Souvenirs 3/5 (signature)

Comme elle chantonnait en faisant sa vaisselle, mon coup de sonnette resta sans réponse et dans ma hâte je forçai la porte d’entrée. Sa voix de miel me guida, elle chantait « L’eau vive » ; d’instinct je me surpris à faire dans le vide les doigtés de la clarinette, un dialogue déjà. Mille odeurs vinrent à ma rencontre : oignons frits, lessive, cire d’abeille, tant de douceurs larges ou âcres qui prenaient le corps entier, faisaient crouler de plaisir le visiteur de ce que l’on avait du mal à nommer une maison, une grotte bien plutôt, bourrée à craquer de meubles et d’objets qui allaient du chaton de porcelaine au rapace empaillé avec une dilection pour l’inutile, le décoratif, accumulation de corbeilles, de livres, de bouteilles miroitant sous la lueur tamisée des rayons du jour. J’aspirai à pleins poumons, ma peur reflua, et sa voix tout soudain monta vers moi ; même surprise, elle résonnait balancée doucement entre les murs qu’on aurait cru arrondis.

« Tu m’as fait peur, petit musicien ! Bonjour !

– Bonjour ! Je suis désolé, vous savez, désolé… je…

– Oh, mais que tu as l’air en peine, pauvre petit, que tu es pâle, tu es malade ?!

– Non, Madame Gaspard, n’allez pas croire cela.

– Ce que tu es drôle, fit-elle en riant. Toujours ce très curieux langage avec lequel tu t’exprimes !

– Pas du tout, Madame Gaspard, ce sont des mots que j’ai lus dans les livres. Et vous-même ne parlez-vous pas ainsi ?

– Oui, oh je sais bien, mon petit, ce n’est pas avec tes parents ni à l’école que tu pourrais en faire usage… Pardon, je ne devrais pas ; mon Dieu, suis-je folle !

– Je vous en prie, Madame Gaspard ! Je sais ce qu’il en est.

– N’en parlons plus. Quel bon vent t’amène ?

– Un ouragan, Madame ! Une histoire de stylo ou plutôt, devrais-je dire, un problème de signature. »

Elle déposa son petit corps tout rond sur une chaise de la salle à manger et, tapotant du plat de la main sur la table d’ébène, elle me fit signe de m’asseoir en face d’elle. Je posai ma vache devant moi, fixai un moment ses boucles déjà grises, croisai son regard interrogatif.

« J’ai écrit quelques obscénités dans un devoir de biologie et le principal du collège m’a très légitimement sanctionné d’un blâme.

– Un blâme, voyez-vous ça ! Les obscénités devaient être bien explicites pour que tu subisses pareil traitement ! Et tu ne veux pas m’en dire davantage ?

– Non, je n’y tiens pas. Il s’agissait là voyez-vous d’une explosion d’adolescent exaspéré et c’est sans importance.

– Je respecte ton silence. Si tu le veux ainsi, passons, passons…

– Merci. Voici le but de ma visite : ce blâme il faut le signer ; or mes deux parents n’ont pas de stylo. Par ailleurs ma mère dit que vous pouvez signer pour elle.

– Voilà une bien curieuse requête !

– Je le concède volontiers.

– Donne-moi ce carnet… Voilà ! Je signe avec son nom… Quelle idée ! Allez, dépêche-toi, tu vas être en retard, ce n’est pas le moment. »

Je fourrai le carnet dans ma vache, la remerciai d’une longue poignée de main ; elle prit le temps de me dire avant de refermer la porte :

«  Essaie, si tu le peux d’être indulgent avec les adultes, ils en ont tant vu, tu sais.

– Je m’en doute, mais parfois vous savez…

– Je sais, petit musicien. Fais au mieux et si…

– Oui, merci, je reviendrai. »

Après avoir serré ma vache entre les genoux, je lui emprisonnai la main une nouvelle fois entre mes paumes menues, prière fervente.

Dans le silence, elle me fixa en souriant et de sa main libre elle essuya ma joue.


Souvenirs 3/4 (signature)

Je rentre, vache à la main ; une eau saumâtre m’envahit le palais et au lieu de traîner la misère de mes pas, je me rejoue l’océan découvert l’été dernier, griserie des ressacs, le sel partout dans les interstices de la peau brûlée du soleil et l’infini à perte de vue, ah le mystère des laisses souriantes inscrites sur la plage comme une immense signature du monde à chaque marée, algues et coquillages artistement tressés par le hasard des eaux. La signature fait retour : ma cervelle blessée – qu’avais-tu besoin aussi d’écrire ces cochonneries ? – n’hésite pas, aucune tricherie possible. Le cœur me manque, je crois que je vais m’effondrer, il faut, tu m’entends, il faut que ce soit ton père ou ta mère qui signe ! Tu n’as pas le droit de jouer au plus fin, l’affaire est trop sérieuse et puis de toute façon le stylo c’est seulement le soir, or là c’est pour tout à l’heure, donc goulet d’étranglement, horizon clos, l’horreur.

En passant devant l’hôpital je croise une mère qui porte sa fille dans les bras ; la petite est évanouie, ses tresses pendent dans le vide de chaque côté de la tête. La mère avance à pas précipités, sa jupe vole ; j’ai le temps d’apercevoir son visage ravagé de larmes, le rimmel lui fait un teint noirâtre, deuil aux pommettes : c’est peut-être ça une vraie mère.

Je pose ma vache dans le couloir et rejoins la nichée qui s’installe. C’est chou et jambon. « Passez vos auges ! », grince-t-elle debout. Cliquetis d’assiettes. « Pas tous en même temps ! Bande de gorets ! » Le père trône là-bas sans sa blouse de travail. S’il n’a pas la blouse, il n’a pas ramené le stylo. On mastique. À mon « Passe-moi le sel ! », elle répond : « T’en as pas besoin. Et on parle pas à table ! » Pendant tout le repas le bougre marmonne des histoires filandreuses : « Alors moi j’y ai dit…. Et comme ça y m’a répondu… tu penses, je me suis pas laissé faire et j’ui ai dit d’aller s’faire voir, non mais. » Elle fait oui de la tête, mâchonne du pain, file une beigne du revers de la main à la fille qui est assise à ses côtés et ne veut pas manger. « Mange ! Et ne chiale pas, hein ? Est-ce que chui du genre à pleurer, moi ? »

Dans mon souvenir, ce repas fut un éclair ; je me retrouvai dans la chambre à ronger mes ongles.

Je crois que je dors un peu. J’entends la porte qui claque. Il s’en va, il s’en va ! Je me précipite dans le couloir, je crie : « Non ! ». « Qu’est-ce que t’as, toi ? », lance-t-elle en essuyant ses mains sur le revers du tablier gris. « Eh, faudrait p’têt déhotter d’là, les jeunes ! Allez, ouste, à l’école ! » « Justement, justement ! », dis-je en me penchant vers ma vache. Et tout d’un coup je devine que ça va être impossible ; je me souviens qu’il avait fallu trois jours de négociations et rappels pour qu’elle signe sous le règlement intérieur du collège à la mention : signature de la mère.  Je m’affole, je ne peux plus tenir debout, je m’assieds dans le couloir, tête penchée, comme à la guillotine. « Qu’est-ce que tu as toi ? », reprend-elle. J’ouvre ma vache, sors le carnet en une tentative désespérée, elle me toise comme on le fait d’un chien qui va mordre, mais je dis très vite : « Il faut signer, il faut signer, il faut signer ! » Je me redresse, elle n’a pas saisi le carnet dans ses mains. « C’est quoi d’ça ? » Silence. « Et pis j’ai pas de stylo. » Je murmure : « Il faut signer, il faut signer, il faut signer. » Silence. Et là, j’avoue que ma mère a un trait de génie mémorable : « Va voir la mère Gaspard, chui sûre qu’elle a un stylo ! » La voisine, bien sûr, que je suis bête, la voisine ! Je fourre le carnet dans ma vache, la reprend machinalement par la poignée et me rue au dehors. À l’instant où je franchis le seuil, la voix de ma mère me parvient (second trait de génie) : « Dis à la mère Gaspard de signer pour moi, c’est du pareil au même ! » Décidément, c’est mon jour de chance !

Souvenirs 3/3 (signature)

Avec l’allongement des jours, mes mardis s’illuminèrent. Avant la fin du cours, je préparais mes lèvres en les humectant. « Tu es quelqu’un », fit-elle un soir après le baiser. Elle me pinça les épaules de toute la douceur de ses paumes. « Je ne sais pas. », dis-je sur un ton qui s’envolait au-dessus de la portée, « Je ne sais pas. – Oui, mais moi je sais !», répliqua-t-elle.

Le matin, les camarades continuaient leur petit jeu : « Salut, le lèche-bottes ! ». La fine mouche n’en perdit pas une miette et peu après notre premier mardi, elle chassa mon voisin du pupitre double : « Barre-toi de là ! », lui dit-elle. L’autre protestant, elle lui indiqua une place devenue libre, la sienne. Lui : « Je vais pas m’asseoir à côté d’une gonzesse, tu rêves ! » Elle : « Je te demande pas ton avis… Va là-bas ! Moi, je veux être à côté de lui ! » Elle me désigna du menton.

Et l’on vit ce que l’institution n’avait jamais vu ; la stupeur passée, les profs durent s’adapter : qu’auraient-ils pu objecter ? Il y eut des réunions improvisées : devait-on tolérer pareille incongruité, un élève et une élève côte à côte ? « Je l’avais dit, la mixité, c’est la décadence !», confessa un prof de latin en revissant sa cravate. « Quelle époque ! », cria son collègue d’histoire, spécialiste de la monarchie absolue. « Si on lâche là-dessus, c’est le désordre assuré !», conclut le prof de maths.

Ce chaos soudain fut recouvert par le limon des jours et, réjoui, je poursuivis tranquillement mes cours du mardi, si bien que mon « élève » se hissa dans les premières en maths. Le prof en fut tourneboulé ; il confia à un collègue lors du conseil de classe de printemps : « Si les filles deviennent bonnes en maths, moi je claque ma démission ! ». Pour manifester sa réprobation, il se prit deux semaines de maladie.

Le coup d’éclat qui me permit de rejoindre la cohorte des mauvais, des vrais méchants, me vint à l’occasion d’un contrôle de biologie. Parmi les questions diverses, il nous était demandé d’énumérer les parties du corps humain avec leurs organes. J’écrivis : « Le corps masculin se compose d’une tête avec le cerveau, du tronc avec les bras, le cœur et les poumons, de l’abdomen avec l’estomac et les intestins duquel pendent (le plus souvent) la bite et les couilles, le tout planté sur deux jambes ». Je trouvais ma description schématique, insuffisante, mais je me rattraperais sur les autres questions.

La prof de biologie étant une rapide, il me fallut attendre deux semaines avant de me retrouver dans le bureau du principal. Ma copie gisait devant lui, ornée d’un rouge vif qui encadrait le passage controversé. Une dizaine de points d’exclamation se pressaient dans la marge. L’instant était solennel à souhait ; les poussières dansaient comme un écran agité entre lui et moi ; un soleil magnifique éclaboussait la croisée ; derrière moi, mon accusatrice soufflait de tous ses poumons. Les mots tombèrent comme des épées qui se croisent ; ennemi de toute violence, je laissai le duel se dérouler sans moi, il ferrailla seul. Ce fut sobre et ridicule. Surnagèrent les mots intolérable (cinq fois), ignoble (deux fois), la prochaine fois conseil de discipline (deux fois aussi). Il me sembla qu’il prononçait de sa voix plombée quelque chose comme : « Vos pauvres parents », mais sur ce point mon souvenir défaille un peu. Ce fut grave. L’ouverture de mes lèvres eût provoqué une grêle d’invectives et je préférai appliquer la bonne vieille recette des familles : ferme-la !

Pas un mot, pas même « oui », rien. La prof de biologie me saisit par l’épaule – l’autre avait fini son exercice de rhétorique avec basse obligée – et me hurla dans l’oreille, presque un cri : « Et signé par vos parents ! » Ce soprano ! Colorature, avec trilles et acrobaties. La voix ne ponctua pas, elle résonna dans le vide. Je laissai les secondes aspirer cet instant virtuose, sa bouche pendait à deux doigts de mon visage, je lus en un éclair la crispation de sa mâchoire inférieure qui, mécanisme rouillé, semblait grincer puis claquer. « Et signé par vos parents ! », reprit-elle ; je m’écartai de son haleine caféinée, effrayé de tant d’insistance. Savait-elle pour l’imitation de la signature ? Impossible, même sous la torture ne n’eusse rien concédé, sur ce point au moins j’étais en position de force.

Une faiblesse pourtant m’assaillit au retour ; il était entendu que ce blâme (car j’écopais bien d’un blâme) devait être signé pendant le repas de midi et que j’allais devoir le présenter à deux heures à la prof. Malheur des externes ; interne, j’eusse bénéficié d’un délai. La poisse.

Souvenirs 3/2 (signature)

J’étais fier de mon secret. J’avais appris par ouï-dire que la cinquième symphonie dont je m’abreuvais les oreilles était dite « du destin ». Tandis que le microsillon tournait en crachotant les poussières de la chambrée, je répétai tout l’hiver : j’ai un destin, j’ai un destin.

Avec les beaux jours, mes aubes furent illuminées de succès scolaires ; j’avais pris l’habitude de travailler leçons et devoirs sous l’abat jour vert et je crois me souvenir qu’au-delà de l’absence de remarque de la bougresse (ma présence au bureau était désormais incluse dans son lever), j’eus la chance de clore le mouvement lent de mon concerto pour hautbois d’amour (sur du papier à musique que j’avais fini par voler chez un libraire) ce qui augurait d’un printemps en tous points étonnant ; au grand dam des profs, je rendis quelques devoirs à la maison écrits au stylo à bille ; mes travaux étaient bons et ils ne protestèrent pas trop. Ils m’avaient à l’œil pourtant, car jusqu’alors j’étais un élève correct et voilà que soudain je devenais bon. Il se murmura que je trichais ; leurs regards venimeux ne trompaient pas, ni les remarques froides lorsqu’ils jetaient ma copie sur le pupitre : « Excellent, comme d’habitude ! Enfin… » Je rougissais, les gars se retournaient vers moi en ricanant, les filles me regardaient les yeux pétillants, troubles alarmes.

Je devenais agaçant. Ils argumentaient à haute voix dans la salle des profs : « Comment un enfant d’un milieu aussi modeste peut-il ? Enfin… tout de même, c’est incroyable ! – Et vous savez, dit une voix féminine, il est calé en musique, c’est inconcevable ! » Un troisième ajouta : « J’ai l’impression que je suis inutile et qu’il sait par avance ce que je vais leur enseigner, c’est intolérable ! » Un autre plus malin, risqua un projet révolutionnaire qui fit trembler le corps professoral dans son entier : « Je veux en avoir le cœur net, je vais l’interroger à l’oral, il ne pourra pas tricher. » Tous s’écrièrent : « À l’oral, tu n’y penses pas ! Mais où va-t-on, si on leur laisse la parole ? C’est absolument antipédagogique ! »  Il reprit avec entêtement : « Je veux en avoir le cœur net ! ». On s’écarta pour le laisser passer lorsqu’il repartit  pour son cours ; sa blouse grise prof de maths tachée de poussière de craie multicolore dégageait comme une odeur de soufre.

Il me fit venir au tableau, me posa un problème d’algèbre que je résolus en quelques minutes. Je développai tous les raisonnements et ne desserrai pas les dents. Dépité il murmura : « J’ignorais… à ce point ! Enfin ! », et je repris ma place tandis que mes bon camarades me traitaient de lèche-bottes.

Ce fut ainsi que j’entrai dans la confrérie étriquée des excellents où l’on crève d’ennui.  Il allait me falloir frapper un grand coup pour retrouver la compagnie des médiocres. En attendant, les filles faisaient voler leur jupes de printemps autour de mes mollets – je portais encore des pantalons courts alors que mes jambes se couvraient de poils – et leur approche parfumée de violette ou d’eau de Cologne me terrifiait ; leurs flatteries soprano me rappelaient ma propre voix qui quelques années auparavant solfègeait aérienne au-dessus des pupitres ; je l’avais égarée dans les corridors des saisons recuites et le grave qui lui avait succédé vibrait toujours par à coups, cassures d’un larynx trop neuf que je n’avais pas eu l’occasion d’exercer dans la cambuse parentale.

Une pourtant se risqua un soir de décembre à me tirer par la manche ; elle me poussa dans une classe vide, les deux mains contre mes omoplates. Épouvanté, je crus qu’elle allait vouloir m’embrasser et je levai instinctivement mes avant-bras comme je faisais chaque jour lorsque la bougresse venait droit sur moi (ce qui me valait pour le coup une vraie gifle ; « Tiens, tu ne l’as pas volée celle-là ! »)

Elle s’assit sur une table : « Ici, ce sont tous des cons, tu m’entends, tous ! » Ses yeux bruns se mêlaient d’ocre suivant leur orientation sous la lumière cafardeuse des globes électriques ; au bord de sa pupille je crus apercevoir un liseré bleu comme une goutte d’eau de mer égarée. « Tu m’entends ? », reprit-elle. Je ne dis ni oui, ni non, je me noyais, je tremblais. Elle me saisit les poignets : « Ce que je veux c’est les écraser tous, tu m’entends, tous ! » Elle tira sur les manches de mon pull trop court. « Alors, voilà, y’a qu’en maths que je n’y arrive pas. » Elle replaça une mèche derrière l’oreille, geste que j’interprétai comme le fin du fin de l’élégance. « Tu vas me donner des cours. Tous les mardis. On commence maintenant. » Je murmurai sans oser la regarder : « Ça tombe bien, le mardi j’ai pas musique.  – Je ferme et j’éteins, comme ça on se fera pas repérer, dit-elle en appuyant  la porte. » Elle pesa sur l’interrupteur d’un geste rapide, s’installa devant un pupitre.

J’ai encore à l’oreille ma voix qui hésite entre le grave et l’aigu, expliquant les ruses minables des x² et des y-1. J’invente des problèmes, elle les résout maladroite de son crayon courant à vive allure. « Va doucement, dis-je. Réfléchis » Elle écrit. Je corrige. Elle interroge. Je réponds. Les cris du dehors soulignent le silence, emplissant la pénombre qui descend. Quelque part des pies bataillent dans les marronniers ; éclatent au bord de la nuit les sifflements horizontaux des merles hystériques. Ma peur se tasse, j’explique, mon baryton parvient à se poser sur le velours du temps. « Pour aujourd’hui, ça va », dit-elle tout à coup. Elle remballe son cahier en tenant le rabat de son cartable sous le menton. Elle prononce alors distraitement ces paroles : « Passe ta langue sur tes lèvres, elles sont sèches ». J’obéis aussitôt et elle dépose sa bouche sur la mienne. « C’est bon ? », dit-elle. « C’est bon », dis-je.

Souvenirs 3/1 (signature)

L’arrivée du stylo à bille fut la grande aventure des années cinquante dans la salle à manger encombrée de la table, des chaises et d’un minuscule bureau où reposait la bête glissante que je dérobais régulièrement tous les matins. Le bougre laissait tomber chaque soir l’objet sur le pseudo bureau, la tentation était si énorme qu’avant l’aube je me levais dans les dernières alarmes nocturnes, prenant garde à ne pas faire craquer le sapin des planchers, je glissais mes pieds nus sur le sol veineux, allumais la petite lampe à l’abat-jour vert, sortais mes affaires de classe pour faire semblant, au cas où, et enfin, triomphe, j’allongeais mon bras vers la chose cliquante, je faisais pression sur son extrémité fragile et après un déclenchement métallique dont j’étais persuadé qu’il allait mettre le feu à la baraque, je voyais surgir du corps ventru de la bête en plastique la pointe bic rêvée ; l’aube naissait au même instant

Je m’essaie. Je trace la signature du père sur une feuille volée au collège.

Ce vol est un hasard, une porte ouverte par mégarde, la secrétaire partie, ma chance, je marche droit au bureau, somnambule je prélève deux feuilles que je fourre dans ma vache, repars à reculons, joie de voler un espace vide, papier non ligné enfin.

Ma main écrit, dessine plutôt sur l’immaculé du papier bloqué par mon avant-bras gauche.  Je songe que quand on recopie la signature de son père, il convient de le faire lentement à partir du modèle, puis d’accélérer peu à peu ; le clarinettiste que je suis connaît la technique. J’aurais pu utiliser du papier à musique mais il m’était trop précieux pour la composition de mon concerto pour hautbois d’amour, deux bémols à la clef, sol mineur, fa dièse accidentels. Rêverie. Mes doigts se crispent sur le corps oblong du bic gris vert, le nom du père affleure, boucle puis trait oblique, graphe ascensionnel d’une naïveté grandiose, machine à signer qui balbutie, l’enfance reflue, je fais mes gammes ; traçant la signature, j’entre dans la géométrie adulte ; la bille s’enfonce sans bruit dans le léger mou du papier, volupté d’une caresse qui reste. La page est presque pleine, le rythme commence à suivre.

J’entends un 2/4 sur le carrelage. « Tu fous quoi, là ? Tu peux pas dormir comme tout le monde ? » Sa chemise de nuit s’anime quand elle me tourne le dos. Elle n’a rien vu, j’ai eu chaud. Elle hausse les épaules. Je remets rapidement le stylo à sa place sans rentrer la bille, tant pis, je ne peux pas prendre le risque du déclic, je cache la feuille en replaçant mes devoirs devant moi. Je lis le manuel : « Le comportement prédateur de la vipère aspic ». Le chapitre est illustré de dessins approximatifs ; la tâche consiste à apprendre les différentes parties de la bête. Je sais. Je referme la chose, range tout négligemment dans ma vache, ressors le livre de français, fais mine de lire sans bouger. Entre deux déglutitions de café, elle repart à l’attaque : « Tu peux pas faire tes devoirs le soir ? » J’ose tourner ma tête vers elle, regard fuyant, je fais non. « Qu’est-ce qui m’a foutu un gosse pareil ? Toujours à lire ! Allez ouste, du balai, file t’habiller ! »

Plus tard, mon chocolat au ventre, je m’estime satisfait, l’affaire avance, encore deux ou trois matinées ; mon pied trébuche contre une betterave éclatée, je jure, vache à la main, manquait plus que la pluie, j’arrive trempé au collège.

Au milieu des appels et des froissements de gravier, je ferme mes tympans en me concentrant sur la nausée qui monte et malgré les tapes dans le dos, je m’isole dans un coin du préau, fixant l’extrémité de mes chaussures en carton bouilli gorgées d’eau. Une valse me remonte, en mineur ; pense à autre chose, la signature est une affaire de rythme, exerce-toi. Un souffle violent ride les flaques de la cour ; ne dis rien, efface-toi, continue.

Voix grave et voix aigue dialoguent : « Je ne peux pas lui demander tous les mois de signer mon carnet de notes . – Elles sont bonnes tes notes, tu as peur de quoi ? –  De son regard, de son agacement, il s’en fout trop, ça me fait honte. Disons que je ne veux pas le déranger. – Tout ça pour ça ? – Oui, Tout ça pour ça. »

Plusieurs aubes suffirent. J’avais la main. Quand le printemps arriva, j’étais l’auteur de toutes les signatures sur mon carnet de notes, sauf de la première qui m’avait servi de modèle et que j’avais arrachée à mon père je ne sais plus comment, un jour de distraction sans doute.

Souvenirs 2 (piano)

Mes bougres de parents, assommeurs légendaires, surgis comme la vague des plus anciens temps de violence, campés sur la religion des interdits, distribuaient gifles à foison, grêle sur mes épis et, coiffé au bol, je courais dans les rues de malchance, décavé, naïf, proie des ombres grandes, affamé d’absolu et gavé de nouilles sans sel ni beurre.

J’avais de ces candeurs… je me souviens de Lui appuyé contre la barre de la cuisinière, rabattant sa mèche bouclée qu’il collait de salive sur son front, le bras droit levé, imitant Méphisto, un Adolphe qui lui avait valu cinq ans de camp avec pour seul langage retour un plattdeutsch qui faisait frémir les lambeaux roses de la tapisserie : verfluchter Mensch ! La peur était aux murs, il hurlait, j’y croyais vraiment, et dévalant plus tard les rues pour échapper à la voix, au martinet de la mère en furie, je comptais mes abattis, deux jambes qui tricotaient, la main droite pour me protéger les yeux d’un revers improbable et la gauche pour tenir mon pantalon court filant sur les genoux. La peur était très bonne conseillère, je restais souvent quoi, trois heures peut-être dans la maison d’en face, inhabitée et tellement hospitalière, j’emplissais mes poumons de ce havre moisi, amertume aux murs verts de gris comme l’uniforme qui dix ans auparavant encore etc. Le silence me tombait sur le râble, interrompu seulement à travers la fenêtre brisée (bombardement ?) par le pas du cheval qui apportait le lait aux enfants sages, donc pas pour moi qui n’étais – ah la voix féminine, âpre – au fond qu’un sale jeune, sorte de fumier de jeune, excroissance superflue de ces parents à bout de course, épuisés à trente cinq ans par des années de séparation dans laquelle les boches jouaient un rôle non négligeable.

Verfluchter Mensch ! résonnait encore dans les pièces vides de la maison d’en face, caverne, résonateur, silence, soudain plus rien et, tendant l’oreille, j’écoutais un piano cognant dans la maison voisine de la maison d’en face, écho romantique de mes premières heures seul ; j’avais enfin le droit de recouvrir la voix hurlée d’un velours touché, ivoire noir et blanc, feutrines frottées comme des pas de danse, ma mie, lettre à Élise, tu as vu ce miracle, oui, nous irons toujours au bois, c’est possible puisque je le vis, puisque cela a pu se produire un jour de mai mille neuf cent cinquante cinq quand le printemps m’a cueilli au frais du drame de cet après-midi et que l’on m’offre des notes, ce baume partition, j’entends le raclement de la page qu’on tourne sur le bord du pupitre, la main est féminine, elle a un peu plus que mon âge (douze ans ?), je ne la vois pas mais j’en suis certain, j’ai droit au tapotis répétitif qui me fait au cœur – diastole systole – une terreur symphonique, timbales frappées, je devine les doigts, et je les divinise au bord de mes tympans. Elle a beau reprendre mi ré mi mille fois, ce n’est jamais assez puisque le Verfluchter Mensch remonte dès qu’elle s’arrête – mais qu’est-ce qu’elle fiche ? – ah oui, travail de la main gauche qui en ascension extension viendra contrer tout à l’heure le mi ré mi dégringolant, bien sûr, bien sûr.

Je m’approche de la paroi sur la pointe des pieds ; je colle mon oreille contre le mur et j’entends la lettre comme si j’étais dans la pièce, puis ça s’arrête. Une petite voix :

– Il ne reviendra pas, hein, il ne reviendra pas ?

– Non, dit une voix plus grave. Joue ton morceau !

– C’était la guerre ?

– Oui, c’était la guerre.

Souvenirs 1(mutation)

A dix-huit ans, mon père, au grand dam de sa femme, eut l’idée folle de nous emmener dans une grande ville du sud alors que nous avions toujours vécu dans une petite ville du nord.

Je me suis formé seul à la lecture de Rousseau et Kafka, personne ne m’a tenu la main par les chemins de Platon et de Kant, quelque chose vibrait, enfantin et puissant, dans l’évidence du temps. Je méprisais la publicité, la télévision et le rock. Moi qui sortais d’un milieu défavorisé où l’on malmenait les enfants, je m’arrachai à la glaise du néolithique (le père de mon père avait remué la terre des autres, toujours bêchant) et je trouvai honteux de perdre mon temps à autre chose qu’à lire des classiques et à écouter de la vraie musique (classique elle aussi). Je me souviens d’avoir parfois croisé des maîtres, mais mon esprit en friche s’attachait à des figures adossées à la tradition et, provincial d’après-guerre, j’auscultais les formes muséales sans souci des œuvres qui reflétaient notre présent. J’aurais pu voir dans la main serrée d’Olivier Messiaen ou dans telle représentation du Living Theater de Julian Beck un stimulant pour pénétrer enfin dans mon époque, mais j’avais tant à rattraper que mon esprit fureteur ne mordait que vers l’arrière, alors que la civilisation accélérait le rythme de ses inventions bouleversantes.

A dix-neuf ans, j’ai passé mon premier appel téléphonique depuis une cabine de la poste centrale de Toulouse. Impossible de faire autrement. Pas de téléphone dans les rues ni dans les foyers. Je décrochai quand l’opératrice me dit d’une voix à l’accent à peine compréhensible pour ma tête de pioche septentrionale que j’étais en ligne : je tremblais. Je n’étais pas fait pour cette magie noire qui parle dans le crâne : j’étais si encombré des voix d’antan que le message administratif qui me fut délivré lors de mon premier emploi (« On vous attend », la voix était grave, le ton légèrement agacé) éveilla en moi les atermoiements abyssaux du personnage principal du Château.

Perdu dans la ville, sans visage familier, enfoui dans le papier imprimé et les houles craquantes du microsillon, j’ai cultivé un idéalisme de pacotille qui ne me valut que des rebuffades. Surnourri d’effets stylistiques et d’idées peu communes (les journaux ne m’inspiraient que du dégoût), j’avançai sur les boulevards de la ville en fusion, trébuchant sur la moindre remarque, étonné même de vivre encore au milieu des passants au sabir inconnu.

L’obligation de gagner ma vie me sortit de cette terreur de vieillard. A ceux qui en pinceraient pour l’héritage somptueux, j’affirme qu’il est parfois bon d’être fils de pauvre. Je m’arrachai à l’encombrement de ma cervelle – si semblable à celui de la ville rose, alors grisâtre et klaxonnante, arrosée d’insultes –  et souriant des beautés du passé, ahuri par la vivacité énervée de mes contemporains, je dus donner des ordres (j’étais surveillant de lycée), étaler mon savoir (je devins professeur remplaçant), et ce fut ainsi que mon larynx consentit à se désencombrer de l’autrefois. Je devins jeune, résolument moderne.

La sénescence qui me menaçait à court terme se mua peu à peu en une suite dynamique de décisions à prendre qui m’assura que je n’avais à redouter que moi-même. Le vent de la bêtise commune vint à ma rencontre, j’étais sauvé. J’entrai dans les mythologies du temps : gauchisme, musique rythmée toujours de la même manière (celle-ci a à peine bougé), critique du gouvernement et guitare en bandoulière. Je l’avais échappé belle.

Les boeufs de Laon (la montagne couronnée 11)

Il est naturel que les bâtisseurs aient voulu placer les bœufs en haut de la cathédrale. On dit que les hommes du temps  ont ainsi voulu saluer les animaux qui tirèrent les pierres depuis le Chemin des Dames. Je me suis amusé dans La Cité Intérieure à rêver autour de cette présence : les bœufs sont des modèles d’édification ; bœufs, ils expriment l’idéal religieux de l’abstinence sexuelle ; juchés là haut, ils sont lestés d’une symbolique simple : plus je monte plus je m’éloigne du monde, c’est le retrait chrétien ; ils deviennent ainsi des intercesseurs entre le ciel et la terre, prêtres, moines, chamanes, etc.

Ces jongleries cependant ne suffisent pas. La simple observation me convainc d’autre chose. Comme l’a parfaitement rendu Villard de Honnecourt dans son dessin bien connu et que mon éditeur imprimeur (inoubliable Jean Le Mauve) a reproduit dans mon petit livre, les bœufs sortent leurs têtes de l’alignement des tours et cette « charmante fantaisie » (Proust) donne aux animaux placides, balourds, des allures de concierge intrigué, bêtes curieuses qui semblent passer leurs têtes par l’embrasure de fenêtres que les dentelles des tours ménagent au milieu des nuées. Très vite, je sens qu’ils se gonflent de toute mon ironie, grenouille qui devient aussi grosse qu’eux, leur prêtant par retour un sourire qu’ils n’ont peut-être pas, mais que leur col tordu suscite cependant. Il me vient soudain que l’anormal est là : loin d’avoir des cous de taureaux, ces animaux poussent leurs têtes au-dessus du vide de leur col longiligne comme en a peut-être le dragon des contes ; je vois ces bœufs qui un matin du XIIème siècle secouèrent leur joug par la grâce d’un sculpteur et qui libres enfin d’observer, eux qui avaient toujours courbé la tête, avancèrent leurs cous désormais libérés au-dessus des agitations de la cité et des plaines vallonnées. De bêtes de somme elles devenaient bêtes d’éveil, de guet, d’ironie, heureuse moquerie du monde d’en bas, clin d’œil du sculpteur qui se voit à travers eux avec son modeste statut de tailleur de pierre, mais qui SAIT. Au fait, que sait-il ?

Les artistes n’ont pas de reproches à adresser au monde : ils décrivent ce qu’ils voient. De tout temps les vrais artistes ont su d’un savoir ésotérique ce qu’il en était de la création, c’est-à-dire de Dieu (mythe presque universel). Jusqu’à une époque récente, ils ne l’ont jamais dit explicitement, mais ils ont tracé des pistes, envoyé des signaux. Comme les bœufs dépassent de l’alignement des tours, ils ont signalé leur présence dans l’œuvre. Rousseau offrant son prénom au lecteur, Kafka sa belle lettre initiale (un homme marchant debout), Dante tendant sa main à Virgile qui la tend lui-même à Homère, Proust contant comment il devint romancier, Cézanne laissant des pans de toiles non peints… autant de signes, d’appels, de tendres coups de coude, affaires de présence au beau milieu de notre monde.

Ils étaient seuls.

Aucun des seize bœufs ne croise le regard de l’autre. On dirait nous aussi au plein des fadaises, dans nos rues, dans nos transports en commun, jouant l’absence de l’autre alors qu’on le voit parfaitement, solitude posée en haut, hissée sur les plaines où, pauvres gaulois, nous allons ahanant nos tâches fatiguées. Les cornes accrochent bien ici ou là les nuages qui passent mais cet isolement, ce murmure meuglé, n’est pas un hasard, notre sculpteur savait ce qu’il en est de nos destinées à chacun réservées, pose observatrice… et leurs touchants regards… Ami, sais-tu la solitude, les bœufs en troupeau c’est vrai, et cependant chacun par devers soi ? Il faut traverser les nuages du temps, écorner l’azur et manger le foin des plaines lointaines ; figurant un quotidien hanté par le désir de dire, ils renvoient en seize miroirs la platitude de la répétition du semblable : lever, déjeuner, coucher et l’ensemble des tâches, bœufs aux mille pas entre étable et boucherie, la peine de mort au plein du col très curieux. La tête tombe, la bête d’ombre toujours, foin des querelles, retour sur le va et vient des yeux artistes, musique d’orage peut-être (Gracq) plus sûrement ce sel qui pimente nos jours, car sans les artistes et les bœufs que serions-nous ?

Il faut ce regard oblique, point méchant, vrillé sur nos vacations ; ils ont la voix posée des errants qui savent, eux, bêtes d’obscur labeur, artisans du vide, et sa main qui les sculpte et ma main qui va devisant, devinant leurs oraisons et les saisons qu’ils abritent de loin comme on le fait au soleil lorsque posée sur le front, du haut de notre moi, nous attirons l’ombre de nos doigts serrés sur les paupières de l’aube.

La montagne couronnée (10)

Aux instants de répit, crépuscule de mars, nuits sans lune, une mer de sons cogne contre les portes de jadis, et du creux des vallons, j’écoute la rumeur des moissons passées et le flux des vents d’ouest auxquels s’ajoutent les appels des soldats, cris, borborygmes aux « a » assombris, plaintes et cris de joie. Au même titre qu’un auditorium, la cité remparée est un résonateur. De très loin, des sons ourdis clament au dehors ; la cathédrale est un haut parleur qui répercute ces échos montés vers le ciel, millions de prières, vœux, mercis ; mains jointes, les remparts pressent dans leurs paumes des syllabes qui n’aspirent qu’à s’emparer des hauteurs, valse grouillant de vocables latins et français, se berçant de l’espérance d’être écoutés par un dieu dont nous nous doutons aujourd’hui qu’il est sourd.

Ce château à ciel ouvert laisse pendre sur les pentes des entassements d’acacias déjà lourds de leurs bourgeons, un souffle fait gémir des branches croisées : le chef ardoisé (qui déchire des obliques au plus près des nuages) ouvre des questions sans réponses. Quelque part derrière moi un volet bat, rythme sans régularité, fruit du hasard. Il n’est aucune cause.

Froissement de tissu.

Toujours, dit la visiteuse, il a fallu remplir les hauteurs béantes, le regard aurait donné sur le vide et tu sais bien que c’est à peine supportable ; les gens n’ont pas le temps d’affronter ces grands espaces, ils ont déjà assez à faire avec leurs enclos, plantés de pieux, leurs jardins dévorés de l’ivraie et les marches et les tapis et les feux qui claquent au plein du bois qui se consume ; ils ont en mémoire l’odeur de la bure des moines, de la cire coulée des cierges, le son de leurs pas au parvis et le coulis des nuages au dessus de la tête, sans parler des pièces qu’on fait sonner au fond des sacs, pluies d’or parfois, plaies d’argent souvent, et la peur d’avoir faim durant des jours, des nuits, rien n’est jamais acquis.

Elle sourit.

Tu vois, on a bâti des histoires de résurrection à coups de pierres calcaires, pâleur appuyée sur le velours du vide, rien que pour l’essentiel, à savoir débarrasser l’homme sur sa terre de la terreur du ciel ; il sait ce que sont les champs, les femmes et les vaisseaux sur la vague, mais l’azur lui ne se touche pas et c’est donc là que niche forcément le principe salvateur dont leurs rides auront besoin. Ils ont appris ça dans l’enfance : c’est en levant les yeux vers le haut que la réponse vient, grave et bien timbrée.

Des gens comme toi, poursuit-elle en riant, oui, comme toi, des rêveurs, des perdus hors la vie, ont retourné comme un doigt de gant leur impuissance à vivre en un surplis d’inventions fabuleuses, légendes bancales sur les anges du ciel, la virginité de Marie et la résurrection d’un galiléen, et ils ont conçu plus tard des édifices (cathédrales) pour que l’affaire d’exister soit délestée du poids de vivre sous la loi du vide. Bluff sacré, les bœufs observent d’un rugissement muet les disputes en contrebas : au fait, je crois qu’ils rient, mais il ne faut pas le répéter, ces contes font tant de bien aux gens de peu.

– Dont je suis, dis-je.

La montagne couronnée (9)

On peut à peine respirer, le soleil a beau luire, la neige a tout dévoré, clameurs, odeur de poudre, la gorge sèche j’aspire du bord des poumons un air glacé qui fait un bruit de forge ; me précèdent de rares volutes tant mon souffle peine à sortir ; je suis traqué par l’histoire : non, pas par l’histoire, cela voudrait dire que c’est révolu, or rien n’est achevé; je le vois bien au-delà des grilles de ce cimetière où ils ne reposent pas, où ils crient, chaque croix gémissant et il en est des milliers exposées à cette bise qui soulève les pans de ma pelisse. Jeunes gens, j’eusse aimé déposer des boutons d’or au pied de vos croix comme je le fais parfois en mai, souvenez-vous, tant d’années que je viens vers vous, vous me reconnaissez n’est-ce pas, mais en janvier il n’est plus de fleurs, je n’ai que mes pas, mes mains gantées ; un bouquet de givre? oui, j’y ai songé : avez-vous besoin d’un peu de froid supplémentaire ? Vous voyez bien.

Chaque flocon, un mort.

Je me souviens, il y a trente ans, je venais déjà sur le Chemin des Dames, en mars, seul, pour me remémorer la boue et cette déflagration qui dura plusieurs jours quand l’enfer déplaça la montagne, puis je n’ai plus eu le cœur de célébrer votre anniversaire, j’avais des enfants en bas âge auxquels je devais enseigner le respect des autres : « Et surtout tu cesses de te battre dans la cour, c’est interdit, tu m’as compris ? » Il faisait oui de la tête, me lâchait la main et se mêlait à la foule des autres petits noyés de joie.

Je m’écarte de l’encoignure du porche qui est censé me protéger de la bise, l’air agité me fait vaciller un moment, je me surprends à compter mes pas, comme il m’est souvent arrivé de vouloir dénombrer les croix :  c’était histoire de vous rendre hommage à tous, mais je me trompais dans mes calculs, terreur d’oublier l’un de vous ; au fil des années j’ai renoncé ; je ne vous quitte pas, je m’éloigne là-bas vers l’ouest pour voir les champs de neige, vous ne pouvez être tout le temps en point de mire, je ne peux pas vivre comme ça, habité de vous, je dois contempler autre chose, excusez-moi.

Il panse tant que toz s’oblie, dit l’auteur de Perceval. Le chevalier a vu trois gouttes de sang dans la neige, une oie blessée par un faucon, et il s’attarde et il rêve. Je ne suis pas très loin de ce silence du héros médiéval avec cette différence qu’habillé de rouge il subit très jeune cette aventure avant d’entrer à la cour du roi Arthur ; pour moi, dans mon manteau noir fourré de peau, je la vis après avoir goûté au monde. Et puis trois gouttes de sang, qu’est-ce (d’autant que l’oie est parvenue à s’envoler) au regard des flots ininterrompus du massacre qui vit l’Europe se suicider ? Le souvenir littéraire m’amène un instant à sourire, c’est si frais, c’est si loin… décidément, aucun texte ne rendra la terreur, la présence indépassable de ces croix plantées dans la neige, et si vaines et si démocratiquement alignées.  Perceval rêve appuyé sur sa lance : je l’envie, je comprends l’épreuve initiatique, je rêve avec lui de ce sang carmin écoulé en trois taches sereines.

Le cimetière une fois dépassé, mes pas me conduisent à une vision que j’avais oubliée et qui me submerge, mon corps s’immobilise, doux effet du souvenir de Perceval : là-bas, au-delà du vallon,  sa sœur la cathédrale miroite sous la lumière d’hiver et toute la butte avec elle. Elle tangue, se plie, s’enlace elle-même dans ses dentelles ; elle s’expose au plateau, modeste, plus petite qu’une carte postale, ses découpes foudroyantes de clarté dessinent sur l’azur des traits qui crissent et lancent dans l’air une chanterelle de violon très haut sur le manche de l’instrument. Le plateau, horizontalité fluide, épaisse, est le contrepoint grave de cette mélodie qui l’emporte sur les heurts de la bise qui me fouette, et soudain j’entends à travers ma poitrine passer une aria perçante, amuïssement d’une plainte que l’on tait communément, sans doute celle de l’hiver qui dure… ou peut-être l’écho lointain du chant que la cathédrale lance à ceux qui dorment auprès de moi et je respire enfin librement, comprenant que les deux montagnes s’envoient des signes par dessus le vallon, disant ici ce que nous avons de pire et là-bas ce que nous avons de meilleur.

La montagne couronnée (8)

« Lorsqu’on naît il fait toujours froid. Presque neuf cents ans qu’elle naît au gothique ! » : sa voix est piquante, aérienne et me surprend au parvis alors que je suis plongé dans une rêverie sur l’arc roman qui sous mes yeux en effet se brise. Je reconnais la voix de la visiteuse et comme elle me sourit, je poursuis ma rêverie : « L’arrondi roman de ce porche se casse légèrement, c’est-à-dire que d’un temps circulaire, répétitif, on passe à une époque où l’un et l’autre vont s’opposer pour établir une nouvelle ère ; l’ouvert dans la brisure, l’esprit admet l’autre ; il en a besoin, d’où cette légère cassure, hardiesse fabuleuse ! » Je dessine dans l’air de mon doigt ganté l’endroit où la courbe monte, s’arrête et repart en descendant vers nous. Elle rit, se moque de moi, me traite de pédant comme il sied à notre temps de glace d’ignorer ce qui est lourdement pensé, puis soudain son front se plisse, j’entends sa voix baisser d’une octave, et elle en vient à me demander pardon. Ses cils palpitent, elle rabat sa mante sur elle. A mon tour de sourire : « Non, attends Sibylle, je ne voulais pas… » Soudain rien ne va. Me vient une naïveté que je ne peux m’empêcher de glisser : « Cette cassure, si tu l’ouvres encore et encore, tu tombes forcément sur deux lignes parallèles : c’est la raison d’être des tours ; elles figurent au parvis cet extrême de l’ouverture ; ce qui était opposition devient éclatante nécessité des deux tours de façade ! ».

Elle me fixe, semble réprouver mon emballement, puis sans dire un mot, me prend d’une main énergique mon avant-bras sous le sien, murmure des approbations peu claires dans cet après-midi de décembre où les nuages se sont installés à demeure autour de la cathédrale nouvelle. Elle prolonge : « Elle naît ; le monde est neuf, ce qui explique le froid. » Une fois entrés dans l’édifice, j’objecte que le froid n’est guère plus mordant qu’en été et qu’à tout prendre la nef est sans saison. Je la crois agacée ; je me permets de dire à voix basse : « Mais enfin Sibylle… » Elle rosit doucement à l’entrée, me pose sa grande paume sur l’avant bras ; il me revient qu’elle est la visiteuse, qu’elle impose les mains, qu’elle fait des miracles d’intelligence, et je chante en mon discours privé l’élégance de sa mission ; je ne peux qu’avancer sur la nouveauté invraisemblable de la nef centrale, concentré sur sa voix qui va parler, ce qui m’incite étrangement  à la devancer : « Comment se fait-il que lorsque tu parles, au contraire de moi, aucune buée ne se forme à l’avant de ta bouche ? » Elle aussitôt : « Enfin tu sais bien qui je suis ! Je dois te faire un dessin ? » Je fais non de la tête, mais je note que sa voix est adoucie, medium, presque mezzo. Je fonds.

Je sais que nous allons nous arrêter sur la pierre angulaire ; moi : « Tu sais ? – Je sais »… Nous goûtons un moment cette énorme présence de la mathématique là sous nos pieds. La large pierre noire qui fait trébucher les touristes recèle tant d’émotion que j’ose dire d’une voix à peine audible : « Sibylle, aucune équation ne sera à la hauteur sentimentale de ce calcul proportionnel ! » Elle éclate d’un rire qui emplit toute la nef et résonne longtemps. Sa voix un peu plus tard : « Tu es Petrus et super hanc petram ! », et nous voilà souriant sur la pierre angulaire ; je ne sais pas ce que je fais avec elle et comme je le lui demande, j’entends sa voix, très grave désormais, articuler doucement : « Je suis la visiteuse, ne me la joue pas au naïf, c’est toi le guide »… Lorsque nous arrivons au centre du transept, nous observons longtemps au nord les arts libéraux ; je lui dis que c’est elle qui trône au centre, que je n’admettrai pas qu’elle dise le contraire. « Sagesse, philosophie… si tu veux ! » Comme elle fait mine de s’enfuir, je lui saisis le bras. Elle s’échappe.

On me secouait l’épaule, je dis : « Sybille ? » Une voix abimée me répondit tandis que je découvrais ses rides avec étonnement : « Monsieur, monsieur ! Réveillez-vous, je ferme la cathédrale ! »

 

Représentation de “Le Sein dans tous ses états”

Ma pièce “Le Sein dans tous ses états” que l’on peut lire ici sera jouée demain 5 juillet 2012 au conservatoire d’Amiens. Venez nombreux !!

Aujourd’hui 6 juillet, je me permets de rajouter un petit mot à ce sujet. Ma pièce a été jouée à 14h30 devant un peu plus de cent personnes… presque uniquement des spectatrices (!). La standing ovation qui a suivi la représentation montre que cette petite pièce touche tout le monde; mais ce long salut s’adresse surtout aux actrices qui jouent souvent très bien l’affaire; elles le font avec vivacité et une énergie admirable. La pièce sera sans doute rejouée à Amiens le 9 octobre 2012 dans la soirée… j’envisage malgré le succès d’apporter quelques retouches à des passages que je considère comme un peu décalés par rapport au ton général qui est celui de la bonne humeur voire de la franche rigolade… une aventure à suivre !

Un message du Mont Fuji

J’interromps la publication de « La montagne couronnée » (on ne s’écarte cependant pas du sujet !) pour donner à voir un phénomène étonnant : ma fille Lucie m’a envoyé hier soir à minuit une photo du soleil levant. Elle avait fait l’escalade du mont Fuji et m’a envoyé depuis les hauteurs ce document (on peut envoyer des messages depuis 3700m d’altitude !); elle m’annonçait ainsi que le soleil était bien en train de se lever et que je pouvais dormir tranquille, il allait arriver quelques heures plus tard dans nos contrées. Ma nuit a été nuageuse et cependant très douce. Depuis le Pays du Levant (Nippon signifie : « lieu d’origine du soleil ») me parvenait ainsi en direct un signe magique irréfutable.

Scientifiquement  c’est pure illusion ; cependant nous savons bien nous que le soleil se lève : il en manquait la preuve, la voici. Car ce matin, quand le soleil s’est levé avec moi, j’ai pensé : oui, je sais, je l’ai déjà dans mon ordinateur. Ce phénomène qui fait sourire les esprits forts, a une grande importance dans nos vies. Nous avons beau savoir que le soleil est immobile, nous vivons réellement dans l’illusion que son lever est semblable au nôtre. Toutes nos autres activités sont peut-être alimentées par une superstition du même ordre.