grigris 

(En avril 2024, je me découvre d’un fil, pour saluer les petits gars de Nivelle, le général navrant. 16 avril 1917, Chemin des Dames)

ce qui tremble en avril 

vibre longtemps 

c’est la morsure du fer du feu

sous les feuilles où gémirent les corps perdus

la poussière s’arrête là où je me tiens

plein vent 

je me demande où sont passés les grigris 

qui devaient les protéger

photos mouchoirs brodés tissus rapiécés

tabatières colliers médailles de marie 

tout s’est effrité effrangé émietté

c’était leur plus intime leur secret leur foi 

tendre sentimentalité violemment écharpée

une médaille de jésus dans la terre

ça dure quoi

quelques décennies

en cet avril ma peau frissonne de ce temps

de tout ce temps

je songe à l’épouvante première 

diluée dans le grigris

c’était la maison qu’on adorait qu’on serrait contre soi

bouclier dérisoire du fatal 

on en veut beaucoup à l’espérance

à cette survie qu’on logea dans les choses

on en veut beaucoup aux vivants du temps 

qui permirent les meurtres

on en demande beaucoup trop

on appelle 

on demande encore 

on redemande contre le vent

16 avril 2024

iota*

le palais initial de l’enfance

se détruit lentement 

au fil du temps 

seule parfois une cloche 

s’attarde nerveuse mais fidèle

elle crie

ma mémoire se fait un peu folle 

et mes pas obéissent au charme

laiteux des ciels de là-bas 

je m’émeus petit et seul

dans ce vénéneux printemps glacé

j’entrevois une église riante

il s’y entend des orgues orageuses

et des violes improbables qui raclent 

leurs basses brillantes reprenant 

les chants d’autrefois qu’on clamait 

à pleine voix pour ressusciter

les vieux morts à partir de nos gorges pitié

ils revenaient en latin vivants sur nos cordes vocales 

j’y croyais de tout coeur 

mon dieu quand j’y pense

la poussière des vitraux aurait dû me dessiller

ma foi avait ses échos 

contre les voûtes tremblantes

l’immense cloche de l’église

dont j’étais le battant 

se faisait monde entier à sauver 

j’ai encore l’ardeur dans la voix 

et je m’étonne que le monde 

n’aie malgré mes appels à la paix

pas changé d’un iota*

*iota est la lettre grecque pour “i”, ce qui explique le nombre conséquent de “i” dans le corps du poème.

le village effacé

les jacinthes des sous bois 

alertent le regard de l’errant que je suis

elles miment les tapis 

abandonnés dans les palais profonds 

elles font un large choc

velours sous les pieds

je m’y allonge

on dirait du sang de cerf

de sanglier bleui par les ans

que les fleurs sont tragiques songé-je

seules au vase elles seraient belles

et là dans leur laine de broussailles 

elles s’enveniment de terreur

viennent à moi dans le grand deuil

d’un lilas horizontal foncé 

je me vois à travers elles 

je gis au creux d’un village détruit en 14-18

le tapis de jacinthes 

prend toute la place

chaque brin figure un brin d’homme 

un jeune homme qui fut 

une jeune fille pimpante

une famille autour de l’âtre

et tout à coup

le parfum peut-être 

la tête me tourne

je vois s’envoler les toits les murs les cheminées les vivants les morts

j’entends les murmures du vent

les cris les appels des animaux 

détonations explosions lointaines 

je m’éveille 

et j’essuie mes joues 

ravi d’être en paix

pénombre

le rêveur a raison de goûter la pénombre 

certaines fleurs approuvent ce penchant

où dans sa solitude on refuse la déchirure

qui vient  de l’autre et de sa voix claire 

alors que le sombre silence  – à condition de l’affronter – 

a toutes les vertus de l’ombre hospitalière

ainsi le promeneur passant sous les hêtraies fraîches

ralentit le pas

il n’est plus pressé comme il le croyait

il écoute les flèches du soleil

qui se perchent aux cimes 

et percent sans dommage les ramures serrées 

douceur de la lumière tiède

dont le marcheur tout heureux fait son profit

mais c’est la même joie aux intérieurs clos

où l’on replie les contrevents 

pour écrire sur le blanc pacifié

un calme enveloppe alors

les épaules et les jambes 

circulation tranquille mais vibrante 

du corps enfin bercé de soi 

yeux mi-clos les vocables gravent 

leur chemin arraché au chaos 

des jours bousculés 

où la prose brouillonne encombrait 

le rêve avance alors grandi des obstacles

purifié des scories grinçantes des heures creuses 

et remplit de sa griserie tamisée 

la page miroir où le poète s’éjouit de chanter

les contrastes plaintifs

le chahut de l’avril bipolaire

nous voit hésitant entre lèvres closes

et rires soulagés

traînes d’horizons chargés de gris froids 

puis soudain clartés rageuses 

où tout l’univers s’illumine de ses grâces 

ainsi l’hiver traîne-t-il ses restes de gel 

entre deux éblouissements

aller dans la forêt

pour l’ermite curieux 

qui va défroissant ses pas ses poumons 

revient à affronter les orages frêles 

colères de l’hiver qui ne cède au pays 

que du bout des nuages

ce ne sont tout compte fait 

qu’enfants qui trépignent

alors je remise pulls et parkas

vieilles peaux qui s’attardaient dans l’entrée 

et qui vont s’endormir aux cintres enclos

tandis qu’à ras de terre 

puis au niveau des yeux

le peintre avril pose ses touches musiciennes

laisse monter des éclats de douceur 

tapis épatant d’uniformité variée 

où les humeurs chaudes et froides 

se chevauchent 

éphémères mélancoliques

qui s’allument aux prairies de nos régions

questions

les pétales accueillent la pluie en toute fragilité

bien qu’ils soient fils du soleil

ils changent de teinte

s’exaltent d’être bénis 

la peau qu’ils miment en corolle appelle ma main

si bien que le doigt qui la touche

est tout habité de moi et de pluie 

j’ose toucher une seconde fois 

au risque de tout briser

un frisson encore 

puis plus rien 

je songe qu’on a raison pour l’amour 

le bouquet s’en vient figurer 

les peaux qui se frôlent 

qui s’effleurent 

  • oui qui s’effleurent bien sûr – 

levant les yeux j’embrasse prairies et vallons

et l’inconcevable tapis de senteurs me chahute

on ne sait pas pourquoi cet éveil ce surgissement 

après l’atone anarchie des friches d’hiver

les lèvres me palpitent 

les prés semblent une réponse sans question

les couleurs se nuancent au gré des nuages

et ma main s’attarde

sur la balustrade du château des songes

où j’invite d’un geste  

le monde à pénétrer en moi

habitué que je suis 

à écrire seul en mon petit pays

semé de fleurs

et de questions longuement polies

lumières

pour que montent les gouttes de l’or pur des colzas

(Vermeer en nos provinces)

pour que les graves magnolias s’effondrent en fruits de ciel brisé

il suffit d’un seul éclat

lumière chaude inattendue d’avril

quand le navire des jours quitte le quai gris 

j’avoue que ce tangage neuf 

ce roulis surprise 

ne me rassure pas trop  

ça danse sous la peau sous les pas

le sang force vers le détroit de l’été 

alors que les hirondelles 

qui sous leurs ailes doivent ramener la lumière de l’autre monde

se tiennent encore en retrait de notre avril

traînant quelque part au-delà des pyrénées 

les amours nouvelles sont pourtant déjà là

on le voit bien aux étreintes du coin des rues 

on est loin déjà des mois gravis en grisaille

sans parler des buissons et gazons de nos jardins

qui s’enguirlandent de couleurs franches 

certes je devine les écueils de juillet

mais il me tarde de sortir du port d’attache

afin que nos corps s’entraînent encore 

sous le ciel de braise

à s’ébattre au large

pour affronter les lointains inconnus

joies sereines du tourisme des jours

où l’on se sent dépris de soi

saisis par la reprise enfin du voyage lumineux

roseaux du lac

croisant la brise des roseaux

je me prends à penser 

que le sifflet du vent 

capté au plus apaisé du lac 

a ses gammes balancées

élancements de la saison

approuvés par les ridules des eaux

où couvent les colverts

c’est le signal d’un nouvel amour

germé sous les pas alertes

de chevreuils tout proches 

c’est alors que perdu dans la forêt qui abrite

les voiliers lointains

la peur soudain me prend

du minuscule destin soufflé 

puis presque hélas joué

encore un printemps

mais des foulques s’échappent des berges

bonheur d’un élan courage

cette joie d’être debout 

face à mon ombre reflétée

sur les flots

où des carpes veillent à nos destins 

elles s’agitent puis baillent me voyant 

harmonie apaisante des bêtes

qui fourvoie cette mélancolie 

qui allait me gâcher 

ce début de saison

face à la splendeur 

de l’émail du lac de l’Ailette

aux mille reflets

l’unique bienheureuse 

c’est la saison imperceptible

elle hésite pointe des pieds

des grondements de fin hiver

aux trilles des sifflets d’avril

clavecin des oiseaux

annonçant la fin du froid filou

des éclats se font différents

tout est vitrail rieur

feuilles neuves

vert qui ne reviendra plus

au travers duquel on lit

sa jeunesse perlée

le regard de mars mord sur la nuit

l’avance fait le pas souple

et vaste par l’épine dorsale

il ne cesse de dire oui oui oui

j’entends ta voix qui chante

à pleines cordes aimées

un affolement couve  

et si c’était partie remise

mais non cette seule saison 

sourit comme une récompense

les autres sont pur déclin

j’extrais mon corps des couvertures

fais glisser les rideaux 

la chaleur m’invite au café 

dans le tambour des oiseaux

devenu confusion colorée 

en pleine lumière du jour

des cris sonnent le nouvel allant

le jardin confus se hérisse déchiré

l’accueil des rires s’élargit encore

rappelle toi les hivers mortels

retrouvons la cadence des oreillers

l’aventure des creux et bosses

du drap froissé

et des amours oubliées

Avril ou l’enfant qu’on fut. 

C’est le printemps, le lever du jour, les commencements. Nous avons reçu des sons à foison, nous n’entendions rien à cette musique verbale. Puis, peu à peu, le brouillard s’est levé;  nous est restée  cette bienheureuse nostalgie où nous avions l’amour et les sons dans le même temps; trier, ce fut tout l’effort de l’enfance : renoncer au toucher, comprendre, passer par les paroles, toutes choses complexes, ardues, parfois féroces (on entrait en solitude).   

On associe l’amour et l’enfance et l’on voit bien que c’est une convention; le vert paradis n’est souvent pas si rose. L’enfance est ainsi cet apprentissage, ce tissage de sonorités vertes comme l’avril, toujours interrogées, toujours démêlées, toujours recommencées. L’en-fant est un négatif; c’est celui qui n’est pas doté de parole.

L’avril est le temps des effluves, des floraisons, d’une tiédeur nouvelle. Reste au long de l’année une manière de petit froid, comme l’ombre des paroles incomprises au creux de la première enfance. On sent qu’il faut chanter et rechanter, puisque petit d’homme nous n’avions que les sons, cet obscur lumineusement attirant. Les voix flottaient, aimantes peut-être, mais peu claires : on les retrouve à l’aube, figurées par la brume de printemps qui prépare la montée du soleil.

Je n’ai pas encore dit le fond du propos. 

Le mot qui s’impose dans cette confusion douce, dans cette ombre précédant la lumière, c’est le mot de poésie. Le poème est la trace rêvée de cette enfance où le langage nous échappa longtemps. Tout poème est un baume qui apaise les blessures d’incompréhension que nous avons subies. Cette impuissance qui nous frappa, la voilà révélée, traduite enfin ; le poème est un secret qu’on lève, un pouvoir qui nous est octroyé, où la musique et les mots se caressent en prenant mille précautions que l’on appelle des vers. Le blanc qui est à droite permet au lecteur d’y déposer sa propre enfance. 

Le poète reste ce modeste d’importance.