le sous-bois

quand au creux de débine
je fuis au bois
la voûte clair-obscure pèse à l’instant sur mes épaules
me dégrisant des tristesses
je retiens alors le pas je m’efface
et tout vient comme en songe
les ailes les feuilles les appels et le souvenir de toi
lorsque penchée sur le balcon tu m’appelais des yeux

les troncs figurent innombrables
dans un parfum d’humus
les bousculades de nos bras qui se serraient
j’entends le choc des branches
cloches mates
qui rappelaient nos corps à la merci l’un de l’autre

les ogives des ramures se suspendent tranquilles
et ma voix intérieure s’arrime à ta voix
nos cordes s’enlacent
dialogue de paupières aussi bien
d’où surgit tout soudain
le brillant de tes pupilles
je t’en prie disent-elles je t’en prie

au retour
après avoir cogné mes bottes aux losanges du grattoir
je serre longtemps mes mains autour du bol de thé

l’Aisne

la rive glisse contre moi
sous mes semelles se tassent graviers et glaises
et là devant
aventure de ma vie
coulant à ciel ouvert
le flot prisonnier fracture des joyaux des micas des soleils
la boue verte est parsemée des pattes des becs
traces esquissées dès l’aurore des lieux
par les envahisseurs sans loi ni limite

laissez-moi dit la rivière
gardez-moi de l’effroi des folies
je dégoutte de cette craie qui n’écrit jamais
mon lit et mon ciel froids et gris
font un unique linceul
aux soldats d’autrefois

je revins souvent
m’asseoir auprès de la voix
la peur crachée dans les remous se dénouait
ce fut l’enfance au bord du fleuve dur
que j’enviai longtemps d’aller à la mer
se faufilant risque tout
jusqu’aux confins des sables brûlants

la gondole

longs méandres de la rivière passée
années lourdes
qui brûlèrent les illusions d’alors
(ça vêt l’imaginaire)
cultivant les idées de carton
j’ai avalé l’alcool sec des concepts
puis recrachant depuis la prison des mots ce monde trop humain
j’ai ouvert la bonde de ces filandreux affects
et réinstallé le monde à sa place
papillons saisons fleurs étoiles îles confins
sur la rive le pas s’est enfin affermi
c’est heureux
il était temps

la sombre gondole glisse vers moi
quand viendra le creux de l’hiver
le chanteur qui la gouverne va demander des comptes
je dirai m’excusant d’un sourire
que je ne l’attendais pas que je vivais vivais vivais

et léger comme le cabri
je sauterai dans la gondole
au risque de la faire chavirer sur les flots de la nuit

un départ

ton visage
seule partie émergée de ton corps vif
tu portes tes doigts gantés à tes lèvres
tapotant une mélodie d’antan
j’hésite
à sourire au souvenir de la chambre qui s’ouvrit sous nos pas
ses volets sont clos
et la neige qui fond au tonneau de la cour
clapote sous le noir de midi
ce printemps cruel s’oubliera
en quelle saison revivrons-nous
je te le demande

écarte tes gants que j’encadre ton visage
on siffle quelque part
le rappel des amants
on siffle quelque part
la venue du printemps
avec marjolaine tendres feuilles
mes mains sur tes joues
gardent l’antique tendresse
elles se souviennent de tout
hiver bois vents ouragans
et nous voici sur la place
où le car fait rouler ses énormes grognements de timbale

un bonjour

pour faire tomber les murs de la prison intérieure
où l’on est à douleur
– antique recette de ceux qui se souviennent –
je m’en remets aux mélodies d’antan
un tissu apprêté de légère nostalgie se déchire alors en douceur
classiques en tête
des marionnettes – violon piano – s’élancent en rythme limpide
le par coeur joue son office de baume
la douleur renonce à lancer
et c’est un faux présent passé qui s’ouvre à mes langueurs
sortie efficace mais provisoire
la mélancolie la sérieuse la rigide
un moment désarmée
tapie sous les notes
devine que son tour reviendra
après la fin du morceau
elle attend
ce n’était en effet qu’un pis aller

je ne sais qu’une recette efficace
une seule
c’est la poignée de main
– mais le poème aussi –
quand nos deux paumes chaudes écrasent la mélancolie
et que regards droits voix d’ombre sage
tu m’adresses un vrai fervent bonjour

un pétale

la consolation est du côté des fleurs
des doigts giroflées aux effluves légères
car dès qu’il gèle
l’air se fait minéral et novembre désole
où prend-on alors en hiver
ce minimum fragile
un pétale
qui rassure de nous ressembler
vieille affaire du trop doux
joues caresses cheveux morsures
et la tendresse joie nous épargne la faux un instant
et les bruits crevants du vrai

tu as vu le carrosse des années
ce désastre
sans l’espoir d’une éclosion renouvelée
je me sens ce novembre
interdit de chant de souffle
et de peau sans cesse effleurée

un pétale dit-elle soudain
un pétale est un autel pour la rosée
car la peur de vivre au printemps fait sourire
et la brume d’avril
déposera bientôt l’aube perlée au creux du velours

une vie

parti depuis longtemps
plein d’intentions louables
je me souviens des pavés du chemin
sérieuses alarmes chaotiques
les sourires sereins des amoureux
compensaient les graves absences
il est pourtant doux de vivre disaient les chansons d’alors
et les amours arment le présent
bras d’acier jambes de feu baisers de chair
le ciel sauvage éclatait dans les larmes
je songeais
ne redoute rien
ni chanter
ni tordre les mains
ni serrer les corps

plus tard
selon la promesse paume contre paume
l’entrelacs des doigts se relâchant
j’ai dû composer dans les ouragans
nuque baissée
des chants d’ici
et maintenant je sais

rien n’est à l’ordre des nuits
ni des jours
je tricote ces syllabes au présent

debout

claquement de langue des vagues
elles disent aussi le sérieux de l’écume
et les larmes
– innombrables présences venues de l’horizon –
sèchent à deux doigts des orteils
et la chaleur les boit
faisant mousser le long sable mouillé
il faut du sang froid
pour risquer face à cet immense fête
ce pas qu’engloutit la sérénité inaltérable des lames
pas perdu qui chante pourtant
crissement infime du poids du corps
et la ligne de plage a beau être infinie
– victoire – la voici coupée par mon corps

je suis là
je ne crie pas j’écris debout
chante chante confie la vague
éloigne les falaises
qu’elles accueillent ton écho
comme je le fais de la naissance sans cesse renouvelée
ainsi ta voix aura-t-elle ce grouillement
ce chaos nécessaire à l’ordre des chants et des choses

ta parole dit l’océan
signe mon écroulement sans fin
sur tes pieds nus

le verdict

au pays où l’on babilla
et s’emplit de joies floues
quand des cris brisaient le fil des songes
l’encre bleue de mélancolie coulait longtemps au lit sec du corps figé là

puis la peine faisant ses gammes
le cœur s’est ressaisi le sang bat désormais dans sa chambre particulière
je songe aux autres qui dansaient dansent danseront
et j’aperçois – j’en ai vu des choses –
des figures fluides d’enfants qui font mine de fuir
une main mélodise en mineur là-bas des sonates crépitantes
et la bonne vieille peur
appuyée sur son bâton
s’avance familière et usée
la voilà qui se redresse souriante
paume sur les reins
ne t’effarouche pas dit-elle de me voir revenir
je sais bien le silence et le monde qui s’éloigne
je suis venue du fond des ans pour partager
ton petit univers
ce souci des syllabes comptées – poèmes –
minuscule logique de modes négligées
où tu humes et rôdes et soupèses

haussant la voix elle ajoute
je te condamne à continuer

l’éphémère

douze ans
les chemins dévalés coeur battant
on filait au loin
aucune peine vive n’équivalait alors
la vaste douleur présente

le tragique haché insiste sur chaque seconde
sur chaque pas
ce négatif qui me fait avancer
l’écoulé de l’adulte
n’en finira plus jamais de fuir
et ta main qui me lâche
et mes lèvres qui s’ouvrent
(excuse-moi)
désormais loin de l’autre
pour dire quoi pour dire quoi

et la barque et la barque
dont la proue craque au vent
les tolets grincent
j’entends là-bas des ailes qui battent
on reclaque en hâte les persiennes folles
je rentre ma tête au creux du blouson
acheté trois sous l’hiver dernier

le col seul m’abrite

l’éternelle

sorti de la tanière
où d’ordinaire on végète trois cents jours et plus
j’allai sur les bruyères avant l’aube
et penché sur mon pas
attentif à la floraison grise et rose
je l’entendis glisser sur les feuilles de mai
grave au sourire
majeure en son aura
et son parfum futur
m’entoura vite de son orient privé
longtemps une lumière très neuve monta
sous son regard fabuleux
un vitrail frissonna
(que j’aménage désormais largement en ma mémoire)
ne restèrent bientôt que les poussières des rayons de midi
il fallut la nuit et mes bras pour que l’ombre me la ramène en son allure
dans ce rêve qui court depuis la première entraperçue là-bas
il y a bien des siècles

Novembre

quand le pas broie du noir
quand la mer dès l’aube – paupières cireuses –
charrie des masses d’encre voilées
à peine inspirée
l’iode de novembre
se fait fièvre aux poumons
les cimes dépouillées
charmes ormes chênes xylophones affairés
s’entrechoquent dans la brume fatigue
l’affaire de vivre
en plein doute
fait de novembre un où es-tu entêté
c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés
le corps dépose les armes
au bout des alarmes maximales
la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors
au bout de l’an ou presque
que remonte facile la mélodie des doigts
dans le filet des jours
la pluie joue du piano
le vent souffle ses symphonies improvisées
l’époque affolée bascule
dans la saison des œuvres chaudes
le noir rédige enfin
sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté
le chant joyeux des enfants de la vie

La Visiteuse

ce qui grandit avouait-elle
– j’entends encore son soprane velours –
c’est sur la placette
votre saule qui chante sur ses mobiles feuilles d’or
elles seules font le rire cru de novembre
vous l’entendez demandait-elle
et ce silence de mai cet écrin des oiseaux
vous l’entendez je le sais

je revois à travers les décennies
sa silhouette inchangée venue de l’horizon
j’aurais aimé sa main dans ma main
mais rien n’aurait pu la toucher

ponctuant chaque saison de ses fruits nouveaux
prenez disait-elle prenez
fleurs fraises pommes et noix sur un lit de paille
la corbeille semblait légère
comme ses robes en ma mémoire
allez ajoutait-elle enfin
enclose dans votre palais
la chair des framboises explosera sur commande
et l’éphémère parfum des poires de juin
montera dans la fuite des jours

étrange visiteuse
reviendrez-vous
autant que vous vivrez rit-elle
je veux dire
longtemps

Une Faiblesse

merci dit la femme aux paupières papillon
ticket d’adieu à la main
je suis hors boutique
et retrouve à l’asphalte l’apocalypse des âcretés carburées
tenant le pantalon payé au bout du bras
j’anticipe l’usure et les mille plis
puis les soleils et les pluies
tout se débine soudain
ce dépit ce dépit
le sac de plastique danse son sarcasme
je dois arracher ma présence à la foule
ils sont tous là
obstacles rêches odeurs fortes appels parapluies semelles
et moi et mon petit pincement d’aimer
à peine apaisé
(désir de forêt)
voix fuguées des passants aux cent pas
ils vivent mieux
dans leurs fièvres complices
éblouissements
monte d’eux un secret dont je ne sais rien
dont je rêve
empruntant la bordure du trottoir
en équilibre
sur la rive du caniveau ressuyé
ma cheville dévisse aux pavés
choc des malléoles
panique qui me crie que rien
rien ne va

au réveil
chuchotis de paroles salivées
à deux doigts des tympans
je crois que je gis au-dessous des choquantes sirènes
cahots du brancard

Kleist : Sur le théâtre de marionnettes

Comme je passais l’hiver 1801 à M., je fis un soir, dans un jardin public, la rencontre de Monsieur C. qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’opéra de la ville et jouissait d’une immense faveur auprès du public.
Je lui confiai mon étonnement de l’avoir aperçu plusieurs fois dans un théâtre de marionnettes que l’on avait dressé sur la place du marché pour divertir le peuple avec des petites scènes burlesques entrecoupées de divers chants et danses.
Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un vif plaisir et me déclara tout net qu’un danseur désireux de cultiver son art ne pouvait qu’en tirer le meilleur profit.
Sa remarque n’avait rien d’une boutade et elle était empreinte d’une telle conviction que je m’installai à ses côtés pour en apprendre davantage sur les raisons qui l’avaient amené à d’aussi étranges considérations.
Il me pria de lui dire franchement si je n’avais pas trouvé très gracieux certains mouvements des poupées, en particulier ceux des petits danseurs.
Je ne pus nier que c’était le cas. Un groupe de quatre paysans dansant la ronde sur un rythme endiablé n’aurait pu être rendu plus joliment par Teniers lui-même.
Je m’informai sur le mécanisme de ces personnages et j’étais surtout curieux de savoir comment on pouvait commander isolément leurs membres et leurs articulations sans que les doigts s’emmêlent dans une myriade de fils lorsque le rythme des mouvements ou de la danse l’exigeaient.
Il répondit que j’avais tort d’imaginer que pour chaque pas le montreur posait et tirait séparément les membres des marionnettes.
Tout mouvement, selon lui, avait son centre de gravité ; il suffisait de diriger ce point à l’intérieur du personnage ; les membres, qui n’étaient rien d’autre que des pendules, suivaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’aucune intervention fût nécessaire.
Il poursuivit en affirmant que ce mouvement était des plus élémentaires ; quand le centre de gravité était tiré en ligne droite, les membres décrivaient des courbes et souvent, même en l’agitant sans le vouloir, l’ensemble était animé d’un rythme proche de la danse.
Cette explication me parut jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il avait assuré éprouver au spectacle des marionnettes. Mais j’étais à mille lieues d’imaginer les conséquences qu’il allait tirer d’un tel constat.
Je lui demandai s’il croyait que le montreur qui commandait à ces poupées, devait lui-même être danseur, ou s’il estimait qu’il devait seulement être sensible à l’esthétique de cet art.
Il répliqua que le maniement avait beau être une mécanique simple, ce métier n’impliquait pas pour autant un manque de sensibilité.
La trajectoire que le centre de gravité devait suivre était certes évidente et il estimait que dans la plupart des cas elle était rectiligne. Lorsqu’elle était incurvée cependant, la loi qui commandait cette courbure semblait être de premier ou de second ordre ; dans ce dernier cas elle ne pouvait être qu’elliptique, et l’ellipse étant le mouvement le plus naturel des extrémités du corps humain (à cause des articulations), elle n’exigeait de la part du montreur aucune habileté particulière.
Vue sous un autre angle pourtant, cette ligne était très mystérieuse. Car elle n’était rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il doutait qu’on puisse l’activer autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, en d’autres termes, le montreur devait danser.
J’objectai que j’avais toujours entendu dire que cette activité était dénuée d’esprit : c’était à peu près l’équivalent d’un joueur de vielle qui tourne sa manivelle.
Absolument pas, répondit-il. Les mouvements des doigts ont au contraire un jeu assez subtil pour faire bouger les poupées qui leur sont attachées, et cette relation ressemble assez à celle des nombres envers leurs logarithmes ou de l’asymptote envers l’hyperbole.
Cependant il pensait que l’on pouvait aller jusqu’à supprimer des marionnettes cette intervention minimale de l’esprit, qu’il était possible d’abandonner leur danse au seul empire des forces mécaniques et qu’une manivelle, comme je l’avais suggéré, y parviendrait aisément.
Je ne lui cachai pas mon admiration de voir qu’il accordait à ce spectacle populaire une dignité égale à celle des beaux-arts. Il ne se contentait pas de constater que les marionnettes étaient capables d’évoluer vers un genre supérieur, mais il semblait aspirer à devenir l’artisan de leur promotion.
Il sourit et dit qu’il pouvait garantir que si un mécanicien acceptait de lui construire une marionnette selon ses instructions, il produirait grâce à cette invention une danse avec laquelle ni lui, ni aucun autre danseur talentueux de notre temps, y compris Vestris , ne seraient capables de rivaliser.
Avez-vous, fit-il, comme je baissais les yeux à terre sans dire un mot, avez-vous entendu parler de ces jambes mécaniques que des artistes anglais fabriquent pour des malheureux qui ont perdu leurs membres ?
Je répondis par la négative, je n’avais jamais eu l’occasion de voir de pareils mécanismes.
C’est dommage, répliqua-t-il ; car si je vous dis que ces malheureux dansent, je crains fort que vous ayez du mal à me croire. – Mais, que dis-je, danser ? Bien sûr leurs mouvements ont une amplitude réduite, mais ceux qu’ils peuvent effectuer, sont réalisés avec un calme, une souplesse et une grâce telles que toute âme sensible ne peut qu’en être émue.
Je risquai, en forme de plaisanterie, qu’à l’évidence il avait trouvé l’homme qu’il cherchait. Car l’artiste capable d’élaborer une jambe aussi remarquable, pourrait sans aucun doute lui fabriquer selon ses instructions une marionnette entière.
Comment, demandai-je, alors qu’à son tour un peu embarrassé il fixait le sol, comment se présenteraient les instructions que vous donneriez à cet artiste ?
Rien d’autre, répondit-il, qu’on ne puisse déjà voir ici ; harmonie, mobilité, souplesse – mais à un degré supérieur ; et je concevrais avant tout une répartition des centres de gravité plus conforme à la nature.
Et quel avantage cette poupée aurait-elle sur des danseurs en chair et en os ?
Quel avantage ?… ce serait surtout, mon excellent ami, un avantage négatif : elle ne serait jamais affectée. – L’affectation se manifeste en effet, comme vous le savez, lorsque l’âme (vis motrix ) se situe en un quelconque endroit du corps, sauf précisément au centre de gravité du mouvement. Le montreur, au contraire, avec ses ficelles ou ses fils de fer, ne dirige que ce point précis : tous les autres membres sont comme le veut leur nature, ils sont morts, ce sont de purs pendules, et ils obéissent à la seule loi de la gravitation ; c’est là une qualité éminente que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs.
Observez objectivement P…, poursuivit-il , lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui ; son âme loge alors dans ses vertèbres dorsales, elle plie son corps et on a l’impression que, telle une naïade de l’atelier du Bernin, elle va se briser. Observez le jeune F…., lorsque dans le rôle de Pâris, il se dresse au milieu des trois déesses et tend la pomme à Vénus : l’âme est alors (spectacle effrayant) dans son coude.
De tels errements, jeta-t-il abruptement, sont inévitables depuis que nous avons goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Mais le paradis est verrouillé et le Chérubin est derrière nous ; il nous faut faire le voyage autour du monde et voir si le paradis n’est pas ouvert, peut-être, par derrière.
Je ris. – Il est certain, fis-je, que lorsque l’esprit est absent, il ne risque pas de se tromper. Mais je m’aperçus qu’il avait encore bien des choses à me confier et je le priai de continuer.
De plus, dit-il, ces poupées ont l’avantage d’être antigravitationnelles. L’inertie de la matière, ennemie impitoyable de la danse, leur est indifférente, car la force qui les élève dans les airs est supérieure à celle qui les tire vers la terre. Songez à notre bonne G…, que ne donnerait-elle pas pour être plus légère de soixante livres ou pour être portée par une puissance équivalente lorsqu’elle effectue ses entrechats et autres pirouettes ? Les poupées, comme les elfes, n’ont besoin du sol que pour l’effleurer et freiner un instant l’élan de leurs membres, ce qui les relance de plus belle ; le sol est au contraire pour nous une nécessité absolue, nous devons nous reposer et souffler après l’effort : ce moment, à y regarder de près, ne fait pas partie de la danse et l’on ne peut rien en faire que de l’escamoter au mieux.
Je dis qu’il aurait beau pousser ses paradoxes à leurs extrémités, il ne me convaincrait jamais qu’il pouvait y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans un corps humain.
Il répliqua qu’il serait totalement impossible à l’homme d’approcher jamais le niveau du pantin. Seul un dieu pourrait dans ce domaine se mesurer avec la matière ; et c’était à cet endroit précis que les deux extrémités du monde circulaire se retrouvaient.
Mon étonnement allait croissant et je confiai que rien ne me venait plus face à d’aussi étranges considérations.
Prenant une pincée de tabac, il me répliqua que visiblement je n’avais pas lu avec assez d’attention le troisième chapitre du premier Livre de Moïse ; et si l’on ne connaissait pas cette première période de la culture humaine, il allait de soi qu’on ne pouvait échanger sur les suivantes et encore moins sur la dernière.
Je dis que j’avais une idée très précise des désordres occasionnés par la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de mon entourage, à la suite d’une banale remarque avait pratiquement sous mes yeux perdu son innocence et il n’avait jamais retrouvé le paradis où elle se déployait, et ce, malgré tous les efforts imaginables. – Mais, ajoutai-je, quelles conclusions pouvez-vous en tirer ?
Il me demanda de lui préciser l’événement auquel je pensais.
Je lui racontai qu’il y a trois ans, je me baignais en compagnie d’un jeune homme dont le corps rayonnait à l’époque d’une grâce merveilleuse. Il devait aller sur ses seize ans et, éveillé par la faveur qu’il recueillait auprès des femmes, on voyait de loin en loin miroiter ses premiers éclats de vanité. Le hasard avait voulu que peu de temps avant, à Paris, nous avions vu l’éphèbe qui extrait une écharde de son pied ; le moulage de cette statue est connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Au moment où il posait son pied sur un tabouret pour le sécher, il jeta un regard dans un grand miroir et le souvenir lui revint ; il me confia en souriant la découverte qu’il venait de faire. Pour tout dire, j’avais fait la même constatation à l’instant ; mais sans doute pour tempérer la grâce éclatante dont il débordait, ou peut-être pour atténuer légèrement sa vanité et le faire revenir sur terre, je me mis à rire et répondis… qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une deuxième fois son pied pour m’en faire la démonstration ; mais sa tentative, comme on pouvait facilement le prévoir, fut un échec. Troublé, il leva son pied une troisième, une quatrième fois, jusqu’à dix fois de suite, en vain ! Il était totalement incapable de reproduire le même mouvement, et pire encore, les mouvements qu’il faisait étaient si comiques que j’eus du mal à ne pas éclater de rire .
A partir de ce jour, de cet instant précis, ce jeune homme connut une métamorphose incompréhensible. Il se mit à se regarder toute la journée dans le miroir ; et l’un après l’autre, ses charmes l’abandonnèrent. Une force invisible, insaisissable, sembla comme un corset de fer entourer le libre exercice de ses gestes et un an plus tard, on ne trouvait plus en lui aucune trace de cette aura qui autrefois avait ravi son entourage. Je suis demeuré en relation avec un témoin de cet événement aussi étrange que malheureux et cette personne pourrait confirmer mot pour mot le récit que je viens de faire.
Puisque nous en sommes là, dit aimablement Monsieur C., je me vois obligé de vous raconter une histoire dont vous comprendrez aisément le lien qu’elle entretient avec notre propos.
Lors de mon voyage en Russie, je me retrouvai sur la propriété de Monsieur de G. , noble livonien dont les fils étaient à l’époque des passionnés d’escrime. L’aîné en particulier, frais émoulu de l’université, jouait les virtuoses, et un matin, alors que je m’attardais dans ma chambre, il me tendit une rapière pour échanger avec lui. Nous nous battîmes ; mais il se trouva que je lui étais supérieur ; sa passion n’arrangeait pas les choses ; presque chaque coup que je portais, touchait son but et sa rapière finit par atterrir dans un coin de la pièce. Partagé entre l’amusement et la colère, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître : mais il ajouta que sur cette terre tout homme trouvait le sien et prétendit immédiatement me conduire vers le mien. Les deux frères éclatèrent de rire et en criant : allez ! allez ! en bas, dans la remise à bois ! il me saisirent la main et m’entraînèrent auprès d’un ours que Monsieur de G., leur père, faisait élever dans la cour.
Quand, étonné, je me présentai devant lui, l’ours était dressé sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée, prête à riposter, et il me fixait dans les yeux : c’était sa position de d’escrimeur. Je crus d’abord que je rêvais de me voir confronté à pareil adversaire ; mais non : attaquez ! attaquez ! dit Monsieur de G. Essayez de lui donner une leçon ! Un peu remis de mes émotions, je me ruai sur lui, la rapière à la main ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para mon attaque. J’essayai de lui proposer quelques feintes ; l’ours ne bougea pas. Je me précipitai de nouveau sur lui avec un coup où la dextérité et la rapidité auraient pu toucher à coup sûr n’importe quelle poitrine humaine : l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. C’était à moi maintenant d’être presque à la même place que le jeune Monsieur de G. Le sérieux de l’ours fit également son œuvre et perdant tout sang-froid, j’effectuai une série d’attaques et de feintes, j’étais couvert de sueur : rien à faire ! Ce n’est pas seulement que l’ours, comme le meilleur bretteur du monde, parait tous mes coups, mais c’est qu’il ne voulait pas (contrairement à tous les escrimeurs de la terre) entrer dans mes feintes : droit dans les yeux, comme s’il lisait directement dans mon âme, il se tenait devant moi, la patte prête à frapper et lorsque mes attaques étaient feintes, il ne bougeait pas d’un pouce.
Croyez-vous cette histoire ?
Evidemment ! m’écriai-je en approuvant joyeusement ; je la croirais de quiconque, tant elle est vraisemblable, à plus forte raison venant de vous !
Eh bien, mon excellent ami, dit Monsieur C., vous êtes désormais en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Dans le monde organique, nous constatons que plus la réflexion est obscure et faible, plus la grâce qui en surgit est souveraine et rayonnante. – Comme l’intersection de deux lignes de part et d’autre d’un même point, après leur traversée dans l’infini, se retrouvent soudain de l’autre côté, ou que l’image d’un miroir concave, après s’être éloignée dans l’infini, revient soudain juste devant nous, il en va de même pour la connaissance qui, après avoir traversé l’infini, retrouve la grâce ; si bien que dans la même structure corporelle, l’homme apparaît le plus pur lorsqu’il n’a aucune conscience ou lorsqu’il a une conscience infinie, c’est-à-dire lorsqu’il est soit pantin, soit dieu.
Par conséquent, dis-je un peu distrait, nous devrions goûter de nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ?
C’est tout à fait ça, répondit-il ; tel est bien le dernier chapitre de l’histoire du monde.