Un pékin au Japon (3)

Ma fille et moi marchons à pied jusqu’à une sorte d’auberge, à travers des rues que je trouve bizarrement mal éclairées : les nuits d’orient sont obscures… c’est plutôt mon regard qui s’est habitué à la lumière farineuse des aéroports qui fait le teint mortel, alors qu’ici les lumignons sourient modestement au pauvre pékin… qui se prétendrait presque fatigué alors qu’il a dormi comme un loir dans le ventre d’un 380 d’Emirates, aux hôtesses si pimpantes avec leurs coiffes rouge qui leur descendent sur les épaules.  C’est un souvenir qui traîne alors que je mesure mes premiers pas – que le goudron me paraît souple après le vol ! Mes articulations cessent de me mordre sur le tronc pour enfin jouer la musique du vieux voyageur fourbu et content.  Nos voix portent dans les rues minuscules comme si nous étions seuls ; nos dialogues et nos rires volent au vent du Pacifique, au loin des moteurs grondent et fouillent une cité que l’on devine énorme.

C’est un plat unique de nouilles ; ce pourrait être désolant, on se surprend pourtant à deviner dans le liquide qui les baigne dix ou vingt senteurs, comme des rencontres au palais de quelques plantes bienvenues, toute la douceur d’une sorte de salade inconnue, des épices mais sans trop, des morceaux de jambon je crois, enfin  une sorte de soupe avec des nouilles pour base. Mais j’anticipe sur les rituels : en premier lieu un verre d’eau empli de glaçons que l’on apporte en prenant la commande, puis une serviette chaude posée dans un ramequin en forme de poisson : on boit frais mais on se frotte les paumes et les doigts au chaud ; il convient d’être propre surtout pour un plat de nouilles où l’on sent sur la langue une expérience de vingt ans de bons et loyaux services pour le plus grand bonheur de l’humanité affamée. Le lieu est petit ; j’apprendrai qu’il en existe ainsi des milliers ; la ville au monde où il y a le plus de restaurants, risque un ouvrage peu enclin à l’exactitude ; comme le repas ne coûte pas grand-chose, on ne voit pas pourquoi on ferait la cuisine… et les restaurants ne désemplissent jamais.

Au retour, je relève que contrairement aux habitudes de pensée (c’est pour ça qu’il voyage, le pékin, il veut déverouiller les clichés), les Osakiens habitent des maisons toutes différentes ; si les rues sont à angle droit – la raison y parle géométrie d’après-guerre –  aucune maison ne ressemble à sa voisine. Dans l’éclairage tamisé où rôde une forme de fête intime des plantes variées se côtoient avec un goût très sûr pour le brouillage des genres. Et puis cette suite de toits pentus ou plats ou recourbés, des marches ici, des portes là, rien qui vient donner le sens de l’unité. Je pense tout à coup que ce mélange ressemble au plat que je viens de déguster ; joli chaos, où le mélange est la règle. Je viens d’énoncer une première loi (tout est chaos, tu parles d’une loi !) que les jours à venir confirmeront ; pas peu fier le pékin, il vient d’arriver et après dix sept heures d’avion le voilà qui énonce un cogito qui ne se démentira pas ; c’est beau d’être pas peu fier : une voix murmure : t’as pas honte d’être encore comme ça à soixante cinq balais ?

Au matin du premier jour, ma fille travaillant, je m’aventure sans langage, rien dans les mains rien dans les poches sauf le passeport et quelques yens, à travers les rues environnantes. Il me revient qu’un pékin en réalité est un ignorant, un candide, un naïf ; le terme désigne le demeuré qui ne connaît rien aux armes, aux batailles, mot de la première moitié du XIXème siècle où en fait de mitrailles et de galons notre pays a beaucoup donné, jusqu’à l’épuisement de nos richesses. S’il fallait un motif à la crise pensai-je négligemment en marchant dans les venelles de cet extrême orient, je dirais les guerres de Napoléon à 1962, mais le Japon et l’Allemagne ont également si je puis me permettre « beaucoup donné » ». Alors que chez eux cela semble les avoir un temps dynamisés (potlatch), nous et nos douces collines avons perdu quelque chose d’essentiel dans ces violences éperdues : le dynamisme… et nos petits jeunes qui nous font tant défaut. Avec De Gaulle et le pseudo cultivé Mitterrand, nous avons pu faire illusion, mais dans notre nihilisme nostalgique de la France grande nation, nos râleries ont défait la tapisserie historique tissée depuis des siècles à coup d’arbalètes et de mitrailles. Vieux pays, je baisse les yeux, la poussière de mes adidas en témoigne. J’aime ces rêveries qui n’ont aucune vérité autre que ma volonté de surmonter l’ignorance de tout ce qui m’entoure, comme on se met un manteau râpé quand il fait froid.

Ici tout est neuf. Les vélos, les voitures de luxe, l’impeccable parc à deux pas où des foules de jeunes s’encouragent au skate board, planche fétiche des garçons (pourquoi si peu de filles ? ) où les adolescents figurent leur déséquilibre entre enfance et âge adulte, glissant sur le no man’s land qui cerne le stade ; leur hardiesse, qui eût été autre fois guerrière, s’exerce dans des figures où le tabou consiste à ne pas toucher terre. Ils volent, les petits : oiseaux à peine sortis du nid, ils risquent à défaut de leur vie, un bras, au pire une jambe, pour rire, pour sourire, pour se moquer du piéton tel qu’il va : ils roulent de biais, tordent leurs corps, et à leur manière mettent en question le pas des pékins, contestation radicale du plus commun : marcher. Ils sont là une trentaine, peu différents de chez nous, et c’est cela qui me rassure, « comme chez nous, murmuré-je, comme chez nous » ; et leurs acrobaties risquées ressemblent tellement à mon aventure ! Je me sens seul sur une planche instable, j’avance en cherchant moi aussi mon équilibre ; j’essaie de trouver naturel d’avoir une tronche pareille au milieu des millions qui ne me ressemblent pas ; je suis en outre vexé de ne pas comprendre les paroles et les inscriptions qui s’élèvent autour de moi. Rien à quoi se raccrocher. Je suis dans le vide. Je frise l’ivresse de l’exilé.

Et soudain un panneau que je comprends : ici il est permis de marcher… pas de faire du vélo ni du skate… mais ils en font tous ! J’ai dû me tromper. Je revois le panneau figuratif, non, c’est vraiment interdit. Je m’extasie devant ce morceau de petite France où les interdits n’ont de sens que violés… ce qui met à bas le cliché du Japonais fourmi obéissant et ma solitude en est troublée comme on le dit d’une eau. J’étais parti avec mes stéréotypes en bandoulière – ma carapace, ma digue – et voilà un cliché qui saute comme un bouton à mon corset d’opinions. Je dois changer mes codes. L’ivresse me reprend. Le d’où viens-tu ? remonte. Qui es-tu ? L’extrême orient déstabilise, je tombe, remonte sur la plante de mes pieds, rien ne tient, or j’avance. J’en suis réduit aux battements de ce cœur qui m’accompagne depuis soixante cinq ans, seule certitude, je tâte mes bras, mes épaules (compte en bref mes abattis), me fixe longtemps au revers d’un panneau d’interdiction bien astiqué, mes traits sont ceux d’un autre, j’ai déjà changé ? En si peu de temps ? : drôle de tête. C’est le jetlag, je dois avoir besoin d’une sieste.

Je rentre : cette seule action mobilise tout mon sang  froid. Ironiques, les piétons, les vélos, les voitures n’ont aucun doute sur leur destination. Moi, si. Chaque dix mètres je me remémore l’aller (avancer dans  l’espace en se souvenant du passé immédiat a de quoi rendre fou !) – je me souviens à l’aller d’avoir marché à reculons pour mémoriser mon retour et ce faisant d’avoir percuté un homme très fâché ; il avait raison, on n’est pas des écrevisses… – ; j’ai la clef du studio en poche, le retrouverai-je jamais ? Par instants des arbres aux fleurs rouges me font des signes, le vent du pacifique balaye mes tympans ; distrait, je travers alors que les piétons sont au rouge. Une camionnette s’arrête devant moi ; je fais un signe de la main, le chauffeur sourit en songeant : « Pauvre américain… traverser comme ça, si ça se trouve c’est un Français » Je fais oui de la tête en le fixant, il resourit et repart. Plus tard, il me viendra qu’il ne sait qu’à peine que la France existe, mais bon… Je me bricole les pensées des autres à défaut des miennes propres qui m’angoissent un peu trop.

Ce désert surpeuplé. Coincé là, debout, je mesure mes ressources ; être seul, mains inutiles, bouche absente, corps presque de trop dans ces confins où personne ne me ressemble ; un délice me monte aux lèvres, ce qui reste est pure mémoire ; dans le cliquetis éclatant des vélos me viennent d’anciens vers où les lieux d’une autre ville familière montent en souvenir de moi :

« Âme te souvient-il au fond du paradis

De la gare d’Auteuil et des trains de jadis

T’amenant chaque jour venus de la Chapelle

Jadis déjà combien pourtant je me rappelle »

C’est ainsi qu’au Japon, à Osaka, dans la ville aux rues sans noms ni numéros, mes pieds retrouvent, Verlaine aidant, presque par hasard, le chemin du studio où je m’endors à poings fermés sur ma mémoire.

Un pékin au Japon (2)

J’ai quelque peine à sortir de l’avion, un arrachement. Le Japon, la lointaine Cipango,  est sous mes pieds. Passer à la douane n’est pas chose facile ; on me fait ouvrir ma valise, quantité de chocolat pour ma fille ; je dois me justifier dans un anglais de cuisine que je parle mieux cependant que mon vis-à-vis, un brave Japonais en uniforme dont la neutralité à toute épreuve me saisit ; il sourit, éprouve ma valise en tapotant le couvercle pour vérifier qu’elle n’a pas de double fond. On remet tout en vrac, je crains que le chocolat en plaque ne dégouline sur mes vêtements tant il fait chaud. Je vois un instant les amandes qui glissent sur mes cols de chemise, purs lambeaux  d’un rêve qui traînent encore.

Dans le hall je me souviens des instructions de ma fille, dix fois relues, et rien ne correspond. J’aime provisoirement cette perte de repères ; aucun nom ne me parle. Les panneaux sont en caractères japonais , je découvre enfin que sous chacun d’eux on peut lire les noms des stations dans notre écriture, et soulagé, je cherche,  au milieu d’une foule que je vais retrouver partout, les signes qui me « disent » quelque chose. Ils ne me disent rien, quelle épreuve superbe! Pas une once de découragement malgré la valise que je traîne. Nouveau Sherlock , le pékin fouille du regard, guette les signes, mais c’est le trop plein de signes qui m’embarrasse. Appels, cris, raclements de bagages, et cette évidence pour la plupart : ils savent où ils vont, ils font comme chez eux les bougres ! Je suis très vexé de penser que deux millions et plus d’habitants sauraient s’y repérer au premier coup d’œil. J’interroge en anglais, on me sourit, des réponses confuses puis tout à coup le nom que je cherchais , c’est au bout d’un doigt tendu par une japonaise qui s’ennuie derrière un bureau. J’emprunte l’escalier roulant. Ascension, victoire, je sais, je sais… gratitude envers moi-même, que c’est beau d’être intelligent!

Et évidemment je prends le mauvais train. Je vois bien que le train ne s’arrête pas à la station que je cherchais. En plus j’ai un changement ! J’apprendrai plus tard que je ne m’étais pas trompé, mais que j’avais malencontreusement pris un train qui ne s’arrête pas à toutes les stations ; un contrôleur, je suis sauvé… enfin… je suis perdu ! On parle, en un anglais bredouillé par lui et articulé défectueusement  par moi, il sourit, imperturbable. Curieusement, avant de s’approcher de moi qui me tiens debout (il me repère tout de suite), lui en entrant dans le wagon a salué en se penchant en avant. Il s’approche, confusion, je lui montre le nom de la station que je cherche écrit en japonais par ma fille, il éclate de rire, inscrit des chiffres sur un papier, je comprends que je suis allé trop loin, que je vais débarquer trois ou quatre gares trop avant. Je ne sais pas comment je le comprends car aucune langue cohérente n’est exprimée. Ce sont des gestes, des sourires, des plans qu’il me montre, l’homme est patient. Puis tout à coup il me fait comprendre que je lui dois 680 yens (environ cinq euros)… ben oui, trop loin ça se paye ! Je paye.  Il s’éloigne après m’avoir inscrit deux chiffres sur un papier : 7 et 8. Avant de quitter le wagon, l’homme en uniforme se retourne vers les passagers et penche une nouvelle fois son corps en avant pour nous saluer. Je suis au théâtre. J’ai envie d’applaudir. Le pékin devine que ça ne se fait pas, il est malin le pékin.

Une fois arrivé à la station trop lointaine, au milieu des appels en japonais et d’une foule innombrable, je ne lâche pas le petit papier du supplément que j’ai payé et où il a inscrit 7 et 8 au revers et je cherche en montant l’escalator ; j’ai pris le premier qui venait. Comme en France je me tiens à gauche et on me double par la droite. J’apprendrai plus tard que sur un escalator japonais, il faut se tenir à droite, sauf à Osaka, où l’on se tient à gauche ! Quel beau pays ! Donc je suis bien, là, avec ma valise pleine de chocolat. Arrivé en haut je m’écarte pour laisser passer les gens qui de toute façon ne bousculent personne et c’est moi qui suis chocolat. Je ne vois pas de 7 ni de 8… Je vire sur place à 360°, la tête me tourne un peu… c’est dommage car si j’avais fait attention j’aurais vu les chiffres mystérieux. Je les vois tous sauf ceux là. Je m’apaise intérieurement, je tourne dans l’autre sens comme je l’ai fait en volant dans l’avion par rapport à la rotation de la terre, mais moins vite, et là tout à coup ils sont là à deux pas au pied d’un escalator. Je me félicite. Je monte, et enfin les deux quais. Dois-je prendre le 7 ou le 8 ? Ah ah, bonne question. Je prends le premier qui vient, monte en tirant sur mon épaule qui tire la valise, et cette fois doucement, lentement, je me dis : réfléchis ! Mais ce n’est pas réfléchir qu’il faut, c’est voir. Je découvre alors à ma grande surprise sur un panneau très clair, que mon train va m’amener à la station finale où ma fille m’attend ; quel diable se cache donc derrière le visage d’un homme d’âge mur que je vois dans le reflet de la vitre du wagon ? C’est moi. Le pékin se rengorge, l’empereur du pays n’est pas plus fier.

Je descends à la station finale. Je suis un peu en avance par rapport au rendez-vous que ma fille m’a fixé. Je pose ma valise. J’attends, je respire à pleins poumons. Au Japon on n’attend jamais longtemps sans que quelqu’un ne vous regarde, surtout avec ce visage européo-américain… un japonais se tient là avec son vélo sur le trottoir qui débouche sur la station. Il est à moitié appuyé sur une barrière d’acier, une jambe engagée sur le cadre, il fume. Il me fixe sans sourire, vise ma valise, examine mon sac en bandoulière, il n’a rien d’agressif, semble même un peu endormi, tire de petites bouffées. Ma fille n’arrive pas. Je suis sûr d’être au bon endroit, je me demande seulement si j’ai le droit d’être là debout à la sortie du métro avec une valise et mon air de pékin. C’est peut-être interdit ? Et soudain, sans que j’ai rien pu anticiper, il me tend son paquet de cigarettes, j’ai envie de dire non ; j’hésite, ce sont mes première goulées d’air frais depuis 18h ou à peu près, quelle ironie! Il insiste du regard, je me ravise (je ne voudrais pas que mon premier contact avec un autochtone soit un ratage !), je prends la cigarette, il me donne du feu avec un étrange briquet rouge, j’aspire, ça tourne doucement, les volutes montent, drôle de tabac… je ne sais pas ce que c’est… c’est peut-être effectivement du tabac. Il sourit. Il est content. Nous nous regardons un moment. Puis sans prévenir, il monte sur son vélo et s’en va sans me saluer. À cet instant précis ma fille arrive ; ma cigarette ou ce qui en tient lieu est finie. Peut-être cet homme était-il là pour me faire patienter. J’ai la vague impression d’avoir été l’acteur d’une pièce de théâtre dont je n’ai pas écrit le texte. Le merveilleux visage de ma fille me fait tout oublier, on s’embrasse, le pékin est sauvé !

Un pékin au Japon (1)

Dans l’aéroport de Dubaï – ville état dont je ne verrai rien – l’atmosphère est cotonneuse ; une heure du matin ; extrême luxe de l’architecture – le mot ne convient pas vraiment – la bâtisse  est plutôt une sorte d’entassement de verticales et d’horizontales en aluminium soutenant du verre ; partout la transparence. Qu’ont-ils à cacher pour être aussi visibles ? Même vice démodé à Roissy. Ils ne veulent pas d’intime ? Qu’ont-ils à nous intimer l’ordre d’être vus par les autres ? Dans cent ans on sourira de cette manie, comme on se moque de l’antique imité par Napoléon.

Une immense cascade glisse sur plus de vingt mètres d’à pic, fond noir : il me vient que l’architecte a fait son malin, la chute d’eau est le contraire parfait des avions qui décollent, je vois, je vois… et parfois même, comme l’eau, ils atterrissent. Voilà qui est fort subtil, totalement inélégant : des fois que tu n’aurais pas compris, pauvre pékin. L’aéroport a son train, ses centaines de boutiques de luxe, mais peu d’endroits pour se restaurer. Peut-être ne mangent-ils pas ? Boivent-ils ? Au fait on paye en quelle monnaie ? Pas le temps. J’avance, j’avance. J’ai largement le temps mais j’ai hâte de me poser, toujours se poser, comme l’avion.  Je cherche ma balise, ma station parmi les nombreux codes et numéros d’embarquement. Monter, descendre, sentiment de puissance alors que je subis.

À vrai dire je ne pense pas à manger : les voyageurs qui transitent par ce monstre, éprouvent comme moi une forme de nausée légère. Depuis Paris, en sept heures de vol, on nous a gavés, biscuits boissons, puis repas avec entrée plat dessert, plus boisson au choix (nous sommes des outres),  et nous voici devenus des enfants régressifs : nous avons dévoré, vu un film sur un écran de 20 X 10 cm (Django de Tarantino, sadique, spectaculaire, dialogues cyniques et drôles ; un régal rendu presque innocent par son format timbre poste), j’ai somnolé, et à Dubaï qui ne semble être qu’une immense plaque tournante, à une heure deux heure du matin, on voit une foule de tous les pays , enfants en bas âge, femmes enceintes , bien des mâles marchandent, le temps est suspendu, on pourrait être n’importe quand, à n’importe quelle saison ; on ne dort pas ?

J’ai froid, puis chaud, un peu soif, un peu sommeil : total contraste avec ce moment où décollant de Paris sept heures plus tôt j’ai VU le pays du soleil levant par avance, comme une naissance, pour la première fois en 65 ans je m’envolais le dos au couchant, 1,65 m d’occident replié mais ravi d’aller voir à quoi ressemble l’origine de la lumière, la lumière tout court (Nippon : origine du soleil ) et à travers des visages de passagers je devinais ce qui m’attendait là-bas : tous ces visages que je vis japonais…

Ce doute à Dubaï est une leçon : à peine parti de Roissy, je voudrais être arrivé. C’est l’impatience qui nous a chassés du paradis terrestre, dit le poète. Dubaï à une heure, est une parenthèse nécessaire, oh l’étrange flottement d’aquarium empli de voix d’enfants qui appellent dans la nuit illuminée des halls alors que les adultes s’entendent sur des murmures nocturnes comme des froissements de tissu en un écho étouffé contre l’aluminium et le verre ! Parfois un appel au micro nous rappelle que la voix porte ; j’avoue que j’aimerais moins d’écho, plus d’espace et surtout l’air me manque, le grand air, la vaste aria soufflée du vent des plaines ou du désert. Le pilote en atterrissant, parole dérisoire, nous a dit qu’il faisait 26° à Dubaï ; je n’en verrai pas la couleur.

Je n’ai vu durant ce premier vol personne lire un livre : liseuse oui, journaux, ordinateurs, téléphones portables, oui, oui, mais j’ai cherché en vain un bon vieux livre en couverture carton et papier imprimé avec un texte à l’intérieur, j’étais le seul, j’ai cru un moment tant j’étais incongru que ces parfaits congrus allaient me balancer dans la mer rouge.

Durant le second vol Dubaï-Osaka, j’ai éprouvé un immense soulagement. J’allais m’éloigner de ces pays riches et ambigus pour m’approcher plus encore du levant. Ma vieille obsession me reprend : je voudrais bien respirer un peu d’air frais, du vrai de vrai, même poussiéreux, mais je suis dans ces pays un infidèle et je polluerais les splendeurs du lieu avec mon souffle d’occident, je le concède .

J’ai l’honneur de pénétrer le premier dans le second avion avec mon air de veilleur de nuit en fin de course (j’ai capté mon reflet dans une vitre de passage) ; oui, le premier : pareil hommage ne se refuse pas et bien que hâve, décavé, j’ai hardiment envahi l’habitacle. Bientôt de vrais japonais sont montés et deux rangs plus haut, à ma droite, l’un d’eux, plus rapide que moi, a sorti un livre et personne n’a moufté ; signe encourageant. Durant les huit heures de voyage, l’homme cultivé en a dévoré les deux tiers, lisant de droite à gauche et de haut en bas… personne n’est parfait. J’ai profité de la brèche pour en faire autant, puis, la fatigue venant et les rares passagers s’égayant dans le corps du squale aérien, je me suis allongé sur trois sièges et j’ai dormi plus de cinq heures. Au réveil, vif sentiment de culpabilité : Ulysse ne dort pas dans l’Odyssée. Comment un hardi voyageur de ma trempe a-t-il pu se laisser bercer par cette baleine des altitudes ? Quand je pense que nous avons survolé le nord de l’Inde, la Thaïlande et le sud de la Chine… j’aurais pu voir plein de choses ! En réalité mon hublot était à la hauteur de l’aile, autant dire l’angle mort parfait ; j’y penserai la prochaine fois… plus tard, qui sait : « Car j’ai de grands départs inassouvis en moi » (Jean de la Ville de Mirmont).

À 10 000 km au dessus d’Hiroshima, je ne peux réprimer un frisson ; je suis à l’altitude du bombardier. Puis, j’entends la voix d’Emmanuelle Riva, des épaules se caressent, murmures.

L’hôpital (2)

Au bout d’une semaine, mes bons voisins de lit, vraies vipères, chuchotèrent sous les draps que j’étais atrocement libre, que je jouais à la manille avec des alcooliques ; on s’empressa d’obéir enfin au chirurgien et de me mettre dans une chambre à deux lits. Je me retrouvai avec un malade un peu plus âgé que moi. Il parlait lentement, presque un murmure, je n’osai pas l’interroger sur la raison qui l’avait amené à l’hôpital, il avait l’air si mal ; en revanche, mon opération l’intéressa beaucoup et il me questionna durant de longues minutes ; lorsque j’évoquai mon histoire de la musique il ne me lâcha plus. Dans mon souvenir sa voix flotte gravement près des draps, je suis tout près de sa présence balbutiante. Par instants il sourit de ses lèvres blanches. On dirait qu’il parle bas pour que je me rapproche. Dans ma mémoire souffle aujourd’hui une brise de désert ; il y fait froid dès que je touche ma cicatrice depuis longtemps refermée ; je suis à l’entrée d’une grotte où le souffle du petit malade est demeuré, infime présence qui apporte je ne sais quoi de fluide, ru presque asséché que ma tête préserve pourtant au bord de la nuit. C’est une sorte de dialogue blanc ponctué de ses interrogations qui flotte encore comme en rêve.

« – Comment elle est ?  Elle est recouverte d’un papier de crépon rouge que j’ai volé chez le libraire. J’écris à l’encore violette, je pose chaque mot avec la plus grande attention. – Et pour les vies des musiciens ? J’ai emprunté un livre à la bibliothèque. C’est une histoire aussi. – De qui ? Je ne sais pas. Je lis la vie du musicien, je la relis, la relis, peut-être dix fois, je ferme le livre et je raconte. – Laquelle je préfère ? J’hésite entre celle de Beethoven et celle de Mozart. – S’il fallait faire un choix ?  Je crois que je prendrais celle de Beethoven. – À cause de l’oreille ? Oui, je crois, et puis il est né le même jour de l’année que moi, tu comprends ? – Lui : Ah oui, tu as drôlement de la chance. Et puis c’est lié à ton opération à l’oreille. Moi : enfin, contrairement à Beethoven, je vais pouvoir réécouter la musique comme avant. Lui : Et pourquoi tu l’écris ? Moi : Ben tu sais, le livre, je l’ai emprunté à la bibliothèque, alors comme ça j’en aurai une chez moi, à portée de main, une histoire bien à  moi, tu comprends ? Et puis ça fera enfin un livre à la maison. »

Il rit, je crois qu’il se moque de moi, mais il émet soudain une proposition ahurissante :  « Si tu veux, je t’en donnerai une, moi, d’histoire de la musique, j’en ai plein aux Blancs Monts. Moi : Et pourquoi tu m’en donnerais une ? Et c’est où les Blancs Monts ? Lui : C’est là-haut, en direction de la ville, une ferme… tu vois, si au lieu d’écrire une histoire de la musique tu apprends à jouer d’un instrument, c’est mieux. Moi : Ah bon ? C’est mieux ! Enfin, je voudrais bien, mais ils ont dit comme ça qu’il fallait que je finisse mes deux années de solfège pour avoir un instrument. Ils vont m’en prêter un en septembre. Lui : Et tu vas choisir quoi ? Le violon ? Moi : Ah non, c’est pas possible. Ce sera un instrument à vent, pour l’harmonie. Lui : C’est dommage, on aurait pu faire des duos. J’en fais avec mon père. Moi : Avec ton père ? Lui : Il était violoniste avant et là il élève des chevaux. Mais on a un petit orchestre symphonique. On répète toutes les semaines. Tiens, tu pourrais apprendre la clarinette l’année prochaine, on en manque, tu seras notre soliste. Moi : C’est loin, les Blancs Monts ? Lui : Quinze kilomètres. Moi : Ah ben non, ce sera impossible. J’ai pas de vélo. »

Un silence s’installe. Par-dessus les talons qui claquent dans le couloir, je perçois pour la première fois depuis longtemps des roucoulements de tourterelle, des froissements d’ailes sur le zinc des gouttières enfin vides. Il ne pleut plus ; des jours et des jours, des nuages gras ont déversé leurs masses d’eau et j’ai eu l’impression parfois, surtout la nuit, de nager dans la rivière à contre courant.  L’air sec retrouvé porte à tous les chants, j’envie son violon et comme s’il avait deviné mes pensées il se lance, blême sous l’ampoule, songeant à voix haute :

« Enfant, je me servais du diapason. Je le frappais, le posais sur ma tête et le la intérieur résonnait si longtemps que je m’accordais sans difficulté. Puis j’ai pris l’habitude de m’accorder au soleil levant. J’écoute le rayon qui paraît sur les Blancs Monts et le la me vient, aucun effort. S’il n’y a pas de soleil, j’ouvre la fenêtre et j’écoute le vent qui souffle sur les sommets. Son sifflement est un la.(Silence) Moi : J’essaierai quand j’aurai un instrument. Lui : Oh, pour une clarinette tu n’auras pas tous ces problèmes. » Il s’endort en disant du bout des lèvres tandis que ses paupières s’abaissent : « Je te donnerai une flûte douce, ce sera un bon début… »

On entend de nouveau le raffut des oiseaux, je m’approche de la fenêtre, l’impeccable rose gris des tourterelles aux anneaux blancs se fait mélodie, le roucoulement concentré les transforme en autant de statues basculantes, j’ai peur pour elles tellement régulières dans leurs exercices soyeux, les gouttières les retiennent au bord du vide, mes battements de cœur s’accélèrent. Cette solitude je l’emplirai de musique, la vie rosira de sons ruisselants, rien ne résistera à ma présence, je serai celui qui dans la lourdeur des heures mornes parle et crie et protège le chant contre la fuite poussiéreuse des temps que je lis par avance en me retournant vers le violoniste endormi dans la chambre aux souffrances : fragilité terrifiante de son visage, peau presque bleue des joues sur le blanc du pyjama, sous le blanc douteux des draps, il respire, il respire. Les appels ininterrompus des oiseaux font lever mon regard vers le ciel ;  je parcours la suite des ardoises tombantes, autant de notes miroirs différentes, du noir au vert mousse  elles étagent leurs replis entre gris d’ombre et bleu vif le plus souvent ; mon cœur continue ses remuements instables, la peur ne cesse pas, elle ne veut pas céder malgré l’attention que je porte à chaque détail du toit, cheminée rouge brique, couverte en partie de l’universel gris craquelé qui est la vraie teinte des villes ; oh ce petit morceau de monde après la maladie, pourquoi m’emplit-il de cette amertume ? Qu’ai-je entendu tout ce temps où je devais faire ma communion sinon la cruauté des nuits où l’on gémit, la crudité de mes partenaires de manille et la gravité d’un nouveau maître sur le pays, deuil d’un autre temps très agité auquel il met dramatiquement un point final ? Je me vois bras tendus, seul, peut-être soufflant dans une clarinette puisqu’après tout mon petit monde ne veut pas que je parle, et ma peur là devant étalée, tant d’années à subir et comme j’envie le violoniste qui s’accorde au levant et dialogue au violon avec son père ! La pensée de sa maladie me fait frissonner, puis font retour l’histoire de la musique et la flûte douce, je me sens responsable de son sommeil, je le protège, je ferme la porte de la chambre en prenant garde à ne pas faire grincer le pêne, j’adresse à mon protégé mille vœux, j’aimerais partager sa musique, j’espère, je regrette la perte de dieu j’aurais pu prier, je lui dicte pourtant un futur et lui chante les Blancs Monts dont j’ignore tout.

Ce n’est pas comme Dieu, tu comprends, on n’est pas obligé d’y croire, mais entends malgré tout ce printemps, réjouis-toi des nuances, des chants, de ces parfums légers comme notre âge, je te dirai les écorces étagées des bouleaux, autant de feuilles blanches, les ombres de la main lorsque courbé sur l’histoire de la musique on croit soudain qu’Il est là, le compositeur, derrière toi penché sur ton épaule et tout à coup la netteté de vivre, en tremblant certes en tremblant, cette allure aussi du pas que rien ne contrarie, la plume qui court, le chant, tu entends le chant, par-dessus tout, l’oiseau, le chant d’oiseau et puis parfois le silence empli de remuements solides, un soleil immobile, une phrase comme la mer que je ne connais pas mais dont je suscite le roulis noir et blanc (vu au cinéma) lorsque les heures caracolent, pataugent.

À l’instant où je vais me retourner pour l’aider à ma manière (en lui chantonnant des airs symphoniques peut-être) j’aperçois surgissant de derrière la cheminée un chat noir qui va se ruer sur mes amies et d’un geste brusque j’arrache la fenêtre et crie, hurle, pour faire fuir les oiseaux. Toutes s’envolent dans des claquements de toile froissée, reste mon face à face avec la bête noire aux yeux verts : on dirait qu’il m’attend.

L’hôpital (1)

La voix du général partout grondait sur les planchers usés, sous les lits, contre les vitres, entre les draps, semblant parfois tomber des plafonds alors qu’elle montait des nombreux postes allumés aux chevets qui lançaient leur lumière intérieure au plus fort de leur puissance, si bien que le coup d’état n’était qu’une profonde mélopée inépuisable où la langue déroulait ses cadences en graves accents mâles dominateurs , vibrant d’élégances linguistiques inconnues et connues à la fois, périodes fatiguées que l’homme ressuscitait dans sa glotte en mille réseaux où la France multiple devait se retrouver unie et fermement réinstallée dans son hexagone originel. Bourrasque lourde, elle secouait les tentures rayées, se faufilait à l’intérieur des bonjours, mangeait à demi nos conversations de ses syllabes grasses et pourtant détachées. À travers ma camisole ouatée sur l’oreille droite, la voix s’accrochait au creux de ma douleur, l’éveillant lorsque le mal s’apaisait, soulevant quand elle s’effaçait des acouphènes que je connaissais des gifles quotidiennes. Ce que j’entendais, dans le ton, les accents, les nuances de sa parole médusante à laquelle je ne comprenais toujours pas grand-chose, c’était le mépris que le général nous portait, mépris qui à la longue et pour d’autres motifs que moi ne me parut pas injustifié.

La terreur que j’éprouvai dans les premiers jours de hurlements s’estompa peu à peu. J’étais habité par les paroles du chirurgien ; un « coup » je savais ce que c’était (mon corps l’avait éprouvé) mais « d’état » n’éveillait en moi aucun écho et les propos contradictoires de mes compagnons de la salle commune ne m’aidaient pas : mon voisin de droite, blessé en Algérie, usait d’une formule reprise cent fois par jour (comme s’il en doutait) : « C’est le général, on est sauvés ! » ; celui de gauche, un vieil homme qui s’était ouvert le pied d’un coup de hache, murmurait : « Le général, c’est qu’un traîneur de sabre !» et j’entendais mêlé aux plaintes et aux toux de la salle, un raclement de ferraille qui crissait sur le plancher en sons suraigus, comme si le général contrebasse disposait aussi d’un instrument capable d’émettre les notes d’une chanterelle étranglée.

Dans cette salle où quarante corps dérivaient sur la vie, mon esprit chamboulé finit pour s’endormir par se construire une forteresse de mélodies où la France et moi étions deux personnes frappées du même mal, l’un et l’autre blessés en même temps, moi j’étais le chant, tandis que le général figurait les basses incertaines ; je finis par penser que le chant du rouge gorge n’avait besoin de rien d’autre que de son petit corps blessé à l’endroit où naissait son chant. Cet oiseau fut mon viatique pour les nombreuses nuits. Parfois, réveillé par la douleur, je me laissais reprendre par les miasmes du radeau qui m’emportait, crasse et transpiration des naufragés, et je me ramassais en boule contre leurs plaintes côté gauche, me récitais par ordre chronologique les grands noms de mon histoire de la musique en friche, puis un chant me venait, le rouge gorge faisait un tour et je repartais dans mes rêves d’harmonie, territoire inaccessible que je n’atteignais qu’en ces instants d’abandon total.

Le pire fut la pitié qui vint s’asseoir dès le premier jour à mon chevet sous les traits d’une nonne à cornette, visage sec dénué d’esprit, souris mécanique : « Mon pauvre petit, nous allons implorer Dieu pour ta communion ! » et il fallait que je récite avec elle des Je vous salue Marie, des Notre père, enfin tous ces radotages qui me pesaient; je n’y croyais plus,  d’autant que quelques malades aguerris se moquaient de ces attentions religieuses pour petits esprits saints. Ce con, pensais-je, n’avait pas voulu que je fasse ma communion, je ne vois pas en quoi je devrais l’accueillir en père éternel. Un jour que la sorcière de Dieu me glissait un chapelet sous l’oreiller, elle me posa la question : « Vous croyez en Dieu ? » Je fis oui de la tête mais malgré son insistance, je n’articulai pas la syllabe menteuse, ravi qu’elle ait des doutes. Ces visites se poursuivirent tous les jours ; elles me furent utiles pour repérer dans la salle ceux qui étaient du parti des sceptiques et qui aiment la vie : ils jouaient aux cartes dans la journée, je m’en rapprochai et ce fut ainsi que j’appris les mille et une ficelles de la manille.  Petite joie qui devint grande liberté. Au moment des visites autorisées, je retournais dans mon lit, accroissait spectaculairement une douleur réelle ; le reste du temps je fus heureux, jamais je n’avais été aussi libre, ils me tapaient dans le dos, m’appelaient « gamin », parlaient ouvertement de leurs femmes (toutes des garces évidemment). De temps en temps l’un d’eux disait : « Gamin, tu surveilles » et je me plantais au milieu de l’allée criant « elle arrive ! » dès qu’une infirmière surgissait. Ils sortaient une bouteille de rouge et buvaient dans le même verre ; tout disparaissait en quelques secondes lorsqu’il y avait danger. Un jour, ils insistèrent pour que je boive un coup avec eux – un autre se proposa comme sentinelle – je toussai à la première gorgée ce qui les fit beaucoup rire. J’ai encore à l’oreille cette secousse provoquée par la toux, déchirement de tympan, sorte de cri intérieur qui sonna comme une cloche battant dans mon crâne de petit voyou libertaire : bien fait pour toi, on ne brave pas impunément les interdits, sauvageon !  La vie me parut belle malgré les changements de pansements qui me déchiraient la nuque et les propos menteurs des infirmières : « On va pas te faire de mal !», alors qu’elles passaient leur désinfectant au ras de mon oreille massacrée ; la terre s’ouvrait sous mes pas, je plongeais dans l’abime du mal, fureur mordante qui semble-t-il ne s’arrêterait jamais.  Je savais. A cause de cette liberté nouvelle qui ne parvenait pas à s’ouvrir, je compris en quelques jours que la révolte serait ma vie. Je ne me réconcilierais jamais avec le monde. Dans ma joie de vivre, avec la musique comme repère unique, ce fut un vœu que je traînai comme un incendie qui couve, grondement semblable à la voix du général, révolte, déchirement incompatible avec la vie de menteurs, de tricheurs que je voyais  autour de moi : trop de médiocrité décidément. Où étaient mes musiciens ? Impossible de pardonner à Dieu d’avoir fait mourir Mozart à trente six ans et d’avoir infligé la surdité à Beethoven !

La blessure

J’entends très bas dans mon souvenir la lame pure du scalpel qui mord dans ma peau en crissant gravement ; la mastoïdite se vide ; il observe, aspire le liquide mortel, lève les yeux vers l’anesthésiste, sourit de son exploit vif, tranquille, découpe subtile derrière l’oreille ; j’entrevois la satisfaction du jeune chirurgien égaré dans la petite ville qui fit ce soir-là une de ses premières incisions réelles, la main déjà sûre ; il goûte longuement dans la nuit de mai le silence et sa réussite ; sans lui j’étais mort. Le tempo était bon, l’espace muet du bloc opératoire l’entoure fermement, c’est son lieu d’élection ; il se penche enfin sur la blessure béante, pose un drain, recoud longtemps, ôte ses gants, me regarde dormir, sourit.

Je le revois trois jours plus tard debout dans son bureau, il doit avoir à peine vingt ans de plus que moi, je crois qu’il ne porte pas la blouse traditionnelle, j’ai le souvenir d’un costume trois pièces écossais, sans cravate, il sourit encore, la lumière du printemps fait un superbe contrejour illuminant ses cheveux blonds, le silence lui sied, puis c’est une musique sourde, voix de basse solide comme les collines où j’ai parfois connu le bonheur d’être seul.

Il apparaît fier de lui, me saluant comme on le ferait d’un ami et me foudroyant d’un « Monsieur », le premier de ma vie, il me tend la main avant même d’examiner la blessure, ses doigts magiques assouplissent mes petites phalanges tendues, provoquant de sa paume large un afflux de sang à mon corps tout entier. Je serre longtemps. Sans cette main ma destinée eût glissé dans la barque silencieuse jusqu’au fond du Tartare.

Si je suis un homme, j’ai honte de mon pyjama rayé, du pansement énorme sur mon oreille droite et j’en viens à me demander si ma plus profonde douleur, la plus brutale, ne vient pas de cet homme qui me vouvoie, m’appelle Monsieur, fait tant d’efforts pour me marquer son respect, alors que dans cette enveloppe misérable j’en parais si peu digne. J’entends la voix de mes parents… que c’est un jeune prétentieux, qu’il se fait des mille et des cent sur le dos des pauvres, qu’il a une voiture de sport… ce dont ils sont sans doute le plus jaloux, d’autant qu’il est connu depuis son arrivée dans la petite ville pour ses excès de vitesse. Ma fantaisie les entend suer la rancune en dévidant des monstruosités d’ingratitude alors qu’il vient de me sauver la vie… et c’est à cet instant que j’entends avec netteté le scalpel me trancher derrière l’oreille. Silence.

Sa compagne qui m’a anesthésié lors de l’opération fait un retour fulgurant dans ma mémoire, ses lèvres vermillon murmurent doucement, berceuse, berceuse, tant de douceur, elle a les yeux gris bleu de la nuit claire et je m’endors douloureux serrant dans ma poitrine les traits veloutés de son profil, la courbe du menton taillant audacieusement dans l’air stérile une présence que je garderai à jamais, comme ses trois grains de beauté sur la joue, points de suspension de mon destin, et les boucles de jais buissonnant au devant de son front qui suscitent le baiser. Je m’endors de ce trop plein de beauté, je m’endors d’elle qui presse sur la seringue, faisant disparaître d’un coup la douleur qui me taraudait depuis des jours et me semblait durer depuis des années.

Il met ses gants, m’invite à m’asseoir, s’approche, commente l’opération, écarte avec précaution les bandelettes et les sparadraps qui grincent contre mon oreille ; il sait que je souffre de mes chairs effleurées, me parle d’un ton léger presque enjoué :

–  Vous avez joué de malchance, c’est un curieux hasard, vous alliez faire votre communion solennelle le lendemain, c’est bien ça ?

Je risque un « oui » qui me fait mal. Il s’excuse, dit que c’est de sa faute, qu’il n’aurait pas dû m’interroger. Silence.

– Ne parlez pas, dit-il. Vous en voulez sûrement à la destinée et vous avez raison… Ah oui, cela s’arrange déjà, en trois jours c’est devenue une plaie saine. Vous m’entendez certainement mieux sans pansements ? Bougez votre main droite de haut en bas pour me dire oui.

Je fais aller ma paume vers le bas.

– Dès que je vous fais mal agitez votre main gauche.

J’entends des crissements dans le crâne, mais ce n’est pas vraiment une douleur. Il m’explique qu’il m’a remis du produit, dit un mot que je ne comprends pas, puis repasse devant moi, me regarde en se penchant en avant pour voir mon visage. J’entends alors, venue d’ailleurs, une voix grave, fleuve de mots dans une langue inconnue, du français quand même, je n’en suis pas sûr. Je l’interroge sur ce qui me paraît être des hurlements. Il prend un air sombre.

– C’est la radio. Tout le monde à l’hôpital est pendu au poste. Et je vous ai ôté le pansement donc vous l’entendez peut-être plus nettement. (Il est accroupi devant moi)

– C’est qui ? C’est quoi ?

– Un général vient de faire un coup d’état.

– Chez nous ? Qu’est-ce que c’est un coup d’état ?

– Pas grave. Ne vous en faites pas. Vous interrogerez vos parents. Votre opération est plus importante que ces choses là… même pour moi, c’est vous dire ! Je vais essayer de vous trouver une chambre parce que dans la salle commune ils doivent vous faire mal avec la radio à fond et les parlottes.

– C’était ça ? Je croyais que c’était un cauchemar. Ça me faisait tellement mal ! Cette voix grave là qui dit des mots que je ne comprends pas. Ça résonne comme des grattements de contrebasse désaccordée, horrible.

– Vous êtes musicien ?

– Oui, j’écris une histoire de la musique.

– Ah bon ? ! Et vous écriviez sur qui là ?

– Je viens de finir Mozart et Beethoven. Mais j’ai eu du mal. Et puis il y a eu la retraite de communion et mes douleurs à l’oreille, j’ai dû m’arrêter.

– Vous allez pouvoir reprendre assez vite. En tout cas je vous félicite. C’est merveilleux. Quant au général là, essayez de ne pas trop écouter. C’est votre oreille qui amplifie les sons. C’est normal. Ça gronde.

Il glisse alors négligemment en arrangeant le nouveau pansement :

– Vous n’avez pas eu de chance, la communion ratée et puis votre histoire interrompue…

– Oh, la communion c’est moins important que la musique. Dieu… je m’en fous un peu.

Il rit et me demande tout en appliquant les nouvelles bandes sur mon oreille si je voudrai bien un jour lui montrer mon histoire de la musique. J’attends qu’il ait terminé le pansement, et lui dis qu’elle est loin d’être finie que je fais ça en attendant.

– En attendant quoi ?, dit-il en se reculant comme un peintre qui examine son tableau.

Je ne dis rien. Il n’insiste pas, ôte ses gants et dit seulement en me tendant la main :

– Ah j’oublie le plus important, ne vous en faites surtout pas, l’opération a réussi, vous allez pouvoir entendre bientôt la musique comme avant ! On se reverra avant votre sortie et, en attendant, essayez de ne pas trop vous agiter avec cette histoire de coup d’état. Pensez plutôt à votre histoire de la musique !

Songeries et souffle au coeur (avant la blessure)

Nous étions tellement serrés que je ne me souviens pas d’avoir pu, avant la blessure, considérer que j’étais un être humain à part entière. Je me vois le plus souvent flottant dans l’odeur de javel et la buée des lessives, poussé par l’un tiré par l’autre, rampant, puis marchant au milieu des huées le visage tourné vers des ombres d’où tombaient au mieux des cris, au pire des coups, l’air sifflait autour de mes oreilles avant que la main s’abatte sur mes tempes ; parfois les lanières du martinet sur les mollets nus ou un coup de pied faisaient l’affaire, la voix du bougre, de la bougresse allait decrescendo et je repartais dans mes rêveries sonores, j’inventais des rythmes, je me promettais des mélodies qui mouraient jusqu’au soir, coulant avec moi au fond du lit, refuge.

Commençaient des songeries à partir des visages que j’avais croisés dans la cour de l’école, ceux de l’autre cour surtout, celle des filles, les teintes bleues, blanches et roses s’agitaient en souriant à travers la grille qui nous séparait, je leur faisait signe les doigts  écartés et c’était si tendre qu’en serrant l’oreiller je revivais leurs figures aériennes, sorte de ballet sur gravier, les jupes corolles montaient, descendaient, se plissaient dans les cris, les rondes, les jeux de mains, les courses dénuées de hargne, assorties d’étreintes,  de mélodies presque rythmées par le claquement des cordes à sauter, la belle affaire de vivre, et elles m’étaient si chères qu’enfoncé dans la nuit, rêvant,  je les apercevais de loin venir dans l’autre sens, de la lumière vers ma nuit, les mains en avant chaque doigt tendu comme je le faisais dans la vie réelle, comme une reconnaissance, comme si la cour des filles venait miroiter dans celle des garçons, une fille un garçon pour donner à ce fatras qu’était notre cour brutale un lissé d’amour, oh ce lien, oui je sais c’est loin encore, mais il y aura je le jure un jour où nous irons ensemble main dans la main, et dans mon rêve je songeais alors à la joie d’aimer, d’être aimé, aimé je pouvais, je n’étais que ça, mais être aimé scintillait improbablement au plus obscur de ma nuit, si bien que je finissais par penser en plein rêve qu’il était beau d’être ainsi bousculé par les parents de la guerre car tout sourire allait devenir chant, chaque main tendue dirait le contraire de ce que je vivais et chaque jour qui passe me rapprocherait du paradis, ce temps de jadis devenu futur par la grâce des filles promises se reflétant dans la cour des garçons noire de haine, et, assuré de mon avenir, j’augurais dès l’aube des élégances où la chair des peaux se mêle à la fraîcheur de l’oreiller du matin, parfums vous reviendrez la nuit prochaine, je vous attends, j’ai tant besoin des espérances de vos sourires lointains.

Avant la blessure j’étais nous, l’appartement de formica aux ampoules presque nues, la porte sur la rue qui claque en un bruit métallique que le chambranle répercute au creux du couloir vert de gris ; j’é t a i s ces murs rebâtis à la hâte après 1918 puis redétruits négligemment au creux du deuxième massacre et rebâtis en attendant quelle troisième misère, aucune fleur aux fenêtres, il faut imaginer Sisyphe très malheureux de détruire et reconstruire avec des briques et des pierres ramassées là, au cœur forcément les cicatrices des murs font des coutures, comment croire ? Je n’étais pas. Je n’étais pas encore, j’avais un souffle au cœur au grand dam du généraliste très particulier, longue barbe blanche, retirant son stéthoscope de ses oreilles velues et le regard levé vers la bougresse : « Eh oui, ma chère X, un souffle au cœur », pas un regard vers moi, la peur tombait des nues, j’étais quoi moi en slip, côtes apparentes, qui me souviens cinquante cinq ans plus tard de la couleur du papier peint, rose lavande, larges feuilles vertes, goût exquis, j’étais quoi, et la voix qui reprend : « Souffle au cœur, souffle au cœur… il n’en mourra pas » : or, la mort rôdait, amis, je devinais au ton qu’il disait cela pour rassurer la bougresse, je me disais alors que ce souffle découvert impromptu n’étais pas aussi grave que la raclée qui m’attendait en sortant ; la rage, la simple rage d’avoir un gosse qui a un souffle au cœur… et moi, et moi , est-ce que j’ai même le temps d’avoir un souffle au cœur, moi avec mes jeunes, mes grossesses, un mari de pitié et les découragements ; je voyais le docteur apportant l’eau saumâtre au moulin brisé de la bougresse avec son souffle au cœur, pardon, avec mon souffle au cœur, il tapotait l’épaule de sa chère X, l’appelait par son prénom (je comprenais à peine qu’il parlait à la femme qui était ma mère) lui disait qu’il n’y avait rien à redouter, simplement surveiller, « Surveiller disait-elle, mais je ne fais que ça de les surveiller », ce qui était vrai, elle ne nous lâchait pas, jamais, même absente elle avait ce regard noir qui ment ; enfin il la relâchait sur le trottoir et dans mon souvenir, dandinant, trottinant, nous procédions à petits pas serrés devant elle pour qu’elle nous surveille et nous juge encore davantage, on rentrait avec un souffle au cœur en plus, manquait plus que ça, comme s’il n’y avait pas déjà assez à faire, après la guerre, sur le trottoir, nous et nos croquenots filandreux qui me sortaient par le talon et me faisaient trébucher, « mais marche droit bougre d’âne ! ».

C’est grâce au souffle au cœur et aux rêveries sur la cour des filles que je pressentis, à travers mensonges et vilénies, que j’avais enfin une chance d’exister, en attendant la blessure, la fameuse blessure qui allait venir, définitive.

Le temps des couples (le conte de vivre)

Lui : Les couples se déchirent vite, consomment l’amour comme on le fait des viandes, des marchandises, rien ne tient, les mains se désembaguent au rythme des saisons, ils se hâtent alors de refaire la même chose, se jurent en étreignant la nouvelle autre qu’on ne les y reprendra plus et répètent le conte de vivre avec la même candeur spécieuse, le même automatisme qui les plaque sur l’horizon sans joie va du lit au boulot en passant par les transports, et quels transports !

Elle : Pas du tout ! Il est d’autres histoires ; la nôtre commence, patience, et les couples ne tournent pas forcément vinaigre ; je connais des mains qui tiennent leur faveur tête haute contre le temps. J’en connais qui ne lassent pas leurs yeux de l’autre regard et s’il le faut – ce n’est pas toujours – ils se séparent, s’éloignent un peu, empruntent un chemin de traverse pour l’un, une voie rapide pour l’autre, puis un matin les mains vides, bras ballants, bouche sèche, ils se recroisent, ils se revoient et du bout des doigts etc.

Lui : Cela n’arrive jamais ! Enfin peut-être mais notre temps est à l’excitation perpétuelle, l’adoration dure quoi quelques mois, allez trois ans je veux bien; un jour tu me diras on arrête et je ne serai pas surpris, un pantalon s’élime, une chemise s’effiloche, il n’est aucune cousette pour l’amour chahuté des désirs, trop sollicités que nous sommes par l’ailleurs des flatteries marchandes et les fascinations par écran interposé où la chair ne pèse rien, pur rêve qui tue le quotidien du lourd conte de vivre.

Elle : Je te l’ai dit mille fois, je t’aime en dormant, ce qui veut dire que c’est tout moi qui s’engage, ce n’est pas une lubie, je me sens respectée, et voilà que tu me disputes le droit de vivre avec toi sous prétexte que d’autres couples etc.

Lui : Je ne te dispute rien, je constate en pékin lambda qu’un couple sur deux… tu connais ça comme moi… c’est un conte, le conte de vivre à deux et je redoute la loi qui s’étale en cercles de plus en plus larges, genre : tes rides et ton sourire moins engageants, et ma peau qui cède et ta peau qui s’assèche et nos pas ralentissent et le limon des mensonges dépose sur nos visages la patine de la confiance perdue. Je ne veux pas cette légèreté grave de nos pas faussement complices parce que l’habitude s’y est mis comme on le dit de la rouille sur les ferrailles de la clôture.

Elle : Je vais te dire ce que je veux vivre : le poids des corps dans le décours des jours, un jour plus un jour, des semaines, des mois et pourquoi pas l’éternité, entre brosse à dents et liste de courses oubliée, entre pièce pour le caddie et découvert à la banque ; toutes ces mains qu’on serre dans la rue et mes paumes qui tiennent tes joues serrées pour que ton visage heureusement réduit vienne faire son nid dans ma mémoire, douceur de ton velours contre mes lignes de vie et pour finir la morsure des pupilles, or qui jamais ne s’usera et qui vient susciter parfois jusqu’à l’aloi des larmes. Pourquoi ce sont toujours les femmes qui chantent cette résolution où tout avance contre le temps à force de volonté crue ?

Lui : Je ne pense qu’au chemin dépeuplé, au bitume allumé du couchant, à la mauvaise foi du fleuve, ce temps où je te touche n’est bientôt plus que perle éteinte, j’attendais une valse et c’est un tourbillon de calendrier gris chaque fois que deux assiettes cognent, cet éclat de porcelaine sur le pavement de la salle où tu te tiens, ne pose pas ton pied, n’avance pas, je n’ose pas dire, je n’ose pas que veux-tu, l’océan du futur me semble un antarctique…

Elle : Voici le conte de vivre. Il était une fois une peau musicale en un seul exemplaire qui décida un jour d’élan de toucher une autre peau, aussi désirante, aussi unique, aussi douce, il y eut des paroles, un flot de mots pour tout dire, parfum de voix qui nimbe les amants, et une fois la peau touchée il n’y eut plus rien que l’écoute et depuis ils vont errant par les chemins vers la quête de ce trop qui n’est jamais assez. Les arbres inclinent leurs cimes ; les genêts s’inquiètent lorsqu’ils accélèrent le pas, ce n’est pas normal disent les fusains, preuve de décrue murmurent les bruyères. Les bouleaux qui savent sourient : « Ils ont hâte de s’embrasser et cherchent un abri, voilà tout », et mille feuilles de s’affoler au plein des halliers, c’est un rire qui circule de branche en branche, mimant par défi l’écrasement des vagues universelles. Leurs amours sont touchantes à cause du hasard, des yeux un jour croisés, puis perdus, puis retrouvés, mon amie je ne te savais plus si belle…. Et toi non plus dit-elle sans parler, prenant sa main pour la porter à ses lèvres : elle saisit le plein de sa paume, y enfouit le bas de son visage, rêve, dit enfin « jamais » pour dire jamais plus nous ne nous quitterons. Car ce qu’ils trouvent dans ce conte d’amour est aussi simple qu’un enfant solidement campé : ils n’ont plus peur. En accomplissant le chemin de la paume vers les lèvres, de la bouche vers la bouche, ils ont fait le plus grave, et les jours ont beau être ordinaires, hantés des chicanes trop humaines, ils savent que quelque part il est là, qu’elle est là, qu’ils s’attendent au plein du conte de vivre.

Lui : Garde ton joli conte ; permets-moi de hausser les épaules et si tu les croise salue- les de ma part !

Elle : Si nous le voulons, idiot, c’est nous bientôt !

Kafka: Devant la Loi (une lecture simplifiée)

Cet apologue ou cette légende, peu importe la nature du texte, a déjà fait l’objet de plusieurs interventions dans ce blog. La persistance de ce texte dans ma mémoire – je l’ai lu il y a cinquante ans pour la première fois – m’amène à revenir encore de manière claire et simple sur le fond de l’affaire.
La Loi n’est rien d’autre que les conventions, codes et lois qui régissent une société. Lorsqu’un être humain est au monde, son destin est de se déployer dans la société. De deux choses l’une : soit il accepte la société telle qu’elle est, entre dans la Loi sans se poser de questions et devient un rouage du fonctionnement social, soit il se révolte contre la Loi, considérée comme le fonctionnement social qui fait obstacle à la liberté de l’individu.
Kafka réfléchit sur les rapports que la Loi entretient avec l’individu, incarné ici par l’homme de la campagne. Ce dernier sert de contre exemple : il représente ce qu’il ne faut pas faire. Habituellement, on n’attend pas devant la Loi, on entre et on n’interroge aucun gardien de porte. On passe le seuil pour tenter de s’affirmer dans la Loi. La Loi n’attend rien de l’homme de la campagne ; avec ou sans lui la société fonctionnerait pareillement ; lui, il a son entrée (fixée par le temps de sa vie – cf.le Procès– , l’espace dans lequel il vit – cf.le Château) et il doit emprunter ce passage pour affirmer sa présence, assumer ce que l’on appelait autrefois son destin.
Alors pourquoi n’entre-t-il pas dans la Loi ? Il a peur. Il est cet homme moderne du monde industriel, forcément de la campagne (la vie rurale a toujours été le monde réel qui le précédait), qui redoute d’être pris dans un réseau social antérieur à lui, de ne pouvoir affirmer sa liberté et d’être écrasé par le rouleau compresseur de la totalité du monde existant. Il craint de ne pouvoir, dans le maigre temps de sa vie, devenir entièrement ce qu’il est. Le problème semble abstrait, il est au contraire très concret : il est à cet endroit précis du recul qui nous saisit lorsque l’on doit se rendre dans une administration où l’on doit justifier de son identité, exposer son « problème » ou la nature de sa demande. L’homme de la campagne voudrait être pris par le gardien dans son entier, comme il l’était au village, où il était connu de tous et n’avait pas besoin de justifier sa présence.
Kafka est cet homme de la campagne : comme écrivain, il prend distance pour comprendre le monde et il est déjà à cet instant « hors la Loi » ; mais il en va de même de chaque être humain qui ne veut pas se perdre dans le social, dans la masse humaine, et qui exige d’avoir des garanties pour pouvoir s’épanouir librement. Il veut deux choses contradictoires : être libre et être dans la société à part entière. Il a peur de se perdre ; donc il attend.
L’action de l’apologue n’avance pas ; l’homme de la campagne vit et meurt ; il subit l’écoulement du temps et rien d’autre ne passe que le temps de sa vie. Il n’agit pas. Dans les légendes et apologues divers le héros traverse des épreuves pour s’affirmer ; romans et épopées de la tradition décrivent des actions successives où l’homme part puis revient « barbu et rauque » : il a vécu, il a appris et il s’est enrichit d’une expérience qui fait de lui précisément un héros. Avec l’homme de la campagne on a affaire à un anti-héros parfait. Il s’assied, il attend. Il n’ose pas, il a peur, on n’insistera jamais assez sur ce trait étonnant, terreur foncière, ahurissement passif d’un homme qui détruit sa liberté d’entreprendre et stoppe le déploiement de sa destinée.
Décrire ce qui se passe ainsi, ou plutôt ce qui ne se passe pas, c’est donner un sens tragique à cette expérience. Or, il se trouve que Kafka ne l’entendait pas sur ce ton, il voit les choses avec humour, se moque, on l’a vu, des récits traditionnels et même de la sagesse qui invite à « faire sa vie ». On sourit par exemple lorsque, le gâtisme approchant, l’homme de la campagne implore les puces de la fourrure du gardien. Dès le début l’humour noir de l’auteur nous invite à ne pas prendre cette leçon de sagesse, cet apologue, pour argent comptant : un homme de la campagne demande à entrer dans la Loi. Le lecteur avisé voit d’emblée que cette demande est ridicule. Il est engagé dans la vie depuis sa naissance, qu’a-t-il besoin de demander ? C’est une question qui ne se pose pas. Et pourtant (paradoxe) c’est une question qui se pose : la conscience, cette spécificité humaine, nous amène à nous interroger. Dans quoi vais-je m’embarquer ?, songe-t-on lorsqu’on prend une décision.
Le gardien de la porte provoque notre hésitation, suscite notre indécision, nous prévient de façon neutre mais bienveillante que des dangers nous attendent. Chaque décision est hantée de scrupules dont l’auteur s’amuse, ne s’excluant pas lui-même de ce mouvement. Le gardien de la porte est le surmoi (imagination) qui se dépeint par avance les dangers que l’on va devoir affronter. Ce n’est pas ironie ni moquerie. L’humour est une forme de compassion qui touche tous les êtres. S’ils pensent, ils sont perdus, condamnés à l’attente, s’ils ne pensent pas, ils deviennent l’équivalent des animaux dépourvus de conscience. Double contrainte, insoluble contradiction de l’existence.
Kafka est un révolté qui a fréquenté les cercles anarchistes à l’époque de l’écriture de l’apologue. Sa révolte est totale, métaphysique et politique ; il ne se fait cependant aucune illusion sur la résolution du conflit qu’il décrit entre l’individu et la Loi. Il est bien au-delà d’une solution ! Cette réussite parfaite dont il était fier, lisant volontiers l’apologue à ses proches, ne me quitte jamais ; je le réveille à la moindre occasion concrète dans la vie de tous les jours pour surmonter l’impression d’engloutissement dans un monde dénué de sens.
Je n’ai volontairement cité aucune référence. Véritable mythe du monde moderne, ce texte cardinal a suscité des milliers d’interprétations divergentes, Kafka n’étant pas le dernier puisqu’il s’interprète lui-même dans le cours du Procès ! Son texte parodie les textes sacrés des religions, essentiellement ici le Talmud, mais on peut songer aussi bien aux innombrables apologues des sages bouddhistes qu’aux récits hassidiques. On retiendra que la froideur désespérée est constamment compensée par un humour personnel souvent crypté mais d’autant plus éblouissant. Peu d’écrivains ont décrit notre existence avec une telle concision et chaque jour qui passe apporte à son propos une confirmation stupéfiante. Seule la littérature a ce pouvoir de décrire pour toujours (le texte a bientôt cent ans !) la raison primordiale de notre difficulté d’être.

Un jardin japonais

jardin-sous-la-neige-Koya-Japon-Lucie” … douceur … on se demande ce que tu fais sur la terre. ” (Malraux, Antimémoires, p.11) …

A Koya, Japon, ce jardin photographié il y a peu de jours par ma fille : lieu de méditation, régulièrement ratissé à la main, le voici rhabillé de nuages bleuis par la lumière du jour. Des stèles dissemblables émergent avec leur douceur ferme, leçon de tranquillité d’âme, traces de l’esprit qui osera chanter, défaites de pas, forme d’écriture spirituelle donnée à voir. L’étonnement est saisi dans la glace déposée flocon après flocon ; le vide qui sépare les stèles nous salue, la rêverie s’y glisse sans toucher, elle dit : ” Modestie, c’est moi ; douceur, c’est moi ; craindre quoi que ce soit serait insulter le paradis, ce jardin de la généralité la plus haute, où absence et présence se côtoient, affirme avec moi qu’il n’existe rien d’autre à viser que ce calme intérieur dont je suis l’offrande préparatoire. ”

Entre l’art et la nature quelque chose s’immisce, fond d’humanité pensive, ce n’est pas encore un chant, je l’ai dit, c’est la condition du chant, le silence qui précède. Page blanche tombée des nues où l’esprit des stèles prépare au texte ; peindre le passage, c’est très beau, mais avant la peinture du passage, des esprits désencombrés ont posé les ombres, visant des lois, un ordre souple que notre œil contemple hors du temps.

Nous savons désormais, sans le savoir vraiment, nous sentons bien plutôt que les conditions sont réunies pour que là, sur notre terre, un chant ait droit de cité ; plonger son regard dans le jardin c’est voir en résumé tous les jardins du monde ; nous voici cependant avant eux et l’on effleure du bord des cils le hasard très construit où l’immortalité rêvée suspend son charme fluide.

On croit que nature et art sont séparés. Ce jardin nous persuade du contraire : qui écrivant, peignant, n’a jamais senti au moins une fois qu’il n’est plus ici, que la table sur laquelle il écrit, le chevalet contre lequel il peint, se dérobent et que le rêveur avance alors en une sorte de jardin qui ressemble étonnamment à celui-ci ? Sous la neige plus encore.

(Je songe un moment en une parenthèse lourde que le Japon est justement ce pays grièvement blessé, aspiré par la mer et les abysses qui le tirent vers leurs tréfonds et je frémis de ce modèle qui flotte là-bas, jardin d’Eden craquant peut-être un jour prochain, lui, ce parangon de stabilité apaisée s’engloutirait, lui, condition du chant un jour se ferait cri, ce n’est pas possible… mais que les dieux sont ironiques…)

Derrière le blanc, sous lui, ce sont toutes les couleurs assemblées, tassées, chuchotis qui pèse peu mais couvre implacablement. Ainsi mon visage quand j’écris ? Je croyais être à la douceur ; les rocs suggèrent une forme d’entêtement ; la douceur alors sera têtue lorsqu’elle posera ses stèles, car ce qui est doux, c’est de n’être plus là, cœur, bras, tout est oublié, tout est allé en ce jardin où je pousse mon texte, halluciné.

Un poème de Hesse (1877-1962)

Ce petit poème est paru ce dimanche 17 février dans le blog d’Alban Nikolai Herbst. En hommage à ce blog exceptionnel et parce que nous entrons dans une période de brouillards, il m’a paru intéressant d’en reprendre le texte et d’en proposer une traduction. En France, nous avons une connaissance assez bonne des romans de Hesse, mais sa poésie toute de simplicité et de lyrisme proche du romantisme nous est demeurée fermée. Ses poèmes (près de 700) sont en revanche très lus dans les pays de langue allemande.

Im Nebel

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Einsam steht jeder Busch und Stein,
Kein Baum sieht den andern.
Jeder ist allein.

Voll von Freunden war mir die Welt,
Als noch mein Leben licht war;
Nun, da der Nebel fällt,
Ist keiner mehr sichtbar.

Wahrlich, keiner ist weise,
Der nicht das Dunkel kennt,
Das unentrinnbar und leise
Von allen ihn trennt.

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Leben ist Einsamsein.
Kein Mensch kennt den andern,
Jeder ist allein.

Dans la brume

Étrange de marcher dans la brume !
Chaque buisson, chaque pierre est solitaire,
Aucun arbre ne voit l’autre.
Chacun est seul.

Le monde m’était plein d’amis
Quand ma vie était encore claire ;
Voici que la brume tombe
Et l’on n’en voit plus aucun.

En vérité il n’est pas sage,
Celui qui ignore cet obscur
Qui, inéluctable et sans bruit,
Le sépare de tous.

Étrange de marcher dans la brume !
Vivre c’est être solitaire.
Personne ne connaît l’autre,
Chacun est seul.

Kleist: “Note géographique sur l’île d’Helgoland”

Ce texte apparemment anecdotique n’est presque jamais mentionné lorsqu’on évoque les œuvres de l’écrivain. Je l’ai traduit avec grand plaisir pour les « Œuvres Ouvertes » de Laurent Margantin lorsqu’il a pris l’heureuse initiative de traduire la prose de Kleist afin de célébrer – c’était en 2011 –  les deux cents ans de la disparition de l’auteur ; il me semble intéressant  de le reprendre dans ce blog, d’autant que j’ai déjà fait paraître ici une traduction de Kleist : « Sur le Théâtre de Marionnettes », œuvre d’une autre ampleur et qui a suscité mille interprétations. Je me garderai pour l’instant de tout commentaire sur ce dernier texte (je le ferai prochainement), mais si je l’évoque c’est que le « Théâtre de Marionnettes » est à quelques jours près le contemporain de cette « Note Géographique » (tous deux sont de décembre 1810).

La caractéristique unique de Kleist est son enchâssement stylistique à la fois précis, rigoureux et rêveur, dérive lente et rapide pourtant, qui entraîne le lecteur dans des lieux improbables à l’aide de ce que nous prenons pour des mots – c’est bien sûr le cas ! – et qui est pourtant autre chose, une force nous guide, élan inimitable ( Kafka, fasciné, ne peut s’empêcher de penser à lui lorsqu’il écrit la première phrase du « Procès »), un ton féroce, droit, qui semble neutre et pourtant, à l’antique, ne cesse d’avancer vers l’inéluctable, imitant en cela l’allure de nos destins. Que l’on relise n’importe quelle nouvelle de l’auteur, on se sent immédiatement emporté ailleurs, happé dès l’attaque ; ce n’est chez lui que rupture, lire est aventure immédiate, et surtout, la complexité du réel rêvé apparaît aussitôt au lecteur fasciné. Kleist s’empare sans ménagement de notre imaginaire, il nous susurre de gorge à gorge l’essentiel dès le début et il n’est plus question de le lâcher, notre esprit subjugué suit de bon gré ce flot incroyable d’histoires toutes plus folles les unes que les autres : j’entends ici tout à coup non seulement les nouvelles mais aussi les pièces qui sont à l’imaginaire des prises qui ne lâchent pas leurs proies, vives morsures au plein du rêve dont la dévoration de Penthésilée est l’image la plus spectaculaire. Je n’ignore pas que nous goûtons à ce fruit fort tous les jours avec la télévision et ses images pressantes, mais justement, l’œuvre de Kleist est monument de langage, notre imaginaire est encore davantage sollicité, or cet auteur est de ceux qui s’approchent au plus près de nos cauchemars, de nos rêves, car sa violence, son balancement entre la matière et le divin, sa recherche de la grâce est à tout prendre sans doute notre souhait le plus enfoui. Son style n’est pas la surface d’un fond qui resterait à découvrir, son style est une présence, un corps qui bouge sous nos yeux, une imagination qui se meut non pas devant nous mais au-dedans de nous si nous voulons bien faire l’effort de nous absenter un moment de la présence aux autres et demeurer tels que nous sommes, fragiles, isolés, mortels.

Il n’existe pas d’autre texte de Kleist qui décrive de manière aussi précise un lieu géographique et un temps où histoire et politique s’entrecroisent en si peu de pages avec une telle virtuosité. On admirera une fois encore la première phrase de ce texte apparemment banal où tout est dit, où tout commence.

Mais je vois bien que le contexte manque ; plantons le décor : nous sommes le 4 décembre 1810, l’article paraît dans les Berliner Abendblätter dont Kleist est le rédacteur en chef depuis octobre. Il s’agit d’un quotidien qui paraît jusqu’en mars 1811 (le poète se suicide en novembre de la même année) ; ces ‘feuilles du soir de Berlin’, c’est son œuvre ; parfois, certains jours,  il en est le seul et unique rédacteur. Pourtant l’entreprise suscite beaucoup d’émotions dans le milieu littéraire car Kleist s’attaque aux traditions théâtrales de son temps tout en y mêlant quantité d’anecdotes puisées aussi bien dans les faits divers que dans le passé culturel. Il veut faire un quotidien divertissant ( voir la remarque appuyée dans le texte même de la « Note Géographique »), et populaire, à des fins d’édification du peuple allemand. C’est que le contexte général est à la guerre. Napoléon occupe la Prusse, les censeurs sont à Berlin et Kleist s’efforce de faire vivre sa fragile barque de papier le plus longtemps possible. Il ruse sans cesse.

Cette Note est ainsi une description qui se veut objective de la situation de l’île d’Helgoland (au large la Mer du Nord ; Hambourg et Brême sont les ports les plus proches). Plaque tournante des relations commerciales entre l’Angleterre et la Prusse, elle est menacée dans sa survie économique par le blocus continental imposé par Napoléon (1806). De place forte des anglais, la voilà devenue interdite de tout commerce. La Note est donc un texte dirigé contre la tyrannie napoléonienne mais elle contourne la censure en se présentant comme une description géographique et en ne citant pas explicitement les raisons de la misère à laquelle l’île est exposée à brève échéance.

On pourrait songer qu’il s’agit d’un banal texte de propagande anti française habilement déguisé sous des considérations géographiques fort intéressantes, mais au fond relativement locales. Il n’en est rien. Avec Kleist la moindre petite prose prend une ampleur hors du commun ; le ton est constamment tenu à une hauteur de vue universelle, tous les détails sont émouvants, insistant sur la fragilité, la richesse et la pauvreté qui guettent, et l’on se dit tout à coup que l’île dans son dénuement et sa richesse instable, son seul arbre, son unique point d’eau potable, en pleine mer du nord, est sans doute aussi une image cryptée de son auteur et plus généralement de l’être humain. C’est que, lisant Kleist, nous ne pouvons jamais nous défaire du coup de pistolet de novembre 1811, et donc de nous, avec notre destinée si fragile, tellement exposée . L’île idéale, l’île libre et riche qui devient pauvre parce que la politique du temps le veut… le destin pèse, quelque chose émeut au-delà des considérations géographiques, l’île se fait petite, écrasée d’êtres, d’autres, affreusement isolée dans un monde qui dépasse la volonté humaine. On admire ce passage par exemple où l’auteur évoque « la place pour faire passer un cercueil », ou plus loin dans l’unique dernière phrase cette succession de « que » dont le lecteur hors d’haleine se demande si les misères vont finir. C’est notre existence parfois aux instants de déshérence : la gorge nous fait défaut et le mûrier est le seul lieu où la nature hospitalière est encore envisageable. On a affaire à un texte de propagande ; le ton de revendication se cache sous l’accumulation de réalités successives et une ironie de haute volée flotte par delà pour défendre des droits à une forme de  survie.

Texte de Kleist :

« Il y a quelque temps, on a pu lire dans les journaux que l’Île d’Helgoland , qui fait face aux embouchures de trois fleuves – la Weser, l’Elbe et l’Eider – est devenue, grâce à sa situation exceptionnelle, une plaque tournante de la contrebande entre l’Angleterre et le continent (jusqu’aux derniers décrets de la France impériale) ; on y aurait accumulé près de 20 millions de livres de marchandises coloniales et de produits anglais. Lorsqu’on songe au nombre de gens nécessaires au fonctionnement d’une entreprise aussi considérable – que l’on peut qualifier de gigantesque – qui sont rassemblés dans cet espace, on voit tout l’intérêt que peuvent avoir des informations sur la géographie physique de cette île, telles qu’elles ont paru récemment dans la Revue du Divertissement Pour Tous :  par son mélange d’articles instructifs et distrayants dont le ton demeure constamment objectif et léger, ce magazine a gagné à bon droit le qualificatif (fort enviable!) de  populaire, bien supérieur en cela à ceux qui prétendent à ce titre. Selon cette revue (N° 43), le périmètre côtier du rocher argileux où se dressent les modestes installations, dont quantité de problèmes on favorisé l’avènement, ne fait pas plus de deux kilomètres ; sa surface n’est par conséquent que d’un kilomètre carré, et bien avant le début de la guerre, les 400 maisons qui se tenaient là, ainsi que les 430 habitants qui y résidaient, souffraient déjà du manque de place. Büsching note que la population compte désormais 1700 âmes ; c’est  une masse énorme qui dépasse d’un tiers les îles les plus peuplées d’Angleterre ou de Hollande (où la densité y est de 1100 âmes au kilomètre carré). De plus, bordé de hautes falaises abruptes baignées par la mer sur ses trois côtés, le rocher où s’élève le village est menacé par les intempéries, car il est bâti sur une terre fine qui s’effrite sous les doigts, provoquant failles et effondrements de la base au sommet; si bien que par crainte des éboulis et autres glissements de terrain qui se produisent régulièrement, on a déjà dû raser plusieurs maisons menacées de basculer dans le vide, comme cela s’est produit il y a quelques années avec l’écroulement du poste de la garde royale. La perspective de voir le rocher  anéanti par un effondrement a alerté depuis bien longtemps les autorités sur la nécessité de ménager des pentes;  le sommet ne disposant que d’un espace toujours plus restreint tandis qu’inversement le nombre des habitants ne cesse de croître de façon exponentielle, les responsables repoussent d’année en année la mise en œuvre du projet. Il faudrait diminuer la taille des maisons, en resserrer l’espace, les rapprocher les unes des autres, ou rétrécir les rues tracées par leur côtoiement, mais tout cela est impossible ; construites sur un étage elles ne comportent qu’une chambre, une mansarde, une cuisine et une salle à manger, et quant aux rues, elles sont si étroites depuis l’origine, qu’aucun véhicule ne peut les emprunter et qu’il y a tout juste la place pour faire passer un cercueil.  Au sud est, l’île dispose certes encore d’une langue de terre – ou bas pays – constituée de replis sablonneux : à l’endroit le plus élevé, contre la falaise, nichent 50 maisons, mais à marée haute le flot recouvre cette dune et, dans les périodes de tempêtes ou de gros temps, les vagues déchaînées menacent de raser complètement les habitats qui s’y trouvent. On ne perdra pas de vue que la roche est  totalement stérile ; que c’est sur cette langue de terre ou bas pays qu’au milieu des habitations jaillit la seule source potable d’eau douce ; que dans le hameau lui-même on doit se contenter de la simple eau de pluie et que pendant les périodes de canicule, on est contraint d’emprunter un escalier de 191 marches pour puiser à la source ; que sur le plateau ne poussent que quelques groseilliers, un peu d’orge (400 tonnes selon Büsching) et le pacage pour le bétail ; que dans la cour intérieure de l’église perchée sur les hauteurs et jouissant d’une protection relative, on trouve le seul et unique arbre (un mûrier) ; que depuis les débuts de cette entreprise toutes les urgences même les plus simples et les plus pressantes ont dû être prises en charge par les ports du continent dont les plus proches sont à trente ou quarante kilomètres ; que la guerre et l’impitoyable blocus continental ont rendu tout transport vers cette île totalement impossible ; qu’à cela il faut ajouter le fait que mis à part la viande, le beurre, la bière, le sel et le pain, on doit tout importer des ports d’Angleterre au prix d’efforts insensés : ainsi ce commerce d’une valeur de 20 millions de livres Sterling qui se fait continuellement et dépasse en activités et en échanges toutes les foires du continent et qui a dressé ses entrepôts (qui vont vraisemblablement très vite faire faillite) sur ce plateau rocheux, désolé et nu, totalement abandonné par la nature, en pleine mer, ce commerce donc est certainement un des phénomènes de notre temps les plus extraordinaires et les plus dignes de considération. »

La poésie et le blanc

La poésie est issue du blanc. Le poème ne va pas au bout de la ligne amorcée, pend dans le vide et commande à celui qui lit (ou écrit) un rythme qui déjà donne un sens et se mêle à l’autre sens, celui des mots. Ainsi le blanc en bout de ligne est-il partie prenante du texte. La poésie est mise en valeur du blanc, du non dit, du silence. Le vers aux caractères noirs est présence et par le vide qui est son essence, il suscite l’absence. C’est cette absence silence qui est le vrai fond du vers, en-deçà des mots proférés alentour.

S’il y a rythme, il y a musique ; or la raison d’être de la musique est de dessiner sur le silence un temps humanisé qui un moment prend en charge le temps de notre vie, comme un monument occupe le regard qui volerait à l’infini si la chose bâtie n’était là.

La poésie est affirmation de celui qui écrit, contre la page blanche qui, elle, figure l’absence. Elle est présence chantée sur le silence, comme l’enfant sifflote dans le noir pour se rassurer. Le blanc et le noir sont ici très proches, extrêmes qui se touchent. « Ma peur se mue en rythme et musique » pourrait être une définition de la poésie.

La poésie est toujours danger à cause de l’abîme qu’elle prend en charge au bout du vers. Aucune autre forme d’expression n’est aussi fragilement exposée à la mort, au silence. Elle est à l’image de nos corps, plus encore qu’une statue qui nous représenterait, car la statue est lourde et pleine, et les vers si légers, tellement exposés au vide qu’ils ouvrent .

À cause de sa fragilité, la poésie demeure ; elle est mémoire, elle est inoubliable, puisque comme notre corps elle risque tout à chaque avancée, à chaque pas vers le vide. Sa fragilité fait sa force.

Panique du lecteur ; il a envie de la protéger comme on le fait d’une flamme dans le vent : on l’apprend par cœur. On l’enfouit non dans le crâne du savoir mais dans le cœur, là où le rythme bat. Poésie et chamade, c’est tout un. Le stéthoscope seul capte au plus près le fond de poésie.

On est étonné d’apprendre que la poésie fut l’art majeur de certaines époques : parole sacrée qui maintenait l’espace pur entre les hommes et les dieux ; c’était le temps du poète chamane qui parlait en vers car les dieux entendaient leur musique. L’univers chantait.

Elle flotte aujourd’hui entre moquerie et respect solennel, on ne sait trop. Chacun en son secret est poète, mais soit il l’avoue en rougissant, soit (pire) il le tait.

On écrit beaucoup de poésie, peu en lisent.  L’autre est devenu fatiguant et si l’on honore la poésie, c’est peut-être par habitude scolaire, comme on se souvient du préau avec un serrement de cœur. Nous voilà loin du sacré.

On trouve parfois de la bonne poésie. Le texte monte du fond du blanc ; le vers ou ce qui en tient lieu jaillit de la page, de derrière la feuille ; chaque caractère, chaque mot donne l’impression d’être né du silence, de l’absence à soi, comme si la feuille habillée du poème se mettait à exister vraiment, à battre diastole-systole : la page est devenue nécessaire au monde réel. On a envie évidemment de l’apprendre par cœur ou de la recopier.

Il est peu de bonne poésie.

Pas de cadeau (comme une suite à la question sur le jour de l’an)

Le temps ne connaît aucune trêve et donc nous fabriquons avidement des moments monuments, anniversaires, 14 juillet ou son équivalent déprimé du 11 novembre, dates des morts, et nouvel an évidemment. Ce dernier est étroitement lié à noël, lors de la renaissance du jour : les étrennes sont des dons que l’on fait passer par le père noël pour que les enfants n’éprouvent pas la culpabilité des cadeaux achetés par les parents. L’invention du père noël est récente. Le don aux enfants à la fin de l’année est très ancien. La religion l’a récupéré sous la forme des rois mages qui offrent des parfums à Jésus.

Pascal Quignard encore (« Les Paradisiaques », P. 97 et suivantes) : « Strenae est un vieux mot sabin. Suétone dit que ces petits dons étaient de bon augure pour commencer l’année. Il s’agit donc d’un sacrifice qui cherche à étrenner le temps à l’aide de petits cadeaux afin d’attirer les jours dans le neuf et d’empêcher la régression temporelle et la réitération de l’hiver… Les étrennes étaient aussi appelées dons de l’Avent. Avent n’est pas un mot descriptif mais énergique. Adventus est actif : qui fait arriver, qui pousse l’année, qui fait advenir les pousses. »

On voit que ce don ouvre avec optimisme sur l’année nouvelle et s’il m’est arrivé de n’avoir parfois aucun cadeau à noël, ce n’était pas cruauté consciente de mes parents, mais seulement l’idée ancrée en eux qu’il n’y avait rien à espérer de la vie. Ils avaient connu la guerre civile ; la dépression mondiale 1940-1945 résonnait en eux comme une vibration sourde, irrépressible. Et pourtant ils me firent un don : la vie.

C’est ce don qui est répété autour de la nouvelle année avec  la lumière qui revient. Offrir des cadeaux aux enfants, c’est leur rechanter ce don que les parents se firent dans le lit conjugal. Sans doute mes parents n’avaient-ils pas eu la chance d’éprouver quelque joie de vivre et leur désabusement se traduisit parfois par des chaussons vides, ou plutôt ces années-là nous ne mettions pas de souliers au pied de la crèche ou du sapin, ainsi aucune déception.

Étrenner, c’est mettre un vêtement neuf, essayer une nouvelle peau, se réjouir d’un cadeau qui a sans doute pour nom premier « naissance ». Si la vie ne fait pas de cadeau, ainsi que j’ai pu le vivre, il est difficile de remonter la pente, de croire en la vie. On y parvient cependant peut-être plus librement que si l’on a été doté de cadeaux princiers : chaque jour est un jour de l’an (ce qui est la vérité) et donner, offrir, m’a toujours paru une évidence. À mes yeux le jour de l’an précédé des étrennes n’est qu’un cas particulier d’une attitude générale qui consiste à donner. Recevoir – sauf à la boxe – n’est pas si délicat que les moralistes nous le font accroire. Il suffit de tendre la main. C’est donner qui est la seule attitude possible. Donner c’est donner de la voix, donner à rêver, donner à penser, donner des sourires, donner à être au milieu du monde pour le chanter encore. Le reste n’est que dogme pour les pauvres d’esprit.