novembre

connaissez-vous le pays aux contours incertains

quand le pas broie du noir

quand la mer dès l’aube – paupières cireuses – 

charrie des masses d’encre voilées

à peine inspirée

l’iode de novembre

se fait fièvre aux poumons

les cimes dépouillées

charmes ormes chênes 

xylophones affairés

s’entrechoquent dans la brume fatigue

l’affaire de vivre

en plein doute

fait de novembre un où es-tu entêté

c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés

le corps dépose les armes

au bout des alarmes maximales

la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors

au bout de l’an ou presque

que remonte facile la mélodie des doigts

dans le filet des jours

la pluie joue du piano

le vent souffle ses symphonies improvisées

l’époque affolée bascule

dans la saison des oeuvres chaudes

le noir rédige enfin

sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté

le chant joyeux des enfants de la vie

un pétale

la consolation est du côté des fleurs

des doigts giroflées aux effluves légères

car dès qu’il gèle

l’air se fait minéral et novembre désole

où prend-on alors en hiver

ce minimum fragile

un pétale

qui rassure de nous ressembler

vieille affaire du trop doux

joues caresses cheveux morsures

et la tendresse joie d’être un moment épargné par la faux

et les bruits crevants du vrai

tu as vu le carrosse des années

ce désastre

sans l’espoir d’une éclosion renouvelée

je me sens ce novembre 

interdit de chant de souffle

et de peau sans cesse effleurée

un pétale dit-elle soudain

un pétale est un autel pour la rosée

car la peur de vivre au printemps fait sourire

et la brume d’avril

déposera bientôt l’aube mouillée au creux du velours

vermillon

 pluie

je te vois tout sourire 

à l’appel de la pluie

ton jardin si doux si mesuré 

profite de la dépression

pour laisser chanter les tiges

murmure désolant

la gouttière qui tricote le flot

me rend tout interdit 

j’aime tellement les pas 

de mon corps droit sur le sec du chemin

toujours un peu solennel c’est vrai 

devenu décroissant un peu 

mais tellement vivant encore 

je furetais hier humant les bois cassés

alors que les traces douces

au sol ferme sonnaient l’enfance

et que le rythme volait 

au dessus des feuilles sèches

tendre murmure froissé

or voici que la gouache des sols

s’en vient mouiller mon pas botté

tout désormais va coller

je devine les stries grisâtres

les cheveux qui s’ébattent

larmes au front

qui glissent au cou

frissons frissons frissons

avec pour seule arme

le parapluie contre 

l’effondrement général

c’est alors que j’entends 

ton rire cascadant

et je crois que j’en oublie

la venue de la nuit

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (VI)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
http://lumpen.fr/

26 Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

27 La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

28 Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.

29 Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.

30 Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.

31 Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du coeur.

32 Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tiédeur, la paix placide des ruminants, les frémissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.

33 Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.

34 J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

Ainsi se termine ma longue présentation (34 petites proses) des dix huit poèmes qui forment le recueil “Le Chemin”….Il fallait donner l’envie d’aller y voir !

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (V)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
http://lumpen.fr/

21 Ils aimèrent la soupe aux choux et le pain frotté d’ail après avoir murmuré le benedicite. Ils eussent pu vivre ainsi à travers les chicanes des décennies, colères et voluptés mêlées. Ils se sont heurtés au Chemin ou plutôt le Chemin est venu barrer leur destinée et une balle a suffit pour rendre à la nuit cette vie neuve, spontanée, avide. Ils n’eurent pas le temps d’avoir peur; ils ont mordu la terre dans un râle de regret. Des casques ont roulé sous la pluie; ces tintements du métal contre la pierre du Chemin, tant de chocs mouillés, je dis que c’est folie.

22 Je t’imagine au désert du Chemin verglacé, vent d’est de fin novembre. Tu es de garde, haut risque, à deux heures du matin. Tu as beau tenir le fusil avec les mitaines de maman, le froid vient cogner contre ta colonne vertébrale. Rien n’est sûr. Tu t’interroges même sur ce que tu fais là. Ton esprit dérive vers la ferme que tu quittas, tu rêves, ami, prends garde sentinelle. Tu revois l’âtre là-bas, tu rêves du pas doux du chien sur le pavé rouge usé de la salle à manger. Réveille-toi, tiens je vais chanter une chanson de paix pour te tenir éveillé à cent ans de distance. Pardonne-moi fiston, je suis un grand-père qui rêve. Tiens je prends ta place: dors tranquille, je prends ton poste, je surveille un moment. Au Chemin, plus aucun risque.

23 Ils ne détestent pas l’annonce des nouvelles rations de vin, de nourriture, mais ils savent, Maurice, Henri, Roland et les autres. Ils savent, c’est-à- dire qu’ils se doutent, que tant d’égards au Chemin, au beau milieu du Chemin, ont quelque chose de faisandé. On les requinque pour mieux user de leurs vies. Ils se souviennent des rudes moissons où le vin était servi à pleins bols dans l’obsession joyeuse des épis. Au Chemin, en ce moment on s’obsède de casques, culasses, obus et balles; on n’a plus souci des récoltes et des joies de l’août triomphant où l’on fait passer les sous du cal des mains au bois de la table. Tant de richesses. Ici soudain tant d’humaine misère où la gueuse va les dévorer tout crus.

24 La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire,ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

25 Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ça gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillant méritent largement votre piété.

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (IV)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
http://lumpen.fr/

15 Je pense aux couleurs d’aujourd’hui, courbes tendres des aimables horizons. Le coeur qui s’affolle tout à coup, pourquoi sous la chemise ce roulement de folie jusqu’à la racine des cheveux? C’est le Chemin qui vient tailler son deuil au beau travers du présent, modeste dans son empire joyeux. Cent ans s’y côtoient. Toi, cet habitant de la tranchée, ç’eût pu être moi, ce souriant au souvenir attaché. Toi, mourant, moi, vivant; c’est la raison pour laquelle il me faut remonter mes manches après m’être penché sur le souffle éphémère de leur temps et chanter le nôtre presque aussi evanescent.

16 J’entends – comment s’en prémunir – les obus dans les camions qui passent sur la nationale et vos cris à travers les appels du soir où l’on fait revenir les bêtes et ramener les vivants à la soupe du soir. La paix, ce scandale insolent et qui dure. Les gars nés vers 1890, pourquoi cette malchance?…Ou, comment ne pas se perdre en conjectures, contemplant leurs jeunes frimousses à jamais dévorées des terres où pousse notre blé du jour. Nos tartines du matin se devinent derrière le sépia maladroit de vos portraits impénétrables aux moustaches compliquées. Le mortifère de vos vies et les bonnes affaires des nôtres. Obsédante, cette injustice défrise de persister. Le Chemin est l’autre nom du destin.

17 Je voudrais parler d’eux comme on parle d’amis, de parents encore vivants ou qui nous ont quitté depuis peu. On pourrait échanger à leur sujet, décrire leurs traits, souligner leur tempérament. Mais pour ce faire, il eût fallu qu’ils vivent, chantent, boivent, aiment, dorment encore au soleil levé, caressent le visage de l’aimée, emplissent le corridor de leur baryton bien tempéré. Oui, je crois que leur parole manque, même aujourd’hui, même cent ans après, la vibration de leurs cordes vocales ne passe pas à travers les photos; énoncer leur nom ne suffit pas. Allemand, Français, ils manquent à notre écho, et c’est ainsi qu’ils sont chantés et reflétés dans ces poèmes bilingues.

18 Je m’interroge sur l’aube en joie. A quoi ressemble une aurore depuis le fond d’une tranchée? Ce qui suscite la joie de vivre – le printemps et l’aube – était pour eux un risque fabuleux, tel qu’il en est peu d’aussi grand dans une brève existence. Risquer un regard, c’était risquer sa vie. L’aube était guetteur, ferraille; je songe soudain au pouce qu’on passe sur la photo de la fiancée avant de partir à l’assaut; je crois que c’est la peur de l’aube qui fut leur quotidien. C’est sur ces moments-là que se déploient les poèmes, pour retracer l’angoisse du jour telle qu’elle fut vécue, telle qu’elle est encore palpable au creux du Chemin.

19 Les cent ans qui nous séparent, devraient nous permettre, du fond de notre confort, de revoir la jeunesse trouble de ces enfants perdus. Il leur est arrivé de rire, de sourire, puis de pleurer et de rire encore. Passions fortes visitées par le métal meurtrier qui crève la peau, ouvre grand les veines, appesantit subitement le corps, le pauvre corps. Je devrai m’en souvenir lorsque, cravaté, j’irai célébrer au monument un onze novembre mouillé, songeant que j’aurais pu mettre un vêtement plus chaud. Je cognerai du talon le goudron du Chemin pour me réchauffer et j’entendrai en écho des éclats et des coups, rythmés comme un poème, puis une voix dans la brume, une voix, mille voix, celles du Chemin, français et allemands mêlés.

20 Sur les photos ces enfants du matin (si jeunes) portent l’habillage fané des terres labourées. La couleur est livide; leur portrait, d’un brun cafouilleux, fait peur, les décennies brouillent les repères. On dirait que, vivants, ils étaient déjà voués aux tranchées, ensevelis dans des trous, glacés d’avance. Souriants pourtant, les voilà souvenirs. Cent ans se sont écoulés, il a fallu à la gouache, à la langue, aux deux langues, déblayer ce fatras, leur rendre un tremblé qui chante, semblable à celui qui nous saisit lorsqu’on devient conscient qu’on est vivant (j’aurais dû emporter un parapluie, ne pas brunir les oignons à l’excès etc). L’aventure d’aimer, de vivre, qu’ils connurent si peu, est ressaisie pour eux à nos côtés, au long de ce Chemin.

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (III)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
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11 Ouvrir le recueil c’est peut-être réouvrir la plaie, la fente qui court entre les deux langues, entre les deux pages côte à côte, elle dit le fossé qui nous sépara mon ennemi et moi en 14-18, mon ami allemand d’aujourd’hui et moi le français de 2019, encore vivants tous deux. Nous chantons parce que nous avons eu la chance de vivre jusque là; nous aimons ce Chemin dont le parcours ne nous rebute jamais, car le souvenir de lui, la nuit, vient nous effleurer comme une caresse disant: c’est fini, c’était il y a cent ans, n’aie plus peur, la joie doit primer; et cela n’est possible que si tu n’oublies pas. Le Chemin est notre lieu, notre lien. Lire est alors davantage que ce prosaïsme du jardin où l’on lit le journal, lire devient une méditation modeste dans le temple du souvenir, mémoire sacrée au bord d’un sommeil très intime.

12 Il y a près d’un demi-siècle, avec le retour des hirondelles, je marchai au Chemin, premiers pas; la pluie qui ravina mon visage aurait pu couler sur vos joues; je vous ai vus alors, éperdus et courant, fusil à la main: votre cauchemar un autre demi-siècle avant me visitait, ouragan d’un temps à jamais passé. Depuis, le Chemin s’est habillé de syllabes, français et allemands fraternisent au-delà de la tranche du livre, tranchée sensible cette fois où les mots se murmurent à l’intérieur des têtes de lecteurs muets. Le recueil bilingue prend en charge l’atmosphère crue et chante dans la nuit pour appeler vos fantômes à venir nous rejoindre. Vous entendez les hirondelles qui vous saluent sous la pluie?

13 Les vivants s’avancent mains tendues, c’est cela le vrai sens du recueil; le Chemin est le lieu hanté qui chante ce qu’il a sur le coeur; cette part de nous, généreuse et souple en langage, se propose de répercuter la tragédie qui eut lieu au-dedans du Chemin des Dames, avec son cortège de feu, de fer et de sang qui attire la poudre. Je recommande le silence sinon comment percevoir leurs appels, car ils nous appellent, leurs noms en font foi, leurs prénoms surtout, ce nom d’amour qui les faisait rougir lorsqu’une voix flûtée les interpellait, du temps de leur jeunesse… du temps de leur jeunesse…

14 Si je reste au Chemin le trop plein submerge ma présence et je crois bien que comme un flot de musique je suis emporté, bouchon qui cahote, volonté qui se dissout. Pour les chanter, je m’éloigne et dans le vide suscité j’entends résonner leurs voix, je perçois les gémissements de ceux dont les lèvres envahies de terre, de poudre, de sang, pensèrent une ultime fois à telle carte postale, formulant le regret de n’avoir pas dit à l’aimée qu’il l’aimait plus que tout au monde et que le vingtième siècle serait leur temps bien à eux, au chaud, leur siècle, dans ses bras, promis. Il aurait dû le dire plus clairement. La faute en revient à la brume des tranchées et à la trop vague raison d’être là, fusil à la main.

15 Je pense aux couleurs d’aujourd’hui, courbes tendres des aimables horizons. Le coeur qui s’affole tout à coup, pourquoi sous la chemise ce roulement de folie jusqu’à la racine des cheveux? C’est le Chemin qui vient tailler son deuil au beau travers du présent, modeste dans son empire joyeux. Cent ans s’y côtoient. Toi, cet habitant de la tranchée, ç’eût pu être moi, ce souriant au souvenir attaché. Toi, mourant, moi, vivant; c’est la raison pour laquelle il me faut remonter mes manches après m’être penché sur le souffle éphémère de leur temps et chanter le nôtre presque aussi évanescent.

Il faut lire LE CHEMIN 14-18 (II)

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
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6 Si un poète allemand est venu me rejoindre c’est qu’il sait bien que nous sommes des hommes, lui et moi, en d’autres temps soldats potentiels, nous eussions pu être ennemis, il sait que notre appartenance locale nationale est un pauvre vernis qui n’empêche ni la mémoire ni la vie de se déployer et que le vide des vieilles querelles peut être empli de nos chants qui résonnent de leurs étranges langues d’autant plus qu’ils sont d’aujourd’hui, ouverts, habités de l’inquiétante étrangeté qui est la vie même avec son coeur noisette et ses jours inspirés. Ce recueil dit donc le terrible événement mais tout autant le chant de secours qui nous vient quand on n’en peut plus de trop se souvenir.

7 Ce n’était pas des héros, ils avaient comme moi peur de mourir, mais eux ce fut fatal très vite sans qu’ils y songent et leurs amours qui s’en souvient, visages entrevus au village, cette frimousse qu’ils emportèrent sous la mitraille pour se donner du coeur. Je chante l’aujourd’hui pour nouer un lien avec eux, ils n’étaient pas de notre temps, libres à leur manière, ils s’enchantaient des saisons, même en ce lieu qui leur fit perdre la raison, et nous, en 2019, au Chemin, si nous chantons, c’est que la raison nous manque aussi en longeant les cimetières, en évaluant à travers leurs dates, l’épouvante de leur jeunesse noyée dans la vague noire qui les emporta. Ce trait d’union entre leurs deux dates, c’était quoi? Dites.

8 Il faut y aller doucement par simple respect, d’où ces vers, ces deux langues si longtemps ennemies et ces gouaches conciliatrices qui disent le gachis des espérances, passion fatale de ces enfants perdus qui crurent à leur mission. Ils avaient aux poumons le souffle des nations, l’autre nom de l’appartenance au groupe, ils donnèrent tout à ce qui aujourd’hui n’est plus qu’à peine un nom, Allemagne-France, quelque chose qu’on aime c’est vrai, aussi indispensable que la haie qui nous sépare du voisin. Les chants de ce recueil à deux voix s’entendent par-delà la frontière. Le Rhin devient ainsi un poème aux deux rives germaines.

9 Les gouaches s’essaient à réunir les deux langues; elles sont pour partie abstraites par respect, pour laisser respirer ces jeunes adultes à cent ans de distance et les poèmes dans les deux langues exigent la même chose: ce ton doux qui porte la paix n’a que faire des médailles, des éclats de vives couleurs, mourir à l’intérieur du corps c’est avoir partie déliée avec la vie, c’est brun et bleu, c’est allemand français, la terre et le ciel, c’est eux et nous, nos jeunes futurs grands-pères qui n’eurent pas le temps de le devenir, tant la faucheuse impitoyable déploya contre eux ses miasmes méphitiques, contre eux: les enfants de ce temps.

10 Il convenait d’être simple, attentif et doux sur Le Chemin, où la mitraille et les explosions s’entendent encore. Il suffit d’un nuage, d’un orage, pour percevoir la folie prenante de ces actes lourds. Songeant à notre présence, corps entier, sur le chemin debout, il nous prend l’envie d’ouvrir le livre à la page du poème bien aimé que l’on profère alors devant la vallée immense, là-bas, comme pour toucher un bout du monde, comme pour fabriquer un écho favorable, ressuscitant un moment les jeunes corps enfouis sous nos pas. Comme un je t’aime, comme un je vous comprends, comme un j’ai bien entendu vos plaintes; je vous les restitue, excusez-moi, je vous dérange peut-être, mais c’est le moins que je puisse faire pour être au plus proche de vous.

Il faut lire LE CHEMIN 14-18

“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon (Elisabeth Detton).

Ce beau recueil a été édité ici:

EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
179 rue de l’abbé Georges Hénin
02860 Colligis-Crandelain
editionslumpen@gmail.com
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1 Il serait absurde de croire que ces poèmes sont seulement des poèmes sur 14-18. Notre temps flotte constamment là devant, c’est nous maintenant par rapport à l’évènement qui s’est produit entre 14 et 18. Notre temps est au centre. Les vers ne sont pas rimés ni ponctués, les vers racontent, non, ils chantent, non, ils échangent des plaintes, car être vivant en 2019 peut sembler très proches des misères de ce temps effroyable. Se promener au Chemin dit des Dames c’est s’enchanter s’enrouler s’emballer de la tragédie, y puiser un nouveau chant qui ressemble à notre condition présente de vivants, car les vivants ont pour tâche première de témoigner. S’ils ne le font pas qui témoignera des jeunes gens assassinés?

2 C’est un appel à aimer le Chemin, à aller sur le Chemin des Dames pour écouter ce que racontent les arbres et les herbes et nos pas de vivants qui résonnent au vallon. Je n’ai pas mis de rimes ni de ponctuation car je veux que le lecteur s’y retrouve seul sans béquille face à la tragédie humaine, face aux coeurs battants qui soudain ne battirent plus, et le lecteur aura alors l’impression d’être nu, à nu au milieu de l’océan des blés. Chaque coquelicot sera une goutte de sang, son aura durera alors ce qu’auraient dû durer ces vies cassées, brisées, mordues par la mitraille.

3 Je voulais chanter avec les jeunes gens assassinés la vie avec eux, chanter la joie de vivre contre la tragédie de mourir, c’est donc aujourd’hui que l’on chante, ici, dans ce recueil, pour leur donner au-delà de l’absurde perte de leur présence une manière de se réjouir, je dirai la distance d’être en empathie avec eux, je dirai qu’ils sont proches de moi, je chante en eux la peur de mourir, la peur de vivre, le temps présent dangereux et finalement aussi dérisoire que le leur, aussi important aussi puisque c’est celui où ils vécurent, semblable au temps où nous vivons présentement.

4 Il faudra bien que l’on s’habitue à écouter chanter les vers sans rime ni ponctuation, car une musique nous habite, nous devons la greffer sur ce recueil pour que l’on puisse en effet reprendre les témoignages de ce temps que nous ne vécûmes pas et qu’ils vécurent à peine. Nous vivants nous réinsufflerons de notre haleine douce de vivants attentifs, ce chant presque tranquille, récitant des vers de ce recueil pour faire rechanter ceux qui chantèrent si peu. Nous irons au bois, eux n’irons plus, donc chantons pour eux aujourd’hui maintenant.

5 Nous allons recommencer à rêver, nous rêverons pour eux, avec eux, dans ces textes hallucinés que l’on peut appeler des poèmes si l’on veut, mais ce sont des histoires, des scènes où on les voit vivants, où ils content leurs misères et leurs joies, leurs petites joies minuscules hantées de la terreur imminente. Je me demande si leur condition est si différente de la nôtre présente… oui la leur est éphémère, donc parlons racontons, chantons, nous, les vivants, leur affaire brève, leur épouvante monstrueuse. Nous leur devons bien ça, au moins ça, ce filet de voix doubles qu’est ce recueil bilingue.

habiller le silence

habiller le silence 

reste aussi à l’habiter 

de son corps quand tout se tait

sauf le souffle du vent 

qui semble pousser les nuages

vitesse traversée de folie 

on dirait le temps qui passe

qui pousse vers l’inconnu 

trop connu 

la vie fait résonner ses basses

je crois que je respire

asthme d’enfant lointain

puis tout soudain même le vent 

cesse ses tours ahurissants

alors le silence s’installe

prend toute la place 

et voilà que du coin de l’esprit

alors que j’éprouvais la vacuité

ce que je redoute le plus

un ris un sourire minuscule

pointe sa musique allegro

c’est très lointain d’abord

laisse la monter me dis-je

à petits pas à petits bruits

les notes s’inscrivent mine de rien

elles tendent la main

avec leurs croches régulières

chacune s’armant d’une autre basse

des douceurs se poussent

s’épousent joyeuses

finissent par s’aimer fermement

et jouent longtemps

les élégantes

au coeur du silence

“Le Chemin 14-18” paru en 2019

Il m’avait été demandé d’écrire un texte qui résume mon projet pour la publication de ce livre bilingue (traduction Helmut Schulze), illustré magistralement par Elisabeth Detton. L’éditeur à qui l’on doit tant est:

Jean François Garcia : 179 rue de l’Abbé Georges Hénin, Colligis-Crandelain(02) “editions Lumpen”.

Voici ce que j’écrivis alors… ce témoignage très personnel n’a jamais connu le bonheur d’être publié.

C’est un hommage murmuré au “chemin des dames”. Dix-huit rêveries devenues à mes yeux nécessaires pour dépasser l’effet centenaire. L’écrivain que je suis, aime à se perdre au chemin, chaque saison, chaque année depuis quarante ans. Mais je n’osais pas m’approcher d’eux par l’écriture… ces petits, ces tendres jeunes qui durent s’endurcir pour défendre nos terres contre l’ennemi, comment les évoquer ? Allais-je avoir la manière, le ton, la musique surtout ? En 2017, comme le temps approchait où mes vieux amis tant fréquentés aux monuments aux morts et parfois dans la vie réelle – je me souviens des survivants – allaient partir sur le chemin de la destinée définitive, je me suis mis à écrire, sans ponctuation ni majuscules, des vers qui bientôt s’accumulèrent au fil de situations rêvées. J’avais beaucoup lu sur l’attaque Nivelle, je frémissais chaque 16 avril au souvenir des exploits impossibles. Je songeais au fil des rêveries non plus seulement aux petits, aux presque imberbes encore, fracassés sur l’ordre d’un vieux général obtus, non, il me vint que les pères et les mères devaient avoir également leur place dans ce tohu-bohu, dans cette affreuse mêlée : comment traversèrent-ils l’épreuve majeure de la vie – qui n’est pas sa propre mort, mais la mort de ses enfants ? Les anciens le disaient déjà avec cette crudité : la guerre c’est quand les pères enterrent les fils. Puis d’autres situations se présentèrent à ma mémoire rêvée : le silence qui règne au Chemin des Dames a beaucoup aidé à faire lever mille fantômes, des fiancées, des vols d’oiseaux, des chants. Bientôt j’ai laissé venir à moi d’autres songes, des images d’églises mordues par le feu, l’affreux bombardement de la cathédrale de Reims, l’abomination de Vauclair et de ses ruines automnales si douloureuses. Tout cela est venu presque sans que je le veuille : j’avais tellement marché sur ces terres, j’avais arpenté les chemins adjacents, j’avais même parfois couru autour des ruines pour exercer mon corps et aérer mon esprit. Il suffisait que je ferme les yeux pour voir revenir toutes ces scènes, toutes ces images, toutes ces absences. Je me surprenais parfois à penser : tu vois, ce que tu vis là à quarante ans, à cinquante ans, eux, les petits, ne l’ont pas connu, c’est là qu’est la vraie tragédie et c’est cela qu’il faut chanter. L’essentiel n’est en effet pas de dire : « les pauvres petits », non, l’essentiel est de chanter leur destinée, si l’on veut que l’on se souvienne, si l’on veut que ces jeunes gens demeurent solidement dans le tréfonds de notre mémoire. Chanter devient alors articuler des syllabes de manière à ce que la mémoire du lecteur soit fixée fermement sur les destins détruits. C’est aussi exhaler une plainte. Il est normal de se plaindre lorsqu’on traverse des épreuves de ce calibre. On peut même risquer cette idée simple : se plaindre est la seule manière de survivre, de dépasser un peu l’horreur de ces vies perdues. Je pense aussi à nos voisins, à ceux que j’appelle nos cousins, les (cousins) germains qui apparaissent dès le début du recueil. Helmut Schulze, poète allemand, est venu me rejoindre – traduire mes poèmes était une manière de me tendre la main : ainsi nous faisons-nous face, sur deux pages, côte à côte, la cassure du livre figurant l’opposition d’antan et ce qui nous relie aujourd’hui, délivrant à foison, s’il en fallait, les preuves de l’absurdité de ce honteux conflit. Ses mots ont autant droit de cité que les miens au bord de ce chemin où désormais il fait bon prendre le soleil et respirer les brumes. La fraternité est notre seule chance. Admettre l’autre, le différent, celui qui ne parle pas comme moi… l’accueillir, voilà le but. Tous nos malheurs sont venus n’avoir pas su préserver l’accueil de l’autre, ce qui eût été un enrichissement exceptionnel, au lieu de vivre ce conflit abominable. Revenir au Chemin c’est convenir également que ce lieu est splendide. Hanté, il méritait d’être chanté, ce que s’emploie à faire Elisabeth Detton, avec une modestie admirable. La peinture à l’eau, la simple gouache convient tellement bien à nos jeunes gens englués dans la boue et rêvant d’un idéal de paix. Le brun et le bleu se font face comme chemin et ciel, comme guerre et paix. Les illustrations sont des aide mémoires qui nouent la gorge. Ce sont des statues qui se fixent plein vent pour surplomber l’événement et qui ouvrent sur la compassion. On tourne les pages du livre et entre l’allemand, le français et les illustrations se produit un jeu grave total, musique comprise, les langues différentes et les illustrations délivrant tout un monde mélodique attentif à notre destin. On l’aura compris, le Chemin est à lire plus largement encore : il s’agit du nôtre au présent. Ce recueil aide à traverser nos nuits et nos jours, c’est un viatique apaisé qui reprend nos passions et nos rêves donnant à notre présence ici et maintenant une plus grande fermeté. Raymond Prunier

5/5 Les souterrains de Laon

Guerres

Nous espérons ne pas mourir trop vite, mais la peur qui nous saisit ne relève pas toujours d’un futur tragique, elle est aussi regard rétrospectif. Les souterrains de Laon et de toute la région sont dévorés de l’intérieur par le souvenir de la guerre, des guerres contre les Allemands bien sûr, mais aussi d’autres guerres plus lointaines. 

Je me demande si les souterrains (Caverne du Dragon) ne sont pas la guerre, l’autre nom de ce mot affreux, la guerre, avec ses griffes énormes, ses éclats noirs et sa hideur repoussante. La guerre dite 14-18 ou la guerre dite 39-45, toutes deux forment des souterrains dans notre mémoire, excavations sombres avec larmes de terreur et joies folles de la libération. Nos grands-pères, nos pères nous l’ont suggéré, ils nous ont dit un peu parfois par mégarde cette nuit de deux fois quatre ans qui a aggravé leurs vies d’un fardeau insoutenable de haine et d’inconsolable ressentiment. Je crois qu’ils ne sont jamais sorti de la nuit de ces souterrains-là, on le voyait bien au regard qui tombe, aux soupirs qui laissaient entendre une jeunesse en miettes, au noir très sombre qu’ils tentaient d’écarter du bras ou d’un geste las de la main: il ne fallait pas en parler, grand silence de leur souterrain bien à eux, bien horrible car sans langage. La lumière des mots eût aidé peut-être, mais non, ils avaient les amis et leurs morts à garder au secret de leur mémoire. Peu de mots décidément. Je vois ces souterrains comme des parenthèses du passé où la mort roda impromptu dans la nuit perpétuelle de l’horreur, des cris, des explosions, partout, tout le temps. 

Les guerres sont les souterrains de ce temps-là. 

Je me demande si la fameuse mort de dieu que l’on situe dans le temps entre la guerre de 1870 et celle de 1914 ne peut pas être également située dans l’espace, ici, dans cette frange géographique qu’on appelle les frontières du nord. Les envahisseurs ne voulaient pas seulement les richesses, nos terres noires, je crois qu’ils rêvaient d’un dieu qui tienne la route, un vrai dieu tempéré, doux comme les climats de la douce France. Les Allemands ont une expression éloquente qui semble évoquer directement nos lieux: heureux comme Dieu en France, c’est dire pour eux l’attrait de nos contrées. 

Ainsi, j’y insiste, la mort de dieu a-t-elle son lieu: ces frontières déchirées, hésitantes, friables, souterrains de panique noire. Je ne sais pas pourquoi me revient ce souvenir historique très lointain: Syagrius, dernier empereur romain, se réfugia à Soissons où il fut écrasé par Clovis, ce dernier mettant fin ainsi à mille ans d’empire. C’était là, à deux pas dit la légende, dans une grotte où l’empereur fut fait prisonnier, puis emmené de force dans un sinistre cloaque du sud où il fut étranglé. Souterrains encore.

Je demande qu’on regarde ces souterrains de jadis avec la même acuité que l’on contemple cet arbre d’avril que l’aube arrose avec l’évidence pacifiée d’un renouveau admirable. Je demande – mais c’est beaucoup demander – que les souterrains soient visités comme un passé et aussi bizarrement comme un espace, cet espace curieux qui fit les guerres et les ravages. Je sais bien qu’il y a des grottes, des souterrains, au pied des Pyrénées, des Alpes, à deux pas des Vosges ou le long des côtes de l’Atlantique . Mais nos souterrains à nous sont liés à l’incertitude des frontières du nord. Nous n’avons pas de nord limpide, indiscutable. Nous à Laon et alentour nous ne sommes adossés à rien, aucune Alpe ne nous protège, aucun océan.  Nous sommes à cru, exposés aux invasions de tous ordres. La plaine court sans obstacle jusqu’à la Mer du Nord, c’est fou. Cette plaine est un terrain de jeu pour enfants cruels et envieux où seules les rivières Aisne, Meuse, Somme, forment un obstacle dérisoire et plutôt amusant pour ces enfants attardés avides de meurtres, de pillages et de richesses.

4 /5 Les souterrains de laon

La nef noire

La nuit attire l’amour. On peut être certain que des couples se sont forgés sous la pierre, sculptant à jamais, doigts serrés, ardente chamade, des amours illégitimes, puisqu’on ne pouvait pas s’aimer au jour des rues, dans l’éclat des places; par ailleurs la nuit de la cité  était peu sûre. Les souterrains aux petits murs effrités qui donc se croisent, amènent à se retrouver. Ces vies de taupes parallèles et inverses dessinent dans leur ombre des étreintes telles qu’aucun amour vivant au plein de la vie lumineuse ne connaîtra jamais, car l’interdit (cette drogue) augmente les sensations à une puissance décuplée. Les piliers qui soutiennent parfois les salles aujourd’hui désertes – comme la nef du dessus au moment des offices – font songer à une nef noire où des messes frauduleuses, noires elles aussi, purent être célébrées librement. Les souterrains courent dans tous les sens si l’on veut bien chercher les passages. C’est au mépris des appartenances et des propriétés si bornées en surface, tellement emmurées, coupées soigneusement du voisin. Au-dessous rien de tel. Il n’y a plus d’autre. Le respect a fondu. C’est l’anarchie des corps, des classes, des sexes, des appartenances sociales, prêtres, servantes, maîtres et maîtresses, malfrats et nonnes. Bien sûr on a pu reproduire ici ou là  les fameux murs mitoyens du dessus qui font la misère et la joie des juristes, mais cela semble fragile, la nef noire aux mille chemins du rêve, aux mille abîmes du cauchemar étant un monde à part où tout circule, où tout peut arriver. C’est l’internet ouvert à tous en forme de réelle présence sous la terre. Quand l’amour se noue sans guide social officiel, c’est la passion certes (Tristan et Iseult en témoignent), mais la folie s’accroît dans l’écorce du couple illégitime, et le sans limite des souterrains dit que dieu est absent et que tout est possible. 

Le crime guette pourtant. La vengeance dans la nuit des amours impossibles s’abat sur les pauvres diables et diablesses, victimes de leur passion. Avide d’écarts, Satan se pourlèche à l’idée de tant de victimes potentielles. 

Les pervers de tout poil ont beau jeu de surprendre les naïfs qui s’adorent dans la nef défaite de lois. Car l’inconscient pulsionnel, que figurent si bien les souterrains, regorge de ces assassinats et meurtres qu’on ne voit habituellement qu’au théâtre sous la lumière des sunlights. Ces pièces existent justement pour purger nos passions. Oedipe et Hamlet sont eux aussi les victimes du souterrain, mais c’est un souterrain où l’on parle, alors que la nef noire, elle, scène obscure, résonne de mille voix étranglées, de chuchotis subtils, et la parole y est le plus souvent absente: les baisers empêchent tout discours ou l’on meurt sans un mot.

L’écho répercute mon appel, mais les souterrains sont si vastes que c’est tout un peuple qui tout à coup me répond. Souterraine folie des hommes qui retentit dans la griserie inquiétante de son délire.