Kleist: “Note géographique sur l’île d’Helgoland”

Ce texte apparemment anecdotique n’est presque jamais mentionné lorsqu’on évoque les œuvres de l’écrivain. Je l’ai traduit avec grand plaisir pour les « Œuvres Ouvertes » de Laurent Margantin lorsqu’il a pris l’heureuse initiative de traduire la prose de Kleist afin de célébrer – c’était en 2011 –  les deux cents ans de la disparition de l’auteur ; il me semble intéressant  de le reprendre dans ce blog, d’autant que j’ai déjà fait paraître ici une traduction de Kleist : « Sur le Théâtre de Marionnettes », œuvre d’une autre ampleur et qui a suscité mille interprétations. Je me garderai pour l’instant de tout commentaire sur ce dernier texte (je le ferai prochainement), mais si je l’évoque c’est que le « Théâtre de Marionnettes » est à quelques jours près le contemporain de cette « Note Géographique » (tous deux sont de décembre 1810).

La caractéristique unique de Kleist est son enchâssement stylistique à la fois précis, rigoureux et rêveur, dérive lente et rapide pourtant, qui entraîne le lecteur dans des lieux improbables à l’aide de ce que nous prenons pour des mots – c’est bien sûr le cas ! – et qui est pourtant autre chose, une force nous guide, élan inimitable ( Kafka, fasciné, ne peut s’empêcher de penser à lui lorsqu’il écrit la première phrase du « Procès »), un ton féroce, droit, qui semble neutre et pourtant, à l’antique, ne cesse d’avancer vers l’inéluctable, imitant en cela l’allure de nos destins. Que l’on relise n’importe quelle nouvelle de l’auteur, on se sent immédiatement emporté ailleurs, happé dès l’attaque ; ce n’est chez lui que rupture, lire est aventure immédiate, et surtout, la complexité du réel rêvé apparaît aussitôt au lecteur fasciné. Kleist s’empare sans ménagement de notre imaginaire, il nous susurre de gorge à gorge l’essentiel dès le début et il n’est plus question de le lâcher, notre esprit subjugué suit de bon gré ce flot incroyable d’histoires toutes plus folles les unes que les autres : j’entends ici tout à coup non seulement les nouvelles mais aussi les pièces qui sont à l’imaginaire des prises qui ne lâchent pas leurs proies, vives morsures au plein du rêve dont la dévoration de Penthésilée est l’image la plus spectaculaire. Je n’ignore pas que nous goûtons à ce fruit fort tous les jours avec la télévision et ses images pressantes, mais justement, l’œuvre de Kleist est monument de langage, notre imaginaire est encore davantage sollicité, or cet auteur est de ceux qui s’approchent au plus près de nos cauchemars, de nos rêves, car sa violence, son balancement entre la matière et le divin, sa recherche de la grâce est à tout prendre sans doute notre souhait le plus enfoui. Son style n’est pas la surface d’un fond qui resterait à découvrir, son style est une présence, un corps qui bouge sous nos yeux, une imagination qui se meut non pas devant nous mais au-dedans de nous si nous voulons bien faire l’effort de nous absenter un moment de la présence aux autres et demeurer tels que nous sommes, fragiles, isolés, mortels.

Il n’existe pas d’autre texte de Kleist qui décrive de manière aussi précise un lieu géographique et un temps où histoire et politique s’entrecroisent en si peu de pages avec une telle virtuosité. On admirera une fois encore la première phrase de ce texte apparemment banal où tout est dit, où tout commence.

Mais je vois bien que le contexte manque ; plantons le décor : nous sommes le 4 décembre 1810, l’article paraît dans les Berliner Abendblätter dont Kleist est le rédacteur en chef depuis octobre. Il s’agit d’un quotidien qui paraît jusqu’en mars 1811 (le poète se suicide en novembre de la même année) ; ces ‘feuilles du soir de Berlin’, c’est son œuvre ; parfois, certains jours,  il en est le seul et unique rédacteur. Pourtant l’entreprise suscite beaucoup d’émotions dans le milieu littéraire car Kleist s’attaque aux traditions théâtrales de son temps tout en y mêlant quantité d’anecdotes puisées aussi bien dans les faits divers que dans le passé culturel. Il veut faire un quotidien divertissant ( voir la remarque appuyée dans le texte même de la « Note Géographique »), et populaire, à des fins d’édification du peuple allemand. C’est que le contexte général est à la guerre. Napoléon occupe la Prusse, les censeurs sont à Berlin et Kleist s’efforce de faire vivre sa fragile barque de papier le plus longtemps possible. Il ruse sans cesse.

Cette Note est ainsi une description qui se veut objective de la situation de l’île d’Helgoland (au large la Mer du Nord ; Hambourg et Brême sont les ports les plus proches). Plaque tournante des relations commerciales entre l’Angleterre et la Prusse, elle est menacée dans sa survie économique par le blocus continental imposé par Napoléon (1806). De place forte des anglais, la voilà devenue interdite de tout commerce. La Note est donc un texte dirigé contre la tyrannie napoléonienne mais elle contourne la censure en se présentant comme une description géographique et en ne citant pas explicitement les raisons de la misère à laquelle l’île est exposée à brève échéance.

On pourrait songer qu’il s’agit d’un banal texte de propagande anti française habilement déguisé sous des considérations géographiques fort intéressantes, mais au fond relativement locales. Il n’en est rien. Avec Kleist la moindre petite prose prend une ampleur hors du commun ; le ton est constamment tenu à une hauteur de vue universelle, tous les détails sont émouvants, insistant sur la fragilité, la richesse et la pauvreté qui guettent, et l’on se dit tout à coup que l’île dans son dénuement et sa richesse instable, son seul arbre, son unique point d’eau potable, en pleine mer du nord, est sans doute aussi une image cryptée de son auteur et plus généralement de l’être humain. C’est que, lisant Kleist, nous ne pouvons jamais nous défaire du coup de pistolet de novembre 1811, et donc de nous, avec notre destinée si fragile, tellement exposée . L’île idéale, l’île libre et riche qui devient pauvre parce que la politique du temps le veut… le destin pèse, quelque chose émeut au-delà des considérations géographiques, l’île se fait petite, écrasée d’êtres, d’autres, affreusement isolée dans un monde qui dépasse la volonté humaine. On admire ce passage par exemple où l’auteur évoque « la place pour faire passer un cercueil », ou plus loin dans l’unique dernière phrase cette succession de « que » dont le lecteur hors d’haleine se demande si les misères vont finir. C’est notre existence parfois aux instants de déshérence : la gorge nous fait défaut et le mûrier est le seul lieu où la nature hospitalière est encore envisageable. On a affaire à un texte de propagande ; le ton de revendication se cache sous l’accumulation de réalités successives et une ironie de haute volée flotte par delà pour défendre des droits à une forme de  survie.

Texte de Kleist :

« Il y a quelque temps, on a pu lire dans les journaux que l’Île d’Helgoland , qui fait face aux embouchures de trois fleuves – la Weser, l’Elbe et l’Eider – est devenue, grâce à sa situation exceptionnelle, une plaque tournante de la contrebande entre l’Angleterre et le continent (jusqu’aux derniers décrets de la France impériale) ; on y aurait accumulé près de 20 millions de livres de marchandises coloniales et de produits anglais. Lorsqu’on songe au nombre de gens nécessaires au fonctionnement d’une entreprise aussi considérable – que l’on peut qualifier de gigantesque – qui sont rassemblés dans cet espace, on voit tout l’intérêt que peuvent avoir des informations sur la géographie physique de cette île, telles qu’elles ont paru récemment dans la Revue du Divertissement Pour Tous :  par son mélange d’articles instructifs et distrayants dont le ton demeure constamment objectif et léger, ce magazine a gagné à bon droit le qualificatif (fort enviable!) de  populaire, bien supérieur en cela à ceux qui prétendent à ce titre. Selon cette revue (N° 43), le périmètre côtier du rocher argileux où se dressent les modestes installations, dont quantité de problèmes on favorisé l’avènement, ne fait pas plus de deux kilomètres ; sa surface n’est par conséquent que d’un kilomètre carré, et bien avant le début de la guerre, les 400 maisons qui se tenaient là, ainsi que les 430 habitants qui y résidaient, souffraient déjà du manque de place. Büsching note que la population compte désormais 1700 âmes ; c’est  une masse énorme qui dépasse d’un tiers les îles les plus peuplées d’Angleterre ou de Hollande (où la densité y est de 1100 âmes au kilomètre carré). De plus, bordé de hautes falaises abruptes baignées par la mer sur ses trois côtés, le rocher où s’élève le village est menacé par les intempéries, car il est bâti sur une terre fine qui s’effrite sous les doigts, provoquant failles et effondrements de la base au sommet; si bien que par crainte des éboulis et autres glissements de terrain qui se produisent régulièrement, on a déjà dû raser plusieurs maisons menacées de basculer dans le vide, comme cela s’est produit il y a quelques années avec l’écroulement du poste de la garde royale. La perspective de voir le rocher  anéanti par un effondrement a alerté depuis bien longtemps les autorités sur la nécessité de ménager des pentes;  le sommet ne disposant que d’un espace toujours plus restreint tandis qu’inversement le nombre des habitants ne cesse de croître de façon exponentielle, les responsables repoussent d’année en année la mise en œuvre du projet. Il faudrait diminuer la taille des maisons, en resserrer l’espace, les rapprocher les unes des autres, ou rétrécir les rues tracées par leur côtoiement, mais tout cela est impossible ; construites sur un étage elles ne comportent qu’une chambre, une mansarde, une cuisine et une salle à manger, et quant aux rues, elles sont si étroites depuis l’origine, qu’aucun véhicule ne peut les emprunter et qu’il y a tout juste la place pour faire passer un cercueil.  Au sud est, l’île dispose certes encore d’une langue de terre – ou bas pays – constituée de replis sablonneux : à l’endroit le plus élevé, contre la falaise, nichent 50 maisons, mais à marée haute le flot recouvre cette dune et, dans les périodes de tempêtes ou de gros temps, les vagues déchaînées menacent de raser complètement les habitats qui s’y trouvent. On ne perdra pas de vue que la roche est  totalement stérile ; que c’est sur cette langue de terre ou bas pays qu’au milieu des habitations jaillit la seule source potable d’eau douce ; que dans le hameau lui-même on doit se contenter de la simple eau de pluie et que pendant les périodes de canicule, on est contraint d’emprunter un escalier de 191 marches pour puiser à la source ; que sur le plateau ne poussent que quelques groseilliers, un peu d’orge (400 tonnes selon Büsching) et le pacage pour le bétail ; que dans la cour intérieure de l’église perchée sur les hauteurs et jouissant d’une protection relative, on trouve le seul et unique arbre (un mûrier) ; que depuis les débuts de cette entreprise toutes les urgences même les plus simples et les plus pressantes ont dû être prises en charge par les ports du continent dont les plus proches sont à trente ou quarante kilomètres ; que la guerre et l’impitoyable blocus continental ont rendu tout transport vers cette île totalement impossible ; qu’à cela il faut ajouter le fait que mis à part la viande, le beurre, la bière, le sel et le pain, on doit tout importer des ports d’Angleterre au prix d’efforts insensés : ainsi ce commerce d’une valeur de 20 millions de livres Sterling qui se fait continuellement et dépasse en activités et en échanges toutes les foires du continent et qui a dressé ses entrepôts (qui vont vraisemblablement très vite faire faillite) sur ce plateau rocheux, désolé et nu, totalement abandonné par la nature, en pleine mer, ce commerce donc est certainement un des phénomènes de notre temps les plus extraordinaires et les plus dignes de considération. »