Chopin

(J’ai beaucoup écrit sur Chopin, mais c’était dans “Traces de Pas” ou dans des revues aujourd’hui disparues… me reste sur ce blog ce poème qui a été écrit il y a plus de dix ans et qui évoque les mazurkas. Joie d’aimer, tristesse des deuils et de l’éloignement… voilà le ton bref que je voulais célébrer.)

chopin portrait

ce ne sont pas des pas réels
plutôt le souvenir de danses
qui cognèrent en Mazurie glacée
sur des planchers boueux hommes
et femmes s’accouplaient par avance
mimant en rythmes serrés
des étreintes que le chant coloré
élargit sur un rubato de nuit sans fin
où ma main et ta main ne cessent de se croiser

le mineur ne s’alanguit qu’à peine
juste ce qu’il faut de regrets
dans de parfaites double pages
où les brumes se lèvent sous le vent
avant l’irruption d’un soleil trillé
longtemps en petits marteaux lourds
que la solide poigne fait voler
je me souviens des papillons des cils
et de mes amis morts murés en moi

mes humeurs miroitent en moments touchés
j’échange ma chance contre l’absence
qui est mon vrai sujet sur cet objet
en noir et blanc nuit et jour mêlés
mon confident horizontal unique
où les tonalités tricotent des écharpes
pour garder à la bouche des baisers
jusqu’à peine accordés mais fixés ici
loin d’une terre adolescente à jamais disparue

Commentaire des “Soirées de l’équinoxe”: “Le Pâtre sur le Rocher” de Schubert

Cette nouvelle publiée ici en neuf parties a été suscitée par la dernière œuvre de Schubert ; il s’agit d’un Lied pour Soprano, Clarinette et Piano (op.post. 129 ; D. 965), dont je propose la traduction littérale qui suit:

« Lorsque je me tiens sur le rocher le plus élevé,
je jette un regard dans la vallée profonde
et je chante, je chante,
du plus profond de la sombre vallée,
l’écho se lance vers les hauteurs
l’écho des abîmes.
Plus ma voix s’élève au loin
plus claire elle me revient
d’en bas, d’en bas.
Ma belle vit si loin de moi
c’est pourquoi je rêve d’elle avec une telle ardeur
là-bas, là-bas.

Dans une profonde tristesse je me consume,
la joie m’a quittée,
sur la terre l’espoir a disparu,
je suis ici tellement seul.
Si nostalgique résonna le chant dans la forêt,
si nostalgique il résonna dans la nuit,
attirant les cœurs vers le ciel
avec une puissance merveilleuse.

Le printemps va venir,
le printemps ma joie,
je vais maintenant me préparer
pour être prête à m’en aller.
Plus ma voix s’élève au loin,
plus claire elle me revient.

Bien des passages de ce texte sont repris directement ou indirectement dans “Les Soirées de l’Equinoxe” ; j’ai tenté à ma manière d’en restituer l’esprit. J’ai supposé que ce texte était composé de trois parties : douze vers (deux fois six vers de Wilhelm Müller), huit vers (de Karl August Varnhagen von Ense), et six vers (de Wilhelm Müller). La première partie joue sur les échos et s’ingénie à mimer le vertige ; la deuxième, plus émouvante encore, passe en mineur et met en valeur la solitude du pâtre ; la dernière chante en majeur le retour du printemps avec un tempo différent : on passe de l’andantino à trois temps du début à un allegretto résolu à deux temps, d’une gaieté irrésistible.
Le choix des deux auteurs différents pour le texte, montre qu’à l’évidence Schubert ne choisissait pas ses auteurs par hasard, mais agençait selon un savant collage la suite des paroles. L’ajout de la clarinette donne à l’ensemble des allures de petit air d’opéra et donne à entendre ce qu’aurait pu être l’œuvre à venir du compositeur disparu peu après avoir écrit cette merveille.
Peu d’interprétations sont satisfaisantes. Comme « Les soirées de l’Equinoxe » le laissent entendre, il faut un équilibre parfait des trois instruments, ce qui n’est possible que si les trois ont travaillé longuement en harmonie. S’il fallait faire un choix, on proposerait de préférence l’interprétation de Elly Ameling avec Jörg Demus au piano et Hans Deinzer à la clarinette, même si ce dernier, vers la fin, fait entendre une note un peu juste sur un aigu ; on ne lui en voudra pas trop (!), car son minuscule cafouillage dans les détachés ajoute à l’émotion !

Bach et l’île déserte

Ce que j’emporterais sur l’île déserte est une question que je ne me pose jamais. Je suis dans l’île déserte : mon corps est posé là, assis, debout, il marche, il court, mais alentour il n’est rien qui vienne me rejoindre et les Vendredis que je croise sont des sauvages souvent aimables certes, cependant ma peau demeure entourée de l’air du temps, se consolant de l’aimantation vaine par des rêves de mers rabattues et de chants d’exception que je laisse filtrer à l’intérieur de mon île. Il faut dire qu’il y a de la place : l’enfance fut un désert ce qui par chance redouble les espaces où le charme peut s’ébattre autant qu’il veut. Ainsi en va-t-il à peu près de chacun de nous.
Il est des solitudes solaires qui laissent autour d’elles vibrer des rayons plus purs, comme les éclats réverbérés sur la Méditerranée où je vois naître les temples et les dieux. Non, même là, je sais que la page est tournée, le sang d’Agamemnon est sec, envolé, les éclairs de Zeus ne font plus peur qu’aux touristes et si mon île s’y ressource parfois, c’est à cause du baume bruissant des rocs fendus, eau limpide qui chante des épopées lointaines pour mes soirées fragiles.
Me vient en secours un ruisseau dont je dirai l’excellence car les humeurs s’y rassemblent, c’est dans l’île l’eau potable, et même si j’ai pu parfois évoquer d’autres précieux ruisselets ou des vents d’extrême force, il va de soi que ce ruisseau (Bach) et son Clavier bien Tempéré offrent à ma terre assoiffée un ensemble de sources innombrables où les humeurs se retrouvent sagement décrites, méditatives. C’est un murmure intérieur conçu à l’origine pour l’éducation des doigts et les vrais éducateurs seuls peuvent comprendre la beauté d’une œuvre élaborée dans un tel but. C’est un chant pour les mains et les tympans qui trace à jamais les humeurs de toutes les tonalités possibles comme si un peintre rassemblait la suite des nuances en une seule œuvre. Mon île déserte déborde de ce ruisseau sonore, elle s’y retrouve en harmonie car ces vingt quatre pièces sont autant de méditations sages, folles, songeuses, enjouées ; elles ne parlent pas à la foule, ne déplacent pas les montagnes, mais se posent au présent, un présent tellement vif, si vécu, si touchant aux mains et aux corps lestés d’esprit qu’on croirait que l’encre qui les traça n’a jamais su sécher. Son austérité apparente la préserve comme un ombrage généreux de tout tapage intempestif, si bien que mon île déserte en résonne dans son intégralité depuis la première audition.
Conscient que l’île déserte est insatiable, Bach a eu la bonne idée d’écrire un second volume des mêmes exercices et, enclos dans l’île, je me réjouis d’avoir tant à écouter.

Piano et pluie

L’avance du temps ; elles hésitent à tomber, s’attardent sur les feuilles crues des troènes en boutons, autant de notes d’une sarabande, toccata ralentie qui s’étale à travers la matinée sans vent où les pépiements protestent à sec vers le ciel pour contredire la pluie un peu tiède. Entre chant et chute – éclat mat des gouttes contre le suraigu des becs avides de joie – se tricote un réseau de sons, si bien qu’une partition se dessine sur la grille des fils électriques, deux niveaux, une basse mouillée très terrestre et des pointes au-dessus de l’autre portée, notes supplémentaires bigarrées, chargées d’appogiatures, de trilles incessants qui se moquent bien du rythme gras de la pluie lente où tout retombe.
L’agreste mime des joies cavalant à travers les airs ne consent que rarement à cesser son ramage, mais en ces pauses éclatées, des vagues de terre mouillée renaudent contre l’optimisme éberlué des mésanges charbonnières, la terre tourne semblent dire les monticules frais bâtis à la hâte par les taupes dérangeantes.
Au loin, un vieux piano brisé s’est installé dans ma mémoire ; entêté, il ramasse ces débris du présent, gouttes perlées et trilles roulés, et tapote du bout des doigts une sonate facile, ut majeur, car que faire d’autre lorsque le temps se vide ainsi de ses horizons, que des nuées se tassent à deux pas? Les promenades une fois barrées, restent deux mains qui lancent dans le vide la mécanique amusée de Mozart, et l’on va variant autour de la tonalité, détachés souriants à droite et lourds sauts arpégés à ma gauche ; on entend les éclats de rire du gamin malicieux qui couvent des stupeurs lorsque des dièses ou des bémols viennent troubler ce qu’on croit être une avance digestive et seulement plaisante.
Puis revient le silence et il est temps d’écrire.

J.S.Bach: cantate BWV 21 (Ich hatte viel Bekümmernis: j’étais débordant de peine)

Impossible de comprendre le texte qui suit sans écouter la cantate 21 de JS Bach: Sinfonia 1 et le début du choeur qui suit.

[mp3]http://lenep.com/jepeins/wp-content/uploads/2010/03/Bach-cantate-21.mp3[/mp3]

l’aube rase et mince glisse contre la nuit
c’est un hautbois où l’anche double est la bouche
de l’horizon
qui s’ouvre longuement descente et élévation
j’aime le pincement tranquille et terrestre
dont les échos s’élargissent sous l’ouvert des secondes
ce temps compté humble par les cordes
à peine effleurées par l’archet

et le hautbois reprend baroque moins pincé qu’un moderne
plus pataud c’est vrai mais une telle chaleur
mais si large
son chant d’affres tenus haut fièrement
j’admire contre les cordes de la visiteuse irrépressible
la grâce d’avancer sur le temps qui croît
la peine la peine ce souffle comme ma voix
demeurée vive et osons le mot: optimiste

le jour se lève on l’a compris
et la lumière à la pincée du hautbois abouché
donne la vie
naissance d’amour dans le temps et cet espace
que je vois s’ouvrir et s’ouvrir à la lente présence
hallucinée sous les violons dans le corps d’ébène résonnant
puis il faut tout laisser cher aveu
avant que le JE du souci surgisse

Ich… ich… ich… ich hatte viel Bekümmernis
(Je… je… je… j’étais débordant de peine)

Beethoven

Ludwig Van Beethoven : 7e symphonie, deuxième mouvement

[mp3]http://lenep.com/jepeins/wp-content/uploads/2009/12/03-Morceau-3-comp.mp3[/mp3]

C’est la terre brune, l’humus sur lequel on marche à pas très lents, comme pour goûter le poids du corps qui se mesure à lui-même, seul, joie d’être enfin mortel. Une gloire laïque de vivre et de mourir. Peu de morceaux de musique ont cette émotion contenue de marcher glorieusement vers le funèbre, notre vraie condition. On voit des arbres partout (ah le hautbois), des odeurs de terre montent pour nous, tout le poids du corps posé sur la sente qui mène à la fin de nos existences. C’est notre chant intérieur quand nous avons l’équilibre tranquille du sage qui voit les oiseaux et cesse de les envier puisque tout est bien. J’y vois la fin heureuse de tout.

Parfois le regard file, les basses disparaissent un moment pour nous faire voir la lumière à travers les arbres défaits presque transparents. Puis, notre condition n’est plus la nôtre, la clarinette chante un moment où nous allons rejoindre la communauté des vivants, l’orchestre lui emboîte le pas en accords consensuels. Car ce n’est pas une marche pour nous seuls soudain on comprend que ce sont nous tous qui marchons ensemble. On est alors soulagés de savoir que chacun est seul mais que nous marchons tous. Un but est trouvé, très terre à terre, pas du tout transcendant, la terre nous convie à l’accepter telle qu’elle est. Notre pas devient passage, juste ce moment où nous rejoignons l’indistinct non plus le moi et le toi, mais le tous, arrimés à ce qui est notre vérité mortelle. Mais c’est une gloire de vivre dans ce tutti magnifique où tout le monde marche et tourne dans ce funèbre accepté. Ce n’est absolument pas la résignation, mais l’acceptation tranquille de nos pas fugitifs sur la sente bordée d’arbres aussi magnifiques que nous-mêmes. On adore les silences qui semblent faire entendre le souffle qui nous fait cortège lorsque nous marchons, cette buée. Mais rien en nous ne fait plus plaisir que les grands accords non solennels qui disent oui à tout. Étrange mélodie profane qui nous chante: elle dit ce que dit la religion, mais défaite de dieu, l’avancée vers le vrai tempo de notre vie en devient toute grandiose – dans le chant central – on acquiesce avec des petits picotements aux yeux qui selon l’humeur peuvent se faire larmes, mais juste un moment.

Il n’y a jamais cette lutte entre les cordes et les bois très traditionnelle, ils s’entrépousent au contraire pour le plus grand profit de notre équilibre de marcheur. C’est donc un psaume unique, piété laïque,  passion vitale assumée, victoire sur la peur du vide qui parfois vient affleurer lorsque les cordes aigües voire les bois se défont des basses, tout petits instants où l’on flotte dans le vide, comme lorsque marchant on oublie que l’on marche. L’orchestre vient vite consoler ces petits vides en assurant que nous avons raison d’être heureux de vivre en mélancolie bien au niveau du sol qui ne se dérobe que rarement. La résolution finale ne nous abandonne pas, elle nous laisse au silence enfin limpide, clarifié de toutes les scories sentimentales qui nous assaillent inutilement, puisque l’essentiel ici a été chanté. Nous sommes enfin fiers d’être mortels: nous appartenons à la même source que Beethoven, quelle chance nous avons !

La voix de Gould ( 2 / 3 )

 

J’essaie d’imaginer les lieux, non pas les étendues miroitantes où toutes les teintes convergent vers la neige, c’est trop connu, grâce flottante d’un Canada classé : alors qu’on les voit naïvement glacées, les plaines sont une seule affaire de solitude chaude. Pour Glenn s’ouvre une vaste marge, seuil qui apaise face à cet inaudible chaos de sons, le reste du monde.

Glenn est assis là, heureux, au centre du studio d’enregistrement, machines tendues à craquer d’obéissance, esclaves qu’aucune pitié ne vient mouiller.

Il se lève. Le plaisant du pays alentour : il en épouse le silence horizontal, traversé d’éclairs animaux très vifs et patauds à la fois – ours blancs ? – ( la vie toujours, partout, au pire du monde… mais pour Glenn c’est le comble du froid qui le ravit, c’est tellement lui) et par la grande baie, il guette le fruit du moment à venir, le tempo du frappé que son esprit construit par avance, partition pendant contre son corps, au bout des doigts. Il n’est pas pressé.

S’il a quitté les salles de concert, c’était à cause de la honte, du rituel trop humain où la présence est pure absence. Tu avances sur les planches, tu dois saluer, tu dois t’asseoir, tu dois devenir l’autre et charmer, oui, charmer, quel scandale, enfoncer dans l’horreur de l’oubli tous ces tympans tendus qui sont venus là pour ne pas savoir, pour ne pas entendre, torture, contradiction entre mes doigts qui cherchent l’absolu de la note écrite, alors que justement ils ne veulent pas la voir, encore moins l’entendre. Et comment chanter si le silence est habité des gorges et des semelles qu’on racle sans vergogne, murmure obscène des cités cadavres allumées de désirs hélas suscités ? Je devine l’affiche catastrophe : « Glenn Gould, Bach, Variations Goldberg ». Oh, l’admiration, l’insupportable regard des passions carrément avouées, pupilles d’enfants des métropoles achetantes, adultes oui, mais ici, à Carnegie Hall ou ailleurs, tellement dépendants, alors qu’il aurait voulu dire, alors qu’il disait du fond de sa chaire d’enfant que la liberté commence avec la fin de la fascination. S’ils avaient pu au moins ne pas applaudir, ne pas le fixer… Savez-vous que c’est en fermant les yeux que vous verrez le mieux ? Vous qui entrez ici, abandonnez toute dépendance. Comment dire des choses pareilles, puisqu’ils sont venus pour s’accrocher à ses phalanges gantées de montreur de sonates ? Non, décidément, ce n’était pas la musique n’est-ce pas, ils y voyaient une méchante acrobatie : « Mesdames, Messieurs, le clown Gould va vous donner du Cantor revu et corrigé » ; braves enfants émerveillés, vous êtes bien gentils, c’est inouï, très inouï, et vous irez ensuite contant par les avenues mouillées que Glenn est fantastique, et fantasque, et fou, bien sûr, très fou.

            Glenn n’a pas quitté la baie ; il tire sur son foulard élimé, il serre sa gorge pour ne pas monologuer ; il sourit du pas qui l’a fait venir du piano à la vitre, ce fut un pas entier, posé sur la moquette en notes tendres, totale présence verticale de l’animal humain, sujet, frappe douce du talon, puis la plante totale presque ronde et les orteils enfin, tous éprouvés, danse sans chorégraphie, avance minimale, esquisse suffisante de soi qui dit oui à la vie, qui justifie sa vie. Les humeurs sont en place, la détente fait de lui une glace, un vernis blanc où tout vient comme il veut, la puissance du choc des marteaux est déjà là, il suffit de revenir vers le clavier, de s’asseoir et d’enregistrer. Il se dit que ce sera peut-être fastidieux, long, il craint l’ennui ; mais il espère tout à coup se surprendre, oui, sûrement, ses doigts vont un moment donner des pincements imprévus, on ne sait pas tant qu’on n’a pas commencé.

            Il retarde encore, avant de tracer l’indélébile du son finalement accepté, il doit encore laisser monter au bout de ses deux mains la puissance qui rôde en ordre dispersé à l’intérieur du corps, même si l’épine dorsale commence à collecter les morceaux épars de sa force en gésine.

            Et voilà que les concerts reviennent. Il a trop tardé. Tout se délie. C’est malheureux, il aurait dû profiter de cette minute, de cette goutte de Gould, entièrement soi. Non, peut-être faut-il en passer par-là ? Le pur son doit passer dans la boue du passé, du temps où il fut célébré, mordu.

            C’est à lui-même qu’il en veut. Comment ai-je pu me prêter à ce jeu, oui, me prêter tout court ? Tel jour tu joues le quatrième de Beethoven, tel jour tu enregistres le Brahms, et même (Glenn sourit) Mozart ! Et pourquoi pas Chopin ? Ah, la pédale, le lié, le chant trop chant pour être chant ! Il sent que s’ils avaient insisté, à l’époque, il aurait fait le Chopin. D’ailleurs, il l’a fait, mais il ne sait plus pourquoi. Glenn ne comprend pas, il ne veut même pas savoir. Il sourit du piano à pédales, il est ailleurs. Mais pourquoi la douleur tout à coup d’avoir été cela, cet homme qui court, s’exhibe, pose ses fesses sur son prie-dieu, malheur ; tu as vu, ils veulent te voir, t’entendre, pour se débarrasser de toi, dire : « J’ai vu Glenn Gould », comme on a vu les temples d’Angkor. Objet de tourisme, rarement sujet.

            Rarement. Ah, j’ai une excuse, j’étais jeune. J’ai aimé ces messes dont j’étais l’évêque, le fou du joueur d’échecs. Car c’était une suite d’échecs, le Sisyphe de l’ivoire, le prolétaire répétitif des touches claquées. « N’oublie pas de saluer ! », hélas oui, je n’oublie pas ! C’était beau sans doute, nécessaire pourquoi pas, il fallait être nul, absent ; mon corps avait besoin de vous, voleurs !

            Et maintenant, face à la baie, il laisse glisser la partition entre ses doigts. On dirait que le papier sur la moquette est une neige nue parsemée de pattes d’oiseaux, sur des lignes penchées, ombres des fils télégraphiques groupés par cinq qui filent là-bas vers le couchant.

            Ce qu’elles portent n’importe plus, puisque la mémoire de Glenn les a assurées et relues et renfermées derrière son front, au bout de ses doigts : mémoire des mains, mémoire du crâne ! Il se voit en miroir dans la baie…

            Il va falloir aller là-bas, derrière, loin de la lumière du crépuscule, et dire en appuyant sur la touche des magnétophones que l’on y va. L’ascension des Goldberg n’est pas technique, quel doigt ira là, puis là, mon dieu mais ce n’est pas le Golgotha, ce n’est rien. Glenn pourrait jouer n’importe quoi, il sait, pas besoin de technique, jamais une gamme de ma vie.

            Avant d’y aller, avant de s’asseoir sur sa chaise d’enfant, seul, il effleure la vitre du bout des lèvres, baiser au crépuscule, on ne saura jamais que ce fut le lien qui le tenait à la terre. En fait, il a attendu que le soleil touche la neige. Désormais, c’est possible, l’embrasement peut commencer, il pousse du pied la partition qui encombre son passage, le chant de Glenn va commencer, déferlement bientôt contre la nuit.

La voix de Gould ( 1 / 3 )

 

gouldDans les enregistrements de Gould, on entend sa voix.

            Mais ce n’est pas sa voix. Ce chant parasite est la part intérieure du langage, remuement mélodique qui se manifeste sous les mots et qu’on n’entend habituellement qu’à peine, pris par le sens, empressés à se défendre du désert d’être soi. Ce gâchis chanté s’éveille aux confins des cordes vocales, là où les harmoniques s’essaient à la présence de Glenn. Au beau milieu de Bach, sa ritournelle risque son petit glas contre le trop plein de clarté du Cantor, si clair qu’il en est transparent, et la voix devient un peu de brume, ce peu de gorge qui fait défaillir le parfait, comme la vitre appelle le souffle pour affirmer qu’elle est là.

            Et l’on voit bien que ce n’est pas la voix de Gould, mais celle de Glenn, le fils. Aucun lié chez lui, il n’est plus question de plaire, à quoi bon ; aucune pédale pour faire durer, non, c’est jouer qui importe, se souvenir et rejouer encore. Hommage, révérence chantée, rappelez-vous : l’aria c’était ça. Le détaché dit les siècles d’écart, frappe son respect envers la voix du père sur l’évidence du chant sans lui ; la mélodie est défaite par la succession des blancs silences au bord des notes noires de la partition, petits arrêts muets qui offrent une image visuelle du clavier et donnent à Bach son pointillé, son vrai lointain. Tu fus, je suis.

            Père mort, fils fidèle, le plus fidèle puisqu’il mêle à la note d’antan, au fil d’autrefois, l’absence que nous avons de Lui, figurée ici par le silence qui pointe entre chaque attaque de doigt. Alors la voix de Glenn prend le silence entre ses dents, abouche son murmure à ces éclats : c’est une colle de marqueterie, un plomb de vitrail, un ciment frais de mosaïque.

            Tapotant contre l’épaule du père endormi, Glenn dit les manques, les failles que la raison et ses techniques ont fait craquer depuis aux murs des nefs. Le plâtre gras de la gloire a séché, il est à vif, et si le côtoiement de l’azur fut un jour beau chant massif de Bach, le pianiste, un rien bancal, s’en vient aujourd’hui bousculer les ogives. Chantant, il s’excuse. Il tutoie le texte, le tourne, et l’on se souvient tout à coup que le motif des variations est celui d’un insomniaque qui passe ses nuits à froisser ses draps ; les ornements, les décalages de mains qui, à la fin de l’aria vont se retrouver – il faut bien dormir -, sont autant de retournements du corps meurtri par la nuit qui vient et le sommeil qui ne vient pas.

            Mais on idéalise toujours le passé du père ; à défaut de Dieu, qui était un beau mensonge sans poussière, pur comme le ciel et la conscience vierge, il nous reste cet appui de jadis, et songeant follement, on se dit que l’aria devait sonner l’aube du chant, disons plutôt le soir qui ouvre enfin au dormeur la grande pâture du rêve. Et si l’on continue de trafiquer avec la folle du logis, on entend les plectres du clavecin qui mordent la corde ; plumes d’oiseau, elles accrochent de leurs crans les grandes filles tendues, leur font rendre son, et c’est ainsi que le futur dormeur devait se réconcilier avec le bruit des pièces d’or que ses mains tout le jour avaient soulevées comme on le fait des montagnes (le claveciniste était « Goldberg »), et c’était naturel, croit-on, et l’homme s’endormait auprès de son profit.

            Je me dis encore, drogué de nostalgie, que les nuits en étaient vite obscures et douces ; je sais que c’est folie, mais je crois que la prière aux ruelles endormait les patients de Dieu, et si je m’entends dire cela, forcément, je vois qu’aujourd’hui est moins bien, que les cordes ne sont plus traversées, mais simplement cognées par les marteaux qui sortent tout droit des manufactures modernes. Oui, la corde n’est plus franchement accrochée comme le fut celle du clavecin, à l’imitation de la flèche de l’arc, elle est seulement vite frappée, sonne seule et sans joie et c’est pourquoi le piano est souvent la grande mélancolie ruisselante, tandis que le clavecin est chant d’oiseaux, nature pure, mythe avenant de cet âge où l’or courait sous les doigts du Cantor.

            Et si le pianiste chante, c’est pour enrouer la vieille aria et dire à cru la foi éraillée. L’enfant qui adorait se retrouve seul. Il appelle.

            À ce moment, le conte devient à peu près celui-ci : il était deux fois la même aria, encadrant trente variations, pour rêver, et les oiseaux s’envolaient sous le regard de Dieu, sous les mains du maître. L’homme s’endormait après avoir vibré dans la sphère close du monde varié, transposé, et tout était bien. Puis la grande guitare horizontale a été remplacée par la machine outil aux cent percussions : c’était il y a longtemps. On a épuisé au piano les liés, les sons étirés, épanchements gras dans des salons allemands. Et voici que depuis peu, le clavecin est revenu, fragile ; l’éden des croyants, où le passé se tasse en enchantements successifs, jabots de dentelle et foi chevillée au chant, a fait retour vers nos tympans, plein d’hésitations mortelles, de plaintes murmurées ; alors la mélancolie qui était toute de velours bourgeois, s’est déplacée plus loin vers l’arrière, Monsieur de Blancrocher a trébuché et Louis Couperin a déroulé ses douleurs dans les châteaux d’Ile de France, aussi mélancoliques que nos divans confortables.

Et le petit récit fictif se termine ainsi : Gould aux détachés bleus apparaît comme le grand annonciateur du retour des oiseaux. Grâce à lui, le marteau s’est abstrait, s’est extrait des effusions, réintroduisant le sec pépiement des clavecinistes insatisfaits : ceux-ci voyaient bien le son venir, mais ne pouvant contenir le volatil, ils brisaient en ornements la note mal tenue ; Glenn a glissé à leur suite, d’une patte vigoureuse, au-dessus des romantiques. Il a été l’intermédiaire.

Mais cette construction est le hameau rêvé de l’historien pataud. Coupé du vaste espace futur – c’est la vieille ruse qui chasse l’angoisse du lendemain – je bâtis sur le présent un grand manoir rétrospectif, impeccablement balayé, classé monument historique, pour que mes jours de vivant aient une valeur unique, puisque mon existence, à tout prendre, est la seule qui ait quelque valeur pour moi. C’est émouvant, mais c’est un rêve d’enfant, une vaste gaucherie. L’histoire est trop belle et j’ai beau ravauder, le mouillé du chant de Glenn casse la grêle superstition que j’invente à l’instant.

Il faut tout reprendre : j’ai beaucoup parlé du passé, précieusement évoqué le présent, mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose ; je vais apprendre à être père, tranquillement, calmement. J’ai oublié dans ma fiction que Gould travaillait en studio, sur des machines sophistiquées et que sa voix, son murmure, n’est pas une négligence, mais la ferme volonté de dire l’aria de notre temps.

Et ce fond de gorge d’avant le langage, dénonce d’abord l’impiété machinale des contemporains, ces clochards de luxe qui, chassés du village pour hanter les métropoles, ont inventé, à force de langage, des retours en arrière fabuleux vers le bourg d’origine : les crimes par millions ont aussi tué les mots, le chant et l’ensemble qui le portait. Déliés désormais, entourés d’un halo de silence que manifestent jusqu’au délire le bavardage et la musique torrentielles, nous allons aux boulevards comme les notes de Gould, secs et muets.

Le murmure est alors contre la machine que figure le piano, la présence du chant qui reste. Trace d’aria, elle laisse pourtant monter, contre l’autrefois décomposé de son jeu, contre le cliquetis qui mime le passé, une forme d’espérance hautement audacieuse, comme un nouveau plain-chant à peine éclos, et qui s’essaie masqué par Bach ; l’a capella n’existe que s’il y a une chapelle, mais ici, c’est le physique de l’homme mis à nu, seul, même plus des mots, des syllabes, ni encore moins du sens, non, c’est, après l’usure de l’éloquence foudroyée, le retour de la voix de tête, voix d’enfant sans doute, qui se mêle au passé somptueux de celui qui voyait Dieu, pour fonder, malgré les errements effroyables du temps, un petit endroit minuscule où l’on se dit par-devers soi, en secret (mais un peu en public), que l’aria reviendra.

le marteau de Gould

glenn gould au piano Les photos et vidéos nous rappellent l’étrange manière catastrophique qu’il avait d’être au piano : assis sur une chaise très basse qu’il traînait toujours avec lui, presque entièrement coupé en deux, il jouait. Il se peut que nous n’ayons jamais compris cette attitude disgracieuse à partir de laquelle il déployait ses cataractes sonores. Ramassé comme une source, nous n’avons pas vu que son corps était sans doute imitation du marteau qui n’attend que l’appui de la touche pour se jeter aux cordes.

Son assise m’émeut.

Les deux mains à l’horizontale presque chahutent le double échappement, mais dans son recroquevillement Glenn veut accorder aux marteaux son propre corps, c’est pourquoi il place son visage à la hauteur dirait-on de ce lieu vacant et nécessaire qui sépare les marteaux gisants de l’ample harpe des cordes d’or.

Gould est presque comme une chose, il aspire à rejoindre les harmoniques de la terre, il est tellement virtuose qu’il se veut le plus largement tellurique possible, et la boue et le roc, et le feu intérieur, et le froid du choc du marteau à la corde et retour, sous l’effet conjugué de sa volonté et de la gravitation.

Je vois un autre jeu imaginaire, mais je me demande s’il est dicible. Imaginons un instant que frapper de haut en bas – qui est en réalité, du côté des marteaux, un choc de bas en haut – ne soit pas le plus important. Gould tire alors les touches comme un montreur ses fils, et en appuyant il pense surtout à porter le piano, il l’ôte à la gravitation…. et c’est ce qui se passe puisque le marteau monte lorsqu’il descend le doigt. Le moment gouldien n’est pas à l’instant où il appuie, mais lorsque la phalange brûlée du son remonte, car la note est mortelle sans doute, sa perte est assurée dès le choc, alors il faut ôter les doigts, tirer et retirer ses extrémités manuelles et donner sa chance également, à parts égales, au silence qui s’est levé dès que le marteau est retombé, silence qui, lui, est notre vérité pure, la seule que la musique sache si bien enrober de raisons calculées et de rêves fugaces.

Comme les autres de leur instrument tirent des sons, il en tire ses silences : autant d’absences, autant de notes. C’est ainsi sans doute qu’est venu naturellement le détaché, volonté de marquer le charme de son entêtement sur le taire – l’inverse absolu du bel canto – l’aigre doux des doigts, le sucré chanté passé au sel vif du non-dit, l’avancée en continu (sous le roulement de ce qui aurait pu être blabla) de l’imposante rhétorique d’occident sur fond immaculé.

Enfin quelque chose de trouble s’installe aux tympans : Gould fait entendre les notes tellement détachées qu’on peut penser qu’il a pour objectif la vision des notes sur la partition. Le regard par l’oreille. Car si je considère le texte de Bach je vois des taches séparées sur le papier blanc, ce sont elles qui, passant par l’écoute de Gould, vont se faire visuelles. On part de l’écriture de Bach, on écoute Gould, et on revient pendant ce détour auditif à l’écriture de Bach.

Le marteau de Gould est très proche de l’impression des notes sur le papier et pour tout dire de l’instant où Bach a posé les notes sur les portées blanches. Le poignet de Gould est celui-là même de Bach. Écrire ou jouer deviennent alors équivalents. La distance entre le compositeur et l’interprète est pratiquement effacée.

Ce que l’on dit de lui se ramène invariablement au blanc, toutes les couleurs tues mais convoquées à la fois, car l’immaculé est l’éblouissement des plaines du Canada où il vivait, verglas jamais rayé sur lequel se placent en bon ordre notes et mélodies, nous donc, vivant au danger comme musique au silence, dans le temps.

Nocturne

Nocturne pour piano en ut dièse mineur Op. posthume par Claudio Arrau
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Aucun doute, Chopin cherche l’écho du sol perdu. La nuit, il rêve qu’il effleure la terre de Pologne, et le jour ses doigts se résignent à toucher la note qui bravera la nuit, toujours il retourne vers le bel avant, qui évoque à la fois l’antérieur et la marche à venir, souriant de l’art fabuleux dont il s’est rendu maître. Car le temps devrait être son allié, mais il ne peut comme Bach dire que le présent est assuré d’un futur habité – il faut un Dieu pour être tout entier sur la note – , il ne peut non plus comme Beethoven mordre rageusement sur la seconde qui s’avance, c’est affaire de tempérament, alors il combat en sous-main le sens naturel du chant, il s’y dérobe, refuse d’approuver l’évidence d’un pas qui ne demande qu’à s’engager vers l’allant commun d’un cœur en hâte de s’affirmer.

Le liquide des notes dit que le nocturne coule au plein jour de nos vacations, c’est du passé composé pour soi seul, endroit virtuel visé dans les soupirs qui suivent l’inspiration perpétuelle. Les phalanges n’avancent jamais sur la voie toute tracée que suppose l’émeraude de l’œuvre, et j’ai l’impression qu’elles tombent de la fin pour aller vers l’aube, que la première note est toujours la dernière. Après le silence obligé qui précède le chant, le contact du doigt, que j’attends en bloquant mes poumons, libère une brûlure de givre doux, et le soulagement rusé vient aussitôt glacer contre sa volonté l’art mélodique traditionnel ; je veux dire qu’au lieu d’entrer au portique d’évidence où les deux mains frappent d’emblée pour fasciner les tympans en une hardiesse qui s’ingénie à se superposer au temps, il nous joue d’emblée la faiblesse du piano où chaque note une fois dite, et ce malgré la pédale, s’en va forcément diminuant, et la note est alors comme chaque vie, un éveil chanté qui se dilue doucement dans le souvenir de sa naissance : cette perte chantée, douceur forte, piano forte, est d’une rare fermeté, et la note est si sûre dans l’impuissance que je songe soudain que la main qui pousse la porte du silence étreint en fait un sable sec qui coule d’autant plus vite que la main serre plus fort.

Pourtant, je me dis que le défi lancé à la grosse machine du vivant, et que le piano figure dans la tension croisée des cordes, n’est pas, en cette nuit défaite d’étoiles, le seul moyen de dépasser la logique qui veut que la vie aille toujours vers sa fin. Elle peut être rejouée. Ce trop doux du toucher retenu est la pire violence que l’on puisse faire à la fuite du temps, c’est une charité sans motifs, le sourire d’un visage qui songerait soudain à s’abstraire du ravage des années. Quelque chose ici serre le cœur. C’est sans doute un trop plein de brutalité qui s’inverse en trop doux et pénètre d’autant plus profondément qu’on pourrait le chanter : cette première note ne demande qu’à se hisser vers nous pour relancer le souvenir et elle naît comme au premier jour où je l’entendis ; c’est qu’entre temps j’ai tant bougé, et elle, au contraire, figée aux cimaises de ma mémoire, sonne son grand glas triomphant, éveille un présent somptueux où le regret explose de fierté reconnue. Je croyais savoir, mais je redeviens premier auditeur d’un mystère modeste et fondamental. Je suis balayé. Ma vie m’est dérobée par une autre, je m’y noie avec volupté car je sens bien qu’elle n’est pas loin de la mienne, à deux doigts, mais quels doigts… et d’emblée je vois un homme surgir dans l’autre sens pour me serrer la main, le cœur surtout, et m’aider à survivre sur le fond vide d’un sol dérobé.

J’ai cru longtemps, comme tout le monde ou presque, que Chopin avait peur, à cause de l’alangui et du suspend perpétuel des appoggiatures qui refusent d’avouer qu’elles vont retrouver le temps fort de la note qu’elles décorent par avance, mais je sens au-delà du milieu de ma vie, qu’elles ne sont finalement qu’un autre moyen de dire non au monde qui exige le rythme, auquel chacun est sommé sans raison de se soumettre.

Le dit de Chopin est refus d’amollissement ; or, s’il veut bien nous concéder un chant qui tienne face au vent, c’est aussi une moquerie de sa facilité qu’il brouille vite de mille zébrures rageuses, comme si la part jetée nerveusement au chien de la corbeille revenait violemment s’imposer juste après le Lied qui m’avait mis au bord de l’oubli de moi – le Lied, ce Styx d’où jaillirent Mozart et Schubert. Prodromes d’orages, les appoggiatures nous avaient prévenu que la rage surviendrait, mais on avait été naïvement au chant, comme on se gave de sucre. Et ces brusques déflagrations nous avertissent qu’on ne revient pas en arrière pour le seul amour bleu de la mélancolie. C’est la terre toute entière qui tourne dans l’autre sens, la nuit revient, Chopin la rappelle, et les deux crépuscules, sépulcre du soir et aurore carmin, se percutent sous le séisme embrasé des deux mains, les soleils s’entendent pour s’effacer devant la nuit intérieure qui ne cesse de s’accroître dans l’aveugle sursaut des triples croches.

À défaut de faire remonter la terre de Pologne, c’est toute l’orbe qu’il secoue dans la machine tendue ; des sons monte alors la crise présente, et l’on pourrait songer aux appels du destin à la manière de Beethoven, s’il n’y avait au contraire un abolissement du silence, une envie de désespérer longtemps, un crève-cœur sans horizon, une noire affaire de vouloir mourir que l’homme de la cinquième ne connut jamais.

Chopin n’est pas parmi nous ; il nous aide parce qu’il vient de l’autre bord, il nous tend la main depuis la nuit des temps tandis que nous allons au cru du jour, croyance fade, là où le présent suit le présent, et il nous conte qu’il y eut un passé simple qui fit de nous des rêves ambulants, nous fûmes debout longtemps à l’ombre des grands ormes et nous vécûmes alors une éternité fastueuse qui s’élargit à toute la destinée humaine ; nous crûmes que la Pologne était le monde, que le pas du père était plus fort que la guerre et les bras de maman le doux rythme des herbes, des fleuves et des nuages.

Une fois ces évidences perdues, chacun s’arrangea, mais Chopin s’enfuit puisqu’il n’était plus Frédéric, il choisit l’au-delà de la vie pour unique source et c’est de là qu’il composa, qu’il nous envoya le compte rendu de ses errances nocturnes et du pas retrouvé.

Puis il n’est plus revenu, nous laissant en souvenir cette empreinte, écharpe d’un noir éblouissant, presque bleue à force d’avoir été trempée au grand fluide de la nuit.

Les deux temps

 

Jour venteux: le virtuose Ce qu’a vu le vent d’ouest  de Debussy (Livre I, prélude VII pour piano) invite à s’interroger sur la provenance des courants systématiques qui nous visitent.  L’ouest est assimilé à l’occident, ce lieu où l’on meurt, occidere, le soleil couchant se ruant sur cet horizon inépuisable. On peut imaginer que ce vent venu d’ouest est une figure issue des grottes de la mort, là où le soleil glisse. Vu de ma fenêtre, la présence du vent occidental est constante, même lorsqu’il est nul : les arbres tels des flèches inverses désignent dans leur inclinaison sa direction féroce. La mort, surtout en hiver, s’inscrit sur les branches penchées soumises à cette loi que les nuages reprennent constamment à l’intérieur du temps qui passe; les nuées massives sont notre horloge intérieure; le temps de l’écrire et le ciel en est tout autre, il a changé et moi avec lui.

L’ouest: memento mori de la nature, mérite davantage qu’une mention fugitive; il s’y croise rhumes et frissons que les brindilles frémissantes, courbées vers la terre, imitent à l’envi; c’est nous dans la descente chaque jour plus rapide.

On constate au passage que le temps qu’il fait tient la main de celui qui passe: rares sont les langues où le temps a ce double sens; notre français se fait subtilement abyssal en regroupant deux idées différentes en un seul terme, et il s’ensuit que cette remarque est un peu plus qu’une notation pathétique. Le langage nous dit ces épousailles dans un mot que l’on chante, un lieu du temps que l’on espère habiter toute l’année: le printemps, primus tempus, premier temps; il est vrai que la musique, où le premier temps joue un rôle clef puisqu’il nous éloigne de notre quotidienneté, nous apparaît souvent comme un printemps, même la plus mélancolique des mélodies ou le plus mineur des requiems. En nous sortant de l’emprise du temps, en l’ordonnant selon la fantaisie de son auteur, la musique nous suspend à distance, comme pour nous faire visiter la maison du temps qui passe.

C’est une approche possible du prélude de Debussy.

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