La lettre à “Son”

Le petit devenu grand, croissance heureuse, éclate de rire dans ma mémoire, enfant aux mille jeux abreuvé de mille contes, hanté par la joie qui lui brille aux yeux lui donnant une force ravageuse qui suscite l’amitié spontanée ; il glisse sur l’océan du temps, ne marche dans aucune combine sociale qui pourrait le normaliser, vit à Londres, la ville aux cent peuples, skater, il flotte au-dessus du plancher des vaches, refuse de traîner les pieds, court pour dépasser le temps afin de s’en rendre maître.
Et te voici trentenaire ; avec toi cependant rien n’est jamais triste, les déconvenues même prennent des allures de soulagement, tu es d’une indifférence magnanime envers tes propres petits déboires, un haussement d’épaules suffit, surtout ton rire, ton sourire qui attire l’autre et dans le même temps l’inquiète, car en ce temps de gueules d’enterrement tu fais figure d’original, alors qu’au contraire tu es nature, frais, empressé vers l’autre qui n’en demandait pas tant, en bref, lorsque tu es dérangeant c’est là où tu es le plus toi-même et pourtant il te suffit de paraître pour que ton éclat s’impose, grandeur et modestie mêlées. Tu es solaire.
Je sais pourquoi : tu as été élevé avec la plus grande liberté, l’indépendance d’esprit a vite été ton empreinte et nous avons tenté – tout en rappelant constamment la loi – de t’ouvrir au maximum sur le langage et la joie de vivre ; nous n’avons jamais donné raison à tes incartades contre le monde, mais en secret – et tu le savais – nous te comprenions parfaitement. Et puisqu’il est question de révolte, le père que je suis, ton père, s’étonne en toute ironie de n’avoir jamais connu la fameuse révolte du fils contre le père ; il y a là un manque qui m’amuse car enfin tous les ouvrages sérieux de la doxa présentent cette hostilité comme nécessaire. Mon amour pour toi enfant, s’est vite mué en admiration devant ton insatiable curiosité et ton refus systématique des normes ; courber la tête, ça jamais, et c’est ainsi que nous avons franchi avec toi tes dix-huit premières années ; le nuage d’amour qui t’entourait de toutes parts est devenu confiance ; nous t’avons fait confiance, une confiance aveugle, totale, et tu nous as rendu au centuple ce don accordé de plein gré.
Te voilà un homme, un adulte au plein sens du terme, responsable, devenu ce que tu es, nullement contraint par les obligations du quotidien et si je pouvais te donner quelques conseils – mais en matière de bonheur ce serait plutôt à toi de m’en donner – je dirais ceci : continue de donner, garde ta fraîcheur, use et abuse de ton rayonnement, ne renonce jamais à chercher le bonheur et moque-toi du reste. Que ton rire submerge ceux que tu côtoies partout où tu passes et garde tes distances avec le monde qui nous tire vers le bas, le commun, le prêt-à-vivre. Ta puissance qui n’écrase pas est ton plus bel atout, reste ouvert et confiant, sois toi-même toujours, cher Son…