cours, je cours. Ah, les gambettes sous une culotte courte sans forme que la mère ravaude en maugréant sous la lumière électrique lorsque l’épuisement du jour ennuagé fait place à la nuit sans étoiles. Le nez contre l’oreiller, le rythme des sabots me revient comme une palpitation brutale d’où jaillissent des étincelles ferraillantes, petits éclats vifs qui disent contre l’évidence qu’avancer en cahotant sur la bonne voie peut éveiller des notes plurielles, accords visuels réguliers qui chantent dans mon endormissement l’espérance d’un cœur qui éprouve le monde.

Ces étincelles du soir au ras de la charrette sous les pas du cheval sont ce qui me reste du temps où les rues ne tremblaient pas encore sous les pneus des transporteurs efficaces, tracteurs gorgés de diesel traînant des tonnes de betteraves, puis camions avisés presque souples qui allaient bientôt dévorer les espaces que j’avais arpenté jadis à pas lents, de retour de l’école, avec pour seule crainte le passage du cheval à la tombée du jour. Je garde ainsi précieusement dans mon sommeil l’image merveilleuse des étincelles qui craquent dans la nuit sous les pas de la bête.

Le temps du cheval de trait n’est plus et soudain le vertige me prend : le cheval était depuis la plus haute antiquité le moyen de transport privilégié. Dans ma vie j’ai vu ce monde s’effacer complètement. Restent les étincelles, origines du chant.

Laisses

Parfois je m’arrête d’écrire, je vais ici ou là, je jardine songeant à Voltaire, puis d’autres écrivains voltigent autour de ma mémoire … viennent s’y mêler anciennes musiques, antiques propos, tableaux multiples, et vivant, vivant, je donne à tous ce qui leur manquait lorsqu’ils dormaient enclos dans leurs pages compilées ou accrochés aux cimaises des salles des pas perdus où la nuit, des gardiens très techniques, les surveillent du coin de l’œil, attentifs au moindre craquement. Mon esprit au présent les nourrit de ma vie : je veille à leur chevet et je ne parle plus, même la voix intérieure cesse de me dicter ses remuements. Peut-être l’art n’est-il là que pour faire taire la voix… non, c’est plutôt pour la faire parler autrement.

Depuis ce socle assuré j’aventure mes pas et le reste, les hontes, les humiliations, les terreurs n’existent plus ou à peine – au loin certes cela miroite là-bas d’éclats de lave obscure – à deux doigts, à vingt mètres un cerisier s’ouvre si bien, tu sais j’ai appris à entendre la brise passer sur les pétales, j’ai appris à deviner les pâleurs criantes à venir qui se marieront pourtant à l’océan du ciel, j’ai tant appris. La terre a beau m’attirer à elle, je me doute que j’entendrai encore bien des années les coups de ciseaux des martinets entre les murs dégrisés du couchant et le ressac qui manque tant au moment où je pose ces mots.

J’attends beaucoup des laisses qu’on aperçoit sur les plages, ma vie en dépend puisqu’après tout c’est le lieu où l’eau et le sol se touchent, déposant comme une culture naturelle des chefs d’œuvres d’argent vif que les enfants seuls ou presque apprécient alors que les contours sont au plus précieux de Cézanne, la ligne souple de Proust fidèle, le bord de la voix Debussy. Je souris : les laisses attestent que quand la mer se retire, mon enfant, la joie d’avoir été ne disparaît pas comme un souffle, elle flotte entre deux, tu vois, comme l’écriture et autres moments hallucinés des fondations qui demeurent et nous font demeurer.

Gracq, Goethe et le printemps

Contrairement à la musique ou à la peinture, lorsqu’on écrit, l’usage des mots oblige à avoir un sujet(je veux dire, une histoire à raconter, une pensée à éclaircir ou un chant verbal à produire).

Depuis Mallarmé, il y a des tentatives d’écrire sans sujet, mais lorsqu’on se lance dans une fiction, la morsure imaginaire exige son motif ; les mots doivent produire un sens, même si le récit est non-sens, absurde, il existe cependant : un sens se dit, obscur peut-être, mais on l’entend ou le devine. Même épuisée, au bord du silence, Beckett par exemple doit bien reconnaître que la langue produit des significations. Les situations peuvent avoir des allures absurdes puisque la fiction est imagination – ainsi on pourrait imaginer Jupiter félicitant Venus d’être si belle à ses côtés – il n’en reste pas moins que cela donne sens et l’on serait bien hardi (Pierre Guyotat l’a tenté) d’écrire une fiction où les mots accolés ne font plus sens…. de cette agglutination naît cependant un autre sens (musique?). L’écriture fiction est liée au sens comme la peinture à la toile ou la musique à la partition.

Parfois le sujet ne vient pas. Il se dérobe, il fait défaut… angoisse de la page blanche, dit le cliché. Admettons. Des auteurs ont évoqué cette absence de sujet (Flaubert), de motif ; j’évoque ici l’absence de démarrage, ce moment où l’écrivain assis doit tourner la clef de contact et enclencher le moteur de l’imagination. Peter Handke utilise souvent la musique pour se mettre en attitude de réception. Chacun sa méthode. Ce n’est pas « Que vais-je écrire ?» qui ici est en question, mais simplement la nécessité d’un début, car souvent, une fois la situation de départ fixée, l’imagination se sent stimulée sur une pente dont l’inconscient, le cortège des sensations souvenir et les œuvres lues ou entendues soutiennent l’avance, apportant l’énergie qui alimentera la suite.

Julien Gracq ( En lisant en écrivant p. 136) qui évoque ailleurs Goethe en des termes peu amènes (ses textes lui donnent “un arrière-goût de  veau froid mayonnaise” et tant d’autres critiques !), dit de lui qu’il a de tous les écrivains le sens du sujet le plus puissant. Il n’en donne pas la raison.

Le printemps qui surgit sous nos pieds apporte une réponse à cette affirmation que tout lecteur de Goethe éprouve à chaque page. Le sujet ne tombe pas du ciel comme ont pu le faire croire les poètes « inspirés » (cliché romantique), il naît de la terre qui déploie bientôt ses fastes dans la jolie saison après la prose noire des jours d’hiver. C’est que Goethe est en relation avec le tout. Chaque pensée, si petite qu’elle soit, est en contact avec l’univers. Un garçon qui cueille une rose suffit à faire une œuvre ( Heidenröslein ). Le début des Affinités Electives décrit une taille de rosiers qui prend tout son sens dans la peinture d’un couple en crise et amène à des considérations générales sur l’être humain immergé dans le monde. Grand lecteur de Spinoza, il laisse monter les motifs en respirant, au rythme de la croissance naturelle des plantes arrosées d’eau et de lumière. Homme de l’œil, tout lui est motif. Il n’a pas cette liberté grande qui paralyse les écrivains contemporains ; il ne connaît pas l’absence puisque sa vision est constamment globale. Il va jusqu’à élaborer des théories aujourd’hui oubliées sur la plante primitive, sur la pierre primitive, voire sur l’articulation qui nous fit hommes après avoir été des animaux : sa « découverte » de l’os intermaxillaire nous montre que chaque être, tout ce qui vit, est placé en perspective croissante, ce qui rend l’écriture de fictions, de poèmes, infiniment renouvelée. Sa richesse pour nous étrange, vient d’une conception du monde reliée de tous côtés par des inventions qu’il s’est fabriquées et auxquels il s’est accroché avec une persévérance et une ingéniosité que nous ne connaissons plus. Lire Goethe devient alors un exercice de récupération du tout vivant, c’est un printemps perpétuel qui fait d’une branche un axe de la terre.

Il meurt en 1832 avec l’arrivée du printemps qu’il salue avec soulagement.

Les havres éternels

Puis sur la pointe des pieds elle avança vers le forsythia, je la vis là-bas sur le goudron que le couchant dorait, son pas mettait en pluie les secondes passant d’aujourd’hui au jadis et retour, vive présence de l’existence suspendue à travers son avancée réelle et pourtant ralentie ; son cou soulignait un repli de cheveux que j’avais entraperçu dans mes errances, était-ce quand les branches de troènes bas griffaient mes tympans ou quand libre encore je me voyais déjà revenu de toute épreuve parce que j’avais enfin vécu plus de temps dans l’enfance qu’il ne m’en restait à parcourir pour être adulte? C’est si loin. Elle me faisait signe du bout de ses cheveux maillés de boucles infimes que je voulais toucher comme un drapé de jour qu’on rêve de froisser pour qu’il se passe quelque chose ; sa musique crépitait sous les semelles, elle reprenait le rythme d’une lente rengaine qui parle d’amour et de bateaux qui reviennent lorsque le soleil frappe au plus droit de nos contrées variables et fraîches. J’ai tant de havres en mémoire.

A l’instant, ma vie, ma longue vie tentait je le vois bien de me rejouer la jeune saison alors qu’au reflet de la vitre obombrée maintenant je réalise mon âge, visage grisé d’adulte en fin de course. J’entends à partir de ces cheveux qui surgissaient ce soir un peut-être oublié qui signe la liberté d’aller au milieu des silences, magie d’un soir dans la réalité du jamais plus, lorsque chaque pas compte sobrement l’énergie qui me reste et que je me crois cependant habité d’éternité, non de ce que j’écris, mais dans le moment où ces mots me sont dictés.

La cuisine d’Héraclite

« Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui au moment d’entrer s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau ; il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine. » (Aristote :  Parties des Animaux )

L’invitation d’Héraclite est une bien curieuse façon d’accueillir les étrangers. S’il les avait fait entrer dans la pièce principale où gronde le foyer – et donc les dieux, les ancêtres (les photographies qui trônent sur nos buffets) – il aurait agi noblement, les aurait honorés comme il convient. Les recevoir dans la cuisine est une familiarité où l’humilité le dispute au trivial car c’est là que le fourneau – le feu utile – métamorphose les objets produits par la nature afin qu’ils deviennent des aliments consommables.

J’y vois cependant la preuve de la confiance qu’il faut porter aux étrangers ; en pénétrant dans la cuisine, ils deviennent d’emblée nos amis. Les grands dieux officiels qu’on célèbre dans la pièce principale – l’équivalent de la cérémonie du canapé où l’on dit : installez-vous confortablement ! – sont ici éludés au profit de ce lieu où gargouillent les plats et où debout nos mains s’affairent tranquillement : plaisir de la nature que l’on travaille avec une ingéniosité toute personnelle ; la cuisine c’est nous et le salon c’est pour les autres, qu’il s’agisse de personnes réelles (visiteurs) ou fictives (télévision ).

L’humilité de l’accueil dans la cuisine dit à peu près : je vous reçois dans ce modeste sas entre le monde extérieur et l’intime. Je ne redoute pas votre indiscrétion et ce qui mitonne sur le fourneau est là aussi pour vous ; je vous donne à partager mes secrets et mes plaisirs.

On n’oubliera pas que cette anecdote est contée par Aristote dans son traité sur les Parties des Animaux : dans le feu de la pièce principale on aurait sacrifié un cuissot aux grands dieux ; sur le fourneau de la cuisine mijote le nécessaire, la viande cuit, les graisses se déposent et les fumées emplissent le petit espace réservé.

Mais alors pourquoi Héraclite dit-il « qu’il y a aussi des dieux dans la cuisine » ? Où sont-ils ? Pour répondre à la question il suffit de se laisser guider par le fumet de la cuisson des aliments qui passent du cru au cuit… et les dieux sont là, dans la nature certes des légumes et de la viande et dans la culture tout humaine où l’imagination élabore ses petits plats pour le plaisir du corps ; mais ce sont avant tout les hommes, cuisinier et invités, qui sont divins à leur manière car ils relèvent de notre article premier : tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Oui, les étrangers, nous les connaissons bien, ce sont nos frères de la famille humaine qu’on introduit sans façon dans la cuisine, accueil spontané et joyeux, chacun portant la forme vivante du sacré, que nous nommons aujourd’hui respect ou dignité, si bien que celui qui, folie, détruit notre fraternité, mérite à peine le nom d’homme.

Une pièce sur les seins (1/5)

(La pièce est publiée ici en continu à la date du 4 février 2012, telle qu’elle a été jouée. Cette pièce est protégée par la SACD – elle est disponible au format PDF: Le Sein dans tous ses états)

Intitulée Mes seins j’en prends soin, cette pièce m’a été commandée au début de 2011 et a été jouée le 14 octobre 2011de façon presque expérimentale au centre social d’Etouvie, banlieue d’Amiens. Elle a été rejouée ce 2 mars 2012 au même endroit. Elle m’a été commandée par les travailleuses sociales du quartier. J’ai eu beaucoup de mal à l’écrire car il me semblait que ce n’était pas à un homme de traiter d’un sujet aussi délicat, l’objectif étant d’inciter les femmes à se faire faire des mammographies pour éviter la survenue du cancer du sein.

En en parlant avec toutes les femmes rassemblées, j’ai vu des scènes surgir et je me suis mis lentement au travail… sont venues cinq scènes et on peut considérer en effet que cet ensemble est une sorte de pièce.

Le metteur en scène Philippe Péroux a décidé de distribuer le monologue d’entrée (scène 1)qui est assez long entre différentes actrices, reprenant mon idée fondamentale qu’il s’agit d’un chœur de femmes. Ce sont une vingtaine de femmes qui apparaissent sur la scène ; une actrice s’avance sur le devant dit sa partie puis revient vers le groupe et une autre prend le relai.

 

Le sein dans tous ses états

Scène 1

Peut-être entre 16 et 25 ans, oui, oui, peut-être à cet âge là peut-être, peut-être… mais sinon on a du mal à croire qu’on a des seins parfaits, pas trop mamelles, pas trop tasse de thé à l’envers… Quand je les regarde dans un miroir, je ne suis pas toujours très fière, enfin ça dépend, souvent si, quand même… mais il arrive parfois qu’au bout d’un moment je fixe un autre endroit, le visage surtout, tiens, je me demande si le maquillage n’a pas été inventé pour détourner le regard … Mais non, mais non… le visage c’est la partie émergée de cet iceberg qu’est mon corps; normal qu’on le souligne, pauvre visage exposé au temps qu’il fait, la pluie, le soleil, et au temps qui passe, les rides, toujours les rides! Et les seins, eux? Oh, c’est facile, c’est cruel, avec le temps, plouf, ils tombent, c’est une loi, c’est la loi de la gravitation appliquée au corps des femmes. Heureusement, il y a les vêtements, oh les soutiens-gorge, ces empêcheurs de tomber en rond! On est bien là-dedans, les seins y sont, comment dire? Comme des oiseaux dans leurs nids… contre la tempête du temps. Oui, oui, je sais, après un certain nombre de décennies, ce n’est plus la peine, ben oui, je sais.

Ah j’oublie l’essentiel: une fois couverts, les seins, c’est tout de même ma fierté. On ne les porte pas, on les arbore… oh toutes ces ruses innombrables pour séduire en laissant les boutons du chemisier ouvert, les robes échancrées, enfin tous ces petits trucs qui laissent deviner ou parfois découvrent le fameux pli entre les deux seins, pour séduire par le galbe, toujours séduire. Le décolleté, quelle invention… et qu’on est fière de… au fait, fière de quoi, oui, au fait, de quoi? Eh bien, on découvre sans découvrir, jusqu’au bord de l’aréole, du bout de sein qui lui, curieusement, s’il est découvert, devient obscène. Ce qui est comique, c’est que ça se joue à quelques centimètres de tissu. Le décolleté est un endroit risqué, trop c’est l’enfer, et pas assez ça fait bigot, refoulé. Entre le diable et le bon dieu trouvez le juste milieu et vous aurez le décolleté parfait! Il arrive qu’on parle de la gorge au lieu de dire les seins; ça vous a quelque chose de plus érotique, je crois. Comme si les seins parlaient; la gorge, la gorge… bon moi je veux bien, pourquoi pas?

Ah, pour le décolleté, encore faut-il des seins qui s’y prêtent, ou qui s’y donnent, ou qui s’y offrent. Ben oui, il y a des femmes qui ont des seins trop petits… oui, oui, elles se font mettre des implants, de même que les trop grosses poitrines se font réduire… attendez, attendez… c’est quoi trop petits ou trop gros? Qui décide de ça? Après tout les sinistres squelettes ambulants des défilés de mode sont-elles un modèle? Il semble que non. Les stars de cinéma qui font rêver les hommes, les vraies, ont des poitrines opulentes, enfin, je crois… Bon, elle est où la norme? La norme c’est l’énorme, ou la norme c’est la poitrine des mannequins? Non, je crois qu’il n’y a pas de norme. Encore une histoire de juste milieu, ras le bol du juste milieu! Aucune femme n’est à cet endroit. La nature n’obéit à aucune norme.

Ah, la vraie souffrance est peut-être aux magazines féminins… Tenez, aujourd’hui aucun journal ne publierait un texte misogyne. Eh bien, les vrais misogynes ce sont ceux ou celles qui écrivent dans les magazines féminins et qui vous coincent les seins entre deux modèles… et en plus ces tricheurs, ils retouchent les photos, les bandes de vaches! Plus petits disent les uns, plus gros disent les autres! Et parfois les deux modèles opposés dans le même numéro! Qui sont les pervers et les perverses qui inventent des trucs pareils? On ne peut pas choisir et comme la chirurgie esthétique est capable de tout… c’est une vraie torture. Les mecs n’ont pas ces problèmes, enfin, peut-être qu’ils en ont d’autres. Je ne sais pas.

Ah oui, j’oubliais, les seins ça bouge. C’est pour ça qu’il y a des femmes qui ne veulent pas d’enfants. La maternité pensent-elles, ça détruit le corps, et les seins en particulier. Ça rend folle! Autrefois les hommes nous battaient, oh, ça continue plus que jamais… mais bon, les mecs qui font ça aujourd’hui ont quand même parfois mauvaise conscience. Mais là, ces histoires de mode gros seins petits seins etc… au fond, c’est encore une manière de nous gouverner, de nous torturer. La libération des femmes, oui, oui, la seule chose glorieuse qui soit arrivée dans les mœurs au XXème siècle ou à peu près…Mais on voit bien qu’il y a encore des poches résistance contre cette fameuse libération. Les modèles, les modes, rien de plus atroce. Après vient la terreur de ne plus plaire au mari, au père de nos enfants. Quel esclavage!

Ah, une chose me revient qui m’a toujours fait rire: les hommes veulent voir les seins des femmes… d’ailleurs maintenant on en voit sur les plages… je me trompe peut-être mais c’est en train de refluer, ce truc… je crois, on en voit moins qui osent… je ne sais pas pourquoi… non, mais ce n’est pas ça qui m’amuse. Les hommes veulent voir les seins des femmes, ça les obsède. D’ailleurs elles ont raison d’arborer leurs seins comme un saint sacrement… enfin, je trouve ça très beau, très… comment dire? … qu’on arbore ses seins… euh, c’est sain, c’est très sain… un signe de bonne santé, une fierté justifiée. Non, ce qui est drôle, c’est que les seins des femmes qui font l’objet des désirs des hommes, à tout bien considérer, c’est la première chose qu’ils ont touchée lorsqu’ils étaient nouveau-nés. Oui, la chose qu’ils ont explorée en premier, celle qu’ils ont vue alors, est justement cette poitrine qu’ils aspirent à découvrir avec tant d’empressement; bizarre… On dirait qu’ils se souviennent. Oui, ça doit être ça, c’est un souvenir, c’est pour eux ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus connu à la fois. Ils sont drôles les mecs, vraiment curieux… des bébés éternels. Enfin, je crois. Ça m’amuse de le penser, enfin bon, ce que j’en dis… ce que j’en dis…

 

Une pièce sur les seins (2/5)

Scène 2

(Catherine et Nicole entrent en parlant)
Catherine
Et tes seins ?
Nicole
(éclate de rire) Ah ah !! Mes quoi ?
Catherine
Tes seins…
Nicole
Mais tu te crois où ?… hem, euh… tu plaisantes, j’espère ?
Catherine
Non, pas du tout.
Nicole
Écoute, on parlait de nos rides, des meilleurs produits, de la crème, de nos varices…
Catherine
Et du fond de teint ! C’est important le fond de teint !
Nicole
Oui, j’oubliais ! Tu as raison chère amie, ma bonne amie qui se fiche de moi !
Catherine
Non, j’insiste, parlons maintenant de tes seins !
Nicole
Quoi ? Mes seins ? Tu ne les trouves pas beaux, mes seins ? Enfin, je me fiche un peu de ce que tu en penses. Sauf qu’une amie qui t’insulte, c’est pas vraiment agréable. Je ne vois pas le rapport !
Catherine
Je ne t’insulte pas. Réfléchis bon sang !
Nicole
Tu veux que je réfléchisse sur mes seins ? Elle est bonne celle-là ! Tu continues de te moquer de moi ! Mes seins, mais c’est ma part intime ; c’est aux hommes qu’il faut le demander, pas à moi ! Ni encore moins à toi, même si tu es mon amie depuis longtemps !
Catherine
Allons, allons ; arrête un peu ! Tu ne vois pas ?
Nicole
Ah oui, attends, j’ai compris, tu ne les trouves pas jolis et tu voudrais que j’aille me les faire refaire, je ne sais pas où par je ne sais qui. Un copain à toi, un chirurgien esthétique, tu parles ! Tu touches un pourcentage ?
Catherine
Pas du tout. Mais alors pas du tout !
Nicole
Qu’est-ce que tu mijotes ?
Catherine
Rien du tout, c’est l’évidence, je suis très sérieuse…
Nicole
Heureusement, j’aime pas qu’on se moque !
Catherine
Personne n’aime ça ! Ne te fâche pas, je t’en prie !
Nicole
Tu voudrais que je reste calme, alors que toi, mon amie, tu dis du mal de ma poitrine ! Quel culot ! Allez, dis-le : « Va te faire refaire les seins ! » et qu’on en finisse !
Catherine
Tu ne comprends rien, décidément.
Nicole
Oh si, oh que si ! Je vois bien où tu veux m’emmener espèce de… Oh n’importe quoi ! Et ça se dit mon amie ! Et toi tes seins, tu crois que… ?
Catherine
Mes seins, ça va, je te remercie…
Nicole
Alors voilà, Madame, avec sa poitrine de femme de 45 ans, elle, elle est toute contente, elle est satisfaite ; et moi qui en ai autant, je devrais aller me faire refaire les seins par le charcutier du coin !.. Au fait, t’as les sous, parce que ça coûte bonbon c’t’affaire ?
Catherine
Non, c’est gratuit.
Nicole
Ah, ah ! Très drôle ! Et c’est remboursé ! Avec mes mamelons je vais encore creuser le trou de la sécu ! Non, mais tu rêves Catherine, tu rêves ! C’est remboursé, ben tiens, et les oranges du supermarché c’est aussi remboursé par la sécu ?
Catherine
Ah, les oranges, non, mais les seins, oui !
Nicole
Tu vois ça de ta fenêtre ma petite Catherine… on est où là, on parle de quoi ?
Catherine
Ah enfin la bonne question, Nicole, enfin ! Fais un effort !
Nicole
Tu m’énerves. Je me sauve, je me barre, t’as compris ? On est chez les fous là. On commence par parler de nos petits trucs là, de nos petites misères et tout d’un coup tu sautes sans crier gare sur ma poitrine comme une tigresse ! T’es à moitié folle. Bon, je te laisse avec tes fantasmes. Occupe-toi de tes seins, je m’occuperai des miens quand j’aurai le temps !
Catherine
Non, c’est tout de suite ! Excuse-moi, je m’y suis mal prise… Pardonne-moi je t’en prie. Reste encore !
Nicole
Mais euh, je…
Catherine
Tu veux bien rester ? Juste un peu…
Nicole
Oui… Enfin, non ! Là faut que j’aille faire les courses. Y’a plus rien dans le frigo. Tiens sur la liste, y’a même des oranges !
Catherine
Non remboursées !
Nicole
Comme tu dis, mais arrête de te foutre de moi, s’il te plaît !
Catherine
Alors que l’examen des seins, lui, est remboursé !
Nicole
(Silence) Ah d’accord… d’accord… ! C’était… c’était ça ton truc ! Tu veux que…
Catherine
C’est l’évidence. Palpation, radiographie… à nos âges, tu sais… C’est la première cause de cancer chez les femmes.
Nicole
Non, je ne sais pas et j’en ai rien à cirer… Ah la dame patronnesse ! Tiens, y’avait soeur Emmanuelle pour les gamelles, voici soeur Catherinepour les poitrines ! Non, non, non et non !
Catherine
Explique-toi ! Pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Nicole
Parce que tu m’énerves. Occupe-toi de ta santé, d’accord ? Ton corps c’est ton corps. Va te faire voir, oui tiens, c’est ça, va te faire examiner ! Moi, rien du tout, je m’en fous !
Catherine
Onze mille par an !
Nicole
Onze mille quoi ?
Catherine
Onze mille victimes du cancer du sein, tu mesures les ravages ?
Nicole
Rien à faire, je m’en fous ! Ça fait mal ton truc d’examen machin, j’ai pas envie de me faire triturer la poitrine. C’est pas pour moi !
Catherine
Nous sommes toutes…
Nicole
Oui, ça va on est toutes concernées… Ah concernées ! Dis-moi par quoi on n’est pas concernées ! Dis-le moi ! On est concernées par la misère dans le monde, concernées par le sida, concernées par les grains de beauté, concernées par la bouffe trop grasse, concernées par la privatisation du téléphone, la disparition des hirondelles, le retour des coccinelles, l’absence des coquelicots au bord des routes, la guerre en Irak, l’extinction progressive des baleines, du tigre sibérien, des indigènes en Amérique du sud, et le réchauffement de la planète par là-dessus pour en remettre une couche! T’en veux encore des concernements ? Ou des concertations… enfin je m’en fous comment on dit, mais j’en ai marre d’être concernée. Qu’on me fiche la paix ! Voilà ce qui me concerne !
Catherine
Ouh là là ! Arrête de délirer ! Tes seins, tes seins, c’est pas du concret ça, ça ne te concerne pas ?
Nicole
Non.
Catherine
Et pourquoi non ?
Nicole
Je ne suis pas fragile. Jamais malade, moi, jamais !
Catherine
Ça frappe n’importe qui, n’importe quand ! Tu le sais bien. Onze mille par an !
Nicole
Onze mille femmes, pas d’hommes…
Catherine
Si, si, il y a des hommes, mais en proportion infime.
Nicole
Me fais pas marrer !
Catherine
Si, il y a parfois des hommes, je ne rigole pas. Mais bon, c’est surtout les femmes bien sûr !
Nicole
Ben tiens, évidemment, tu veux me faire croire n’importe quoi !
Catherine
Non, je t’assure… enfin, là n’est pas le problème !
Nicole
Et c’est même tellement pas le problème que je me barre, comme ça tu arrêteras de me foutre la trouille !
Catherine
Ah voilà bien le problème cette fois ! Onze mille, ça vous fiche le frisson !
Nicole
C’est des statistiques. Moi, je ne suis pas une statistique. Je suis moi et je n’entre pas dans ta combine de chiffres. J’ai jamais été malade, pas une fois sur le billard, c’est pas demain la veille que je vais risquer de…
Catherine
Risquer de quoi ? Tu as peur, c’est ça, je le vois bien, tu as peur, c’est normal…
Nicole
Mais c’est toi qui me fiche la frousse ! (Silence) Eh ben, oui, voilà, j’ai peur et je n’ai pas envie qu’on me dise après m’avoir pincé les seins dans une machine…. Oh, pis, j’en ai marre, je ne suis pas fragile, tu comprends, pas fragile… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous !! (Elle s’enfuit en se bouchant les oreilles)
Catherine
Nicole, je t’en prie !… où est-ce que j’ai commis une erreur ? Je lui ai fait peur. C’est nul ; oui, c’est ça, la peur, la peur… mais comment est-ce que j’aurais dû faire ? Bon sang, comment faire avec une pareille tête de mule ? Oui, pourtant c’est mon amie, mais comment faire ? Comment ?

 

Une pièce sur les seins (3/5)

Scène 3

(Catherine, Blandine, Véronique et Emmanuelle sont assises dans la salle d’attente d’une radiologue. Armande survient dans le cours de la conversation.)
Véronique
C’est la cousine à mon beau-frère, qu’elle habite, euh…, d’où qu’c’est qu’c’est que, euh, d’où qu’c’est que’c’est qu’elle habite déjà ?
Blandine
« Où est-ce qu’elle habite ? »
Véronique
Qu’est-ce tu dis Blandine ?
Blandine
On ne dit pas d’où qu’c’est qu’c’est, on dit où est-ce que…
Véronique
Oui, oh, c’est du pareil la même chose. Donc je te disais, la cousine à mon beau-frère…
Blandine
« De », de mon beau-frère !
Véronique
Ah, mais si tu m’interromperais pas tout le temps je pourrais te raconter nom de d’là, mais y’a pas moyen de moyenner avec toi ; j’te jure tailler une bavette avec toi c’est pas d’la tarte ! La vache ! En plus t’as toujours été du pareil au même à me corriger quoi t’est-ce que je dis ! Une vraie instit qu’on a à l’école, comme si quand on serait encore des gamines !
Blandine
Normal, c’est mon métier !
Véronique
Oui, ben ras l’bol, ton métier tu peux te le mettre où je pense, j’te jure !
Blandine
Oh, Véronique, arrête… je t’en prie, c’est déjà assez pénible comme ça…
Véronique
Quoi t’est-ce qu’est pénible ?
Blandine
Cette attente, là !
Véronique
T’as la trouille ?
Blandine
Bien sûr !
Véronique
Ben, y’a pas de quoi avoir les foies ! Tu sors tes seins comme les vaches leurs mamelles au salon de l’agriculture et puis voilà…
Blandine
Oh, je t’en prie Véronique, non, pas ça ! Mais quelle idée j’ai eue de t’emmener avec moi ! Tu me fais honte !
Catherine
Rassurez-vous madame, j’ai au moins aussi peur que vous.
Véronique
Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je te disais !
Blandine
Mais madame…
Catherine
Appelez-moi Catherine !
Blandine
Merci Catherine ! Enfin, Véronique, tu n’as pas entendu, Catherine a eu l’élégance de me dire qu’elle avait peur comme moi ! Tu vois, y’a pas que moi qui redoute cet examen !
Véronique
Oui, ben moi, les examens, à l’école, j’en ai jamais réussi aucun. Mais l’examen des seins, toujours, à chaque fois je les ai réussis !
Blandine
Oui, toi, tu t’en fiches, c’est pas la première fois !
Véronique
Oui, j’y suis déjà été ! Tiens, la première fois c’est quand que la cousine à mon beau-frère, elle a eu un tique qu’on lui a retiré avec une grande aiguille comme ça ! (Elle fait un geste des deux mains)… Comme ça… qu’elle m’a raconté la cousine à mon beau-frère…
Blandine
Elle a eu quoi ?
Véronique
Un tique ou un tisque, je sais plus…
Catherine
Vous voulez dire un kyste sans doute !
Véronique
Oui, oh, c’est du pareil la même chose !
Catherine
On dit que c’est extrêmement douloureux.
Blandine
Rien que l’idée qu’on m’enfonce une aiguille dans le sein, j’en frémis d’horreur !
Véronique
Oui, ben , la cousine à mon beau-frère elle a dit non, que ça faisait pas mal, mais alors pas du tout mal, qu’elle a dit la cousine à mon beau-frère !
Catherine
Tout dépend des sensibilités, sans doute, et vous madame, pourquoi avez-vous peur ?
Blandine
Appelez-moi Blandine…
Catherine
D’accord Blandine !
Blandine
Pourquoi j’ai peur ? Je ne sais pas, Catherine, je ne sais pas !
Catherine
Moi non plus, je ne sais pas, je dois vous l’avouer.
Blandine
L’idée qu’on me palpe les seins, vous savez…
Catherine
Moi, c’est la radiographie ; je trouve ça, comment dire ? Comme une intrusion quoi, je ne sais pas ; les images après, tout ça, ça me dégoûte un peu… Je… comment dire ? J’ai peur du résultat et surtout je ne me reconnais pas ! (Riant) Je sais bien que ça n’est pas comme une vraie photo, mais tout de même !
Blandine
Vous voulez dire que c’est obscène, quelque chose comme ça !
Catherine
Oui, c’est ça !
Blandine
Je vois, je vois.
Catherine
Merci ! Oui, tout à fait ça, c’est le mot, c’est obscène. Et vous, vous avez peur de la palpation ; euh, je trouve ça un peu limite aussi.
Blandine
Atroce, j’en frémis d’avance !
Emmanuelle
Je me permets de m’immiscer dans votre conversation… mon nom est Emmanuelle !
Blandine
Bonjour Emmanuelle !
Emmanuelle
Bonjour, excusez-moi, Blandine… vous n’avez rien à redouter… et vous non plus Catherine !
Catherine
Dites-nous, nous ne demandons qu’à être rassurées!
Emmanuelle
(Désignant Véronique) C’est comme madame l’a dit.
Véronique
Ah, tu vois, quoi t’est-ce que je t’avais dit avant qu’on vient, que c’était pas la peine d’en faire un camembert de chez Maroilles !
Emmanuelle
Oui, enfin, je m’exprimerais un peu différemment de Véronique, mais je dois vous dire que je viens ici tous les ans et que, mon dieu… Je vais peut-être vous étonner… mais c’est un vrai plaisir !
Blandine
Un plaisir ? !
Catherine
Un plaisir ?!
Emmanuelle
Vous n’êtes jamais venues, vous ne pouvez pas savoir, cela va de soi !
Catherine
Mais savoir quoi mon dieu ?
Emmanuelle
Comment vous expliquer ? Elle a les yeux bleu vert, presque gris dans la semi- obscurité de la pièce, regard qu’elle rehausse d’un soupçon de mascara et la paume de ses mains est si chaude que…
Blandine
Excusez-moi, mais de qui parlez-vous ?
Emmanuelle
Mais de la radiologue bien sûr ! Celle qui fait les radiographies et l’examen des seins !
Catherine
C’est bien de nous parler de ses yeux et de ses mains, mais l’examen en lui- même, ça fait mal ? !
Emmanuelle
Permettez-moi avant de répondre à votre question d’insister sur sa coiffure d’un brun roux superbement accordé à ses pupilles mobiles qui vous fixent avec franchise, sans parler de sa voix douce, un murmure de ruisseau à la fois ferme et sautillant comme un rire constamment réprimé. Sa seule présence de fée, de magicienne, trônant debout au milieu de ces machines sophistiquées et qui pourraient sembler réfrigérantes vous donne une confiance totale, ce n’est pas une doctoresse seulement, non, c’est une reine, et se faire examiner les seins par cet ange incarné dans sa blouse blanche est un plaisir auquel rien ne saurait se comparer !
Véronique
La vache, comment qu’elle cause l’Emmanuelle, je sais pas de qui elle parle mais j’aimerais bien lui serrer la main à c’te docteur dont à propos qu’elle cause !
Blandine
Mais triple buse, elle nous parle de celle qui doit nous examiner !
Véronique
Ah ben alors, on parle pas de la pareille au même ! Tout ce qu’elle vient de dire, c’est balivernes et compagnie, nom de d’là ! Comment vous dire ? Elle a la taille d’une génisse de huit mois, des yeux de chèvre et une blouse blanche que j’en voudrais pas pour traire mes vaches, c’est pas une blouse qu’elle a, c’est un sac de farine !
Catherine
Bon, enfin, bref, cela n’a rien d’une corvée, hein, c’est ça, malgré ce qu’en dit Véronique ?
Emmanuelle
Tout à fait, chère amie. C’est un délice, un vous verrez, je ne vous en dis pas davantage !
Armande
(Elle sort de la salle d’examen et rentre dans la salle d’attente) Zut, zut, zut ! J’ai oublié mon soutif ! Vache de vache ! (Elle parle à Emmanuelle qui vient de se lever et se précipite dans le cabinet de la radiologue) Vous, attendez-là, je dois aller rechercher mon machin là…
La doctoresse
(Une voix depuis les coulisses) Madame Béjart, votre soutien-gorge !
Armande
Oui, ça va, ça va, je sais, j’arrive ! Filez-moi mon soutif ! (Une main passe le soutien gorge des coulisses vers la scène.).. Merci !
Catherine
Mais c’est Armande ! Bonjour, comment tu vas ?
Armande
Bonjour… pas bien, mais alors pas bien du tout !
Catherine
On t’a détecté quelque chose ?
Armande
Oh non, c’est pas ça mais j’avais tellement les boules que ça m’a fait un de ces mal, la vache !
Catherine
Enfin, Armande, si t’as rien, t’as rien, et c’est tant mieux !
Armande
Ouais, je sais… je sais, mais regarde-moi ça ! (Elle brandit le soutien- gorge)J’oublie tout, je suis dans un de ces états, si tu savais…
Véronique
C’est pas grave ça, d’oublier son soutif, y’a plein de jours où je le mets pas et je m’en fous ! C’est pas si important ma bonne dame, et si même que vous voulez le remettre là devant nous avant de sortir, ça gêne personne, hein ma Blandine ?
Blandine
Oui, non, bien sûr, tu as raison !
Emmanuelle
(Elle est debout, sur le point de rentrer dans le cabinet de la radiologue, donc de sortir de scène, mais elle suit la conversation…) Il me semble cependant que ce lieu public convient bien peu à cette délicate opération, excusez-moi… une certaine décence naturelle m’oblige de plus à vous dire que là, debout, le soutien gorge à la main, vous n’êtes pas d’une élégance folle !
Véronique
Mais laissez-la donc faire ce qu’elle veut, à c’te pauv’ femme ! (Armande hausse les épaules et met son soutien gorge dans son sac).
Armande
Pffff! Moi, dans une autre vie, j’aurais le choix, je préfèrerais être un mec… toutes ces histoires de seins et de soutien gorge… ça me gonfle, ça me gonfle !
Blandine
Oh, ne dites pas ça, je vous prie, c’est si beau d’allaiter des enfants !
Armande
Ah, parlons’en d’allaiter des enfants ! Ça vous fait des seins en poire, une horreur, d’ailleurs moi, j’ai refusé d’allaiter pour mon Kevin. Madame Béjart qu’elles me disaient les sage-femmes, y’a rien de plus beau, elles disaient même un truc du genre: allaiter, c’est l’école des femmes… l’école des femmes, tu te rends compte, non mais n’importe quoi !
Catherine
Mais c’est vrai Armande, je te jure, tu as raté quelque chose !
Armande
Je m’en fous ! Je ne veux même pas en entendre parler !
Emmanuelle
Je vous avoue que je m’interroge également sur le bien fondé de votre réticence à donner le sein, car enfin cette osmose délicieuse jamais au grand jamais, en notre brève existence, nous ne la revivrons avec cette intensité troublante !
Armande
Oh, vous, la précieuse ridicule, ça suffit hein ! Arrêtez vos effets de manche et allez plutôt vous faire tripoter les mamelles par cette folle de radiologue qui a dû trouver son diplôme dans une pochette surprise ! (La radiologue appelle : « Madame Emmanuelle Arsan! »)
Emmanuelle
(Gifle Armande) Vipère ! Vous n’avez pas l’avez pas volé! (Elle sort, et rentre ainsi dans le cabinet de la radiologue).
Armande
(Elle se frotte la joue) Aïe, aïe, aïe !Ben qu’est-ce qu’il lui prend à cette dingue ?!
Catherine
J’ai cru comprendre qu’elle était amoureuse de la radiologue !
Armande
La vache, elle m’a fait mal ta copine…
Catherine
Ce n’est pas ma copine, on s’est rencontrées ici, à l’instant !
Armande
Décidément, c’est pas mon jour. J’aurais mieux fait de rester au lit.
Catherine
Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, après tout t’as rien aux seins, de quoi te plains- tu ?
Armande
Oh, là, je ne sais pas si je dois, tu es là avec des amies et…
Blandine
Nous nous sommes rencontrées ici par hasard comme Catherine vient de vous le dire. Si vous avez une difficulté, et si cela vous fait du bien d’en parler, confiez-nous ce que vous avez sur le cœur.
Armande
Je vous remercie mille fois. Cela fait tellement mal. C’est mon mari.
Catherine
Jean-Baptiste ?
Armande
Oui !
Catherine
Il dirige toujours le théâtre ?
Armande
Hélas, oui, quand je pense que c’est moi qui l’ai fondé ce théâtre et que je l’ai fait venir parce que j’en étais folle de ce type… et voilà…
Catherine
Et voilà qu’il en a trouvé une plus jeune, bien sûr…
Armande
Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ?
Catherine
Mais non ! Bien sûr que non ! Mais à nos âges quand on a des problèmes avec son mari, on sait bien ce que ça veut dire.
Blandine
Je m’excuse de partager vos confidences.
Armande
Oh, y’a pas de mal. Ça me fait du bien d’en parler, et puis, on en est toutes là.
Blandine
Oui, je fais une radio de contrôle avant de faire refaire les seins. Je voudrais tellement continuer à plaire à mon Ludovic.
Armande
Permettez-moi de vous le dire crûment : vous perdez votre temps et votre argent. (Elle marque une pause pour prendre son souffle) Une femme meurt de son vivant.
Catherine
Ah non, Armande, non ! Il faut se battre, lutter !
Véronique
Et pis, si y veut fout’ le camp, y’a qu’à l’fout’ dehors ! Moi, c’est quoi t’est-ce que j’ai fait avec mon bonhomme. Vlan ! À la porte ! J’ai gardé les vaches et tout le pré de derrière ; le reste avec ses bagnoles, il a tout conservé et c’est tant mieux. Chacun pour moi.
Blandine
Chacun pour soi, plutôt… chacun pour soi.
Véronique
Oui, bof, pour moi, pour soi, c’est du pareil la même chose !
Catherine
Ah si toutes les femmes du monde pouvaient se donner la main !
Armande
Merci de m’écouter en tout cas, ça fait drôlement du bien…
(Elles entourent Armande comme pour la protéger et lui déposent tour à tour un baiser sur les cheveux. Des mots peuvent être dits : « Ce n’est pas si grave, tu vas être tranquille maintenant, il ne faut pas t’en faire, la vie est belle, elle continue… »)

 

Une pièce sur les seins (4/5)

Scène 4

(Lorsqu’elles entrent en scène elles semblent engagées dans une conversation qui dure depuis un certain temps)
Agathe
Mais si, Joël, souviens-toi, avec ses lunettes de travers et les cheveux bouclés comme un mouton !
Julie
Oui, je vois, ça y ‘est, je vois !
Agathe
Donc, je te disais, l’autre jour, on l’avait invité avec sa nouvelle… comment dire… avec sa nouvelle femme, enfin, ils sont pas mariés…
Julie
Avec sa nouvelle compagne.
Agathe
Voilà, compagne, si tu veux. Eh bien, autant l’ancienne était plate comme une limande, comment elle s’appelait déjà?
Julie
Roberta…
Agathe
Oui, Roberta, j’allais dire Spaghetti tellement elle était mince comme un fil…
Julie
Oui, et mignonne avec ça !
Agathe
Enfin, faut aimer, moi, les femmes fil de fer avec deux œufs sur le plat en guise de seins.
Julie
Mais je te parle pas de ça ! Son corps je m’en fiche. Roberta elle était sympa.
Agathe
Oui, bon, bref, enfin la nouvelle femme de Joël…
Julie

Sa nouvelle compagne…
Agathe
Oui, ben, sa nouvelle compagne, comme tu dis, elle a une de ces poitrines… comment dire ? Énorme, énorme, énorme !
Julie
Énorme comment ?
Agathe
Ben, comme ça, à peu près ! (Elle fait un geste pour en montrer l’ampleur)
Julie
Ah oui, quand même !
Agathe
Oui, à ce point là ! Je vais te dire, moi, je trouve ça ridicule !
Julie
Ridicule ! Attends, mais pas du tout, c’est la nature !
Agathe
Oui, ben moi, j’en ferais évacuer la moitié à coups de scalpel ! T’imagines le truc à porter ?
Julie
Mais nooon ! Laisse aller la nature ! Tu sais, au fond, je trouve qu’une grosse poitrine c’est très beau !
Agathe
Beau ? Tu te fiches de moi ! Beau ! Mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ?
Julie
Ça donne une présence rayonnante ; il y a là une grande joie dans une telle présence ! La vie, c’est beau la vie !
Agathe
Non, non, on voit bien que tu l’as pas vue. C’est encombrant ce truc là ! Tout juste si en se penchant pour s’asseoir elle n’a pas renversé les fleurs que j’avais posées sur la table !
Julie
En tout cas, dis-donc, Joël, il change du tout au tout. J’espère que sa nouvelle compagne est aussi sympa que Roberta, c’est tout ce qui compte.
Agathe
Remarque, sa Roberta, elle aurait pu les gonfler au silicone, elle serait peut-être restée avec Joël !
Julie
Et tu penses vraiment que la deuxième elle devrait se les faire diminuer ?
Agathe
Ah oui, franchement. Une taille pareille, c’est pathologique, c’est un vrai handicap !
Julie
Bof ! Les seins qu’on gonfle et qu’on dégonfle, je trouve tout ça humiliant, c’est pas clair cette histoire.
Agathe
Quoi ? Qu’est-ce qui est humiliant là-dedans ?
Julie
Je ne sais pas. C’est la vie et ses fantaisies et tu vois y’a des modes comme ça… les femmes se croient obligées de se conformer à une moyenne qui n’existe pas. Une moyenne qui doit rôder dans l’esprit des mecs et qu’on impose comme ça, pour humilier les femmes ! La femme parfaite, je l’ai jamais rencontrée.
Agathe
Et Joël non plus visiblement. Maintenant il se crève les yeux sur son corsage. Bon, moi je veux bien, mais enfin, trop c’est trop !
Julie
Noon, non, Agathe, non, le problème n’est pas là, bon dieu ! La taille de la poitrine, on s’en fout, tout dépend de ce qu’il y a autour !
Agathe
Autour ? Mais autour de quoi ?
Julie
Ben le sourire, la voix, la démarche, l’allure générale, l’intelligence… être une femme, c’est quand même pas dans la poitrine !
Agathe
Ça joue un rôle !
Julie
Non, c’est nul. On n’est pas de la barbaque ! Plus ou moins de viande sur le thorax, ça ne fait pas une belle femme. La beauté c’est aussi intérieur et ça rayonne par les yeux, par les gestes, enfin quand même, on ne va pas réduire la beauté féminine à la taille des seins ! C’est stupide à la fin, ces conversations à la noix !
Agathe
Tu penses que ce que je dis là c’est des paroles à la noix ?
Julie
Franchement ! Franchement, écoute Agathe, je t’aime bien mais l’ampleur de la poitrine, on ne devrait pas se fixer là-dessus !
Agathe
Tu ne réponds pas ! Cette conversation là, elle te paraît idiote ?
Julie
Oui.
Agathe
Merci ! Tu m’énerves, toujours à me contredire ! Tu fais ça tout le temps, sur n’importe quel sujet !
Julie
C’est faux !
Agathe
Tu vois, tu me contredis encore ! Tu le fais exprès, non ?
Julie
Pas du tout ! Je dis ce que je pense ; les seins, tu parles d’un truc, toi… bouh, ça me fout en l’air ces trucs là ! On a les seins qu’on peut et puis on s’en débrouille et zut, j’en ai marre de parler de ça !
Agathe
Vu l’humeur de madame, moi, je décanille d’ici ! Pour une fois qu’on parlait d’un problème de femmes.
Julie
Un problème de femmes !!?? Les seins ce n’est pas un problème et cela ne concerne pas que les femmes. Tu es vraiment à côté de la plaque, toi. Tout ça pour dire du mal de l’une de l’autre… j’en ai ras le bol de ces ragots !
Agathe
Je me sauve, moi, marre de t’entendre, je reviendrai quand tu seras plus aimable !
Julie
C’est ça, c’est-à-dire jamais !
Agathe
T’as l’intention de me faire la gueule pendant vingt ans ? Ah cet air triste, là, à remâcher des rancœurs !
Julie
Pas du tout ! Qui est-ce qui a parlé de la beauté de la nature, de la joie de vivre, qui a défendu aussi bien les petits seins que les grosses poitrines ? Et ce serait moi qui serait pleine de rancœur ? Moi, je trouve tout ça très bien et j’estime qu’on en fait un peu trop sur des détails de notre anatomie qui ne sont pas essentiels ! Et puis on ne découpe pas les femmes en tranches, c’est un ensemble, ce que nous disons n’est pas essentiel, je te dis.
Agathe
Qu’est-ce qui est essentiel ?
Julie
La vie, l’amour de la vie, la joie de vivre…(en un murmure) et j’en sais quelque chose !
Agathe
C’est quoi cette histoire ?Tu es une spécialiste de la joie de vivre ?
Julie
Non, non…
Agathe
Tu sais quoi ? Qu’est-ce que tu as à en dire ?
Julie
Rien, rien… va, va…
Agathe
Tu caches quelque chose.
Julie
Non, non…
Agathe
Si, si, tu me caches quelque chose !
Julie
Non, non.
Agathe
Si, si, je le vois.
Julie
Non, ça va, ça va aller…
Agathe
Tu parles, je te connais.
Julie
Arrête, je t’en prie.
Agathe
Allez, allez !
Julie
Non, je ne veux pas, je ne peux pas.
Agathe
Tu ne veux pas quoi ? (Silence) Tu pleures ? Dis-moi que c’est pas vrai, ce n’est pas moi qui… (Julie fait non de la tête) Tu… tu…
Julie
C’est… c’est le cancer du sein… pas très avancé, là, à droite…
Agathe
Je vois… tu as des chances de… (Julie fait oui de la tête). On en guérit aujourd’hui, excuse-moi, pardonne-moi, je ne pouvais pas… (Elles s’éloignent tout en parlant, comme elles sont venues).

 

Une pièce sur les seins (5/5)

Scène 5

Phrases isolées (Fin)

(Les actrices s’avancent l’une après l’autre pour dire une phrase… il peut s’agir de phrases qu’elles ont inventées elles-mêmes)

Mes seins, j’en prends soin.

(prendre cette phrase comme un refrain toutes les cinq phrases)

Fendant le flot des passants, cette proue du navire féminin vogue sur les boulevards.

L’envie de vivre est suspendue au décolleté des belles.

Les seins, double volcan dont les éruptions dorment sous les corsages.

Qu’as-tu fait de tes seins, toi qui gémis d’un cancer très probable ?

Et nous avancerons cousant sur le fil des saisons des tissus dentelés qui rehaussent leur galbe.

Ce que je donne en fait d’amour, ce sont les fruits précieux de ma jeune saison.

La galanterie, messieurs, a été inventée pour laisser passer les seins dans l’embrasure des portes.

La première tétée et les amours précoces y rôdent pour la vie ; toute la vie.

Vous voudrez bien découvrir dans nos seins transparents une image de la terre, ce globe qui nous porte.

Du balcon de mes seins tu as vu, enfant, tous les pays du monde.

Tes seins sont-ils si sûrs qu’ils ne relèvent d’aucune radiographie ?

Il faudrait dire aux bébés ainsi qu’aux amoureux : régalez-vous mes enfants voici venir le règne des seins souverains.

Méfiez-vous, fiers gaillards, vous dormirez bientôt tout petits à l’ombre de mes seins.

Tartuffe : Ne cachez pas ce sein que j’aimerais tant voir !

Mes seins, le soir : écoutez ce que le couchant soupire dans sa poitrine rouge horizon!

N’oubliez pas que vous avez un corps : vos seins le murmurent au miroir.

Les jambes font des pas, arpentent les rues, seuls les seins dansent vraiment.

Il sont le sourire avancé à la fenêtre du corps, un souffle de passage, du bout des aréoles.

Dans l’arrondi de lait blanc dont tu remplis chaque matin le creux du bol, tu te revois bébé, accroché à mon sein.

Deux diamants doux qui étincellent devant moi.

Ils nous précèdent mais leur souvenir nous suit.

Au soleil de nos seins vous égayez votre journée de pluie.

Le souffle du vent sur la moisson à venir, au bord de l’été, n’approche pas la splendeur d’une caresse sur le sein.

Je tremble de pitié à l’idée que des hommes – pour peu qu’ils aient été nourris au biberon – ne sauront jamais ce qu’est un sein. Il leur manque la moitié du monde.

Depuis toujours, des architectes couvrent le monde de coupoles : ils ont raison ; le sein est l’unique ferveur.

Si belle à Paris, avec ses courbes souples, la Seine est sœur du sein.

 

Mains et bricolage

Je m’interroge souvent sur l’oubli des mains qui furent autrefois essentielles à toutes activités ; il y eut la main, puis les machines et enfin la technologie : on s’est éloigné des mains, comme l’a fait de la valeur or à travers la papier monnaie et la carte bleue.

A part lorsqu’elles courent sur le clavier de l’ordinateur, je n’utilise mes mains que rarement. En amour, en amitié… guère davantage.

Le bricolage heureusement est demeuré : c’est ce temps étrange où je dois faire passer par mes doigts un défaut auquel je vais remédier. Parfois ce n’est qu’un changement d’ampoule : ce n’est rien qu’un noir qu’on remplace par la lumière, visser dévisser, tranquille assurance du système préparé. Plus souvent le bricolage est un acte qui exige patience et imagination. Je ne trouve pas la solution immédiatement. Je suis avec ma panne, je deviens ma panne ; je pourrais faire appel à un artisan ; je m’y refuse, par bravade sans doute, pas pour gagner trois sous, il y entre une forme d’honneur dont j’ai dit ailleurs le ridicule.

J’insiste. Bras ballants, je me perds dans des considérations sur le temps qui use tout, mon esprit s’embrume d’une légère colère contre les matériaux qui ne tiennent pas face à la lente furie des jours, et ne se plient pas à ma volonté : je n’ai pas la bonne clef, le tournevis dérape, je ne comprends pas comment l’objet défectueux fonctionnait. Chaque panne m’oblige à des efforts d’imagination : comment a-t-on conçu cet objet, pourquoi le temps a-t-il dévoré son usage, que puis-je faire pour lui redonner un second souffle ?

Je m’aperçois alors que je n’avance pas. La solution ne vient pas. La matérialité des choses refuse de céder. Et soudain, en un réflexe qui m’étonne, je m’assieds et je pense. J’imagine. Il arrive que je fasse autre chose, promenade, écriture, lecture, mais j’entends courir en sous-main l’obsédante présence du manque, du défaut, de la machine en panne, du mécanisme à réparer. Je laisse passer la nuit, puis la journée, puis une autre nuit. J’entends l’objet qui proteste ; au quotidien son non fonctionnement me gêne. Je fais en sorte de l’oublier alors totalement. Ma mémoire n’en veut pas. Je chasse l’intrus.

C’est à ce moment que la solution s’impose à moi sans que je l’aie voulu ; un matin, la lumière jaillit, j’ai ressassé sans m’en rendre compte la plaie matérielle au corps de la maison et la réparation est déjà faite avant que je commence mon approche nouvelle. Témérité, résolution. Je suis d’autant plus ravi que ma réparation va se faire avec des matériaux que je possède déjà : c’est la définition du bricolage, telle qu’on la trouve aussi bien chez Levi Strauss que chez le bricoleur du dimanche (dont je suis). Parfois c’est un passage de sèche-cheveux pour dégeler une canalisation, un coup de tournevis à donner dans l’autre sens, une pièce à libérer d’un coup de cutter… peu importe. On sent que la mécanique obéit, que la matière cède sa froideur à mon esprit. La main pense. Le monde matériel rend les armes ; petit Prométhée de banlieue, je songe que je suis à cet instant à l’aube de l’humanité… cette intelligence doublée d’imagination projective est ce qui nous sépare des bêtes, c’est ce qui a fait notre décollage hors du monde instinctif des animaux. Préhistoire rejouée, rien de plus réjouissant.

Et j’en viens à penser que l’oubli des mains que j’ai évoqué est un mythe d’administratifs urbains et réglés, car l’artiste, le cuisinier, le chirurgien, l’infirmière (sans parler des artisans) bien des vivants donc usent de leurs mains pour élaborer ou réparer la matière morte ou vivante. Je songe aux millions d’instrumentistes qui donnent à rêver à partir de la matière brute qu’ils font vibrer ; je m’en sens proche. La musique aussi est une victoire sur le temps. Et je me plais à méditer sur la joie du bricolage, domination de la matière qui s’use, empire que je prends sur le flot des heures où tout est voué à la destruction. Ma réparation est une victoire contre le temps. Modeste fierté qui fait qu’on rêve mieux. Musicien sans partition, confronté à la matière glacée, je me réchauffe les mains au feu de ma victoire que personne d’autre que moi ne connaîtra.

Récemment j’ai acheté une ampoule spéciale, sorte de spot, pour éclairer une petite pièce. Je l’avais installée il y a des années et je ne savais plus comment l’objet fonctionnait. En considérant le nouvel objet à remettre en lieu et place de l’ancien, j’ai lu que ce spot était garanti 20 000 heures. J’ai changé cette ampoule fixée par un clips particulier en prenant tout mon temps ; je refaisais l’histoire de son installation, mes découpes au plafond, cette manière que j’avais eu de chantourner le bois qui entourait l’endroit de fixation. Je sentais qu’une profonde mélancolie s’associait à tous mes gestes. Je me dis d’abord que j’étais visité par le travail d’autrefois: un miroir placé à hauteur d’homme me renvoyait de moi une image vieillie qui recroisait le souvenir que j’avais de moi à l’époque où je fis cette installation. La petite tristesse ne voulait pas me quitter. J’entendais autre chose. Et c’est lorsque tout fut terminé que, ramassant l’emballage, mon regard tomba une fois encore sur la garantie du spot : 20 000 heures!

Ainsi cette ampoule dont je ne faisais que des usages intermittents allait durer au delà de ma vie ! Voilà ce qui me hantait : je devenais une manière d’étoile dont l’éclat brillerait encore longtemps après ma mort.

Scène de ménage sur les jeux vidéos

( Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle : Je ne t’ aime plus.

Lui : Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus. Marre !

Lui : Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : J’en ai ras le bol !

Lui : Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui : Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui : Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Treize ans !

Lui : Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle : Comment ça « bof »? Explique !

Lui : Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui : Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui : (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle : Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui : Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle : Les enfants… et les enfants !

Lui : Quoi, les enfants ?

Elle : Tu leur as dit quoi ?

Lui : Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle : Ah parce que tu es contre les jeux vidéos c’est vrai !

Lui : Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle : C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui : Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle : Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui : Ouais, ouais…

Elle : Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui : Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle : J’ai tort ! Des jeux de débiles ? Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui : Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle : Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareils aujourd’hui. Et puis t’exagère, comme toujours.

Lui : Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle : Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui : Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle : Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui : Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux… de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle : Eh bien fiche le camp ! Va-t-en ! Va-t-en !

Lui : T’es sérieuse là ?

Elle : Je ne t’aime plus.

Lui : Non, vraiment ?

Elle : Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui : Si si, mais je pensais…

Elle : Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui : Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle : Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui : Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle : Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui : Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle : De nos enfants !

Lui : Oui, ça va, de nos enfants.

Elle : Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui : Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle : Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui : Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle : Un autre quoi ?

Lui : Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle : (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ? Allez, va-t-en !

Lui : Tu ne m’aimes plus ?

Elle : Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence) Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos c’est ça aussi.

Lui : C’est ça, quoi ?

Elle : Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui : Tu y as déjà joué ?

Elle : Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui : Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle : Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui : On en apprend tous les jours.

Elle : Et tu en apprendrais davantage si…

Lui : Si quoi ?

Elle : Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui : Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle : Oui, c’est bien ce que je dis, tu ne fais rien, tout est automatique !

Lui : Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle : Non, pas la peine.

Lui : Tu ne veux pas d’aide ?

Elle : Non.

Lui : Et pourquoi ?

Elle : Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui : Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle : Non, en effet, je ne veux pas.

Lui : Qu’est-ce que tu veux ?

Elle : Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui : Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle : Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui : Je vois, je vois.

Elle : Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qui fut notre couple.

Lui : Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle : J’appelle les enfants pour manger.

Lui : Non, non, attends.

Elle : On n’a pas fait le tour du problème ?

Lui : Non, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle : Je vais voir si je peux, dis toujours…

Lui : Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)