Encore le château! (2/4)

Ce n’est pas la maison que j’ai à l’esprit, je la voyais beaucoup plus grande ; dans mon souvenir, les baies donnent sur une pelouse à l’anglaise, alors que son négligé (bouteilles de plastique, papiers imprimés, journaux, enveloppes froissées brouillant les herbes usées) offre au regard l’image d’un lieu de passage. Ce qui rôdait dans ma mémoire sous la forme d’un recoin caché au centre de la ville  ne coïncide pas avec ce que je vois… cela s’appelle vieillir, non, le mot est mal choisi, cela s’appelle subir le temps, les contre coups du temps, non, c’est encore trop, cela s’appelle vivre, voilà, vivre.
J’avais un château, j’ai une banale maison ; j’avais un cliché bien ancré, j’ai une réalité qui se dérobe. J’essaie d’effacer les visions livresques, je m’acharne à fixer ce qui s’évanouit sous mes yeux (et tout à la fois se dresse indéniablement devant moi): oui, quoi, une maison un peu particulière certes, mais enfin, noyée dans la cité, son architecture n’a rien à chanter que mon souvenir d’un château qui fut un moment de ma vie. Je l’ai dit déjà, j’essaie de le reprendre pour en goûter les échos : le château, c’est plus un temps qu’un lieu.
On l’a mille fois relevé, pas seulement dans les livres, mais aussi dans les conversations les plus banales, les maisons et les rues que l’on redécouvre après des décennies sont minuscules ; comme si les garder longtemps dans sa mémoire les avait rapetissées ; non, c’est le contraire, la mémoire les a gardées immenses et les retoucher des yeux les amoindrit; on en a tant vu entre temps, sans doute cela, trop vu peut-être, oui, trop vu. Il eût fallu toutes ces années vivre dans un ermitage… et encore, le regard se serait habitué au réel de la même manière, il aurait fini par prendre avec la voix, le pas, le corps, la vraie dimension du monde qui au regard de l’univers est si petit. Voilà, voilà, c’est grandir, enfin on devient adulte ; on mesure au printemps le château avec son corps, la révélation se fait, puis l’usure au contact du monde amène à voir l’édifice entouré de gazon comme une simple petite maison avec un parc public, ce n’est pas bien mystérieux.
Enfin, si ! Ce zoom arrière me paraît soudain comme un mouvement et à supposer que je vive jusqu’à l’âge de deux cents ans (!), il me semble que le château disparaîtrait entièrement ; d’ailleurs combien de choses ont disparu de ma mémoire depuis que je suis né ? Puisqu’elles ne sont plus présentes, je ne le saurai jamais. J’entends bien que Proust nous dit le contraire, mais je laisse provisoirement en suspend l’objection de sa mémoire involontaire.
Autre chose me vient: petit, grand, au fond c’est le monde Swift, de Rabelais ; en bref, c’est l’enfance vue depuis l’âge adulte, ou les adultes vus depuis le regard de l’enfant.
Perplexe, je me demande si cette manière de ramener à chaque fois tout à l’enfance n’est pas une  manie de notre siècle passé. Les anciens – dont l’auteur des deux Œdipe par exemple– ne semblent pas avoir accordé à l’enfance cette passion que nous lui octroyons. Oui, dit la voix, mais la civilisation s’est affinée, c’est un processus normal. – Oui, sans doute, songé-je. Personne ne met aujourd’hui en cause l’importance de l’enfance, sauf à être une pauvre brute. Cette affirmation est une question surgissant comme le fameux château dont j’ai parlé : nous avons tous vécus enfants dans un château, certains hantés, d’autres plus confortables, les contes en font foi et ce qui compte c’est ce que chacun voit derrière son château ; arrivé à ce point, il n’y a plus de règle générale ; chacun va avec son château, traversant son parc sur un gravier venu des plages où la rivière coule.

Le château de la métamorphose (1/4)

– Là-bas, dit-elle, en désignant une modeste bâtisse dressée au fond du petit parc qui s’étend entre un garage et l’agence pôle emploi. Tu l’appelais le château, sans doute à cause de l’isolement, des fenêtres ouvragées… et  le perron, les quelques marches sans doute…
– Non, je ne me souviens pas avoir habité ces lieux…
– Attends, rien ne te vient?
– Si, si, quelque chose traîne dans ma mémoire… une odeur de sureau, de chêne, de mousse humide, et les feuilles que l’on froisse du bord de la manche en pesant sur les branches de printemps. C’est là, dans l’air, l’exubérance inconnue qui s’incarna un soir; c’était il y a si longtemps.
– Jamais tu ne l’avais éprouvée auparavant?
– Jamais. Enfin, si, certainement, mais pas consciemment.
Attends, je me souviens. C’est en juin, au lieu de prendre une petite porte qui mène à la maison (enfin au château) je glisse l’autre clef dans la grave serrure du portail. Les grilles arrachent l’herbe, poussent les branches et des parfums montent de partout, âcres et sucrés à la fois; un animal fuit, l’allée qui devait s’ouvrir sous la lumière de la lune ne veut pas se dessiner. Je suis sûr que je referme le portail derrière moi. J’hésite à avancer.
– C’est trop neuf ?
– Oui. J’étais jusqu’alors une espèce de bête et là soudain le dos appuyé aux grilles du portail, j’entends chaque bruissement, les parfums me prennent au corps et j’ose voir les formes des feuilles, le jeu embrouillé des branches, la vigueur des tilleuls. Malgré la nuit je vois les teintes des verts, les nuances bleu des ciels. Je crois que je me suis trompé et je fixe la clef qui a permis d’ouvrir, elle est ocre et l’on pourrait croire qu’elle est en or.
– Les contes ?
– Bien sûr et je peux bien dire que cette nuit-là, en franchissant le portail du soi-disant château je suis devenu un homme.
– Intéressant, un homme. Tu avais quel âge ?
– C’est trop loin, je ne sais plus. Est-ce si important ?
–  Non.
– J’ai découvert un autre monde. Au lieu de prendre la porte commune, celle que l’on emprunte sans y penser, j’ai forcé le portail foisonnant qui n’attendait que mon pas.
– C’était ce château ?
– Peut-être, oui, c’est lui, sans doute, je crois.
– Ah tu vois !
– Je le reconnais maintenant. À l’époque, il était plus sauvage, il n’y avait pas toutes ces constructions, tu comprends, la fin de l’adolescence, enfin, je veux dire, c’était moins un lieu qu’un temps.
– Ce n’était pas ici, alors ?
– Si, si… c’était pourtant ailleurs aussi.
– Je vois que tu te moques.
– Pardon. La seule chose que je puis dire, c’est qu’il était temps ; ce château m’a sauvé et je le vois partout où je vais. C’est un lieu que l’on porte avec soi, tu sais.
– L’imagination ?
– Oui et non. C’est plus concret ; ça cogne vraiment sous la chemise, et les bras et les jambes font un de ces chambards. Tu es ici et ailleurs en même temps. Alors tout est supportable… enfin, presque.
– Je devine à peu près, dit-elle.
Ils marchèrent vers le château en faisant crisser le gravier lissé par des siècles d’eau douce.

Sur les livres anciens

Mes pas se comptent aujourd’hui par milliers et ne seront jamais aussi nombreux qu’ils furent; je dois me contenter de cette part de terre que j’ai enfoncée du poids de mon corps, il n’en reste guère; je ne pèserai bientôt plus, amis, c’est normal, après l’avoir pressée, la terre réclame son dû, je le lui abandonnerai en temps voulu, lorsque mes membres, mon cœur etc… en attendant, j’avoue que je pense à autre chose.
Oui, la politique, les arrangements sociaux devraient me préoccuper puisqu’après tout, au temps de rupture, rien n’est plus passionnant que d’observer comment les sédiments se sont déposés et les hommes reposés sur la répétition presque animale de l’accumulation des choses, des êtres… puis d’un coup se mettent à basculer à vive allure, époque stupéfiante… mais non, je suis cela de loin, emprunte des voies de crête et mesure ce peu que je sais.
Je vais échangeant des métaphores avec moi-même: petit inconfort lorsqu’il faut commencer, mais une fois l’écriture lancée, je me retrouve en pays de connaissance avec mes obsessions sur les couleurs du temps, la parole vive du théâtre, enfin, bien sûr, l’observation attentive des livres d’autrefois, de Borges à Homère, et retour via Kafka.
Les auteurs d’aujourd’hui? Ah non, je suis paresseux, il faudrait que je lise tant de livres, sachant que presque tout (oh, les heureuses exceptions !) mérite au plus une lecture, rarement deux, plus souvent le pilon.
Je suis paresseux (bis) et lire les auteurs anciens me fait gagner un temps précieux puisqu’il y a en gros la même chose que dans les ouvrages du présent, mais qu’évidemment le tri du temps n’a laissé émerger que les meilleurs ou à peu près. Décidément le temps est mon allié.
Car les livres des morts  portent autant que la terre.

Un poème le confirme:

Retiré dans la paix de ces doctes retraites,
Avec un rare choix de bons livres anciens,
Les morts ont avec moi d’infinis entretiens,
Et j’écoute des yeux leurs paroles muettes.

Mal compris quelquefois, mais jamais oubliés,
Ils donnent à mes soins le blâme ou l’espérance,
Et dans des contrepoints d’harmonieux silence
Au songe de la vie ils parlent éveillés.

La docte Imprimerie, ô grand Joseph, délivre
Les grandes âmes que la mort tient dans la nuit,
Et du temps outrageux les venge par le Livre.

Et si l’heure de l’homme, invincible, s’enfuit,
Celle qu’un bon calcul persuade et conduit
Par l’étude et par la leçon nous fait mieux vivre.

Francisco de QUEVEDO (1648) (Trad. J.P. Bernès)

Eloge de la fragilité

J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère  qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là, conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: “Je peins le passage”.

Merles et chats

À l’hiver il faut faire ce crédit de l’ouvert, du couvé, de l’attente à ce point silencieuse que l’appel des chats dès janvier fait un raffut de volcan, la terre tremble, l’air en est saturé jusqu’au sec dormant sous l’humide apparence des feuilles rouillées… sans parler des sifflantes délices qui vers le crépuscule, entre chien et loup, trillent si serrées qu’on croirait une seule note, merles météores du soir en accoutrements de corbeaux au petit pied ; ainsi glosent-ils sur la stupeur de la nuit toujours davantage repoussée. Ils écrivent contre les chats des lignes de sons, des tenues comme frissons d’un dernier hiver et leur robe qui file droit vers l’horizon buissonnier a des allures de chambellans du crime de vivre ; or, que faisons-nous de mal ? Qui nous condamne ? Leur rire glace un instant les os, puis l’humour reprend le dessus : étais-je bête, dans mon effroi de leurs stries mécaniques ! Ils vaquent tout simplement à leur dernière becquée avant le nid et se réjouissent par avance des chaleurs de leurs brindilles tressées contre le gel, plessis précieux, si doux à tenir dans la main et que dans nos salons surchauffés nous envions, à cause de l’air sans doute qu’ils inspirent du haut de ce bec ocre dont ils sont virtuoses… ah, l’envie que nous avons de leur contact immédiat avec les étoiles que la nuit coud !
On berce longtemps les peurs infondées suscitées par ces oiseaux fringants dans leur corset bleu foncé ; sans eux nous n’aurions peut-être jamais vu au-delà des arbustes défaits, les rose gris du couchant audacieux qui traîne tant qu’il peut, allongement où le violet de l’obscur tarde à s’immiscer. Je garde contre mes paupières jusqu’au sommeil la palpitation du jour sifflée par ces fils de la nuit, guetteurs trépidants que les chats éplorés ne rêvent même pas de saisir, trop occupés qu’ils sont à imiter les pleurs des nouveau-nés.

Bientôt donc maintenant

Au cours du temps, écrire ne se tarit que par instants, le rythme est au poignet, là où la main avance, plus sûre même que les paroles pressées contre les tempes, main vive où dort la chance d’enrouler les syllabes que l’esprit métamorphose en mots, visages, amours longues, déroulements souples des digitales qui bientôt verront le jour et nos sourires. La tourbe a beau geler, craquer sous les pas, chaque avance sur le froid élargit la durée du jour, la chute de l’ombre est stoppée ; cascade inverse, l’air des semaines chavire dans le bon sens, l’orbe est avec nous.
La naissance est à l’hiver ; notre souffle brume là devant, halète au futur, la joie en vérité couve sous la neige, les rayures des semelles gravent des rondes enfantines sur les flaques gelées, mes doigts étalés sur les vitres forment une boussole plein sud et c’est parce que je souffle (que je vis) que l’air me répond en nuées caressantes refluant sur mon front.
Il m’arrive parfois de rêver que j’ai pris le mauvais train, ou plutôt que je suis monté dans un train dont j’ignore la destination, il m’entraîne vers la nuit et c’est tout ; d’emblée s’éveille à l’intérieur du rêve déjà, qu’après tout mon corps est en automne, que le temps a fondu, c’est vrai, mais quoi, je n’envie pas ce qui fut (sauf amours et enfants) et c’est au présent que la naissance se pétrit, et me voilà éveillé et en larmes, j’entends un océan qui me lèche les mains, c’est ce peu de temps que je sais, devine, avide, je verrai toutes sortes de printemps, éviterai les miroirs pour ne pas voir ce que mon visage devient, la belle allure du temps compensera et surtout la liberté de dire, l’enfance d’écrire, ces pas enfin sur le mystère de l’affaire intérieure aux questions insondables et splendides. J’irai aux aurores tenter la palette des joies, un œil suffit, une main qui se pose sur le globe levant, bientôt donc à deux doigts des présences heureuses, car bientôt est mieux encore que si cela était, l’attente est grosse de joies, bientôt donc maintenant.

Une simple lampée de bonheur

Entre le vert paradis dévasté des gifles (le plus dur temps qui se puisse concevoir) et l’instant où la barque viendra du fond de mon horizon (je me vois bien monter dans l’esquif, tranquille, résigné), j’ai somme toute vécu des grâces du temps, sourires, ombrages, antiques prairies, j’ai côtoyé avec passion les plus élégants esprits et la musique de feu illumina mes instants de fraîcheur dressant des remparts contre le mal d’enfance qui menaçait parfois de rejouer la suite des déveines. Insidieuse, presque querelleuse, j’entends une voix qui objecte : on ne bâtit pas sur le sable ; or cette voix prosaïque, froide, butée, calée sur des sentences qui sont autant de condamnations, ne tient pas compte des grâces données sous la grêle… rien n’est jamais oublié, c’est vrai, mais il est des pauses, des retraits, des connaissances, des reconnaissances qui montent la nuit sous la lune de solitude, cette voix du monde neutre n’entend pas le complexe mélange des sensations étoilées, le beau qui venge et la main qui se dresse vers l’ardoise marquetée des toits où j’ai appris à poser un regard admiratif, bienveillant. Amoureux du monde, arbres et visages confondus, je songeais alors et je le pense toujours, qu’une fois vécue semblable avanie, tout est beauté, du moindre pas à la poignée de main la plus franche, sans parler des étreintes, vastes paysages ourlés de frais et de chaud à l’intérieur desquels on reconnaît le chant qu’il faut pour faire fructifier ce que l’aube éveille chaque jour.
Ah oui, j’ai fui la querelle. Ce n’est pas seulement que je n’étais pas de taille ou que j’étais lâche… en temps de paix, qu’est-ce qu’être courageux sinon ranger la vaisselle, faire les courses et adorer les petits comme on le fait à genoux devant la crèche ? Et même ici, au lieu d’écrire, je crois bien que j’efface tranquillement ma présence, oui, je m’absente des fois et des lois, je ramasse des mots qui traînent, en fais un bouquet que je jette au vide du tout venant, toi, moi, nous, nullement apeuré par ce qu’il advient au tournant des hivers répétés, encouragé au contraire par l’inutile apparent, parce que c’est là quelque part dans les buissons infréquentés que le feu, que le beau a quelque chance de jaillir sans presque qu’on le veuille. Or, faire surgir la beauté est à mes yeux un acte de reconnaissance, car aux instants de défaillance, c’est là que j’ai bu, la main en creux, c’est là que j’ai accueilli ce qui sauve… non pas dieu – quelle idée ! – mais une simple lampée de bonheur.

Deux paysages avec la visiteuse

Et lorsqu’au plus noir de la saison, à la veille des neiges – l’air âcre asséchait déjà les palais – comme j’avais traîné sans le vouloir le silence à mes basques, la visiteuse s’en vint, chassant la noire décomposition où mènent tous les chemins (à quoi bon le nier), et m’emporta sur une place bitumée de frais ; je revois sa main gantée qu’elle passe sur son visage puis sur le mien en murmurant « vois ! » et détourne mes yeux de son propre regard : nous sommes au bord d’un lac, sa voix porte contre les vagues sarcastiques, elle cristallise appels d’oiseaux, craquements de branches et autres présences réelles. Il se fait une fraîche ouverture, le futur est donné à l’écho ; les sapins filtrent les ondes issues de nos larynx, renvoyant les voix à la fois idéales et réelles de nos échanges parfaits, où je dis combien je tiens à elle au plus proche du solstice, et elle souriante me renvoie à nos ferveurs desquelles naissent les attachements durables. « J’ai mille choses à faire et cent âmes encore à visiter, ajoute-t-elle en saisissant ma veste par le revers. – Attends, murmuré-je (pour que le lac ne l’entende pas), je dois te dire que je vois sous les eaux, à deux doigts de tes yeux, un autre paysage d’arbres moussus aux horizons croisés, bouleaux solides qui s’achèvent en filaments, chants dorés que le couchant blesse à peine, machines à rêver où l’immobile est un socle à partir duquel tout est possible. – C’est à peu près ça », dit-elle, et comme on le fait aux morts, elle abaisse mes paupières du bout de ses doigts gantés. Elle ajoute enfin : « L’hiver est aux rêves puisque tout est délié ». Comme elle réglait d’une main sûre les rênes des chevaux qui allaient l’entraîner, j’aperçus les premiers flocons qui mouraient minuscules sur l’asphalte inquiétante soudain. Réprimant un frisson sec, j’ouvris grand mes bras sur le vide d’un paysage que je croyais tangible et lorsque quelque part une branche morte craqua, je sus qu’elle était loin déjà ; elle reviendrait au moindre appel.
Je vois en songe sa tête qui confirme.

Couleurs

Tout l’été j’ai cherché du vert et j’en ai à peine trouvé. Au début il y avait bien du bleu sur les tiges des blés dont on dit rapidement qu’ils sont encore verts, puis les feuilles de betteraves ont donné un semblant de teintes obscures, presque noires, et suivant l’inclinaison du soleil tout bougeait constamment ; je n’ai rien vu qui fût définissable selon les adjectifs de couleur que je connais. J’étais parti du bleu parce que je songeais à cette phrase du poète où il est question de la nuit et du ciel des jours splendides, où le bleu se perd ne sachant plus où rayonner du mieux qu’il peut, absent pourtant malgré ce que la vie m’a appris. Je n’ai rien su dire et j’avais beau sortir avec l’effroi naturel de celui qui croit savoir et qui ne découvre rien de ce qu’il a porté tant d’années, ces années où je peinais à respirer ; aux moments rares des grandes joies la vie éclatait alors en un arc en ciel plutôt énigmatique où le gris revenait toujours, comme si ma vue avait baissé, que la cécité me gagnait, étrange illusion. Je ne peux pas affirmer non plus que je n’ai pas vu de rouge, le simple coquelicot, ce coq de la prairie, lançait bien sa teinte pourpre et je m’exaltais de pouvoir dire une nuance enfin claire. Qu’un nuage passe cependant et le rouge que je croyais avoir aperçu devenait violet, bleu, gris, enfin rien qui fût ferme. J’insistai, je repris les mots dans mon esprit, fermai les yeux, et les rouvrant, j’ai vu des ocres, je les ai chantés ; l’été avançait comme on voit, il filait son coton de poussière où le jaune enfin conquis des blés donnait des vagues grises ; j’y devinais l’ocre en un clignement très voulu, et je me suis arrêté à ce beau mot : ocre, sans être convaincu que je tenais là l’immense réalité des surfaces mouvantes, puisque par instants elles voguaient bleues puis noires, et demeurait alors au creux de mes prunelles un gris général de vitrail où les parcelles quoique toutes différentes, donnaient ce mélange proche du blanc crème, usé du sec des ciels. Le vert s’élançait parfois je le reconnais aux cimes des arbres, il était frais, rappelant le premier printemps, mais il était si loin que sa fusion avec le blanc des horizons me faisait basculer dans un scepticisme lié à l’âge sans doute, ce temps de là-bas où tout est confusion. Mes amis, disais-je en parlant aux absents que j’aime, puisque je ne peux vous donner la vraie teinte des choses, je vous demande de m’excuser, j’avance vous savez en titubant sur les chemins de terre brune. Brun, brune, ah, voilà au moins une nuance que je saurai dire : elle est souple et vive, marchande avec les herbes un espace muet où mon pas peut résonner, ce brun est indiscutable, puis le voyant serpenter, je le vis soudain blondir au loin, comme un sable oublié entre deux grincements des ivraies grasses.
Je me suis absenté tout ce temps, obsédé par l’impossibilité de dire vraiment à quoi ressemblait au fond des mots la vie en folie que je voyais croître, mais qui n’avouait pas franchement sa langueur miroitante. Et le brun est resté pourtant gagnant peu à peu les labours d’après moissons et l’intérieur des peupliers, je les ai salués comme il convient, comme lorsqu’on voit passer un cortège funèbre. C’était la fin des teintes, c’est la fin des heureuses variations, parlons au présent, c’est maintenant que je sais que je n’ai rien vu. Non, ce n’est pas cela : j’ai vu au contraire avec une trop grande acuité, et maintenant que tout bascule je parle de brun et je me trompe encore, car suivant les couchants il sera ocre ou rose, et au lever le bleu fera encore des siennes.
La difficulté n’est pas aux couleurs, elle est aux mots ; la douleur est à l’écrit, au moment où je trace ces lignes, la peur me reprend de ne savoir dire, car c’est dire qui a manqué s’il a manqué quelque chose. En réalité il n’a rien manqué. N’a été absente que mon habileté à le dire, coincé que j’étais dans une série de vocables préfabriqués, du prêt-à-dire comme il y a du prêt-à-porter. Et les villes d’ailleurs qu’en dire ? L’asphalte n’a-t-elle pas elle aussi cette même noirceur qui rôdait sourde derrière mes pays ?
J’ai adoré un toit d’ardoise : ce n’était pas un gris ni un bleu, non, c’était un chant. À chaque fois que je l’ai entrevu je le voyais se dégrader sous le coup des pluies des vents et je priais pour qu’il fût sauvé jusqu’au jour où la catastrophe est venue, non son effondrement, mais sa réfection complète et depuis je ne le regarde qu’à peine ; en passant devant lui, je le rêve comme avant. Le passé de ce que nous avons vu importe davantage que le présent toujours mouvant et le souvenir ne peut se dire décidément qu’au chant.

Suspension

Le temps est en alerte, la nuit menace, chaque soir est une voix perdue qui sonnait claire puis nous revient dans la candeur d’un air déjà un peu impur. La croissance a vécu, le chant qu’on croyait ascendant se stabilise dans un léger coton de soir amidonné. La peinture du jour cède doucement sous les craquelures de l’été en gambade et notre ange, toujours triomphant jusqu’alors, trace au bord de nos mémoires des voltes parfaites qui signent l’imparfait des semaines à venir. Le souffle se suspend avant la chute ; oh, il y aura bien des retours de flamme où les bleus de nuit et de jour se recouvriront sans qu’on y prenne garde, mais de loin, l’ange envoie des signes limpides, presque trop, son sourire du « tout est beau » se crispe au coin de la maison où la gouttière se tait. Pour combien de temps encore ?
« Range bien tes pulls, aligne-les avec soin sur l’étagère haute, dit l’ange. Emplis la placette de la voix frénétique des enfants en goguette en cette fin de juillet et conte leur les mille étés grouillant d’animaux vifs et droits, et qu’ils empruntent aux bêtes leur naïveté finaude qui se repaît de chaleur dense. C’est le passage risqué entre l’exaltation qui ne cesse d’exhaler ses verdeurs et le salut éclatant des derniers artifices où les fusées brûlent dans les soirées tirées vers le vide des pluies. Ne vois-tu pas le brunissement s’esquisser au vif des limbes, bords un peu brûlés, feuilles grasses certes mais lasses de pendre sur le creux des chemins éblouissants ? La terre redevient miroir de facéties usées, les chaumes, coupes neuves, n’obéissent plus au vent dans la hâte de s’engloutir sous les socs ; marcher au milieu d’eux, c’est prendre une traverse qui mord les mollets ; les blés étaient si souples. On entend derrière les étirements de nuages non plus le suraigu des croissances abouties, mais un assourdissant appel de chutes, cascades, ruisseaux où l’eau glacée nous renvoie aux chevilles les premiers frissons graves où l’on perd pied. On a raison de rire et moi-même je bats des ailes comme on s’évente, je souris toujours, tu vois bien, je sens cependant que je fatigue du côté des omoplates, j’y mets moins de conviction malgré le doré des matins revigorants. J’ajoute à la nuit l’ombre de mes ailes au lieu de les écarter pour laisser venir les premiers rayons crus, car la pente est prise, la loi qui veut que tout tombe alourdit mon vol et j’observe que les oiseaux sans le dire explicitement, livrant leurs illusoires gazouillis, ne perdent plus leur temps à faire et défaire des nids joyeusement tricotés ; eux aussi profitent  de ce suspend pour avaler des virages de joie, s’entraînant pour le grand voyage vers les landes où il fera bon pépier encore. La malice de l’immobile est mimée par les jeux où ne compte plus qui gagne et qui perd, où le jeu redevient son essence, sa loi, perte de temps jusqu’à la soif qui sera comblée par l’autre saison.
De beaux jours nous attendent. Je me couche avec vous. Jouons. »

Dialogue sur les aigus

Je dis à la visiteuse combien la saison est solitaire, à cause sans doute du soleil trop vertical, du départ subreptice des coquelicots, lents effacements de nos fossés… et surtout à cause d`un son: sifflement suraigu; il a surgi au fil des prés, et comme la visiteuse esquisse une dénégation, je lui mets la main sur la bouche, l’invite doucement à me suivre au gré des blés fuyant au bord de l`explosion, gris, oranges, parfois carrement noirs; on les dirait impatients de frissonner dans la batteuse où l’obsession de la moisson s’entretient dans les roulements poussiéreux des matins qui se suivent. Tu comprends, chère amie, le zenith est passé, oh il y aura bien des incendies, chaumes et laboureurs (déjà) au bord de l’asphyxie, mais août approchant, c’est le bouquet final. Je lui conte qu’alors, quand l’aigu chanterelle des moissons enfonce ses vrilles dans mes tympans, je n’ai de cesse de trouver une source au sommet d’une colline pour y plonger mes mains, ma nuque, et de saluer le noir et blanc des lourds galets qu’on prend parfois pour des poissons. Alors je m’apaise. Elle sourit avec moi, puis murmure: “C’est pour ça que les gens en août vont à la mer, inutile d’en faire tout un plat. – Décidément, ce n’est pas mon jour, dis-je en riant”.

Le rire me quitte très vite; elle est sérieuse. Elle n’entend rien. Le silence menace de dévorer le lien qui nous unit et “pour le coup, je vais être vraiment seul” ; j’ai parlé à haute voix, sans en avoir conscience, elle reprend:”Moi aussi, pour le coup, je vais être vraiment seule”. Je lui rétorque d’une voix blanche qu’elle ne fait que passer, elle est le passage, elle ne peut pas être seule, elle est la beauté du temps, elle en a les reflets lorsqu’avec sa robe aux motifs azurés, elle s’allonge sur le divan du moment, puis repart courir les collines et les avenues. “Comment serais-tu seule, toi que tout le monde attend?” Elle rit franchement de mon ingénuité, elle ne se moque pas, non, elle dit seulement:” Tu n’as rien appris, décidément. – Tu veux dire que tu n’es là que pour…?” Je devine à ses cils qui battent que c’est oui, qu’elle passe bien sùr, mais que le dialogue attendait…

Puis un chant, une voix – sans doute celle de la visiteuse qui s’est voilée – monte au plein de juillet:

“J’ai franchi toutes les saisons, coquelicots et épilobes plein les mains; j’allais de village en village distribuant aux vieillards ce rouge sang qui permet d’attendre sans angoisse le petit mur pelé où des roses trémières presque noires ont cru bon d’indiquer le passage. En hiver, évidemment, on me confondait avec la pluie et son ennui trop lourd aux esprits affairés. Au printemps, pourtant, ce printemps, tu m’as adoubée, reconnue au milieu des cent sollicitations des ombres et des éclats de vie; or, comme tu sais, j’ai toujours été là, m’affairant autour des étals du marché, chantant l’énergie des citadins vifs aussi bien que des truites subtiles qui relancent leurs ruses à chaque coulée du pêcheur. Je frissonne sous les platanes à l’ombre si légère, on dirait une robe du matin comme il y a des robes du soir, ah ces arbres ingrats et tellement heureux. Mais tu sais tout cela, les parasols et les voix, les robes et les pas… J’insiste simplement sur une évidence mon ami, profite des saisons, il n’y en a plus tant que cela; tu sais, on hausse les épaules en ces journées immensément frêles où un vague tremblement préside à nos visions; allons, rions, bien sûr, mais prenons au sérieux ces mêmes rires qui nous valent d’aimer et d’aimer encore, et nous verrons alors le tremblement se désépaissir sous la loi rigoureuse des raisons qui nous font vivre; surgira après un long détour l’amour pur de la vie, l’approbation du passage et ce jour-là je serai enfin reconnue. En attendant, en effet, il est un sifflement, je ne l’entends pas car il émane de mon passage, trace sonore qui appelle d’autres dialogues, ce que nous ne manquerons pas de faire, ces jours-ci… ou dans d’autres saisons.”

Un soir

Je sais qu’à part la rotation des sphères il n’est rien qui tienne, mais les piaulements dans la nuit à deux pas de la maison nous arrêtent, je me penche vers l’oisillon et le replace doucement dans le nid qui baille sous les feuilles de clématite et je dis à ma petite fille que c’est là à peu près tout ce que l’on peut faire. Nous reprenons notre avance, elle applaudit, puis me reprend la main, sa voix fraîche comme l’étoile qui monte éclate de rire, parle des avions que l’on devine très loin, s’étonne de leurs traces clignotantes, estime que ce sont peut-être des étoiles qui les font avancer, je la détrompe, tu vois c’est notre présence sur la terre comme au ciel et comme elle aime les mots je lui dis que l’étoile est Vénus, elle répète le nom pour le plaisir mais sa voix est si claire que les murs et les branches tremblent de toute leur usure bousculée des années. Dans les soirs de juillet on s’abandonne au vivre, palpitations de son cœur au creux de ma paume qui presse son pouls, je lui parle un peu de la musique des sphères, du rythme des étoiles au scintillement incontrôlable et sa voix murmure en montant vers moi que Vénus, elle, ne scintille pas, et je laisse courir la différence entre planètes et étoiles, on ne peut toujours expliquer et celui qui sait est bien moins intéressant que celle qui s’interroge, ainsi marchons-nous lentement vers l’ouest où le saule noir nous attend avec ses longs cheveux que nous effleurons chacun de notre côté, bras levés nous saluons ce miracle de fontaine nocturne d’où proviennent les bourdonnements de quelques hannetons collants qui nous évitent prestement. Le ciel maintenant palpite. Soir sans lune, les constellations s’installent, je repère Cassiopée, les deux Ourses, ne dis rien, sans doute va-t-elle m’en parler, nous avons le temps, un autre soir peut-être, et le son de sa voix ne monte plus, elle serre ma main plus fort tandis que nous revenons à l’aveuglette vers la porte d’entrée. Elle semble presser le pas et je me penche encore pour éviter qu’elle ne lève le bras inutilement, je songe aux accélérations des nocturnes où le piano suspend le temps, gouttelettes précipitées du rubato comme une rosée qui se suspend puis finit par descendre, le temps n’est plus la syntaxe obligatoire du chant puisque la nuit tout est ôté sauf le silence empli de souffles.
J’ouvre, elle se précipite pour raconter les étoiles puis ajoute : « On n’a pas vu de hérisson ». Je fais oui de la tête : « Les étoiles et les hérissons c’est beaucoup pour un seul soir, on verra demain – Oui », dit-elle en se retournant pleine d’espoir.

Parfums

Si je me retourne, j’entends venu d’occident par-delà les îles et les golfes, un immense souffle qui fait de mes troènes si poivrés un flot de miel blanc, flocons qui sonnent imperceptibles sur la terrasse, émiettement du ciel sur mes sandales fraîches, et cette poudre argentée, cette brume rustique, me renvoie d’un coup les fragrances traversées des îles et l’écume cavalière qui s’écrase à cent lieues de mon jardinet agité. Je n’aurai pas vécu pour rien. Les vieilles feuilles plus souvent grises que vertes sont à l’image des pages où j’écris, car le vent les touche aussi, bousculant, pressant sous mon crâne les mots qui consentent à naître sans que je le veuille presque, puisque la vie, le vent, le même qui gonfle les voiles des heureux navigateurs, parade à deux pas, danse au rythme anarchique des chants d’oiseaux qui susurrent des mélodies incontrôlables, par-dessus le silence. Il se fait une joie échappée au temps qui passe, le présent a beau creuser ses remous évidents, ma peur se dissout rapide dans d’ultimes tremblements, le calme d’avant les mots s’installe en vibrant comme la flèche sur la cible, et me voilà valide, respirant étonné la perpétuelle naissance des secondes, tandis qu’à deux pas, des notes de piano fabriquent un air d’autrefois, fort savant, qui accroche à ma mémoire des guirlandes de fêtes où j’aurais pu rire si j’avais eu comme tout le monde la foi du bonjour et de la poignée de main distraitement serrée. Mais je ne suis pas comme l’arbuste tombé de la dernière pluie, mes cheveux sont là sur le sol ténébreux, la poudre du temps s’y est mis, la pensée d’une joie sur l’instant n’ose pas perdurer, ma vie, ma vie revient avec le souffle qui s’apaise et face à l’immense silence qui s’ensuit, ma mémoire accroche hontes et échecs, m’amie a des yeux de velours, elle est loin, elle s’est dissoute aux îles où il aurait fait bon mourir sans qu’on doive remonter constamment dans les filets les vrais souvenirs de grand bonheur. Il était une barque possible, toutes les chansons l’évoquent, mais à quoi bon les voix, tu sais bien l’envie qui nous prend de ressasser ce qui fut pour boucher les écroulements des décennies, les chansons ont été bues par nos tympans désormais emmurés par la mémoire qui pousse ses blocs de rêveries. Alors, par-delà ces heurts qui vont et viennent, soudain j’oublie tout et, raccrochant mes sandales, je cueille par poignées les fleurs tombées des troènes prenants et les respire pour avoir des golfes et des îles un reste du souvenir piquant du temps où la chance m’échut.

Le chemin de la mer

Et puis il y aurait cette errance vague sans souvenirs, puisque tout se mélange, où l’on s’écorche les orteils sur la laisse de varech empierrée de coquillages antiques avec en fond sonore hélas non plus tout à fait l’amorti résolu, que rien n’arrête, des rouleaux gémissants depuis l’aube des temps, mais soudain l’odeur écrasante de résine iodée, lorsque le soleil traverse les épines de pin et les pressure une à une pour qu’elles épandent leur cri rauque jusqu’au fond de la gorge séchée par le sel. Il ne m’est demeuré en mémoire aucune marche plus dure que quand la plante des pieds se dérobe sur l’enjambée… car tous les sables sont mouvants, ils tiennent cela de la mer et de ce temps glissé que fourbu, alangui, on finit par faire couler machinalement dans sa paume, anticipant par ce sablier portatif la déception d’amour : plus je serre, plus le temps passe vite. Je rentre, mais je refuse de m’épuiser dans cette geste si vaste et neuve, car dans mon pays on ignore ces déserts et tous les pas valent ce qu’ils veulent, nul ne s’arroge le droit de revenir en arrière, le sol est gras, certes, et la trace demeure, mais justement la vacuité d’été que j’éprouve à la mer – et que j’aime tant – n’a pas cours dans nos vaux et prairies ; dans mon pays tout est efficace. Il m’arrive de croiser des pins groupés aux troncs rouges sous le plein du jour ; près de nos cathédrales gothiques ces bouts de Landes fourvoyées allument des retours de plage où – souvenir – les beaux petits rentraient en gémissant de tant de soûleries, je me souviens qu’ils pouvaient à peine porter leurs vêtements et s’abattaient hagards dans la baignoire où parfois étrangement ils se taisaient en souriant comme si le soleil et la mer les avaient nettoyés de tout langage. Et puisque j’en suis au jeu du je me souviens, je vois venir des vagues et j’entends bien que personne ne peut répondre à mes pourquoi, pourquoi les vagues, le sable et même – enfant des nuages – pourquoi le soleil, car au pays du blé roi nous n’avons rien qui ressemble même de loin aux dunes et aux mouettes discordantes, et c’est donc sans pourquoi que je me jette au roulis froid qui se fait bleu par endroits, et là entre deux vagues, ou plutôt avant l’angoisse de la suivante, après avoir (en faisant un appel en rythme) vaincu la précédente, à cet instant où l’océan se fige sur l’éternel chemin qui mène à l’inépuisable épuisement des vagues, à cet instant j’ai été heureux, comblé de bleu, j’ai vu le soleil vaciller, reconnaître que sa blancheur crue était factice puisque l’eau salée apaisait d’un coup toutes ses vilenies ardentes. J’ai décrit les enfants délestés de langage, je dirai pour moi au contraire la liberté de dire, en ce lieu bref j’ai entendu ma voix rire, des flots de phrases me venaient entre deux vagues sans pourquoi, j’ai été libre, et comme je suis sorti de l’enfer à l’âge adulte, je sais que ce souvenir fut ainsi vécu dans la plénitude de ma voix enfin lâchée pour de bon. Je me souviens que dans l’enfer-l’enfance j’avais besoin de preuves qu’un jour, un jour viendrait et là saisissant l’eau de mer par poignées, j’ai cru que ce serait possible et ce le fut.
Ce n’est qu’un chemin. Il y en eut tant.

Avec les vagues, l’enfance

Je ne sais pas si j’envie ceux qui verront les brisants et leurs affaires d’écume qui forgent les galets. Il est probable qu’ils s’interrogeront : suis-je heureux ?, et que leurs regards au lieu de répondre se perdront latéralement dans les sables où les robes vertes des vagues s’abattent depuis le premier matin ; puis, par désœuvrement, les mains dans les poches, ils laisseront errer leurs yeux vers l’horizon, juillet est une voile appelée à disparaître parce que la terre est ronde, malgré la ligne finale fabuleuse où le soleil du soir fera semblant de se coucher pour nous inviter à faire de même. Et nous le ferons vraiment. Il y aura des draps pour redoubler la peau, prairie de neige aux replis favorables aux rêves et j’irai clore alors mes yeux sur l’enfance aux portes noires cirées de cris. Au bel été, je mesurerai la distance avec ce qui fut, les pauvres brutes descellées de l’enveloppe humaine et qui versèrent sur nos crânes de petits bouts de chou des coups toujours, si peu parents, sombres cerveaux roulés comme cailloux, bornés comme falaises, glacés, verticaux et apeurés. Je ne reprendrai jamais ce chemin vers la mer où une fois grand j’aurais pu me forger un destin de capitaine libre au vent ; je n’ai pas pu prendre la voile et j’ai ramé à contre lames bricolant un âge adulte entre récifs rêvés et coraux très artistes, emplissant ma voix – enfin ma voix – des échos des anciens où rôdent avec l’ange des chants perpétuels qui recouvrent, tels des brumes de septembre, les hurlements incidents qui alourdirent mes pas et firent de mon enfance provisoire une plage minée. J’emporte mes jours amochés de jadis à la semelle de mes sandales marines, le crissement se fait heureux puisqu’il s’éloigne (le mieux qui puisse nous arriver est de vieillir) avec le temps, ce fidèle allié qui miroite là-bas où j’aurais pu naître, ce paysage de chaleur où paraît-il on aime, ce temps d’avant qui remord constamment dans ma chambre silence. Je me demande souvent s’ils sont heureux dans le présent ces êtres neutres sous parasols, fixant la mer, des jours entiers sous l’avalanche des flèches empoissées de soleil. Je crois que oui, avec leurs crèmes, leurs journaux pathétiques et leurs monosyllabes où la même langue dont j’emplis ces pages s’émiette vite en balbutiements que la vague recouvre ; je pense qu’ils ont sans réfléchir une impression de vivre qui s’éploie au présent avec quelque solidité et peu importe qu’ils rentrent le soir recuits et muets d’indigence parlée, ils sont sûrs de leurs pas. Je ne les envie pas, j’ignore la jalousie, j’essaie seulement d’entendre ici et maintenant la possibilité du pas libre, puisque vivant il me faut bien marcher ; or, j’entends des crissements, folies meurtrières piétinées à grand peine par l’âge adulte, mais qui reviennent évidemment avec la marée, ce qui m’incite à dérouler dans le calme le plus creusé, des draps de mots que j’agite de loin, naufragé cœur battant, plein de l’espérance d’une voile nouvelle.