La loi telle que l’entend Kafka

Das Gesetz c’est la loi. L’origine est claire, enfin autant que l’étymologie est fiable : C’est ce qui est posé là ; « setzen » asseoir, installer, poser là devant. Sich setzen c’est clair c’est s’asseoir, mais« Setzen » tout seul c’est asseoir mais aussi ‘composer’ dans l’imprimerie… donc placer les lettres de plomb dans le bon ordre( ce que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître). Le préfixe « ge » ne doit pas nous étonner en allemand car on l’accole aux mots parfois pour donner l’idée d’un ensemble. Exemple das GE-fühl, le sentiment, rassemble tout ce qui est ressenti par un être humain. Das Gestell est tout ce qui est placé là devant, « Dispositif » « arraisonnement », enfin tout ce qui fait la difficulté de la technique vue par Heidegger.

Ce qui est assis là, posé là c’est le principe que l’on désigne par « Satz » en allemand. La loi a affaire avec la philosophie. Gesetz et Satz, loi et principe, sont donc étroitement liés. Mais Satz c’est aussi en allemand la « phrase ». Donc c’est un terme qui relève de la philologie. L’homme est assis devant la loi, certes, mais on peut dire qu’il est assis devant son miroir, si la loi est “assise” (l’assise du social).

Enfin, pour la phrase, « der Satz », la pensée se dirige alors vers sa forme et on imagine aisément que la phrase et la loi sont comme forme et fond d’une seule et même chose : la loi est une phrase, un principe que l’on peut énoncer dans l’espace d’une phrase et dont le modèle est sans doute dans les dix commandements de l’ancien testament. Pour que la loi soit applicable elle doit être simple et ramassée en une phrase. Enfin, j’ajouterai, pour que ce soit vraiment personnel, que personne n’a jamais mis en valeur ce sens de s’asseoir avec le texte de Kafka « Vor dem Gesetz » ; or, si vous le lisez bien vous voyez tout de suite que c’est précisément la position de l’homme de la campagne. Il est assis et il attend assis. Je lis une certaine forme d’ironie dans ce face à face de l’homme de la campagne assis face à la loi qui est elle-même assise dans son principe (miroir donc).

Je note que si l’homme de la campagne n’était pas assis, il ferait un excellent remplaçant à Vladimir ou à Estragon dans la pièce de Beckett.  Sauf qu’il n’attendrait pas devant la loi mais devant le vide du temps qui nous est alloué ici et maintenant.

Proust écrit (2)

et j’écoute hébété sans m’occuper de dieu ni de diable, il était une voix, Grimm revisité, soprano conte, conte, ce conte de moi me guide, j’ai dit que la voix murmurait, Proust ou moi c’est pareil, lui, moi, des milliers d’autres, nous tendons l’oreille au même coquillage et suivant les sensations reçues nous dirons chacun notre manière, ce sera tel texte, tel autre, il s’agit de respirer, oh je veux bien à l’occasion critiquer la société, elle s’y prête je peux bien m’y adonner, mais le récit qui se fait au tympan au fond se moque de penser contre ou de penser tout court, s’il faut vivre eh bien écrivons, chanter dans la nuit gêne à peine les voisins, au fait c’est à peine croyable ce qui se dit là-bas, fatalité de la mâchoire inférieure, grommelé, l’essentiel est à la poursuite du vent passé, la bourrasque d’être, forte rage, la voix raccroche esquissant un moment des visages, je me souviens de la main de la Duchesse qui mouline dans l’air, sauf que la Duchesse, là, c’est ma mère,  à l’écoute du Duc de la Force, son mari, grave, droit, inutiles bras le long du corps, il a cette voix grotte caverne, pourquoi n’en use-t-il pas, on attend du père qu’il l’ouvre, tu vas parler, maintenant que tu es mort tu peux bien dire ce que tu celais sous les milliers de paroles qui brassaient du vide, qui est-il pour prendre tant de place en si peu de sens exhalé, soufflé dans la pièce comme bourrasque, l’enfant ronge son poing clos, je l’entends qui gémit, la plainte n’a jamais cessé, oui docteur c’est ce que je voulais vous dire, la plainte n’a jamais cessé, on est doublement punis quand on a été terrifié pareillement, on y perd ses ongles, on y perd sa vie, on y gagne des nuits oui, des nuits, des nuits non dormies, peu spirituelles, peu… très peu, on vit deux fois c’est tout, les nuits courent sous le sens ne tombent pas, gisent immobiles, sous titrage généralisant, tandis que juste au-dessus les mots disons se forment en une longue plainte, non cela je l’ai déjà dit, c’est une taupe qui rampe dans la mince bande mouchetée d’un récit, ne veut pas cesser, le serpent tout de noir filant, ce n’est plus moi, le retour oui, c’est moi, mais sinon dans la nuit inconsciente non, ah non, j’aggrave mon cas, je me la joue total, largement envahi par d’autres discours croisés, dans ce lieu que j’essaie de décrire, ce lieu d’écrire, il n’est aucune voix univoque on l’aura compris, c’est un chœur discordant, disons qu’aucun n’a le même diapason, bien sûr cela avance avec moi, avec mes pattes de taupe, cela coule et saigne partout tout le temps, je ne peux cesser de dissiper mon temps à la suite du commencement, une fois les premiers pas esquissés, l’ouverture puis la gigue puis la gavotte s’en viennent, approximations, douloureuses errances, marchant à la va comme je te pousse, c’est peu un filet, mais la minceur n’empêche pas le flot de s’arrêter bien au contraire, on dirait que l’allegro s’en trouve plus engendré joyeux comme à la fête populaire le carrousel repart de plus belle après qu’on a ramassé les tickets, la robe de la femme du manège tourne ce n’est pas répétition car le temps virevolte vers l’avant, des joyaux s’espèrent dans l’ avancée, on voit dégringolant les phrases qui resteront dans l’exaspération du toujours dire tandis que le vent celui qui mord ne consent pas à s’apaiser à bien prêter l’oreille l’appétit de l’avance alarme le vivant, il va bien falloir qu’un jour une voix dise ce qu’il en est de ce lieu, mais l’évoquant je le dévoile, je n’en suis pas sûr tant c’est abscons, je lui donne un aspect plutôt peu abordable comme on le dit d’une côte déchirée des roches et des crachins et dont la noire apparition sur le devant énorme remplit d’effroi et fait reculer les plus courageux capitaines ceux qui n’ont pas peur de la grandiloquence

Un conte: la pierre noire de Martin

(Invité par Louis Michel Connen à lire un conte dans son très beau château de Charmes (02)- “Charmes”, ça ne s’invente pas – à des enfants, il m’a paru intéressant de risquer l’écriture de ce conte et de le lire moi-même ).

Il était une fois un petit garçon qui s’appelait Martin. Tout le monde l’aimait, enfin, presque tout le monde ; son papi et sa mamie par exemple étaient très fiers de lui tant il avait de qualités. Les petites boucles blondes qui lui couvraient le front lui donnaient l’air d’un ange tel qu’il est parfois représenté aux porches des églises. Ses étoiles dans les yeux inquiétaient malgré tout ses voisins. Certes on aurait pu se contenter de dire qu’il était gentil mais il était bien plus que cela : Martin donnait tout et il passait aux yeux de ses grands-parents pour l’enfant le plus généreux de la terre. Chaque matin il fourrait la moitié de sa tartine du déjeuner au fond de sa poche et dès qu’il était dehors les oiseaux s’approchaient sans crainte ; il émiettait alors doucement, tranquillement, entre ses doigts menus le pain que les becs des oiseaux s’empressaient d’emporter. Les volatiles souvent se disputaient leurs proies faciles. On entendait alors s’élever la voix soudain grave de Martin qui, tel un juge ou un roi, commandait aux oiseaux : Arrêtez de vous battre, grondait-il. A quoi bon ces disputes… tenez rouge gorge ! Mangez mésanges ! Non, pas vous, les piverts… les miettes vont aux moineaux ! Allez belles hirondelles, revenez ce soir, je n’ai plus rien, repartez vers le ciel saluer le soleil !

Et la même scène se répétait le midi et le soir si bien que les villageois l’admirèrent un moment puis pour dire la vérité (mais il ne faut pas la dire trop fort) finirent par le détester tant ils avaient peur de cet enfant qui parlait aux oiseaux et dont les yeux étincelaient comme des étoiles. Il gênait tout le monde car il était décidément trop généreux. Quand Martin s’attardait sur le seuil de la porte de son papi et de sa mamie, les voisins s’écartaient puis rentraient dans leur cuisine enfumée en baissant la tête, échangeant entre eux à son sujet:

Il nous fait honte cet enfant, grondaient-ils. Rendez-vous compte, confiaient-ils inquiets, la mère Michel l’a vu l’autre jour donnant des pommes aux vaches. Des pommes aux vaches, oh c’est incroyable! disaient ces égoïstes. Le vieux Grigor chuchotait : Il paraît qu’on l’a vu donner de l’argent à des vagabonds de passage … c’était sans doute de l’argent volé, dirent des mauvaises langues. La mère Lajaunisse cria un jour d’une voix forte : Vous avez vu comme il pose une écuelle de lait tous les jours devant sa maison pour les chats de la place, c’est une honte ! Le père Gredin ajouta : Il paraît qu’on l’a vu donner des croquettes aux chiens du village, non mais franchement, des croquettes ! Moi je serais ses grands-parents murmurait le père Laloy, je l’enfermerais à double tour pour l’empêcher de nous ridiculiser ; on a l’air de quoi, nous, en comparaison avec nos portes et nos fenêtres fermées !

Comme on voit, ce n’était que critiques envers le pauvre Martin et l’affaire aurait pu mal se terminer (certains envisageaient de le dénoncer à la police pour gentillesse trop grande), tant ils lui en voulaient d’être si généreux.

Par un après-midi de fin d’automne où le vent souffle en rafales jusqu’à dépouiller toutes les feuilles des arbres et où les feux à l’âtre mugissent dans les maisons, on vit arriver au village un musicien errant, en haillons, la veste déchirée, le pantalon arraché par places et couvert de boue ; il portait dans son dos une boîte à violon  délavée par les pluies de l’automne.  Tous les habitants sans exception fermèrent leurs portes lorsqu’ils l’entendirent mendier un morceau de pain, un peu de lard et un abri pour la nuit. Je vous paierai en musique, dit l’homme en frappant doucement de son index contre les portes closes. Sa voix dominait à peine les grincements de la bise du nord et personne n’ouvrit.

Le crépuscule arrivait vite et l’on vit bientôt, à la grande colère des villageois, notre gentil Martin s’avancer seul sur la place principale, puis, lui prenant la main, il  l’attira chez ses grands-parents qui habitaient à deux pas. Une fois la nuit tombée, on entendit dans le village tout entier le violon du musicien qui peu à peu apaisa la tempête de ses sons puissants et harmonieux. Durant la nuit, le vieux musicien raconta à la modeste famille des histoires fabuleuses, les emmena dans les rêves, et le matin quand il reprit sa route, Martin fit un bout de chemin avec lui. Reposé et heureux comme un roi, le musicien lui joua du violon tout en marchant, mélodie inoubliable qui remplit le cœur de Martin d’une joie infinie. Le violoniste  lui caressa les cheveux et lui parla enfin en ces termes :

Il y avait très longtemps, inoubliable enfant, que je n’avais rencontré un pareil accueil ! Reste généreux, petit garçon, malgré les critiques, et puisque tu m’as offert le gîte et le couvert, je te donne ce galet noir en souvenir de ma visite. Il va t’aider à réaliser ton rêve, mais n’en abuse pas, il ne sert qu’une fois. Sache bien quel rêve tu veux réaliser et fais-le sans crainte. Un jour quand ton rêve sera apaisé tu donneras – comme je le fais maintenant pour toi –  ce galet noir à une autre personne qui saura te le demander.

Mais que dois-je faire avec ? demanda Martin, en fixant le caillou poli et luisant comme une étoile.

Frotte-le doucement et il s’ouvrira pour toi, murmura le mendiant. Il lui fit un clin d’œil et s’en alla sans se retourner.

Et Martin vit le cœur serré le musicien disparaître dans la brume épaisse du matin, au-delà des collines qui bordaient le village. Il crut entendre encore longtemps la musique du violon qui jouait contre le vent du nord. Il lui sembla que les vêtements du mendiant avaient pris les teintes bleues d’un ciel d’été tandis qu’autour de son corps, là-bas, un nuage doré le protégeait du froid.

 

Martin eut une longue conversation avec son papi. Il était évident que le rêve de Martin devait se réaliser mais son papi n’était pas très chaud de voir partir son petit-fils vers l’orient… car le rêve de Martin était simple : rencontrer les rois mages et les interroger sur la disparition de ses parents. Il faudra que tu aies un cadeau, dit le papi, car les rois mages apportent des cadeaux à l’enfant nouveau-né. Évidemment, dit Martin en montrant sa pierre noire. Ce sera mon cadeau ! La chance voulut que l’on était justement entre Noël et le nouvel an. Les rois étaient déjà en route. Il fallait faire vite. Mais Martin avait déjà pris sa décision et n’attendait plus que l’autorisation de son grand père.

Le vieil homme interrogea sa femme du regard puis en mettant une nouvelle bûche dans le feu à l’âtre, lui tournant le dos, il gronda soudain: Mais oui, vas-y, fonce ! Qu’est-ce que tu attends, tu devrais déjà être parti ! La mamie fit un signe de la main, attira le petit contre elle, le serra de toutes ses forces, puis, Martin, pierre noire en main, monta dans sa chambre. Le voyage allait commencer. Son cœur battait si fort qu’on l’entendait résonner dans la petite pièce où il avait si souvent rêvé de revoir ses parents.

C’est ainsi qu’il se retrouva dans une oasis du désert, appuyé contre un puits à l’ombre d’un palmier. La chaleur lui parut accablante et après avoir enlevé son pull, il interrogea les femmes qui se tenaient autour du puits. Effectivement, dirent-elles en les montrant du doigt : tu tombes bien, regarde là-bas, ils viennent de passer. Trois chameaux entraient en effet à l’instant dans le désert chargés de marchandises et sur leur dos, tout en haut, on voyait les couronnes qui tremblotaient et scintillaient dans la lumière du soir. Il courut de toute la vitesse de ses petites jambes, barra le passage aux trois rois en criant : Messieurs, je vous en prie, dites-moi où sont mes parents ! Je sais que vous le savez !

Ah, le mendiant, ah la pierre noire… ah, ah… dit l’un d’eux qui parut être le chef. (Au fait, était-ce Melchior, Balthazar ou Gaspard ? Je ne saurais le dire.) Le roi bienveillant et souriant se pencha vers Martin (sa couronne faillit rouler au sol) et lui dit : Réjouis-toi, nous venons à l’instant de déposer tes parents à l’oasis après les avoir délivrés de la prison où des bandits les avaient placés après leur enlèvement. Je savais bien que leur enfant méritait de les revoir ! On m’a dit tant de bien de toi. Les deux autres rois rirent doucement. Ne nous remercie pas, ce n’est qu’une juste récompense pour ton infinie générosité. Avant de te retourner pour les voir, donne-moi la pierre noire, tu n’en as plus l’usage et je connais un petit enfant qui, lui, va en avoir drôlement besoin.

Martin hésita, esquissa un mouvement pour se retourner tant il avait hâte de revoir ses parents, mais la voix du roi fut plus puissante : Donne la pierre noire, ordonna-t-il, que nous puissions repartir. Donne, bon sang ! Donne ! Martin fouilla dans ses poches. Ah, soupira-t-il enfin, en sortant le galet vers le soleil couchant, voici, tenez Monsieur ! Il se haussa sur la pointe des pieds ; le roi ne saisit pas la pierre tout de suite ; il prit le temps de faire agenouiller son chameau, descendit majestueusement et recueillit dans sa paume le galet qui maintenant brillait comme un bijou précieux. Merci très cher Martin, dit-il solennellement en lui passant l’autre main dans ses cheveux bouclés.  Merci ! Tu es un ange ! Tiens, retourne toi maintenant, tu vois, ils t’attendent.

Martin partit en courant vers ses parents qui lui souriaient là-bas, des larmes plein les yeux.

Proust écrit

C’est un murmure au creux de l’oreille, je sais bien qu’il dure trois mille pages mais justement quand c’est commencé on ne peut plus s’arrêter, écrire c’est cette drogue-là, car il n’en finit pas de parler à l’intérieur de la tête, Proust a trouvé la bonne distance qui est entre la veille et le sommeil, il a suivi le filon, l’endroit précis où l’artiste se situe, lieu magique sans doute, il a le bon ton, comme on le dirait d’un musicien (rêve absolu de l’écrivain : être musicien) dans cet entre-deux, ni conscient ni inconscient, mais prenant à l’un et à l’autre domaine quand même et ne pouvant plus s’arrêter, car quand on en a goûté on ne peut plus s’en dépêtrer, ça oblige, l’écriture, ça oblige et ça avance et on voudrait que ça ne s’arrête plus jamais, c’est là qu’est l’illusion de l’éternité de l’art lorsqu’on écrit… comme c’est simple, c’est un lieu l’écriture en effet, ça n’a rien à voir avec la critique sociale, rien à voir avec le temps sinon le temps qu’il fait, et pourtant le temps de vivre qui est compté va s’étirant dans les arcanes d’un lieu mystérieux que l’on retrouve partout au musée, à la philharmonie, à la basse de viole il y a trois cents ans, mais c’est vrai aussi que la liberté d’écrire qui se donne si on sait la prendre n’a jamais été décrite avant, elle est entre l’enfance et la mort, à deux doigts du je ne sais rien, poussant son harcèlement vers la nuit, elle ne veut pas refléter l’écriture, elle ne veut pas donner à voir, elle se contente de reprendre l’inconscient conscient qui rôde aux choses et aux paroles de presque nuit, Claude Simon n’a pas fait autrement, errance contrôlée qui drague l’absence à soi, l’absence au monde si agaçante à ceux qui ne savent pas (il faudra s’en excuser), cet air de n’en plus avoir l’air, on ne pourrait pas s’arrêter de gloser pour savoir où il est puisque c’est un lieu personnel, qui file à grande vitesse entre les choses les mots et dit avec acharnement que c’est introuvable, que c’est gris sans doute, que c’est nuit, ça sent pourtant bon le neuf, ce n’est pas que ça vient de sortir, c’est que ça sort comme ça, comme on fait de la gymnastique avec son corps pour presque rien, on avance à travers le corps vers le langage qui se défait devant, se met à nu, prend, bifurque, reprend, marche en une bande noire de nuit mais pourtant lumineuse, voie lactée en propriété privée, bande mouchetée d’enfance, avance, avance, et mord sans le vouloir sur enfin le monde mais parce qu’elle participe au monde cette écriture, elle ne veut pas quitter sa route, Proust ne déteste rien plus que le monde monde, il l’a fréquenté, il en sait le vide, lui, il va droit sur sa route, loin d’eux et les regarde, la duchesse d’autrefois c’était maman, et la noblesse était au temps où tout le monde est noble, au creux de la mémoire, l’enfance, il n’y a au monde de l’enfant que des aristocrates évidemment, les grandes ombres c’est Guermantes, les grandes ombres c’est lorsqu’on ferme les yeux qu’on se souvient et qu’on revient dans ce creux dans cette portée noire où les notations s’agitent, poussent les mots, allons, allons, ce n’est pas Marcel Proust, c’est une dissolution de lui, une perte gagnée sur le temps, conquête têtue, malice d’être allongé, où je ne suis plus, il y a autant de distance entre le texte et le passé qu’entre la terre et la lune, écrire c’est attendre, je ne comprends plus du tout le problème de la page blanche, je ne l’ai jamais compris, cela n’existe pas lorsqu’on est au lieu d’écriture, l’imaginaire pousse à la roue et surtout c’est volupté, résurrection, mémoire certes mais sans effort comme ça vient, tout en même temps, en paquets noirs de nuit encore mais qui s’ouvrent tout seul au fil de l’avance, la joie est au présent du passé qui revient, ça s’appelle mémoire oui, je le redis

 

à suivre (peut-être)

Traduction en allemand des poèmes sur le “Chemin des Dames” (Nov. 17)

Helmut Schulze a déjà traduit en allemand le premier poème “Sur le Chemin des Dames” que j’ai proposé ici sur mon blog il y a quelques semaines.

On comprend pourquoi un poète allemand est venu me rejoindre. Tous mes poèmes regroupés sous le titre (Nov.17) évoquent en effet les soldats français et allemands sans forcément faire de distinction ; cent ans plus tard les plaies lentement se referment, même dans nos régions où ont eu lieu ces combats épouvantables. Puissent ces deux ensembles envoyer un signe discret vers l’Europe dont nous rêvons à travers nos langues respectives.

Pour goûter le charme de ces traductions on pourra suivre l’effort de Helmut Schulze sur son blog.

Qu’il soit remercié ici très fraternellement pour son initiative et pour son talent. L’émotion est au rendez-vous de cette aventure peu banale. Toute ma gratitude va vers lui.

Présence / Gegenwart (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

Présence

Ce pain que je mords
Le temps où je meurs
Ce vin que je bois
Le sang que je verse
Ce cri que je lance
Dans l’effroi du feu nourri
Et ma chère lointaine aux caresses si longues
Jambes bras visage cœur lieux de mon corps exposé
Qui pourrait l’être à la folle espérance des jupons et des lèvres
Et sont offerts à la mitraille rationnelle d’un crachat de hasard

Connais-tu le Chemin où fleurit la grenade
Et les Dames dis-moi où sont-elles en allées

Il expire le temps des couleurs
Il n’est plus que le bleu à mon âme immature
Les pansements aspirent le sang inexorablement
Je vois monter le rouge de la terreur
Quelque aube vient
Ultime point là-bas peut-être
Dents serrées sur mon brûle-gueule
Fou du siècle sorti de ses gonds
J’attends la verte insouciance des choses
Pousse la porte du jour
Et vois encore le fil du ciel qui lève
Sur la brève évidence du blanc présent
Où je survis

Gegenwart

Das Brot, das ich beiß’
Die Zeit, wo ich sterb’
Der Wein, den ich trink’
Das Blut, das mir fließt
Der Schrei, der entfährt
In der Angst vor dem schweren Feuer
Meine ferne Liebe, endlos lang ihre Liebkosungen
Beine, Arme, Gesicht und Herz, Körperorte, entblößt
Wer könnte das sein, törichtes Hoffen auf Unterröcke und Lippen
Dargebracht dem rationalen Kugelregen einer Zufallsspucke

Kennst du den Chemin, auf dem die Granate blüht
Und die Damen, sag, wohin sind sie gegangen

Es läuft die Zeit der Farben ab
Nur noch das Blau für meine unreife Seele
Die Verbände saugen unaufhaltsam Blut
Ich sehe das Rot des Grauens aufsteigen
Irgendein Morgengrauen naht
Der äußerste Punkt dort vielleicht
Zähne, dich sich festbeißen an der Tabakspfeife
Dich macht das Säkulum zum Narren, dem der Kragen platzt
Ich warte auf die grüne Nachlässigkeit der Dinge
Öffne die Tür des Tages
Und sehe immer noch den Himmel aufsteigen
Über der kurzen Spur des jetzigen Weiß
Wo ich überlebe

Présence – E. Detton

L’ennemi / Der Feind (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

L’ennemi

Les minutes à vivre entre deux attaques
Sont dangereuses
Que fait l’ennemi dans le temps où je rêve où je mange
Ce pain que je mords est-il si différent du sien
Lui aussi songe
Mort blessure faim tabac amours
Les photos sur lesquelles il passe son pouce
Adossé à l’argile des boyaux
Ont de semblables sourires
Sur ce champ jonché de cadavres de casques d’uniformes
L’ennemi et moi pourrions
C’est le Chemin des Dames après tout –
Bâtir un podium de bois blanc
Où nous inviterions nos familles à danser verre en main
Lui la valse moi la java
Histoire de parler par gestes
Puisqu’il semble que leurs mots soient si différents
Des nôtres
Que c’est finalement le vrai motif de la guerre
Ma baïonnette s’enfonce dans tes tripes pour une pauvre affaire de syllabes
Obscures barbares grossières
Mais je ne l’entends pas de cette oreille
Il rôde dans l’air de drôles de mensonges
Mein Freund
Le Rhin ne justifie pas la mort de l’autre
Ni de l’un

Der Feind

Die Minuten, zwischen zwei Angriffen zu leben
Sind gefährlich
Was macht der Feind,während ich träume oder esse
Ist dieses Brot, in das ich beiße, so anders als das seine
Auch er träumt
Tod Verletzung Hunger Tabak Liebe
Die Fotos, über die sein Daumen streicht
Angelehnt an den Lehm der Gräben
Wie sich das Lächeln ähnelt
Hier, auf diesem Feld, die Saat der Leichen Helme Uniformen
Der Feind und ich, wir könnten
Es ist ja noch immer der Chemin des Dames –
Ein Podest errichten aus weißem Holz
Samt Einladung zum Tanz, nicht ohne Glas in der Hand
Er den Walzer, ich den Java
Einfach nur gestikulieren statt reden
Ihre, scheint’s, so ganz anderen Worte
Als unsere
Hier endlich das Eigentliche des Krieges
Mein Bajonett in dein Gedärm – Silbenstecherei
Obskures Barbarengelall
Mag lieber taub sein auf diesem Ohr
Im Geschwirr der seltsamen Lügen
Mein Freund
Le Rhin ne justifie pas la mort de l’autre
Ni de l’un

L’ennemi – E. Detton

Confidences / Vertraulichkeiten (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

Confidences

Des cris des cris des cris
La haine aux cordes aux voyelles
Tu vas revenir gros d’habitudes détestables
Cracher boire fumer vitupérer les femmes
Une éducation européenne
Ensanglantée misérable
Tous les chemins mènent à l’erreur
C’est pitié
Les boyaux arpentés
Qui devaient être la voie royale vers la vertu
Cette antique graisse qui fit Rome

Et voici ton squelette ami mâchoire ouverte
Je me souviens de nos chuchotis hachés
Dans la tranchée
Des liquides rouges basculés dans la gorge
Verse encore
Jeunesse ivresse
Qui contera désormais les aveux de ta femme
Vos fols souhaits d’étreintes entre les draps
Je me souviens des cheveux de ta dame
Des tics de langage de ta belle
De ses rires pointus imités sous les balles
De celle qui allait t’épouser te disant
– Je revois son écriture que tu soulignais de ton doigt –
Tu sais je t’aime tant
Ravi tu riais tu riais tu riais
Ta voix ensuite revenait au murmure
Je l’aimerai tant disais-tu entre tes dents

Dussé-je en crever

Vertraulichkeiten

Schreie sind Schreie sind Schreie
Im Haß sich verstrickende Selbstlaute
Heimkehren voll widerwärtiger Gewohnheiten
Spucken Trinken Rauchen Frauen Beschimpfen
Eine europäische Erziehung
Erbärmlich und blutig
Alle Wege führen in den Irrtum
Schade drum
Die vermessenen Därme
Die der Königsweg zur Tugend sein sollten
Das antike Fett, das Rom gewesen

Und hier, Freund, dein Skelett, offener Kiefer
Ich erinnere mich an unser abgehacktes Flüstern
Im Schützengraben
Rote Flüssigkeiten, die in den Hals eindringen
Immer noch fließen
Jugend Trunkenheit
Wer soll jetzt erzählen die Bekenntnisse deiner Frau
Laken umarmen und Phantome liebkosen
Ich weiß noch die Haare
Die Sprachmacken deiner Schönen
Ihr scharfes Lachen, das im Kugelhagel imitiert wurde
Derjenigen, die dich heiraten wollte und dir sagte
– Ich erinnere mich an seine Handschrift, vom Finger unterstrichen –
Du weißt, ich lieb’ dich sehr
Entzückt lachtest du und lachtest und lachtest
Dann geriet deine Stimme wieder ins Murmeln
Dich lieben würd’ ich ungemein, zwischen Zähnen herausgepreßt

Und sollt’ ich dran krepieren

Confidences – E. Detton

En Silence / In aller Stille (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

En Silence

Une fois dans mes meubles rentré
Je vendrai à la foire les armes exaspérantes de mes ancêtres
J’empoignerai la poêle et nous ferai des œufs
Je t’aimerai
J’apprendrai le maniement du fer à repasser
Tu m’apprendras
Tandis que je lisserai chemises et robes de lin
Tu me liras les livres des rois
Il était une fois
Tu seras ma marquise
Je prendrai le temps de toucher nos peaux à travers les tissus
A défaut d’arpenter les boyaux de la terre
Nous marcherons de conserve à travers les craquelures de l’hiver sur les hauteurs rouges
Sans rien dire nous nous découvrirons là-haut
Tu oublieras tes peurs
Au vide du silence
J’enfoncerai mes terreurs
Au plein du silence
L’horizon au bout des bras nous irons cueillir les violettes de mars et d’avril désarmés
Tu murmureras
Ne marche pas si vite
Je ferai comme tu dis
Je ne dirai pas un mot du canon
Des bottes des couteaux des crimes de la boue
Je serai sage
Te serrant la main toujours marchant j’écouterai ton cœur
Paris aux chansons militaires et triviales
S’endormira sans nous
Et nous irons vers l’étoile miroir
En silence
Jusqu’au bout du silence

In aller Stille

Wenn ich dann wieder bei mir bin
Trag’ ich zu Markte, was mir an Waffenschrott die Vorderen gelassen
Ich schnapp’ mir die Pfanne und mache uns Eier
Dich lieben werde ich
Lernen werde ich zu bügeln
Du wirst es mir beibringen
Wenn ich dann Hemden und Leinenzeug plätte
Liest du mir vor die Bücher der Könige
Es war einmal
Du wirst meine Marquise sein
Die Zeit mir nehmen, daß Haut und Haut durch Stoffe sich berühren
Oder auch: die Eingeweide der Erde vermessen
Gemeinsam wandern, wenn der Winter kracht, auf den roten Höhen
Ohne etwas zu sagen, uns dort entdecken
Deine Ängste dann vergessen
In der Fülle des Schweigens
Meine Schrecken versenkt’ ich
Dahinein, wo Stille wohnt
Am Horizont unserer Arme fingern nach waffenlosen Frühlingsveilchen
Du wirst sagen
Geh nicht so schnell
Ganz wie du willst
Kein Wort mehr über Kanonen
Stiefel Messer Gemetzel im Schlamm
Ich werde klug sein
Immer die Hand dir drücken, gehend hören, wie dein Herz schlägt
Paris, seine Chansons so zwischen soldatesk und trivial
Wird auch ohne uns einschlafen
Und wir werden gehen zum Spiegelstern
Schweigend
Bis ans Ende der Stille

En Silence – E. Detton

Imprécations / Verwünschungen (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

Imprécations

Quand j’emprunte le Chemin des Dames
Je mets des semelles légères
Je leur demande l’autorisation de poser mes pas sur le champ
Je redoute en effet d’effacer les traces
En mettant mes pas dans les leurs
– Mes amis
Si vous saviez comme on vous aime cent ans après
– Merci dit une voix on a déjà connu ça au début
Les fleurs les corps féminins les baisers qui se pressent vers nous
Des promesses d’amours éternelles
Dont aucune ne fut tenue
Des mains des bagues de fiançailles
Le long feu a tout tordu et brûlé
Si tu savais
Les folies des attaques ont fait leur crevant travail de sape
L’épouvante grava ses tornades grises au fond des crânes
Les piques grondées des acouphènes ne nous ont plus jamais laissés en paix
Pas d’armistice pour les bousculés
Je n’ai pas signé dit encore la voix
Je n’ai pas signé
– Tu ne sens pas comme mes pas se font aimables
La douceur de mon chant est à toi dis-je
– Garde ta tendresse hurle la voix en s’éloignant
Ma haine brûle toujours intacte
Rêve debout dans ta paix ivre et grasse
Moi je reste auprès du feu dans l’enfer des vallons
Entretenant les braises jusqu’à la nuit et l’envol de mes cendres
sous le vent de l’histoire

Verwünschungen

Für den Chemin des Dames
Sind mir leichte Sohlen lieber
Ob ich, frag’ ich sie dann, übers Feld gehen darf
Es könnte ja sein, daß ich Spuren verwische
Wenn meine Schritte in die ihren geraten
– Mes amis
Ihr ahnt nicht all die Herzen, in denen ihr wohnt, hundert Jahre sind’s
– Das Merci einer Stimme, die hatte man schon gehört
Blumen, Frauenkörper, Küsse, drücken sich an uns
Verheißungen ewiger Liebe
Hielten so lange wie an den Händen
Die Ringfinger die Verlobungsringe
Lang’ aber hielt das Feuer an, verbrannte alles
Ach, wenn du wüßtest
Im Irrsinn der Angriffe das aufreibende Ausheben der Laufgräben
Orkanartig bohrte sich Schrecken tief in die Schädel
Das Ohrensausen, ein ewiger Donner, das uns nimmermehr ließ
Kein Waffenstillstand für solche, die’s eilig haben
Und ohne meine Unterschrift, sagt die Stimme
Ich, sagt sie, hab’ das Ding nicht unterzeichnet
– Merkst du nicht, wie meine Schritte freundlich werden?
Mein sanftes Lied, ganz dir zugewandt
– Ach, laß den Schmu, so laut die Stimme, die sich entfernt
Mein Hass brennt unversehrt
Träum nur fort in deinem behäbige Frieden
Ich bleibe beim Feuer in der Hölle der Täler
Halte die Glut bis zur Nacht bis zum Flug meiner Asche
Im Wind der Geschichte

Imprécations – E. Detton

Vers le front / Zur Front (déc.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

Vers le front

Du grave au suraigu vive expiration verticale
Le train siffle dans novembre achevé
Et tu frémis au seul souffle de la vapeur
Alarme alarme
Tu relèves ton col
Mince protection contre les froids à venir
Tu écartes une escarbille fichée au coin de l’œil
Les doigts déjà noirs pressent les paupières
Soudain plus rien qu’une brume épaisse
Qui rampe bourrue contre tes bottes
Elle te monte au manteau
Te prend les tripes
Ton corps attend sur place que la vapeur se fasse filiforme
Des toux d’automne et de tabac se chevauchent derrière toi
On s’insulte en se passant par les fenêtres des sacs disputés
Rien ne t’échappe comme si – mémoire nuit noire –
Le train va partir il est parti
Tu restes un moment sur le marchepied face au vent
Qui noie le corps de toute sa glace rouge
La mécanique engendre un thrène baroque fatal
Vibrations d’un gigantesque insecte nocturne
Tu t’engouffres dans le couloir qui pue le tissu humide et les habitudes crasses
Et n’entends plus sur fond de craquements assourdis
Que les rames lentes de la barque
Qui de sa proue mord l’espace vague
– Cadence muette –
Et résigné
Tu baisses le front

Zur Front

Tief atmend, schrill ins Vertikale dann pfeift Im ausgehenden November der Zug Dein Schaudern beim bloßen Hauch von Dampf Alarm Alarm Du ziehst den Kragen hoch Dürftiger Schutz vor der Kälte, die kommt Reibst dir Flugasche aus den Augen Bereits schwarz geworden, die Finger Plötzlich nichts als dichter Nebel Macht sich mürrisch über die Stiefel her Zieht sich am Mantel empor Benimmt dir die Eingeweide Ausharren im Körper, dass sich der Schwaden verzieht Hinter dir Herbsthusten, Tabakhusten, das überlappt sich Rüpelworte, als man sich streitige Taschen durchs Fenster reicht Nichts entgeht dir, wie als wenn – schwarze Gedächtnisnacht – Der Zug fährt an, ist abgefahren Dann auf dem Trittbrett ein Weilchen noch im Wind Umschwemmt als roter Eisschwall Haut und Haar und alles Und die Mechanik singt dazu – barocke Threnodien Schwingungen eines gigantischen Nachtinsekts Du eilst in den Gang – Gestank nasser Kleider, schmutziger Gewohnheiten Vor dem Hintergrund dumpfen Knatterns sind nur noch Zu hören die langsamen Ruder des Bootes Die den Bug ins Vage vorstoßen lassen – Stumme Kadenz – Und resigniert Läßt du die Stirne sinken
Vers le front – E. Detton

Permission / Fronturlaub (nov.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton.

Permission

On la lui a accordée
Un an ou deux qu’il l’attendait il ne sait plus
Il sent
Dans le froid de la salle où la décision lui a été notifiée
Voix moqueuse d’un officier à un officier
Qu’il va lui falloir s’armer de sang froid
Pour accueillir l’abîme de paix
Qui court sous ses pas au-devant de lui
Un silence mord de partout
En lieu et place des actes hideux
(Combien en a-t-il fait tuer)
Des mots reviennent charmants
Joie caresse tendresse sourires
Il ne leur octroie aucune réalité
Il sait qu’ils existent enclos dans sa mémoire
Il sort de la mairie
Livret en main il descend les marches
Le couchant de novembre lui explose au front
Des larmes inondent le col de la vareuse
Ses pas sur le gravier lui rappellent l’allée de la maison de Mireille
Des soleils vont accourir bientôt plus tard les mimosas – mais il sera déjà reparti
Le stupéfiant fracas de la méditerranée
Attention à ne pas devenir fou
Ah oui il va se raser tout le bas du visage
Glabre propre grave vrai
Il pourra enfin toucher le piano Mireille les livres
Il se voit très gêné muet rougissant quinze jours durant
Jusqu’à ce que
L’antique machine le reprenne
Dans ses mâchoires d’acier de boue de pluie.

Fronturlaub

Und dann bekam er ihn
Zwei Jahre drauf gewartet, er weiß es nicht mehr
Er hört
Im kalten Raum, wo man’s ihm sagte
Den einen Offizier sich lustig machen
Es solle gefälligst aufpassen
Daß ihm der Frieden
Nicht den Boden unter den Füßen entziehe
Rundum beißende Stille
Statt scheußlicher Taten
(Wie viele noch? Die fallen – müssen?)
Und dann Retour charmantes Getue
Freude Tätscheln Schulterklopfen Lächelei
Es kommt ihm wie nicht wirklich vor
Nur, daß es im Gedächtnis haften geblieben
Er verläßt das Rathaus
Wehrpass in der Hand und die Treppe hinab
November-Sonnenuntergang, der auf seiner Stirn explodiert
Tränen auf dem Kragen der Matrosenbluse
Schritte auf Kies wie auf dem Weg zu Mireilles Haus
Sonnenräder werden kommen, später dann Mimosen – aber da ist er wieder fort
Unglaublich dröhnt das Mittelmeer
Pass auf, daß du nicht verrückt wirst
Oh ja, daß er sich rasiert, wird ihm keiner nehmen
Glatt proper gravitätisch wahrhaftig: Er
Endlich das Klavier berühren und Mireille, die Bücher
Und dann zwei Wochen lang verlegen, stumm, das Erröten
Bis die alte Maschine
Ihn wieder aufnimmt
In ihre Stahlbacken inmitten Schlamm und Regen
Permission – E. Detton

Crève-Chœur / Kummerchor (nov.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton. 

Crève-Chœur

Sur le modèle de leurs granges
Les hercules de chez nous dressèrent églises et abbayes
Qu’ils tassèrent au vallon
Pour faire joli et méditer
Pieusement dans l’ombre
Des siècles durant
Leurs paumes chaudes transmirent à la pierre leur amour de la vierge
– Rêvée dès l’enfance auprès d’âtres éclatants –
Tranquille la belle voluptueuse
Sourit longtemps
C’était maman et mon amie mêlées
J’étais l’enfant sur le bras gauche
Protégé par les plis élégants de la Madone
Puis un jour sans prévenir sans pourquoi
De graves brutes ferraillantes se ruèrent sur les blocs savamment agencés
Et cette intelligence monumentale s’en fut au ruisseau
Ça croula dans le flot
Obus mitrailles cris en écho peines inconsolables
Tout fut ligué contre les chœurs ouvragés
Chapiteaux catapultés tympans crevés
Le sourire de l’ange s’ouvrit sur le ciel dépeuplé
Nefs et vitraux sombrèrent
Ce qui éclata dans les cloîtres bascula dans l’outrage cru
Et nous voici aujourd’hui
Interrogeant les ruines dans les après-midis de novembre
Le val est clair mais l’ombre des piliers flous
Dressés dorénavant sur le vide
Chante en mineur les psaumes désaccordés du silence.

Kummerchor

Nach dem Vorbild ihrer Scheunen
Errichteten unsere Kawenzmänner Kirchen und Abteien
Die sie ins Tal stellten
Es hübsch zu machen und zu meditieren
Fromm im Schatten
Der Jahrhunderte während
Ihre Handflächen dem Stein ihre Liebe zur Jungfrau übertrugen
– Erträumt von Kindheit an neben dem Knistern der Kaminfeuer –
Ruhig lächelte die sinnliche Schönheit
Eine lange lange Zeit
In ihr vermischten sich Mutter und Freundin
Ich war das Kind auf dem linken Arm
Im Schutz der eleganten Falten der Madonna
Eines Tages dann – ohne Vorwarnung ohne Grund –
stürzten sich Berserker auf die wohlgefügten Blöcke
Und was Meisterhand erschaffen, fiel in den Bach
Zerbröckelte im Wasserlauf
Granaten Maschinengewehre der Schreie untröstliches Echo
Alles vereinte sich gegen die kunstvollen Chöre
Katapultierte Kapitelle geplatzte Tympana
Das Lächeln des Engels dem entvölkerten Himmel zugewandt
Schiffe versanken und Kirchenfenster
Was in den Kreuzgängen zerbarst, kippte um in wilder Empörung
Und wir heute hier
Befragen die Ruinen an den Nachmittagen im November
Das Tal ist hell, vag nur erheben die Schemen
Der Pfeiler sich über der verbliebenen Leere
Verstimmt gesungene Psalmen der Stille in Moll

Crève-Chœur – E. Detton

Une lettre / Bis dahin (Nov.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton. 

Une lettre

Solange
Chère femme
Dis aux petits que je marche vers le front de la loterie majeure
Ils comprendront
Ne leur parle pas d’honneur
Ni de sol à défendre
Nos vingt-huit arpents nos trois vaches
Ne valent pas ma vie
Je m’ennuie tant de vous
Lorsqu’aux étoiles se mêlent les fusées éclairantes
Larmes suspendues sanglots au ciel de novembre
Je vois notre passé
Si je tire le gros lot (promis)
Nous irons pique-niquer là-haut
Soyez patients
Il viendra bien le temps de la guerre démodée
Elle dégoûte tellement
Avec ses bottes ses rats sa boue ses effluves folles
Dans cent ans je le jure ils auront nos crimes en horreur
Pour le bébé que tu attends
Attends
Ne l’accouche pas trop tôt
Ce monde ne le mérite pas encore
Quand il viendra (avec la paix)
Il sera le seul ange du temps de grâce très pure
En attendant
J’entends le claquement des culasses
Il est douteux que je t’embrasse un jour prochain.

Bis dahin

Liebe Frau
Sag den Kleinen, ich sei an der Front der Großen Lotterie
Sie werden verstehen
Sag ihnen nichts von Ehre
Nichts von Boden und Verteidigung
Unsere achtundzwanzig Morgen unsere drei Kühe
Sind nicht mein Leben wert
Ich vermisse euch sehr
Wenn Sterne und Fackeln sich vermischen
Hängen Tränen, ein Schluchzen am Novemberhimmel
Ich seh’ unsere Vergangenheit
Wenn ich das große Los ziehe (versprochen)
Machen wir Picknick da oben
Habt Geduld
Irgendwann kommt der Krieg aus der Mode
Nichts als Ekel
Diese Stiefel, diese Ratten, dieser Schlamm und Gestank
Hundert Jahre und sie fassen’s nicht mehr, was wir verbrochen
Auf das Baby, das du erwartest
Warte
Entbinde es nicht zu früh
Die Welt verdient es noch nicht
Wenn es dann kommt (mit dem Frieden)
Wird es sein der einzige Engel in reinster Gnadenzeit
Und während ich warte, knacken die Gewehrverschlüsse
Ob ich dich jemals wieder küssen werde…
Une lettre – E. Detton

Les fiancées d’Hurtebise / Die Bräute (Nov.17)

Ce poème de Raymond Prunier a été traduit par Helmut Schulze et illustré par E. Detton. 

Les fiancées d’Hurtebise

Quand la brume s’y met
Comme on le dit de la gale et des poux
Des silhouettes vacillantes se pressent en foule au Chemin des Dames
Ce sont les fiancées d’Hurtebise
Qui chaque novembre reviennent maudire leur injustice
Promises
Amoureuses
Amantes
Elles soufflent devant elles leur tempête virginale
Chaque pas qu’elles posent fait trembler la terre
Où reposent à jamais leurs hommes perdus
Elles n’implorent ni dieu ni ciel
Elles avancent au rythme de leur colère
Et gare à celui qui traîne au Chemin
Le voilà bientôt pétrifié de giboulées noires
Englouti par le blizzard de minuit
Des vagues de jeunes femmes se succèdent
Grondent crient hurlent
Où sont nos promis nos amants et leurs corps

La bise mord voracement mes joues
Je me plaque contre le mur du cimetière
Et prie le ciel
Que la tornade m’épargne.

Die Bräute

Wenn der weiße Nebel steiget…
Wunderbar? Nein, wie Krätze und Läuse
Ein Stoßen und Drängeln hebt an auf dem Chemin des Dames
Die Bräute sind’s von Hurtebise
Immer wieder im November, sie fluchen und fluchen
Sie, Verlobte
Sie, Liebende
Sie, Geliebte
Ungewitter, jungfräulich, wirbelt
Aus jedem Schritt, lassen Erde erzittern
Die in ihr liegen, die Männer, ihr war einmal
Flehen weder Gott noch Himmel an
Ihr Schreiten skandiert ein Fuchsteufelswild
Und weh dem, der sich vertrödelt auf dem Chemin
Schwarz gehagelt, von Schloßen erschlagen
Verschluckt vom Mitternachtssturm
Junge Frauen, immer wieder, wie Wellen
Knurren und schreien und heulen
Wo die Verlobten, was Leib uns und Lieb’ ist gewesen?

Unersättlich der beißende Kuß in die Wange
Ich lehne mich gegen die Friedhofsmauer
Sonst bin, in dem Wirbel, ich vollends verloren

Les fiancées d’Hurtebise – E. Detton