Sous les textes, stimulante, jaillit la source des secrets. C’est à l’écriture qu’elle s’éprouve. Du bord des lèvres, le murmure passe dans la poigne, la mine invente, pousse devant elle, sous la banale pression d’une instance vitale, l’artisanat énigmatique qui couve au creux de la main ; la paume s’ouvre contre le bois de la table tandis que les doigts pressent le style vers le tout autre ; ainsi s’allument des chatoiements inattendus.
Je ne sais pas avant d’avoir pointé mon immersion ce que vont rendre au monde les contours de mes syllabes, ce peu que j’entends d’abord. Si j’étais Dieu j’entendrais tout. Mais Dieu est trop occupé à prier pour nous, et il n’a pas le loisir de nous donner mesure ni raison. Mains jointes, il a tant à faire. Reste à tisser par devers soi des thrènes, en pitié des enfants du grand silence. Le silence : si je m’ouvre vers le blanc qui me tient tête, c’est lui qui m’accueille, c’est lui qui me force la main, c’est sa muette présence qui officie pour moi dans la nef des mots. Sans le silence, je n’aurais aucune raison de dire l’épiphanie des ombelles de juillet ni l’ocre violet des confins de décembre, et je me perdrais aux bois, les branches calcinées de l’an désignant tous les horizons lestés de nuées grasses. Rien ne m’est chemin que ma main, puis le silence.
Le temps va pourtant, cette presqu’île boisée accordée à mon pas ; je dois bien en constater la preuve heureuse, ne serait-ce qu’à cause des battements, là, en haut à gauche ; mon cœur, longeons la mer à défaut d’infini divinisé ! La goguette caracole sous le pull et tu vas dire dans le vide qu’il fut un temps, le tien, le mien, où l’on s’époumona en vain par peur de ne pas vivre l’ouvert énorme, offert sur le plateau du nouveau siècle.
Il m’arrive en effet sur cette langue de territoire tendu de n’entendre aux cités que des cacophonies enregistrées, folles tentatives pour ne plus percevoir le silence dont je fais justement mon secret travaillé. Je lève les yeux, les CD hurlent sous le laser arc-en-ciel. Ils sont la marque éclatante du silence qui me prend à bras le corps et me rabat vers la terre où je stagne le plus souvent. Je dois l’écrire pour m’élever puisque Dieu, transi d’oraisons funèbres, n’a plus souci de nous. Je me souviens qu’en partant il nous a dit : vous ferez silence en souvenir de moi. Depuis, le diapason ne cesse de monter, les techniques féroces de remplissage des tympans se sophistiquent, chaque jour plus loin de la sagesse qui commanderait le taire. Il faut s’écarter des voies très frayées, trouver la source du silence et la chanter pour maintenir la mesure et la raison en allées, avec l’espoir de réparer un peu le chant perdu.
La main bricole dans le silence des idoles de mots, isolement indispensable qui retrouve le sel de la terre vibrant en harmonie avec le feu des ciels. Les avis sont partagés : chacun s’invente sa mesure, éveille ses approches sans rimes, ses histoires de mains qui repoussent le silence par exemple, oui, toutes sont dissemblables puisqu’à l’indicible nous sommes tenus et qu’il rôde pourtant différent au creux de chaque main.
Je dirai l’indicible, voilà ce que nous visons. Nous avons soif de mesure, mais la tienne n’est pas la mienne. Elles se saluent dans leur indicible dit, elles se lisent entre elles, s’élisent quelques temps, puis se séparent, reprenant leur chemin au silence du pas seul. C’est ainsi que se trame l’immense lisse de poésie que personne n’entend, presque personne.
Souvent je me retourne : il faut bien s’assurer du pas tenu.
J’entends des airs du temps de Mozart. Mais ce n’est pas lui, une évidence le souffle ; il leur manque quelque chose, c’est un trop plein d’entente qui multiplie les gesticulations, magie cherchée puis trouvée dans cet air satisfait d’un allegro carré. Pris dans leur propre jeu, ces musiciens éludent l’ouvert, refusent le mutisme acquiesçant de la vie, ignorent l’océan qui bat sous le remuement des lames certaines. La main est experte, l’artisan a du métier, mais l’entente est gentiment dansée : il faut combler les creux au plus vite, disent-ils, alors que Mozart chavire constamment. Parfaite parce qu’imparfaite, sa vie s’expose au silence sans presque y toucher, stupéfiante sonate de voix croisées en pleine houle voulue. De la main qui frappe, Mozart n’oublie jamais l’essence grave qui court des doigts jusqu’au poignet, coupoles que nous portons au bout des bras sans les voir et qui dessinent sur leurs dômes des veines palpitantes, tandis qu’à l’intérieur se croisent lignes de vie et lignes de chance. Les phalanges obéissent mais seules les dernières touchent ; les autres, celles qui précèdent, s’occupent de ménager au silence la part de vérité que figure l’arrondi des mains nues.
C’est la même absence humaine qui dort sous les voûtes romanes. Et plus les vitraux sont petits, plus le silence s’ouvre au plein des éclats de lumière aboutés ; le plomb glisse du bout des doigts, fluidifie la nuit d’étoiles bleues, jaunes, rouges qui se lancent hors de nous, longtemps après que nous avons clos l’huis dévoré des pluies ; dans l’espace poussiéreux d’où ne descend plus que le moisi des arcs, la porte pivote en grinçant et ces craquements inhumains semblent les échos des milliards de prières soufflées aux parois ; ces mains jointes, ces lèvres émues auraient pu empêcher la formation des mousses qui glissent des voûtes malades pour aller mordre le pavement délaissé… mais les mains sont envolées avec les paroles sacrées. Et les pas, mon Dieu, les pas ! Une fois dehors, je sens que la soif brûle mon palais et je me souviens que le bénitier était sec, en effet.
Je descends d’une marche encore ; je m’enfonce dans la nuit close du cinéma : la lumière montre à cru en un lent tournoiement d’antiques statues que le maître farda. Le silence du Mépris naît de l’effroi des couleurs primaires plaquées sur les visages muets ; c’est si loin désormais que la presqu’île devient une île où la présence fut, mais n’est plus. Elle dérive. Je rêve avec le cinéaste, au large du plus large, d’un temps de raison où les mains savaient encore caresser les visages. L’absence était cet éclat qui jaillit hors de la pierre sous les coups d’un burin très tranchant ; la violence était belle ; elle faisait les pommettes douces et le regard serein que nous ne voyons plus. Cette résurrection brutale des héros maquillés alimente le regret d’un secret dévoyé dans les nus des musées.
Le ciel ne proposant rien d’autre que ce qu’a vu le vent d’ouest, je m’avance plus bas encore dans la ténèbre des grottes, et là, surprise, avant l’écriture, je retrouve mes amies par milliers, mains soufflées, mains plaquées, dont on prétend ne rien savoir, sinon qu’elles sont datables ! On remplace l’ignorance par des chiffres, pauvres de nous, bel effet du carbone quatorze et des sciences casquées ! Eh, mon Dieu, mais c’est aussi simple qu’un enfant qui se tait ! Les mains étreignent la roche pour survivre, bien sûr ; ce secret n’est rien d’autre que la présence qui trace au plus humide des parois un sang neuf, vibrant comme des volées de flèches, enviant à la pierre sa rugosité sans gloire, vraie nuit d’éternité. Les animaux du temps poussent alentour un cortège trouble où le repentir du bois brûlé trace sûrement les chasses vécues et resongées. Mains et bêtes se proposent aux tremblements de la lampe, côte à côte sous les coupoles creusées des eaux, violence et silence se livrent ensemble, cris et souffles se font peur, puis s’apaisent mutuellement. Il le faut pour que la vie rechante.
Oui, le secret est dans nos mains, tout le monde le sait, et je l’éprouve chaque jour quand ma pointe s’avance hors du monde où je vis, à deux pas, à l’écart, pour moi seul.