équinoxe II

II

quelque chose parle

dans la palpitation des brindilles 

c’est de l’ordre du vent 

c’est de l’ordre du temps 

une haleine ne cesse 

même en plein midi  

de mêler du froid au souffle 

les mésanges éternelles bâtisseuses

prolongent leurs affaires de rameaux 

devinant entre les feuilles 

que le léger souffle

qu’elles éprouvent en vol 

est habité de glace

déjà l’automne déjà l’automne 

et un avenir très secoué

pour leurs nids bientôt sous zéro

et leurs plumes en pèlerines bleues

rabattues sur les yeux 

je songe qu’elles pourraient nicher 

dans ma boîte à lettres 

je ne reçois plus d’humain courrier 

les cartes postales c’était avant 

avant les mails avant l’automne 

je me souviens je me rappelle 

automne et souvenir sont le même

un fond de gorge remonte du silence

j’ai dû dire des paroles vraies

à propos de la plage au soleil contre la mer 

des mots jaunes ensablés et doux 

des mots jeunes nostalgie et cris 

de joie surtout de joie 

elle ne me quitte pas non non 

cette jolie compagne des heures fruitées 

mais très âgée elle rôde au présent

elle habite sous la peau

aux commissures elle s’excuse 

les feuilles dit-elle les ridules les écorces

la joie glisse doucement vers l’intérieur 

les lèvres à l’avant garde

parées au miroir 

elles se font belles sourient contre le gel 

c’est vrai que l’automne rend beau

il est fier de ses obliques 

qui finement dorent l’arbre

sa lumière et le visage

frottés de soleil courbe

ont des langueurs malignes

vocalises mezzos en tons mineurs 

ce bruissement des feuillus

en fait foi cette allure grave

des nuées vers le soir

et l’ouest explosif larmes de joie

monde radieux à étouffer

c’est trop d’ocre automnal

alors me caressant les paumes 

je  songe au plaisir du vin chaud

la porte grince cliquetis de serrure 

et je rêve d’aller voguer 

sous les voiles d’octobre

vers les îles heureuses 

le vent est un ami qui résiste 

et me pousse et me meut 

j’aurai des nuits de rivages

couverts de bois flottés

c’est si doux au toucher 

on dirait une peau

je me vois vêtu de mouton 

arpentant la plage morte

avec pour seule musique 

ce ressac insaisissable

rien ne finit rien ne finit 

48 réflexions sur « équinoxe II »

  1. Moisson d’automne entre ciel et terre. Méditation mélancolique.
    Nous entrons dans l’automne. Le jour passe en glissant vers plus de nuit.
    Bientôt l’écriture des branches nues , le temps des lampes et des feux de bois.
    C’est beau, Raymond.

    1. Le temps des abat-jours… Non seulement le soleil décline mais on se méfie de notre propre lumière artificielle. La présence de l’homme se renforce; on ne peut plus faire confiance à la journée, à la lumière naturelle !
      IL existe dans notre région des églises qui ont été reconstruites après la guerre 14-18. Leurs tours de béton, évidées, laissent voir des volets qui penchent vers le bas; on dirait des yeux tristes. L’automne. Il est curieux que l’armistice ait été signé au plein de l’automne 18. On ne s’est pas réjoui forcément de la fin de cet effroyable et misérable massacre. L’automne, la pluie, les larmes, la boue, des plaintes, des fonctionnaires qui comptent les corps, des touristes encore de nos jours qui ramassent des morceaux de barbelés, des plaques de fer mordues par le siècle.
      L’automne c’est cela aussi. Si les allemands avaient envahi la Provence, on supporterait mieux les cimetières militaires; une rare pluie rafraîchirait; le Mistral seul dirait la colère, ce serait mieux que ce noroît entêtant qui nous souffle jour et nuit soulevant les hangars, sifflant dans les corniches, mouillant tout partout pendant quatre mois. Les bottes impossibles seraient remplacées par des baskets joyeuses, ce serait peut-être plus supportable. On pourrait enfin danser la paix au dessus des calanques. Peut-être.

  2. De texte en texte, vous rendez présent ce qui est absent : votre paysage intérieur sous l’écorce du visible.
    Dans l’abbaye de Sénanque j’ai trouvé ce lieu de plénitude, cette doublure d’invisible comme une absence.
    Nos paysages nous regardent…

    1. Vous noterez malgré tout que je le rends présent aussi à moi-même. C’est un travail structurant. Sans l’écriture je ne pourrais aller ainsi “intus et in cute” (au début des Confessions: “dans ta vie intérieure et dans ta chair”). Je trouve que la formule latine ferait un bon titre pour un recueil de mes rêveries. Mais hélas le latin a mauvaise presse. On ne se presse plus de l’apprendre. J’aime beaucoup votre “nos paysages nous regardent” (qui feraient également un bon titre !)

  3. “La nuit n’est jamais noire,
    elle est éclosion
    de tous les bleus perdus
    au-dessus de l’ensommeillement des oiseaux”

    Marguerite Clerbout

    1. N’est-ce pas magnifique? Quelle citation !
      Yves Perrine dont vous parlez est un laonnois, nous avons travaillé ensemble pour rendre hommage à Marguerite. Mais c’est LUI qui s’est occupé d’elle lorsqu’elle ne pouvait plus bouger et qui lui a tenu la main au moment de sa mort. C’est un homme d’une discrétion exemplaire qui m’a édité plusieurs petits textes dans sa collection “La Porte”, qu’il a dissoute il y a peu de temps. Nous nous voyons peu, mais il suit de près la poésie. Marguerite lui doit beaucoup durant ses dernières années.

  4. Ce matin, je tourne les pages de votre livre “Le Chemin / Der Weg”.
    Un de vos poème semble faire écho à votre inspiration en ces jours de septembre.
    “Un vol d’oiseaux passe dans le ciel
    j’entends le souffle de leurs ailes dans le silence du vallon
    comme une page qu’on tourne
    et je songe qu’au lieu de lutter contre le vent les rémiges aspirent l’air sous elles
    se laissent porter
    rêve d’écrivain une fois lancé qui ne veut plus jamais poser la plume
    et renaude à revenir au plein jour conscient (…)”

    Vivre serait comme avoir vécu entre être et néant. Mots insomniaques de l’oiseau de mâle mort à l’osseux sommeil tournant les pages du vent.
    Verlaine vous précède :
    “Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.”

    Conscience tragique entre vide et plein.

    1. Le début du “Chemin” évoque un rêve que je suis peut-être en train de réaliser: “rêve une fois lancé qui ne veut plus jamais poser la plume/ et renaude à revenir au plein du jour conscient”

      Voyez comme l’équinoxe ne veut pas cesser, alors qu’elle est passage, je veux prolonger et prolonger encore. Ce n’est pas 24h sur 24 c’est seulement que le thème ayant été amorcé, (ici l’automne, le thème le plus banal qui soit), les mots se déploient naturellement et longtemps. Les petits vers de la poésie infinie, ininterrompue, sont les fils avoués (vous le dites vous-même) du poème de Verlaine que vous citez; à mon petit fils de 14 ans qui était intrigué par mon travail je lui ai parlé de l’automne, des petits vers, et je lui ai récité précisément le poème que vous citez. Voyez comme tout est VRAI.

      1. Oui, tout est vrai.
        Les oubliés font de cet équinoxe un temps de chrysanthèmes.
        Tristan Corbière, vous… Mêmes voix pour se souvenir. Lui les oubliés de la lande bretonne pendant la guerre de 1870, vous, Le Chemin des Dames. Même mâle mort, mauvaise mort, pour tous ces hommes dans la boue des tranchées.
        Heureuse transmission à votre petit-fils. Celle de ces temps où vivre, c’était survivre. Celle du monde des oiseaux. Celle de cet automne flamboyant au seuil de l’hiver. Et la noria des poètes. Eau vive.
        Grand bonheur de vous lire et de laisser ces quelques mots sur ces pages.
        Merci Raymond.

        1. Je suis très heureux que vous veniez enrichir mon blog de textes ou de citations qui sont toujours pertinentes. “Eau vive”, oui, voilà ce qu’il faut garder dans le souvenir aussi. Le paradoxe de l’eau vive c’est qu’elle ne reste pas, elle glisse entre les doigts… Ah si, elle reste un peu au creux de la paume, je crois que cette eau vive qui reste au creux de sa main et que l’on peut donc aspirer de toute la force de ses lèvres pour se rafraîchir pour continuer à vivre, à croire, à respirer, à embrasser, porte un autre nom: elle s’appelle poésie.

  5. Voici l’unique poème de Tristan Corbière, jeune poète breton mort à 30 ans, sur ce massacre. Gambetta après les avoir appelés les laissa, abandonnés aux Prussiens, ayant peur des Bretons !.
    Relisant ce poème je pense aux vôtres sur Le Chemin des Dames.

    LA PASTORALE DE CONLIE

    Par un mobilisé du Morbihan

    “Qui nous avait levés dans le Mois-noir -Novembre –
    Et parqués comme des troupeaux
    Pour laisser dans la boue, au Mois-plus-noir – Décembre –
    Des peaux de mouton et nos peaux !
    Qui nous a lâchés là : vides, sans espérance,
    Sans un levain de désespoir !
    Nous entre-regardant, comme cherchant la France…
    Comiques, fesant peur à voir !
    – Soldats tant qu’on voudra !… soldat est donc un être
    Fait pour perdre le goût du pain ?…
    Nous allions mendier ; on nous envoyer paître :
    Et… nous paissions à la fin !
    – Héros et bêtes à moiti” ! –
    … Ou quelque chose là : du cœur ou des cartouches :
    – On nous a laissé la pitié ! […]
    On eût dit un radeau de naufragés. – Misère –
    Nous crevions devant l’horizon.
    Nos yeux troubles restaient tendus vers une terre…
    Un cri nous montait : Trahison ! […]
    – Oh, qu’elle s’en allait morne, la douce vie !…
    Soupir qui sentait le remord
    De ne pouvoir serrer sur sa lèvre une hostie,
    Entre ses dents la mâle-mort !…
    […]
    Pourquoi !…
    Pourquoi ? dites-leur donc !
    Vous du Quatre-Septembre !
    A ces vingt mille croupissants !…
    Cotoyens-décréteurs de victoires en chambre,
    Tyrans forains impuissants !
    – La parole est à vous – la parole est légère !…
    La Honte est fille… elle passa – […]
    – La honte ne sait plus ronger. –
    – Nos chefs… ils fesaient bien de se trouver malades !
    On en vit quelques-uns essayer des parades
    Avec la troupe des guignols. […]
    – Assez ! – Plus n’en fallait de fanfare guerrière […]
    Au canon, la chair à canon !…
    – Allonsdonc : l’abattoir ! –
    Bestiaux galeux qu’on rosse,
    On nous fournit aux Prussiens ;
    Et, nous voyant rouler-plat sous les coups de crosse,
    ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
    -Va : toi qui n’es pas bue, ô fosse de Conile !
    De nos jeunes sangs appauvris,
    Qu’en voyant regermer tes blés gras, on oublie
    Nos os qui végétaient pourris,
    La chair plaquée après nos blouses en guenilles
    -Fumier tout seul rassemblé…
    – Ne mangez pas ce pain, mères et jeunes filles !
    L’ergot de mort est dans le blé.
    (1870).”

    1. Vous noterez que Tristan est de la partie. Il est dedans. Son indignation, sa révolte viennent du massacre lui-même directement. C’est du vécu sur le vif bientôt mort. Mon chemin est tout autre. On est cent ans après. on y est et en même temps je chante les cent ans escamotés. C’est cela qui m’intéresse; ce que l’on voit aujourd’hui et ce qui fut, l’horreur de ce qui fut. Mon chemin c’est précisément les cents ans qu’ils n’ont pas eu à vivre. Je les hallucine. Le vieil homme que je suis les berce dans ses bras.
      Bravo pour le poème de Tristan; c’est un vrai texte de combat, de révolte. Les miens sont des élégies qui veulent franchir le pont des cent ans pour les rejoindre.. Je les ai défaits de la mythologie “poilue” nationaliste grotesque. C’est une plainte inspirée des discours antiques que l’on prononça après les grandes batailles. Mais finalement Tristan n’est pas loin.
      Je dis Tristan pour qu’il n’y ait pas l’espérance d’un nom qui ferait croire à une identité respectée, alors qu’ils furent trainés dans la boue. J’imagine leurs corps nommés par leurs assassins (officiers), je ne me sens pas le coeur de le renommer, car ce serait se débarrasser d’eux. Le nommer au monument c’est les faire mourir une deuxième fois puisque personne ne lit jamais les noms (sauf quelques fous que j’évoque dans “Monument aux vivants”). La renommée de Tristan Corbière vient de son talent.

      1. Ah… Nos chemins de vie et de lectures sont bien différents…
        C’est l’expression ” la Malemort” qui m’avait frappée dans ce poème sur les conscrits de Conlie abandonnés et massacrés.
        C’est aussi d’avoir consulté le manuscrit des “Amours jaunes” à la bibliothèque de Morlaix et sa tombe dans la même ville proche de Saint-Brieuc, villes d’enfance de ma mère et lieu de ses souvenirs.
        Je suis loin du Chemin des Dames, de la guerre de 14/18. Mes racines sont en Bretagne par ma mère et en Provence par mon père.
        Mais mes souvenirs sont l’enfance sur la Butte Montmartre et le quartier du boulevard de Clichy.
        J’aime vous lire avec une préférence pour votre regard sur la nature, les bêtes, les paysages, les saisons.

        1. Malemort vous avez raison, est un grand mot, un terme limpide appliqué à la guerre. Les pauvres jeunes gens.
          Je vous remercie de tous ces détails émouvants sur la Bretagne et Montmartre …
          Ah oui, à propos des saisons, il me vient que mon affaire d’écrire tourne autour, sans arrêt. Chaque articulation si bien nommée équinoxe solstice grince merveilleusement dans notre langue et surtout la saison structure mes rêveries qui sinon menaceraient de se perdre dans le flou et l’inconstant. Reste que “variable avec éclaircies” décrit parfaitement aussi mes humeurs. Puisque nous ne pouvons arrêter le temps qui passe, essayons d’en faire quelque chose avec le temps qu’il fait. Le français, cette rare langue où les deux “temps” se fondent en un seul. La martiale musique française marche à deux temps !!

  6. Écrire ? N’est-ce-pas prendre ses distances ? Observer ? Célébrer ? Une passion intellectuelle qui passe par la langue.
    J’aime que vous employez d’autres temps que celui du passé.
    Mais vous avez un territoire. Je me plais au nomadisme.
    Ce soulagement heureux quand je pars sans me retourner…
    Se mettre en route. Joie retrouvée.
    Près de vos textes, j’apprends la halte et l’accueil de la mémoire non sans une certaine crainte. Comme si je n’avais pas envie de retrouver certains souvenirs….

    1. mon territoire c’est la page et ces blancs que je laisse dans l’ouverture vers le tout autre. Pas question d’étouffer. Mon territoire est ouvert aux quatre vents. Les poumons sont l’inspiration… ou plutôt l’inspiration est aux poumons (évidence physiologique, mais vous voyez j’aime l’inverser finalement). Le souffle.

  7. Vous m’aidez à penser, Raymond. Il y a ici une paix profonde que j’apprécie, une lenteur bienvenue dans les échanges . Une façon d’interroger le pourquoi de l’écriture, l’étonnement devant le monde.
    Mais il ne suffit pas d’avoir des souvenirs, il faut savoir oublier… je suis faite aussi de cela, ce nulle part en moi…
    Pourquoi veut-on oublier ? Pour que le passé… passe en douceur et disparaisse comme une effilochure de nuage…

    1. Ah oui je crois qu’il faut oublier; pas tout, mais pas mal, vous savez j’en ai un modèle quotidien quand je me promène dans la cité de Laon. Le passé pèse sur le plateau qui n’en peut mais. Pour sourire je parle d’une ville névrosée, c’est-à-dire d’une cité où il y a tant de passé que l’on n’y circule pas facilement et où on ne respire que la pierre; c’est bien joli, tout ça, la cathédrale et les remparts, mais ça bloque toute expansion, toute culture contemporaine. Une responsable de la culture, quand on lui parle culture dit aussitôt: mais de la culture, regardez autour de vous, il y en a partout. Naïveté qui oblige à sourire avec indulgence. C’est charmant, c’est exaspérant. Là aussi il faudrait oublier pour vivre au présent, mais il n’y a aucun projet pour détruire la cathédrale gothique du XIIème siècle ni pour crever les remparts qui datent de la même époque. Je m’en amuse mais c’est dispendieux et demeure étouffant.
      Que faire de ce passé admirable? Mais surtout pour moi: que faire de ce passé abominable? Il se trouve que la question est la même. Que faire du passé? Il faut qu’il passe en douceur comme vous dites. Mais une cathédrale? Mais un jardin dévasté?
      Votre nuage qui s’effiloche oui, oui…
      J’ai un remède: pas pour la cathédrale, c’est une merveille, pas touche!
      Le remède c’est chaque matin l’émerveillement, un regard d’enfant: comme c’est beau, le monde est neuf, et c’est vrai, aussi bête que je le dis. C’est le présent vécu entièrement qui nous défait du lourd passé. Le beau, au présent. Chaque regard, chaque écoute en est la source. Cela s’apprend. Cela s’appelle une vie.

      1. Oui, Raymond, tout cela est juste. Ce que nous écrivons se perd parfois et nous laisse en marge
        Si on n’y pense plus, les choses s’effacent…
        La vie tend vers les vivants. Il faut s’arracher à soi-même et aller vers l’Autre paisiblement qu’il soit oiseau, arbre, fleur, être vivant… rencontre imprévue. Enchantement… allègement.

        1. “Allègement” est votre mot, je le garde. Car ce que fait l’autre, arbre fleur ou voix humaine, c’est alléger. Rendre moins lourde notre condition. Ce sont les derniers mots de Céline dans sa dernière interview télé: “les hommes sont lourds, lourds”…il répète “lourds” pour en faire entendre le poids. J’y entends qu’il ne s’exclue pas de cette lourdeur. Il en rajoute, comme d’habitude.
          Alors que la vie c’est Mozart: allegro ma non troppo. Non plus en effet que la trop grande vitesse. L’Autre allège. Freud dit je ne sais où: “Quelqu’un parle, le jour se lève”. Je crois que sa formule a à voir avec la thérapie. Le thérapeute dit: “je vous écoute”. Ce qui n’arrive que rarement dans la vie. Nous sommes presto agitato. Nous n’écoutons que peu. Et parlons trop vite.
          L’écriture en tire profit. On peut ralentir le débit à volonté. Poétiquement on ouvre au blanc; l’aube, alba, le jour se lève, c’est la feuille qui dit: prudence, tu parles à l’autre, sois respect, prête toi lentement, enchante dans la surprise, pense au rossignol qui de nuit distrait longtemps l’éveillé.

          1. Ce qui manque souvent dans les rencontres, c’est d’écouter vraiment l’autre. C’est d’accepter d’être étonné par ce que nous n’avions pas prévu qu’il soit, qu’il dise.
            C’est aussi accepter de s’attarder, de prendre le risque de la durée d’une conversation, d’un échange. Souvent nous fuyons, inquiets d’être vulnérables, de quitter sa base de confort.
            Dans la lecture c’est la même chose, accepter de s’approcher d’une écriture qui n’est pas la nôtre. Essayer de découvrir une pensée, une façon d’être, une philosophie. Alors, le monde s’agrandit et nous changeons. Tout est plus grand, plus vaste.

          2. C’est pourquoi les livres sont plus qu’utiles, ils sont indispensables. Je les ai à ma main et pourtant c’est l’autre qui surgit dans ma paume et si je n’avais pas cette rencontre avec l’autre je serais bien plus pauvre, comme ces analphabètes qui vécurent leur vie durant au village et n’eurent jamais la chance d’être enrichis par le contact avec le différent. Nous sommes éduqués par nos parents, puis toute notre vie par ceux que nous croisons; le livre, l’avenue, deux manières de sortir de soi, pour en être changés. L’effroi qui nous saisit en face de l’inconnu(e), se fait joie. Ce déchirement provoqué par l’autre différent est un “sors de là, tombe ta peau de bœuf, ton armure, deviens homme/femme”.
            C’est ce qui rend pour partie le masque immonde. Il nous protège, certes, il nous enclot, hélas. Pour des raisons sanitaires, nous voici répétant, balbutiant, hésitant, appauvri chaque jour, car la magie de l’autre n’opère plus. Ce qu’on gagne en hygiène, on le perd en ouverture. A la fin de chaque jour de masque, on a le droit de penser: à quoi bon. Restent les livres, l’autre en papier. Mais la voix, mais les lèvres, mais le grand rire humain, mais la joie TRADUITE par les traits du visage, c’est une autre scène, derrière le rideau et nous voici au théâtre du monde devenus spectateurs d’une pièce qui ne commence plus. Le présent est passé pour soi seul, misère !

  8. J’ai approché avec tendresse tante, oncle et nièce, aveugles.
    J’ai tant appris à leur contact. Leur écoute était extraordinaire et ils se trompaient rarement sur la sincérité de ceux dont ils croisaient le chemin.
    Parfois, voir l’autre est source d’erreurs. Il faut du temps pour que la parole vienne, confiante et autant de temps pour l’écouter.

  9. Quant à l’écriture, que serait la pensée, la mémoire en l’absence du langage.
    Et pourtant, la trace des mots écrits est si légère, si vulnérable, si discrète.
    Que poursuit l’écriture ? Une ombre ? Elle est illusion comme la peinture.
    Elle se dérobe comme un mirage…

  10. Quels sont les premiers mots que vous avez poses ici ? Ont-ils créé un lieu fictif, un territoire que vous alliez explorer mais qui parfois se dérobe et bifurque ? Un centre qui vous attire ?
    Êtes-vous lecteur de votre écriture ?
    Votre poésie semble à la recherche d’un passé hanté par la mort de ces soldats sur Le Chemin des Dames… Vous semblez chercher un passage par et contre l’écriture.

    1. Heureuse solitude de la province qui fait de tout lieu un lieu pour écrire. La page blanche se remplit de tout ce que l’on ne trouve pas dans le journal local, ni dans les conversations du jour. C’est ce silence, ce blanc, encore plus sonore au Chemin qui fait naître cet étrange lieu où écrire est joie de vivre pure. Je pense souvent à cette phrase de Kafka: écrire comme forme de la prière… ou bien à ce moment étonnant où je m’assieds au piano les mains sur les genoux: “je vais faire silence” songé-je et je joue, très mal, mais justement je joue mal comme la vie avec ses aspérités incontrôlables. ça raccroche de partout. Le silence approuve.

      1. Kafka ? L’existence mise en état d’impossibilité écrit Starobinski dans “La beauté du monde”… “hanté par le sentiment d’une absence”.
        Une logique onirique que je trouve en vos poèmes.

        1. Il y a de ça.
          J’agite la joie comme on le fait de la neige artificielle dans les demi-lunes pour enfants où se dresse énigmatique la tour Eiffel.

          1. “Une boule à neige, c’est une ville emprisonnée avec ses symboles monumentaux et touristiques. Avec cette ville sous cloche, il y a l’idée que s’emprisonne un rapport au passé et à l’immensité du monde, mais aussi ce désir fou de contenir la méchanceté du monde.(…)
            Si notre destin est emprisonné là, si nous sommes tenus par ces petites choses qui contiennent la tempête du monde, pourvu qu’elles tiennent encore. Le fait que le spectacle se fracasse contre l’effraction du réel était inscrit dans son objet même. ”
            Patrick Boucheron
            Les boules à neige ? Fascination…

          2. Vous agitez la joie… Je pense à cette boule à neige dans la main de Kane à la fin du film Citizen Kane qui roule ay terre quand il meurt et que tous ignoreront.
            Son enfance, le petit traîneau Rosebud, la neige… L’arrachement.
            Cette neige est toute de mélancolie….

      2. J’ai relu ce matin votre recueil écrit pendant le confinement du printemps dernier : “Fièvre”.
        Là, plus de chemin. Seul le désir reste : “je vais gambader, je vais retrouver le pas qui manque tant à mon corps confiné ; mais non, tu sais bien que ce n’est pas possible ! L’arbre l’air la terre, tout fait de moi un spectateur captif. Ma fenêtre, supplice, ouvre sur ce qui m’est fermé.”

        1. Merci pour ‘Fièvre’. C’est peut-être le plus concerté de mes ouvrages. Le plus travaillé. La contrainte était féroce: je devais rêver à partir de gouaches carrées de 10×10, ce qui semble impossible, ahurissant. Les gouaches me contraignaient à prendre leur format. Je ne connais pas d’exemple d’une pareille folie: le peintre dicte au poète et la forme et le contenu. J’étais, le faisant, parfaitement conscient de cette nouveauté. Et donc je n’étais pas seul(c’est le plus important). Il y avait d’ABORD les gouaches. Nous nous étions mis d’accord avec la peintre (vive internet) : elle racontait dès le début l’histoire du confinement(sur un an)… de manière abstraite, et je devais mettre des mots dessus. J’avais la gouache et je devais l’illustrer… oui, l’écrivain illustre le tableau!! ça paraît fou, mais c’est ainsi que nous avons conçu les trois étapes: la fièvre monte, elle se stabilise, puis elle redescend. Dans notre fiction nous n’avions pas prévu que l’épidémie s’étalerait sur deux ans. Nous étions partis de l’idée qu’une épidémie durait un an et qu’elle allait donc s’estomper. Ainsi les trois soleils de la couverture disent-elles les trois étapes plus générales d’une épidémie.
          En réalité la contrainte formelle était une contrainte physique, une contrainte qui occupe, qui préoccupe. Comment écrire à partir d’une image abstraite, qui plus est une peinture à l’eau, c’est-à-dire sans la souplesse du pinceau?
          Ces contraintes étaient l’image formelle des interdits imposés par l’épidémie.
          Ce petit livre n’a eu AUCUN succès. AUCUN. Ce qui est très bon signe. Rien ne l’avantageait. Des gouaches, des textes restreints… difficile de faire pire au temps du racolage. Or, je demeure persuadé que ce petit livre tombé du ciel des inventions est un bon livre. Vous avez sûrement remarqué que les textes tombent juste sur la surface de la gouache en regard. C’est un vrai livre. Je devrais dire: un livre VRAI. Il dit la vérité de l’épidémie; chaque image découpe une fenêtre, c’est-à-dire la seule vision qui nous soit permise dans une période aussi féroce, aussi privée de “sortie”, et à l’intérieur de ce carré, les mots s’inscrivent selon.
          Que ce BON livre soit demeuré “lettre morte” voilà qui me réjouit profondément. Pas masochiste, non, mais sûr que ce petit opuscule recèle des trésors d’inventivité jamais avoués qui déconcertent, prennent au dépourvu, mordent sur le convenu.
          La peine fut belle. La souffrance de l’épidémie fut on ne peut plus utile. Il ne faut pas hésiter à le dire: ce livre est un morceau de présent tombé parmi nous. J’ai un certain mal à décrire rétrospectivement mon sentiment; je dirai: ça renaude. C’est une protestation radicale. Personne ne l’a vu. Ces vingt fenêtres sont ce que nous fûmes, durant ce temps suspendu …comme si le temps pouvait se suspendre! Oui, il le peut, c’est ce petit opuscule.

          1. Je n’ai pas évoqué ces nouvelles gouaches d’Élisabeth Detton.
            Je n’ai pas senti de lien entre votre écriture , reconnaissable, et ses compositions dans ce livre. Son univers, cette fois-ci , m’a semblé éloigné du vôtre ou vous du sien.
            Magritte aimait écrire sur et sous certaines de ses créations. Peut-être aurait-elle envie de le faire.
            Pourtant j’avais aimé votre dialogue pour “Le Chemin”… mais aussi la plaquette nue, juste cousue, éditée par La Porte en 2018.
            Votre écriture ? De vous à vous ou offerte à des lecteurs… parfois cela suffit.
            Ainsi ces textes de Fièvre sous une forme de journal (daté ?), Juste de l’écriture…

            Et pourtant il y a “Le cerveau noir de Piranese”. (Commentaires de Marguerite Yourcenar sur 16 gravures de Piranese). Gravures qui avaient déjà inspiré Charles Nodier et Théophile Gautier. Dialogues entre regards et lecture.
            Les illustrations de Gustave Doré, aussi (Don Quichotte, les contes de Perrault, les fables de Lafontaine…)
            J’aime vos textes, et trouve passionnant ce rapport de la prose sans blancs et de vos vers libres.

          2. Le lien entre les gouaches et les textes: la forme. Au temps de la claustration il était juste de pratiquer des miniatures comme dans les anciens livres manuscrits du moyen âge, où enfermés dans des abbayes les moines travaillaient à la fois le dessin et l’écrit. . J’aurais dû m’en tenir à mon projet initial, la chose eût été plus claire: j’avais à l’esprit d’écrire, à la main, les poèmes carrés. Ce que j’ai aimé dans les gouaches avant tout leur côté VITRAUX. Ce sont des fenêtres qui donnent sur le monde mais qui justement ne ‘donnent’ à voir du monde qu’un résumé abstrait, une essence. Les petites miniatures ont en outre le plus souvent des allures de scène de théâtre. L’entourage décale l’image, parfois un rideau vient donner une solennité souriante. Ils m’enchantent.

            Oui, Piranese, je n’ai jamais eu l’occasion de voir les textes de Marguerite Yourcenar; ce doit être très curieux. Je vais me les procurer.

          3. Ce livre de Marguerite Yourcenar est édité par Pagine d’ Arte (2016), imprimé en Suisse,par Arte Grafiche Veladini (Lugano Suisse) 18€.

            Les deux gouaches que je préfère d’Elisabeth Detton sont pages 7 , 22 et 25. Elles fonctionnent comme un jeu de tangram et évoquent pour moi le rapport de la terre à l’espace. Avec cet improbable : ces formes rectangulaires qui échappent ay la sphère des astres, d’une pâte terreuse, granuleuse, ocre. Elles induisent un monde de science-fiction pas vraiment le confinement à ras de fenêtre.
            (Un matériau pour Soleil Vert !)

  11. Peu à peu j’oublie que je suis en train de vous lire tant les mots se rapprochent et donne accès à votre pensée, même les blancs. Un court instant je cherche le mot qui va venir.
    Ainsi, à ce point du poème :
    “je songe qu’elles pourraient nicher… dans ma boîte à lettres… je ne reçois plus… d’humain courrier”
    L’oiseau devient écriture attendue, aimée. Il écrit avec sa plume comme vous de l’oiseau prenez le vol sans “lutter contre le vent les rémiges aspirant l’air sous elles”, lui laissant porter votre
    “rêve d’écrivain” … “qui ne veut plus jamais poser la plume”…
    Vous êtes un transfuge, moitié oiseau, moitié laboureur…

    Et moi vous lisant, je pense aux métamorphoses d’Ovide !

    1. les métamorphoses mêlent des éléments apparemment disparates, d’où la logique semble exclue. Mais il est une autre logique, souterraine cette fois, qui est sous le niveau de la conscience et qui déploie bien plus vite que la raison les images nécessaires à un lien entre les actions. L’humain est mêlé de rêveries et s’il fallait donner un lieu je dirais que c’est le rêve qui tient lieu de lien. Les mots comme les faits se lient complices pour donner un langage qui est proche en effet des légendes des contes et même des textes sacrés. Il existe des textes sacrés profanes: “Devant la loi” de Kafka, “une saison en enfer”… de même P. Quignard ou Borges pratiquent-ils ce genre où la malignité côtoie le plus grand sérieux. Ce sont les fondements de nos rêves.

      1. Les Métamorphoses… Un flux continu aux formes perpétuellement changeantes.

  12. Livre VI :
    “A peine Borée a-t-il proféré ces paroles, ou d’autres non moins fières, qu’il secoue ses ailes, dont le battement souffle le trouble sur la terre, et met en fureur le vaste Océan. Il déploie, sur le sommet des monts, sa robe qui soulève des tourbillons de poussière ; il balaie la terre, et s’enveloppant d’un épais nuage, il emporte dans ses ailes sombres la tremblante Orithye. Il vole, et son essor rapide donne à ses feux une force nouvelle. Le ravisseur n’arrête sa course aérienne qu’après avoir atteint le pays des Ciconiens, siège de son empire. C’est là que la vierge Athénienne devient à la fois épouse du roi des frimas et mère : elle donne le jour à deux jumeaux qui joignent aux attraits de leur mère les ailes de Borée. Mais on dit qu’elles ne naquirent point avec eux ; tant que la barbe ne parut pas au-dessous de leur blonde chevelure, Calaïs et Zétès furent sans ailes. Bientôt leurs flancs se revêtirent d’un plumage semblable à celui des oiseaux, en même temps que leurs joues s’ombragèrent d’un léger duvet : lorsque l’enfance eut fait place à la jeunesse, unis aux descendants de Minée pour la conquête de la toison d’or, ils s’élancèrent sur le premier vaisseau, à travers des mers inconnues.”
    Ovide – Les Métamorphoses.

    1. Très beau texte, admirable; origines du vent et du froid mais transposés dans l’imaginaire et qui fixe l’origine de la conquête de la toison d’or. On croit lire une seule phrase. On se demande par quel miracle, une telle suite de faits furent alignés, avec une logique imaginaire sidérante. La mer, le vent, l’adolescence, les oiseaux… et tout cela en quelques lignes.

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