“Le Chemin” est un recueil paru en 2019. Les poèmes que j’ai composés sont traduits par un poète allemand (Helmut Schulze) et illustrés par une peintre proche de Laon(Elisabeth Detton).
Ce beau recueil a été édité ici:
EDITIONS LUMPEN
Jean-François Garcia
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26 Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.
27 La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.
28 Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.
29 Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.
30 Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.
31 Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du coeur.
32 Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tiédeur, la paix placide des ruminants, les frémissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.
33 Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.
34 J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.
Ainsi se termine ma longue présentation (34 petites proses) des dix huit poèmes qui forment le recueil “Le Chemin”….Il fallait donner l’envie d’aller y voir !