Objections de l’ange

– Je sais bien dit l’ange qu’il y a des hauts et des bas, comme le ciel et la terre, mais moi qui suis justement dans l’entre deux, je te prie instamment de retrouver le temps présent avec ses cris de joie et son enfance inaltérable.
– Tu veux dire que j’ai oublié l’haleine tendre des ciels gris mauve et l’or des nuits lorsque la lune croit sur le souffle des petits endormis.
 – Je ne sais, dit l’ange, mais tes phrases confinées et tes résignations ressemblent peu à ton sourire intérieur …
– Que sais-tu de mon sourire ?
– Je le connais, cela suffit, dit l’ange. Laisse libre cours à ta nature ouverte ; le cœur noisette et les enfants débordant d’espérance devraient te faire tendre les bras vers l’avant sans pour autant toujours viser la barque qui guette là-bas sous le ciel défait d’étoiles.
 – C’est la saison sans doute et le temps, celui qu’il fait, celui qui va, cette double contrainte qui me rive au destin. Mais vois, j’écris…
– Oui, oui, et tes textes ne me déplaisent pas, mais là, tu vois, il est l’heure de chanter le jour.
– Le bonheur, cher ange, c’est déjà écrire. Chaque texte, tout mélancolique qu’il soit, est signe que l’envie avec ses vives trouvailles vient du rêve éveillé. Je laisse aller, je t’assure, ce lourd pas des mots qui me pressent dans une semi-conscience où le vide se peuple au bord de mon gré. Le fil n’est jamais perdu.
 – Il est des amours, dit l’ange, qui devraient te sortir de l’ornière où parfois tes proses et vers s’empoissent de vase sèche.
 – Quelles amours ?
 – Le beau, mon ami, dit l’ange. Vois la visiteuse par exemple, ne te méprends pas sur ce qu’elle dit. Il faut être hors du monde pour écrire, certes, mais elle laisse entendre qu’en écrivant tu fais ce détour nécessaire pour ressaisir la vie. Car tu es comme les autres, même hors du temps, lorsque tu parles dans ton carnet, l’horloge n’en poursuit pas moins sa course. Ne l’oublie pas sinon tu risques à ce train-là de rater le retour des hirondelles !
– Ça, c’est impossible, dis-je en riant.
– Oui, je me moque un peu, dit-il. Et j’ajouterai même que l’on n’a aucun intérêt à me prendre tout à fait au sérieux.
– Et la visiteuse ?
– Oh, dans son calcaire ombré, parfois ocre, elle est si belle… et elle est sans aucun doute bien plus sérieuse que moi.
– Mais qui est-elle ?
– Eh bien, malgré les apparences sculptées, c’est un murmure naturel, paroles de branches et de vent, elle est toutes les fleurs à venir et de plus, elle guette tout signe qui lui rendra la vie. Allez… car seuls les vivants peuvent donner forme aux figures rêvées qui sinon s’ennuient tellement dans leurs robes lointaines.

un rêve d’été

Cette nuit,  j’ai rêvé de l’été. J’ai pu noter ces quelques lignes.

La route buissonnière et gracieuse tourne vers le n’importe où, et si c’est un chemin tant mieux je continuerai à pied, soleil au dos, ceuillant les baies qui éclatent au palais, donnent un goût d’azur rouge au corps ombreux qui me précède; j’ignorais que j’avais soif: se comble alors un frisson, un désir que je croyais endormi; le cliquetis des insectes ignore le silence et le bourdon des ailes par milliers cachées dieu sait où, est un courant continu que le soleil renforce, étrange soleil omniprésent qui éclate sur les feuilles, entre les branches, vitrail ocre et roux parfois selon les essences des arbres qui hachurent le ciel.
Au bois c’est vrai l’avance est lente, les effluves portées dans la maturité des fruits et des branches craquantes tourneraient la tête, s’il n’y avait la fraîcheur tempérée qui amplifie les parfums en les mouillant de supportable.

Frontières

Je devine dans le ciel les oiseaux qui vont revenir vers le nord pour enchanter nos lacs ; ils migrent avec leur pilote en pointe dessinant ce triangle parfait que nous leur empruntons pour nos géométries savantes, pensées utiles tracées de leurs corps follement hardis ; ils suivent, je le sais bien, le basculement de la terre sur son axe, mais regarde, mon fils, ils font en réalité du sur place, puisque c’est nous dans nos petits pays vitrifiés, dans nos bulles riches qui bougeons immobiles avec la terre, du nord vers le sud. C’est nous qui sommes figés. Les oiseaux ignorent les frontières, méprisent le zèle neutre des fonctionnaires cravatés, sanglés dans leurs costumes étatiques amidonnés, indifférents, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Contrairement aux marchandises et aux oiseaux, nous ne pouvons pas franchir ces coutures qui donnent forme aux pays du monde, balafres de hasard que l’histoire a tailladées sur le visage de l’orbe. Depuis l’espace, notre monde a l’allure pacifique d’un seul ensemble bleu qui récuse nos mesquins arrangements civilisationnels, obstacles incontournables, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Annoncée par les roucoulements des tourterelles, cette saison proche est dérision de nos cicatrices apparemment indélébiles et les triangles ailés des oiseaux – que nos avions parodient – sont autrement plus agiles que nos pas hésitants et candides dans les halls des aéroports, lacs de ciment où, revolver à la ceinture, des contrôleurs neutres empêchent tout passage du sud vers le nord, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Les douaniers sont des fausses notes dans cet embrassement universel où l’ode à la joie devrait pourtant guider tous nos gestes et soutenir nos mains tendues ; des formulaires, des interrogatoires bloquent les êtres humains derrière des comptoirs infranchissables, tandis que bientôt au-dessus de nos jardins clôturés les oies sauvages vont cancaner souplement, libres et droites, presque ironiques de perfection. Il y aura un temps où le vol des oiseaux et des avions sera le même, on le sait bien. En attendant il faut composer avec nos pays froids et frileux, coincés dans leurs costumes empesés, incapables d’ouverture, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

L’air entendu (5/5)

Il veut partir avec eux, il le dit à l’homme en le tirant par la manche : « La musique… j’en ai besoin, c’est la musique », l’autre fait oui de la tête, prend le temps de s’accroupir devant l’enfant, lui pose les deux mains sur les épaules, le fixe droit dans les yeux, souriant, puis il désigne tranquillement les vêtements secs posés sur la grille, fait le geste de s’habiller. L’enfant ôte la couverture, nu mais sans un frisson il se rapproche du feu et s’habille rapidement : sous-vêtements, pulls, pantalon, chaussettes, chaussures enfin qu’il noue à la hâte ; il relève la tête, interroge l’homme en montrant du doigt la roulotte dont il ouvre la porte à l’instant ; le violon sonne plus fort, l’enfant s’approche. Quatre petits sont assis en rond à même le sol couvert d’un tapis rouge coquelicot flambant neuf. Par les fenêtres latérales, des rayons concentrés éclairent le musicien qui, la tête courbée à cause de la hauteur du toit, joue toujours la même danse connue, il rit presque, tape du pied sans forcer tandis que les petits frappent dans leurs mains et le chef qui a défait le crochet de l’extérieur pour qu’il puisse voir, jette de toute sa hauteur un regard déférent à l’enfant, tu vois, semble-t-il dire, tu vois, il n’y a pas de place pour toi dans ce chant, tu n’es pas de ce monde, je suis désolé… L’enfant croit d’abord comprendre qu’il peut entrer et lève la jambe droite pour monter lorsqu’une main l’agrippe par le col, ses jambes battent dans le vide et il se sent tiré à trois pas de l’entrée ; on le dépose, il lève les yeux vers l’homme qui cette fois fait non de la tête et articule quelques phrases chuintantes, légères, au bord du rire. « Emmenez-moi » murmure-t-il, il sait qu’il a perdu, l’autre ne lui répond même pas, frappe dans ses mains, les deux femmes en robes multicolores s’installent sur les banquettes après lui avoir adressé un signe de la main et un sourire grave s’inscrit sur leurs visages. « Ne regrette rien », dit le chef en français; il s’approche du feu encore rougeoyant, l’éteint de quelques coups précis de la semelle, raccroche la grille sur le côté extérieur de la roulotte ; après avoir craché dans ses mains, il va vers l’avant, monte sur le siège du cocher et donne trois petits coups de rênes ; les deux chevaux avancent sans hésiter. L’enfant court sur une dizaine de mètres, son pied accroche une branche, il tombe ; en relevant la tête il aperçoit l’homme qui lui fait un signe d’adieu, la main en l’air et la musique s’éloigne dans les cahots de la roulotte ; puis, hésitant soudain, le chant s’arrête sur une fausse note.

L’air entendu (4/5)

C’est une caresse rude, bien sûr, une caresse cependant, ses bras, ses jambes, tout y passe, geste à la fois rustre et chaud, j’aspire l’air saturé d’eau et d’humus de ce petit bois où ils se sont réfugiés, on me saisit par les épaules pour me rapprocher du brasier fumant de mes vêtements, les voix reprennent, tiens c’est un violon là-bas dans la roulotte et je reconnais un air joué faux, crincrin rythmé, oui, c’est ça le chant, oui c’est lui : l’anacrouse relance régulièrement la mélodie que l’archet écrase jusqu’à toucher le bois, doubles cordes à casser l’instrument, et l’une des femmes esquisse quelques pas en rythme, s’approche de mes vêtements, les retourne d’un coup ; puis un homme prend la parole longuement, massif, moustaches, les jambes écartées, posé comme une statue, voix grave, langue opaque précipitamment coupée de « h » aspirés; on l’écoute en riant, visiblement il pratique l’ironie froide, le mot « police » surgit de temps à autre, ils éclatent de rire à chaque fois et lui, l’enfant, nu sous sa couverture, pose son menton sur ses genoux, et rêve de cette chaleur qui le tient enfermé à l’intérieur de la couverture protectrice, espère qu’elle va durer, la chaleur, le chant, c’est une même chose. C’est alors qu’il constate que le chant dont il rêve pour couvrir le silence remonte de nouveau, mais les harmonies sont plus subtiles qu’il ne le croyait, en bref ceci : dans le fond le remuement gras soufflé de la rivière, par-dessus le violon toujours aussi divinement faux, et dans l’entre deux, le lieu le plus beau, la voix de baryton lente puis accélérant par endroits jusqu’à se faire murmure, et – mais pourquoi ne l’avait-il pas remarqué plus tôt ? – le froissement large de la brise, frisson amical de mon corps retrouvé au milieu des hêtres dorés par le soleil d’avril, cet âge encore tendre de l’année où je suggère au printemps de ne pas précipiter son écoulement. C’est une prière que je formule, tandis qu’ils rassemblent les pièces dispersées du campement, un pneu ici, un sac là et des plats, des bouteilles, un quignon jeté vers un chien qui bondit, la musique ne cesse pas, le chant toujours le chant, allegro ma non troppo, je songe qu’ils vont partir et que c’est impossible ; le chien s’approche, me lèche le visage puis s’éloigne ; aucun effroi.

L’air entendu (3/5)

Le chant, j’y reviens pour le cerner d’un peu plus près – tous les prétextes sont bons pour m’approcher de lui – le chant est né de la rivière et sur la cire de ma mémoire l’enfant avance contre l’interdit du bord de l’eau : « Jamais au bord de la rivière compris, » voix de rogomme et moi l’oiseux, j’opine bien sûr, je ne vais pas risquer des coups pour un retour de sincérité, dictature et mensonge sont jumelles, donc l’eau lui baigne la plante des pieds, il a choisi un sureau un peu vieux, lui a lié un crin raccroché au roseau et abandonné là par un pêcheur avec son hameçon ; il pêche devant le temps qui fuit, ligne tombant d’amont vers l’aval et soudain horreur, ça mord, il glisse un peu vers l’avant, panique, tombe à l’eau, revient en barbotant et tout est parti, la gaule avec le reste, lui trempé de la tête aux pieds remonte la rive, il ne peut pas rentrer ainsi, ce serait un corps aveu, tremblant, la vie mouillée à mort et il avise un feu bleu mouvant, s’approche ne fait rien – combien sont-ils ? – ils parlent une autre langue, l’une lui fait signe de se déchausser, accroche ses chaussettes sur un châssis métallique au-dessus du brasier, l’autre les tourne pour éviter qu’elles ne brûlent, il doit se déshabiller, aucune honte, personne d’autre n’esquisse un geste, ils le regardent, ses vêtements fument, ils lui passent vivement une couverture, l’une d’elles lui frotte le dos… ça y est je l’ai dit, l’une d’elles lui frotte le dos et chante… enfin je crois, peut-être n’est-ce pas un chant, seulement le bonheur qui lui fond sur l’échine sans prévenir, c’est un silence, un énorme silence qu’un chant anime il n’en doute pas, et la jeune femme qui sourit là-bas.

L’air entendu (2/5)

     Il n’est pas de moment plus riche que ces écoutes retranscrites, leur ton assuré vient de là, de ce souffle tiède où je parle et où, ordonnée et mauve – je l’ai déjà mentionné, mauve est la nuance des nuées accrochées à la plaine crayeuse, ou plutôt leur reflet sur le blanc ondulé des champs arrosés par l’ouest débordant d’intentions ténébreuses et hautement utiles – et où, ordonnée et mauve donc, l’existence se leste de lois lentement instaurées qui font ces heures gâchées où l’on traîne à la bouche une lavasse, temps d’angoisse de mort, alors que ce chant justement si je veux le décrire – et rien n’est plus pressant – a tout de la nuit chaude, inventive, dans laquelle je poursuis avec d’autres – est-ce si sûr ? – les figures en chair que je devine sans peine, tous ces gens qui m’ont donné me donnent me donneront à découvrir ( dans la bouillie d’années qui nous est accordée) leurs grandes présences totales, et je les écouterai mieux que la nuit cousant les étoiles en frottant leurs éclats, leur parole sera piété, je le sais, je l’ai expérimenté mille fois déjà, et j’espère que le chant ne cessera jamais car alors comment saurai-je qui je suis (non c’est trop demander, non, pas l’être, passer seulement, car alors avec l’être je ne pourrais plus aligner les mots) le chant, le chant, et si je perds ma voix je songerai incontinent : à quoi bon, et replongerai dans le gâchis décrit plus haut, ce temps de rien, hachis d’heures, maladresse de vivre dans l’étroite prose des bonjours que l’on lance dans l’air givré des matins mal ficelés. J’ai la terreur de l’inutile.

L’air entendu (1/5)

     Les lauriers ne sont jamais vraiment coupés ; quelque chose frémissait sur les bords de l’Aisne, remous émeraude et gris, enfin une musique, pas un chant de voix humaine, non plus qu’un gémissement naturel, branches qui grincent et s’entrechoquent aux cimes, non, un air comme une brise à hauteur d’homme et qu’enfant je reçus tout droit, grand chant blond des aurores et mauve du premier printemps, ce qui me parut alors très étrange et l’est resté. Cette aria montait de l’eau, courant rythmé ; chaque jour m’en rejoue le frisson faste presque à la demande alors que plus de deux cents saisons me séparent de son surgissement ; je n’en ai aucun mérite, je suis sans doute né comme ça, tympans heureusement sollicités par le silence  – interdit de parler – et l’absence feinte des taiseux qui me dressèrent et qui la nuit m’entourent encore de leur vigilance hiératique. Je baigne dans un flot harmonisé à mon moment, non pas que la page s’emplisse aisément des murmures ironiques de l’ange à l’haleine de fée, mais si je retrouve ce chant – un appel dans l’isolement complet suffit – c’est qu’il a tout ce temps été apprivoisé, doucement entretenu par mon corps surexposé dont les tensions réclamaient un usage plus souple, ce que je fais désormais chaque jour, curieux instant où je m’isole pour m’ouvrir encore et encore à ce ton mélodieux que des basses rejoignent sans que je le veuille, sans que je leur demande rien.

Une journée banale

Même si je suis un jour – on peut raisonnablement en faire la conjecture – au-delà des étoiles avec l’ange à mes côtés, je n’en demeure pas moins à l’affût des gelées qui enguirlandent mon gazon et fondent progressivement sous les rayons de janvier, éphémère effet d’une légère chaleur qui n’adoucit qu’à peine mes pas glacés sur le chemin de la maison.

La vie s’écoule à belle allure le long des tiges des herbes, je rêve des racines, me demandant si elles ont la même impression que moi lorsqu’une goutte d’eau me dévale le long de la colonne vertébrale.

A midi, le ciel se couvre un peu bêtement, alors que j’ai eu à peine le temps de goûter la pureté aurorale et des reproches pointus me cascadent sous le front, j’entends des voix: j’aurais dû, j’aurais pu… je ne me fâche pas, je sourirais plutôt: après tout, qu’aurais-tu fait de cette splendeur?  Dis, qu’aurais-tu fait de plus que ces quelques pas esquissés sur l’entrée, danse muette à la gloire des enfants repartis et de la lumière revenue?

Je me rends compte alors que j’étais sorti par pure mélancolie, pour me secouer le cœur à la fonte des grains de rosée blanchis par la nuit. Mon corps se désengourdissait. Trop de rêves confus; je me souviens d’un où je dirigeais une carriole qui transportait d’énormes peluches; j’étais à la fois celui qui tient les rênes et le spectateur amusé.

Je repasse alors en songe ce rêve précis. Je suis bien en effet responsable d’une lignée d’enfants – peluches – devenus grands – grandes peluches – , mais je suis également devenu leur spectateur ravi, puisqu’une fois adultes, je ne peux les voir que de l’extérieur. Je ne peux – et c’est bien – influer en aucune manière sur leurs destins. L’atmosphère du rêve est heureuse, joyeuse, coupée de rires et d’éclats divers. En tirant les rênes, je jette des regards en arrière enchanté de tant de joie; les grandes peluches se penchent au dessus des rebords de la carriole qui fonce et secouent la tête en éclatant de rire. Le spectateur les enveloppe de toute sa tendresse. Tout est bien.

Vers le soir, je songe faussement qu’il va neiger; j’imagine des flocons noirs; est-ce le retour de la mélancolie de l’aube?

(un oubli: dans cette même journée l’artisan a passé pas mal de temps à cahoter sur ce petit texte)

Les craquements de l’axe de la terre

Du plus profond du silence, je me projette vers l’avant, là-bas, au pays d’enfance où tu babilles, le futur c’est toi et je sais que tu entends les menteries des grands et les craquements de l’axe de la terre qui repart ce jour dans l’autre sens. C’est la saison claire où dans la neige laissée, résonnent et le retour de la lumière astronomique, et les voix des géants abandonnés au superflu du sens et des choses (ils veulent avoir, tu comprends, et toi tu veux être, d’où la méprise.)
Les craquements de l’axe de la terre? Oh, c’est une loi, la plus belle tu sais… oui, oui, nous sommes peu à les percevoir, il faut un tel silence, un silence comme il en rôde autour du berceau et du lit des modestes. Si tu gardes en mémoire ces craquements, tu seras musicienne, musicien; non, ce ne te sera pas d’une grande aide dans la vie, non, ce siècle n’aime pas les tympans délicats, mais c’est égal, tu vivras de telles joies, tu seras habité d’une telle distance au monde que la loi chantera à perdre haleine des milliers d’odes que tu n’auras plus qu’à retranscrire.

Petite pause

 

J’éprouve la délicieuse sensation d’un automne qui n’en finit pas. On aperçoit à travers le doré découpé des bouleaux des trouées où l’on découvre enfin la forêt… ainsi les feuilles tombent réellement, c’est indéniable et les allées bordées de troncs sont des tapis de haute lisse longuement ouvragés par la chute des feuilles et les foucades du vent, l’ouest, le fabuleux, celui qui respire avec nous, ses poumons étant à l’inverse de la rotation de la terre. Ainsi donc à travers les feuilles persistantes on aperçoit la vérité des forêts; l’ombre n’était au fond qu’une fraîcheur douce qui nous rendit dupes du bonheur.  Hic et nunc, c’est bien mieux qu’en juin; c’est un mélange de terre et de lumière, brun et ocre mêlés, la nuit et le jour, la mort et la vie, en équilibre parfait. Mon pas sur le tapis des feuilles mouillées rend un son minimum et l’on perçoit avec une verdeur souriante, les appels affolés des merles du soir.

Je crois que ce temps est le mien. Je suis comme le bouleau, dépouillé et parfois défait, mais quelque chose persiste que la lumière de l’esprit réchauffe. Les allées qui vont vers la nuit sur une moquette épaisse et humide de feuilles pas tout à fait mortes donnent une idée du chemin qu’il me reste à parcourir. C’est une énorme chance. Pause bien heureuse avant l’avalanche.

Le champ sauvage ( 4 / 4 )

Vers le soir, l’homme ordonne d’allumer des feux le long des remparts et c’est ainsi qu’à la lueur de l’un d’eux un artisan assomme un loup d’un coup de gourdin. On chante, on boit, et les gens qui observaient les travaux depuis le matin osent enfin s’approcher. Pour la première fois on lui parle directement. On l’assaille de questions incohérentes et pour calmer leur brouhaha il les dispose en cercle autour de la tombe.
Il ne va pas leur parler tout de suite. Il connaît le peu de mots dont ils ont besoin, il sait leur demande d’images. Alors, de sa poche il extrait des galets qu’il a ramassés au bord de la mer.
Il se souvient du choc qui l’a saisi lorsqu’il a découvert l’infini noir des eaux. C’était en hiver, l’écume courait vers lui et il respirait la nature entière avec ses ressacs froids et ses espaces illimités. Il aurait voulu trouver les mots, les noter, puis revenir avec eux dans la nef de la cathédrale et dire enfin ce qu’il avait toujours su : tout est dans le rêve, dans ce que forme l’esprit à chaque instant. Mais c’était à la fois trop et trop peu et c’est pourquoi, à défaut de la mer insaisissable, il avait eu la sagesse d’emporter des galets.
Il retire la feuille illisible à leurs yeux et jette les galets sur la tombe ; ils parlent à sa place. Ses doigts les lâchent dans la terre fraîche et ils s’enfoncent naturellement dessinant des droites que son esprit d’architecte a tracées sur le papier. Ici l’église, là le cloître. Les galets dansent dans sa main avant de choir sur la terre. Au-dessus du crépitement des torches on entend leur frottement étouffé contre sa paume, comme des pièces d’or qui vont se détacher du ciel pour aller enrichir le monde. Les teintes différentes esquissent devant eux des petits univers qui se côtoient. Dans chaque galet dort l’infiniment vaste des eaux, l’imaginaire libéré des contraintes du monde, des millions d’années de roulements incessants. Pourtant chacun est clos sur soi, renferme une forme particulière et l’on comprend que tous les galets, tous les visages qui les fixent dans cette nuit unique, tous sont beaux, précieux, dignes de respect.
L’homme enfin parle ; il ne dit pas grand chose. L’orateur qu’il est, le rhéteur qui bouleverse le dimanche les âmes en détresse refuse d’argumenter. Il se baisse, laisse faire ses doigts qui désignent les galets, se contentant de nommer les lieux, évoquant d’un mot les formes qui habiteront le champ sauvage. Il sent que la loi nouvelle ne peut être terrible, les gens connaissent trop bien la terreur. Il faut leur montrer à travers les galets polis des eaux toute la douceur des lois et leur nécessaire dureté afin qu’aucun d’eux n’écrase plus spontanément l’autre. Un pilier, un galet, un homme. À intervalles réguliers l’édifice s’accroît en pensée, les murs se dressent le long de ses pauvres mots, il leur demande d’être patients, la vie est longue, ils verront bien des choses.
– Ce sera ma maison ? dit un enfant.
– Oui.
– Et la mienne aussi ?
– La tienne aussi.
Les torches s’épuisent et c’est dans une quasi-obscurité qu’il reprend un à un les galets subtilement ordonnés. Mais les gens s’attardent encore sans plus parler. Toutes les questions ont désormais une réponse. Pour emplir le silence, l’homme leur montre les étoiles, il parle de l’ordre des constellations, mais il sent bien que c’est un détour et tout à coup, dans la nuit des torches presque mortes il tend un galet à son plus proche voisin. Lentement il les distribue autour de lui. Personne ne se précipite : ils demeurent là tranquilles, sentent à l’instant du don la main de l’homme qui leur effleure la paume et, juste après, la douceur étonnante du galet. Quand ils sont tous servis on entend une voix qui murmure :
-Et toi, tu n’en as plus pour toi ?
Il sort un galet de sa poche et le montre à la lueur de la dernière torche. Puis il le secoue contre les tympans de ceux qui l’entourent en murmurant :
– C’est le mien. À l’intérieur il y a une âme, vous l’entendez ?
Tous font oui de la tête, on se chuchote le secret et ils s’en vont enfin, rêvant du galet de l’homme qui en recèle un autre, comme une réponse au mystère de leur propre existence.

Le champ sauvage ( 3 / 4 )

Il lève la main. Du fond du rempart surgissent alors trois hommes armés de bêches. On leur fait place et lorsqu’ils sont tout près, l’homme s’abaisse de nouveau près du corps, le lève doucement comme on le fait avec un enfant endormi, s’écarte de quelques pas et sans qu’un seul mot soit échangé, les fossoyeurs, suivant les traces imprimées dans l’herbe folle par le gisant, creusent un trou profond. Longtemps on n’entend que la morsure des bêches contre la terre. Les femmes ont repris leurs prières et les hommes qui les ont rejointes regardent par dessus leurs épaules la fosse qui transforme la prairie en cimetière. L’homme sourit, attentif aux senteurs humides des arbres qui bordent l’espace. Le souffle des fossoyeurs se fait plus court mais le rythme du travail ne faiblit pas, et quand enfin ils remontent du fond de la terre noire, l’homme pose son fardeau sur le talus et descend tranquillement dans la tombe. Il reprend le corps enveloppé dans son linceul de luxe, le place entre les parois, s’extrait du trou et jette une poignée de terre sur le corps. Alors, les femmes puis les hommes refont le même geste, recouvrant totalement de terre le manteau habité.
On se sépare dans le silence.
Pourtant, la petite troupe ne va pas loin car à l’instant l’homme lève de nouveau la main et on entend un roulement de charrois comme un grincement de mort. Les gens prennent peur, des cris fusent : « Les soldats ! Les soldats ! », on se disperse hors du champ, les mères cueillant à plein bras dans la panique des enfants qui ne sont pas forcément les leurs. Farouches, elles se retournent vers celui qu’elles prenaient pour leur bienfaiteur, les hommes serrent les poings, mais il sourit toujours, porte la main à sa chemise et extrait un rouleau dont on distingue au loin les rubans qui flottent contre le vent. Sans s’attarder sur leur terreur ni prêter aucune attention aux craquements qui se rapprochent, il pose le rouleau sur la tombe. Il cale les extrémités à l’aide de deux galets forts et se concentre sur la feuille étalée.
Il fixe les traits que sa main a tracés, il admire son travail, devine les problèmes, soupèse les forces en présence et se recule d’un air satisfait. Les chariots sont là. Ce ne sont pas des soldats bradés de fer mais des artisans en tenue de travail avec leurs outils à la main. Des pierres tirées par des bœufs sont posées sur le champ et on plante les premiers piquets. Là-bas on scie des arbres, on fauche là, on sarcle ici, et la journée se passe à murmurer des conseils, à s’encourager mutuellement lorsqu’un obstacle naturel résiste. Au beau milieu du champ la tombe fraîche monte doucement. Elle semble respirer.

Le champ sauvage ( 2 / 4 )

Des fantômes s’avancent lentement vers lui : ce sont des visages connus, femmes si belles jadis et qui pleurent sans cesse, avec leurs faces édentées et leurs rides vite venues au gré des couches et des ravages du temps. Il leur fait signe, elles s’approchent encore. Il leur passe le bras autour des épaules, une à une, leur parle des morts, désigne les mésanges qui vont et viennent dans les buissons qui bordent le champ du désastre.
Il revient au corps percé de coups de poignard et reste un long moment silencieux. Les femmes pensent qu’il prie et elle se mettent à réciter des syllabes du bout de leurs lèvres défaites. Mais loin de Dieu, l’homme pense à son enfance, aux coups, aux courses folles, à ses amours féroces, à la peur surtout, à la terreur des nuits où les voix mâles crevaient son sommeil. Il se revoit allongé au pied des vieilles femmes de trente ans, serrant les chevilles de sa mère pour qu’elle cesse de trembler lorsqu’elle apprend la mort de l’aîné, du cadet, dont on n’a jamais revu les corps (une chausse égarée, une tunique maculée de boue étaient les seuls restes du combat nocturne.) Lui, le fils, le frère, revoit l’histoire des poings, des pierres, des couteaux et des loups.
Il a eu beau profiter des bienfaits de l’autre partie de la cité, il n’a jamais pu dormir son content. C’est pour cela qu’il est revenu. Lui, le prédicateur, va cesser de décrire le paradis. Ce qu’il veut du haut de son savoir, du fond de sa pitié, c’est faire du champ sauvage un espace où la plénitude de vivre s’épanouisse aussi librement, aussi simplement que les aubépines qui s’enroulent là-bas entre les pieds des hêtres.
Il faut convaincre. Mais on ne peut le faire avec des mots. Ces êtres mi-nus, mi-sauvages, n’entendent pas la parole. Ou plutôt ils ne connaissent que les mots qui les confortent dans leurs haines et assombrissent leurs plaintes.
Il attend que les femmes aient fini de prier, puis dans le silence que trouble seulement le vent qui fait claquer les robes, il se défait de son manteau brodé et le dépose sur le corps nu de son parent. Il lui couvre la tête, le torse, le sexe et les jambes. Accroupi auprès de lui il efface du bout des doigts les plis disgracieux et reste un long moment sans rêver, suivant des yeux le corps qui se dessine à travers les formes du gisant. Il prend son temps et lorsqu’il se relève il aperçoit des hommes, tous les hommes, qui se tiennent en arrière, formant un second cercle, plus large, plus lâche, tandis que derrière eux leurs enfants disséminés dans la prairie, immobiles, se jettent des regards incrédules.

Le champ sauvage ( 1 / 4 )

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.