les échos

ce qui crisse encore au jardin

ce sont les pas des enfants

présences provisoires

il a gardé aux tympans les éphémères cavalcades

de minuscules souliers vernis

c’était la petite au visage clair

qui dévorait du réglisse en sautillant

– il songea qu’il faudrait en la coiffant ce soir lui décoller les boucles une à une –

et puis

les pépiements des sonnettes

les chutes les pleurs les encouragements grave voix

appels criards encore brèves présences

un jour il n’y eut plus que son pas

au gravier de l’allée

tennis et bottes rangées 

des petits pas ne resta presque rien

il perçoit le clapotis

du robinet qui goutte dans l’arrosoir bleu

sa semelle grince aux pavés de la terrasse

un papillon – miracle –

se pose sur la manche de sa veste demi saison

cet après-midi d’août est décidément frisquet

fixant le soleil

il frappe de sa canne la dalle du perron

qui résonne sous son corps tout entier 

trois grains de  poudre

le papillon qu’elle m’a envoyé

s’est posé

je l’ai vu venir de loin

il a longtemps hésité

il a bifurqué 

j’ai cru un  moment j’ai cru un  moment 

qu’il ne m’était pas destiné

son de-ci de-là

me laissa indécis 

puis soudain il s’est abattu sur ma main 

je ne pouvais plus bouger

un souffle l’eût chassé

je ne respirai plus que par la gorge

et j’arrêtai d’écrire évidemment

j’eus le temps de voir ses yeux cernés

au bout des ailes 

ils disaient la fatigue 

je le priai de me dire 

ce qui l’amenait 

il répondit de ses ailes agitées qu’il avait un message

à regret murmura-t-il à regret

je dois te dire qu’elle ne t’aime plus 

les fleurs sont toujours sa passion

mais elle est amoureuse du jardinier 

qui est beau grand et sportif

je remerciai le papillon

il s’envola

me restèrent trois grains de poudre sur la main

un souffle suffit

passé

dans les temps très anciens

qui font trembler ma mémoire

éclairs éperdus et ravis 

je l’aperçois sur le pont

de la rivière mortelle

elle rit tenant sa robe contre la brise

manège d’avril

tourbillon de mystères 

je fais semblant de ne rien voir 

ma nuque bascule vers les nuages

j’évoque la pluie à venir

tant mieux dit-elle

ma veste n’y suffira pas

vite sous le pont

l’averse malice jubile

sur ses joues miroirs de larmes

je lui essuie les yeux

manches plissées

elle éclate d’un rire

que j’interromps des lèvres

la voûte du pont

se fait chambre d’échos

des baisers vite scellés

par la rivière qui inventa

ces étreintes entre deux vies

jeunesse inépuisable du flot

Pauvre Rutebeuf (les modifications de Léo Ferré)

Il est curieux de constater que Léo, admirable, a modifié le sens du poème de Rutebeuf; la version originale dénonce l’abandon du poète par ses amis. Ainsi ce qui nous reste en mémoire n’est pas le sens de Rutebeuf mais le sens que l’anarchiste avec beaucoup d’à propos a glissé dans ses interpolations de plusieurs textes du poète moyen-âgeux.
Dans « la complainte de Rutebeuf »
(d’autres vers viennent de « Le Guignon d’hiver »:
« Pauvre sens et pauvre mémoire
M’a donné Dieu le roi de gloire
et pauvre rente
et froid au cul quand bise vente »;
Léo Ferré a fait un mélange subtil)

ceci de « La Complainte » à propos des pseudos amis

« De tels amis m’ont mal traité,
car jamais, tant que Dieu me frappa
De maints côtés
je n’en vis un seul en ma maison….
Ce sont amis que vent emporte,
le vent soufflait devant ma porte
et il les emporta .
Car jamais aucun ne me réconforta
Ni ne m’a fait le moindre don.
J’en retiens
que le peu qu’on a un ami le prend;
Et il se reprend trop tard
celui qui a trop mis
De son bien pour gagner des amis,
car il n’en trouve pas la moitié d’un
Pour lui porter secours.  »
Le texte se termine sur cette remarque amère
« Maintenant je laisserai donc courir la Fortune
Je m’appliquerai à me porter secours à moi-même
si j’en suis capable ».

Le ton général est donc bien plus désespéré encore.

berge

il me rôde un chemin

qui tourne sans trop

mes vrais et mes faux pas

y sont recensés joyeux 

cascadant au long du vieux  flot

j’ai parcouru gravier nu 

ses avals cruels

où le lit chante parfois 

et se fourvoie aussi 

sur le sentier herbeux

je suis de loin les poissons 

qui luttent à contre courant 

sur place merveilleux

l’effroyable de la descente

défait par eux à cet instant

faire c’est résister

j’ai maraudé ici et là 

les fruits de mes réussites

un pas puis deux 

cette pente qu’enfant j’adorais

mes poumons qui débordent

mon chemin qui s’ouvre encore

et encore 

non je ne cours plus 

ma joie n’est rien d’autre  

que le chemin de l’instant

large vie contre la berge

l’eau douce me revient

chaque seconde

ce sont de belles années  

hymne (au Touquet)

à défaut d’une photo

qui embrasserait le front dans son entier

je m’en tiens à l’écume 

pour saisir la danse acrobatique du ressac

une crête s’élance 

et s’effondre dans la seconde 

la poudre humide croule sur mes sandales 

éphémère roulis éternel

qui me fascine tant que je m’enfonce

  • tous les sables sont mouvants – 

et mon corps lui aussi

confie à la plage

l’instable de son pas

je croyais vivre pour moi 

mais mon esprit s’enfuit en vagabond

je ne m’appartiens plus 

dissous dans les vagues

je suis moins que la mouette

qui va discordant son chant 

dessus les eaux 

je vois bien alors que je n’ai d’autre recours 

que chantonner contre ses cris 

un hymne à la Manche 

conscient de n’être

qu’une infime partie 

de ce recoin de mer 

(le Touquet 23 07 23)

ce mois joli

je n’oublie pas 

de féliciter les ciels de juillet 

avec leur crudité limpide 

qui font deviner sous les troènes graves

les nids tricotés et les vitraux émeraudes

entre les branches d’ombre de mica 

ce qui monte alors est pure senteur 

prière de fleurs mûres

où s’épuisent nos attentes d’infini

nous voilà tous éternels

et les champs bousculent les épis 

les pains foisonnant croûte fendue 

s’avancent  déjà

tandis que les croissants de lune   

nous glissent au fond des rêves

mettant par avance le dormeur en appétit 

nos premières nappes de brouillard

s’étalent sur la table des jours 

puis l’air nous submerge de ses fournaises impromptues

craquements des chaumes 

je m’exalte sans prudence

de l’abondance de la félicité du temps

où l’on vit au paradis de la bêche et des fruitiers

c’est alors que  le lac à peine ridé par les ouests infatigables

ouvre aux mille lumières ses eaux tièdies 

et enfin tout au bout 

aux plages crissantes

la mer accueille dans l’énergie des lames

nous autres et les enfants 

sel de la terre nous autres si joyeux 

de folâtrer entre châteaux fragiles et ressacs frais

à l’ombre des marées qui nous pressent 

vers un estran fabuleux

La chapelle des Templiers de Laon

Cette église miniature est un morceau de Jérusalem tombé du ciel. Les Templiers ont versé quelques sous de leur immense fortune pour l’édifier en souvenir du tombeau du Christ, octogone parfait; une lumière perce parfois en oblique à travers cette tombe; on ne sait plus où l’on est; c’est si doux, la mort vaincue, j’ai l’impression qu’il n’y fait jamais froid, ma propre chaleur fait sans doute une manière de feu intérieur. J’observe l’agneau qui sert de clef de voûte supportant le modeste troupeau des pierres assemblées avec soin. Je finis par songer que c’est un bijou. Le rempart s’arrondit à cent pas, peut-être est-ce le joyau de la couronne? Son étrange toit qu’on dirait de pierre, lauzes importées des pays du soleil, lui fait, tant c’est beau, un chapeau d’un gris inoubliable de solide mélancolie. La tragédie des Templiers résonne entre les murs où durent se tenir des réunions secrètes, condamnations, meurtres, toutes ces choses qui disent la vie éphémère et la passion du temps, fragilité des corps qui pensent l’éternité des pierres. Je m’y réfugie souvent; ce lieu est mien quand je le veux, quand, au bord de l’expression, mes lèvres consentiraient presque à émettre un texte littéraire attardé dans les limbes de ma cervelle;  je crois retrouver l‘attitude méditative des chevaliers qui devaient penser la politique, alors que j’en suis à ciseler la mélodie pressante de mes phrases. Ce qu’ils taillent de l’épée, je le pointe de mon crayon. Un carnet coincé sur les genoux, voilà tout mon bagage; eux avaient le monde à portée de main, orient et occident assemblés sous la poigne du maître, et le crime en guise de fable utile.  Le grondement lointain des voitures me rappelle l’enchantement des voyages vers l’orient, vite je suis là-bas, à l’écart, le jardin traversé me rappelle celui des amours enfantines, où l’on criait contre les murs pour mesurer sa voix. Des morceaux de statues disent de leurs voix éraillées les rêves qu’ils eurent… et les nôtres, qui ne sont guère différents: aimer, aimer et encore aimer.  Je pense tout soudain à ce qui se dresse à l’intérieur de la chapelle, dont personne ne parle et qui pourtant marque un tournant dans notre civilisation; ce sont deux prophètes, armés de leurs phylactères illisibles qui sont à la fois colonnes et statues (ce sont les seules qui nous restent des statues de la cathédrale d’origine). Je ne comprends pas pourquoi on ne porte aucune attention à ces austères. Ils sont notre espérance, tous ceux qui les ont vus disent mon dieu en secret, étouffent des larmes de joie, de voir sortir l’humain de la pierre avec cette audace élégante; les artistes eux-mêmes peuvent y prendre de la graine. Que l’on considère la position de leurs pieds et l’on comprendra l’avance, le premier pas de notre modernité. On se défait de la masse des pierres pour oser la sortie et à partir du bloc, nous voici pensants, libres, ouverts et droits. Cette chapelle est un joyau qui dans son chaton recèle davantage encore: la joie de vivre, la joie pure, la joie d’être vivant. Nos prophètes dessinent nos destins; et ils se tiennent là discrets, presque souriants. A l’affût de notre courage à venir, ils nous attendent. 

Une citation de Goethe?

“Un jour l’angoisse frappa à la porte. Le courage se leva, ouvrit, il n’y avait personne”

On notera l’extrême concision de l’apologue. 

C’est tout récemment (début des années 2000) que cette anecdote a été extraite des limbes de l’écriture. Et c’est plus récemment encore (au moment du covid!) qu’elle a été attribuée à Goethe. 

On ne prête qu’aux riches et il est vrai que ce ton allégorique correspond à l’idée que l’on se fait de Goethe. 

C’est une pure invention, magnifique, qui a des origines complexes.On sent que le fond est religieux et les premières (?)traces se trouvent en Angleterre. Dans la version anglaise c’est la foi qui tient le rôle dévolu ici au courage: “”Fear knocks at the door. Faith answers. No one is there”. Elle s’est répandue aux Etats Unis depuis une centaine d’années. On l’a ensuite attribuée à Martin Luther King. Son origine demeure inconnue. C’est seulement en 2020 qu’elle l’a été à Goethe (covid oblige!); ainsi faisait-elle une entrée prestigieuse dans la pensée de chez nous. 

Dans une première version anglaise de 1919 des chercheurs ont décelé un détail malicieux: lorsque la foi (courage) ouvre la porte, on voit disparaître les semelles de l’angoisse au dernier moment. 

Des chercheurs en ont trouvé la trace au-dessus de l’entrée d’une auberge, et dans quelques ouvrages religieux aux Etats Unis. Curieusement, alors que l’anecdote est attribuée faussement à Goethe, les chercheurs ont repéré son apparition tardive en langue allemande après l’an 2000. 

Aux USA on prétend qu’elle vient des Amish.

En Allemagne on s’imagine qu’elle est irlandaise ou chinoise, c’est selon. Il faut attendre 2011 pour voir l’anecdote racontée sous la forme d’un proverbe chinois.

C’est seulement en 2013, sous la forme d’un tweet(!), que le mot “foi” est remplacé par “courage”.  

Un blogger allemand a trouvé la citation très adaptée au covid et en a fait une manière de mantra contre la maladie (fingersblog.com). 

Depuis, contrairement au covid, la citation s’est répandue partout et ma foi… pourquoi pas? 

Je demeure persuadé que cette histoire en dit long sur notre temps, fait d’angoisses, de phrases toutes faites, où la culture sert de faire valoir. Il n’en reste pas moins qu’elle pourrait aisément être attribuée non plus à Goethe mais à Freud. 

La porte qui ouvre sur le vide figure la guérison par le courage… et c’est ainsi que cet apologue ne cesse d’être actuel.

rivière

il fallut bien un jour traverser la rivière

dru grave heurtant mes jambes grêles

le flot crispait mes pas

un rire d’évidence dessus sa robe fraîche

s’élança depuis l’autre rive

résonnant contre les berges

elle m’indiqua le pont qu’on franchit en dansant

laine

à l’invite des oiseaux qui se tutoient 

vos doigts tapotent en rythme 

vos yeux errent sur la nappe d’été

là-bas sous les glycines éteintes

m’approchant soudain je vous dis tu

après quelques mots sur le soir qui vient 

et la nécessité d’une petite laine

fétus

l’âme de l’été en bleu adorable

laisse mon regard filer

jusqu’aux abîmes d’infini

la chaleur enivre mais le vent m’inquiète

un froid se glisse au long des os

qui tremblent comme fétus 

sous la lame des moissons

Mozart vu par Pascal Quignard

“Mozart composait au lit. Il travaillait dès le réveil, dans le silence du matin jusqu’à dix ou onze heures. Après, il se levait, sa journée était faite, il s’apprêtait, il se frisait, il se poudrait. Sa femme Constance étant encore à dormir, il lui laissait un mot: ”Je souhaite que tu aies bien dormi, ma chérie. Prends garde de ne point prendre froid. Évite toute occasion de chagrin au  cours de la journée. Je serai à souper auprès de toi à 9 heures. Je ne vois rien de si doux que ta joue.””

( P. Quignard ”l’homme aux trois lettres” ed. Grasset  p.116 )

Prodigieux érudit, Pascal Quignard est aussi un styliste hors pair. Sans doute l’écrivain le plus cultivé de France, il sait varier les approches comme on le voit ici, mêlant l’anecdote à la profonde connaissance des génies du passé. Je ne cesse de le lire et de le relire; il est un enrichissement permanent pour notre plus grand plaisir. Il paraît tant de livres que nous ne mesurons pas la chance d’avoir Pascal Quignard bien vivant, écrivant, parmi nous.