un rêve d’été

Cette nuit,  j’ai rêvé de l’été. J’ai pu noter ces quelques lignes.

La route buissonnière et gracieuse tourne vers le n’importe où, et si c’est un chemin tant mieux je continuerai à pied, soleil au dos, ceuillant les baies qui éclatent au palais, donnent un goût d’azur rouge au corps ombreux qui me précède; j’ignorais que j’avais soif: se comble alors un frisson, un désir que je croyais endormi; le cliquetis des insectes ignore le silence et le bourdon des ailes par milliers cachées dieu sait où, est un courant continu que le soleil renforce, étrange soleil omniprésent qui éclate sur les feuilles, entre les branches, vitrail ocre et roux parfois selon les essences des arbres qui hachurent le ciel.
Au bois c’est vrai l’avance est lente, les effluves portées dans la maturité des fruits et des branches craquantes tourneraient la tête, s’il n’y avait la fraîcheur tempérée qui amplifie les parfums en les mouillant de supportable.

Sophocle: la Voix de la Navette

On sait de source sûre que Sophocle a écrit 123 pièces ; sept seulement nous sont parvenues. La culture occidentale a fait de ses pièces sauvées des piliers essentiels pour ses rêveries : les deux Œdipe et Antigone sont au cœur de toutes les considérations politiques, sociologiques ou psychologiques qui sont débattues à notre époque et ce depuis la Renaissance au moins. On se doute, lisant Sophocle, que ce pourrait bien être l’ensemble majeur du théâtre d’occident et que le reste, ma foi, Shakespeare excepté, n’atteint jamais cette largeur de vues. On imagine difficilement ce qu’aurait pu être notre culture si les 123 pièces nous étaient parvenues…
Aristote raconte le sujet d’une pièce de Sophocle qui a disparu ; grâce au philosophe, nous en avons la trame : une jeune fille est violée par un garçon ; pour qu’elle ne parle pas, il lui coupe la langue. La jeune fille se lance alors dans un travail de tissage pour raconter ce qui lui est arrivé et donner à voir le visage du coupable. Il est arrêté et exécuté.  
 Cette Voix de la Navette résonne en nous de manière étrange à cause des moyens techniques dont nous aurions disposé pour confondre le coupable. Le tissage, malgré tout, s’avère un moyen autrement malicieux que la recherche d’ADN : cet entrecroisement de fils énonce la vérité des faits et donne à voir le visage du criminel. J’y vois une représentation de l’écriture, où ligne après ligne la vérité se fait jour… l’intérêt de cette trame – le mot convient à merveille – semble inépuisable : poésie, théâtre, écriture, récit, tout est convoqué à la fois. Je n’oublie pas que la musique, où la mélodie n’a de sens qu’appuyée par l’harmonie, est également une trame tissée à la fois horizontalement et verticalement.
La Voix de la Navette est perçue comme une pièce magnifique de perspectives… elle est manquante, c’est vrai… mais le sujet en est si ahurissant qu’il nous semble que nos paroles théâtrales (musicales, mythiques) ne cessent de courir derrière son absence jusqu’à l’essoufflement.

Frontières

Je devine dans le ciel les oiseaux qui vont revenir vers le nord pour enchanter nos lacs ; ils migrent avec leur pilote en pointe dessinant ce triangle parfait que nous leur empruntons pour nos géométries savantes, pensées utiles tracées de leurs corps follement hardis ; ils suivent, je le sais bien, le basculement de la terre sur son axe, mais regarde, mon fils, ils font en réalité du sur place, puisque c’est nous dans nos petits pays vitrifiés, dans nos bulles riches qui bougeons immobiles avec la terre, du nord vers le sud. C’est nous qui sommes figés. Les oiseaux ignorent les frontières, méprisent le zèle neutre des fonctionnaires cravatés, sanglés dans leurs costumes étatiques amidonnés, indifférents, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Contrairement aux marchandises et aux oiseaux, nous ne pouvons pas franchir ces coutures qui donnent forme aux pays du monde, balafres de hasard que l’histoire a tailladées sur le visage de l’orbe. Depuis l’espace, notre monde a l’allure pacifique d’un seul ensemble bleu qui récuse nos mesquins arrangements civilisationnels, obstacles incontournables, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Annoncée par les roucoulements des tourterelles, cette saison proche est dérision de nos cicatrices apparemment indélébiles et les triangles ailés des oiseaux – que nos avions parodient – sont autrement plus agiles que nos pas hésitants et candides dans les halls des aéroports, lacs de ciment où, revolver à la ceinture, des contrôleurs neutres empêchent tout passage du sud vers le nord, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

 Les douaniers sont des fausses notes dans cet embrassement universel où l’ode à la joie devrait pourtant guider tous nos gestes et soutenir nos mains tendues ; des formulaires, des interrogatoires bloquent les êtres humains derrière des comptoirs infranchissables, tandis que bientôt au-dessus de nos jardins clôturés les oies sauvages vont cancaner souplement, libres et droites, presque ironiques de perfection. Il y aura un temps où le vol des oiseaux et des avions sera le même, on le sait bien. En attendant il faut composer avec nos pays froids et frileux, coincés dans leurs costumes empesés, incapables d’ouverture, même si l’amour a rendez-vous avec la vie.

L’air entendu (5/5)

Il veut partir avec eux, il le dit à l’homme en le tirant par la manche : « La musique… j’en ai besoin, c’est la musique », l’autre fait oui de la tête, prend le temps de s’accroupir devant l’enfant, lui pose les deux mains sur les épaules, le fixe droit dans les yeux, souriant, puis il désigne tranquillement les vêtements secs posés sur la grille, fait le geste de s’habiller. L’enfant ôte la couverture, nu mais sans un frisson il se rapproche du feu et s’habille rapidement : sous-vêtements, pulls, pantalon, chaussettes, chaussures enfin qu’il noue à la hâte ; il relève la tête, interroge l’homme en montrant du doigt la roulotte dont il ouvre la porte à l’instant ; le violon sonne plus fort, l’enfant s’approche. Quatre petits sont assis en rond à même le sol couvert d’un tapis rouge coquelicot flambant neuf. Par les fenêtres latérales, des rayons concentrés éclairent le musicien qui, la tête courbée à cause de la hauteur du toit, joue toujours la même danse connue, il rit presque, tape du pied sans forcer tandis que les petits frappent dans leurs mains et le chef qui a défait le crochet de l’extérieur pour qu’il puisse voir, jette de toute sa hauteur un regard déférent à l’enfant, tu vois, semble-t-il dire, tu vois, il n’y a pas de place pour toi dans ce chant, tu n’es pas de ce monde, je suis désolé… L’enfant croit d’abord comprendre qu’il peut entrer et lève la jambe droite pour monter lorsqu’une main l’agrippe par le col, ses jambes battent dans le vide et il se sent tiré à trois pas de l’entrée ; on le dépose, il lève les yeux vers l’homme qui cette fois fait non de la tête et articule quelques phrases chuintantes, légères, au bord du rire. « Emmenez-moi » murmure-t-il, il sait qu’il a perdu, l’autre ne lui répond même pas, frappe dans ses mains, les deux femmes en robes multicolores s’installent sur les banquettes après lui avoir adressé un signe de la main et un sourire grave s’inscrit sur leurs visages. « Ne regrette rien », dit le chef en français; il s’approche du feu encore rougeoyant, l’éteint de quelques coups précis de la semelle, raccroche la grille sur le côté extérieur de la roulotte ; après avoir craché dans ses mains, il va vers l’avant, monte sur le siège du cocher et donne trois petits coups de rênes ; les deux chevaux avancent sans hésiter. L’enfant court sur une dizaine de mètres, son pied accroche une branche, il tombe ; en relevant la tête il aperçoit l’homme qui lui fait un signe d’adieu, la main en l’air et la musique s’éloigne dans les cahots de la roulotte ; puis, hésitant soudain, le chant s’arrête sur une fausse note.

L’air entendu (4/5)

C’est une caresse rude, bien sûr, une caresse cependant, ses bras, ses jambes, tout y passe, geste à la fois rustre et chaud, j’aspire l’air saturé d’eau et d’humus de ce petit bois où ils se sont réfugiés, on me saisit par les épaules pour me rapprocher du brasier fumant de mes vêtements, les voix reprennent, tiens c’est un violon là-bas dans la roulotte et je reconnais un air joué faux, crincrin rythmé, oui, c’est ça le chant, oui c’est lui : l’anacrouse relance régulièrement la mélodie que l’archet écrase jusqu’à toucher le bois, doubles cordes à casser l’instrument, et l’une des femmes esquisse quelques pas en rythme, s’approche de mes vêtements, les retourne d’un coup ; puis un homme prend la parole longuement, massif, moustaches, les jambes écartées, posé comme une statue, voix grave, langue opaque précipitamment coupée de « h » aspirés; on l’écoute en riant, visiblement il pratique l’ironie froide, le mot « police » surgit de temps à autre, ils éclatent de rire à chaque fois et lui, l’enfant, nu sous sa couverture, pose son menton sur ses genoux, et rêve de cette chaleur qui le tient enfermé à l’intérieur de la couverture protectrice, espère qu’elle va durer, la chaleur, le chant, c’est une même chose. C’est alors qu’il constate que le chant dont il rêve pour couvrir le silence remonte de nouveau, mais les harmonies sont plus subtiles qu’il ne le croyait, en bref ceci : dans le fond le remuement gras soufflé de la rivière, par-dessus le violon toujours aussi divinement faux, et dans l’entre deux, le lieu le plus beau, la voix de baryton lente puis accélérant par endroits jusqu’à se faire murmure, et – mais pourquoi ne l’avait-il pas remarqué plus tôt ? – le froissement large de la brise, frisson amical de mon corps retrouvé au milieu des hêtres dorés par le soleil d’avril, cet âge encore tendre de l’année où je suggère au printemps de ne pas précipiter son écoulement. C’est une prière que je formule, tandis qu’ils rassemblent les pièces dispersées du campement, un pneu ici, un sac là et des plats, des bouteilles, un quignon jeté vers un chien qui bondit, la musique ne cesse pas, le chant toujours le chant, allegro ma non troppo, je songe qu’ils vont partir et que c’est impossible ; le chien s’approche, me lèche le visage puis s’éloigne ; aucun effroi.

L’air entendu (3/5)

Le chant, j’y reviens pour le cerner d’un peu plus près – tous les prétextes sont bons pour m’approcher de lui – le chant est né de la rivière et sur la cire de ma mémoire l’enfant avance contre l’interdit du bord de l’eau : « Jamais au bord de la rivière compris, » voix de rogomme et moi l’oiseux, j’opine bien sûr, je ne vais pas risquer des coups pour un retour de sincérité, dictature et mensonge sont jumelles, donc l’eau lui baigne la plante des pieds, il a choisi un sureau un peu vieux, lui a lié un crin raccroché au roseau et abandonné là par un pêcheur avec son hameçon ; il pêche devant le temps qui fuit, ligne tombant d’amont vers l’aval et soudain horreur, ça mord, il glisse un peu vers l’avant, panique, tombe à l’eau, revient en barbotant et tout est parti, la gaule avec le reste, lui trempé de la tête aux pieds remonte la rive, il ne peut pas rentrer ainsi, ce serait un corps aveu, tremblant, la vie mouillée à mort et il avise un feu bleu mouvant, s’approche ne fait rien – combien sont-ils ? – ils parlent une autre langue, l’une lui fait signe de se déchausser, accroche ses chaussettes sur un châssis métallique au-dessus du brasier, l’autre les tourne pour éviter qu’elles ne brûlent, il doit se déshabiller, aucune honte, personne d’autre n’esquisse un geste, ils le regardent, ses vêtements fument, ils lui passent vivement une couverture, l’une d’elles lui frotte le dos… ça y est je l’ai dit, l’une d’elles lui frotte le dos et chante… enfin je crois, peut-être n’est-ce pas un chant, seulement le bonheur qui lui fond sur l’échine sans prévenir, c’est un silence, un énorme silence qu’un chant anime il n’en doute pas, et la jeune femme qui sourit là-bas.

L’air entendu (2/5)

     Il n’est pas de moment plus riche que ces écoutes retranscrites, leur ton assuré vient de là, de ce souffle tiède où je parle et où, ordonnée et mauve – je l’ai déjà mentionné, mauve est la nuance des nuées accrochées à la plaine crayeuse, ou plutôt leur reflet sur le blanc ondulé des champs arrosés par l’ouest débordant d’intentions ténébreuses et hautement utiles – et où, ordonnée et mauve donc, l’existence se leste de lois lentement instaurées qui font ces heures gâchées où l’on traîne à la bouche une lavasse, temps d’angoisse de mort, alors que ce chant justement si je veux le décrire – et rien n’est plus pressant – a tout de la nuit chaude, inventive, dans laquelle je poursuis avec d’autres – est-ce si sûr ? – les figures en chair que je devine sans peine, tous ces gens qui m’ont donné me donnent me donneront à découvrir ( dans la bouillie d’années qui nous est accordée) leurs grandes présences totales, et je les écouterai mieux que la nuit cousant les étoiles en frottant leurs éclats, leur parole sera piété, je le sais, je l’ai expérimenté mille fois déjà, et j’espère que le chant ne cessera jamais car alors comment saurai-je qui je suis (non c’est trop demander, non, pas l’être, passer seulement, car alors avec l’être je ne pourrais plus aligner les mots) le chant, le chant, et si je perds ma voix je songerai incontinent : à quoi bon, et replongerai dans le gâchis décrit plus haut, ce temps de rien, hachis d’heures, maladresse de vivre dans l’étroite prose des bonjours que l’on lance dans l’air givré des matins mal ficelés. J’ai la terreur de l’inutile.

L’air entendu (1/5)

     Les lauriers ne sont jamais vraiment coupés ; quelque chose frémissait sur les bords de l’Aisne, remous émeraude et gris, enfin une musique, pas un chant de voix humaine, non plus qu’un gémissement naturel, branches qui grincent et s’entrechoquent aux cimes, non, un air comme une brise à hauteur d’homme et qu’enfant je reçus tout droit, grand chant blond des aurores et mauve du premier printemps, ce qui me parut alors très étrange et l’est resté. Cette aria montait de l’eau, courant rythmé ; chaque jour m’en rejoue le frisson faste presque à la demande alors que plus de deux cents saisons me séparent de son surgissement ; je n’en ai aucun mérite, je suis sans doute né comme ça, tympans heureusement sollicités par le silence  – interdit de parler – et l’absence feinte des taiseux qui me dressèrent et qui la nuit m’entourent encore de leur vigilance hiératique. Je baigne dans un flot harmonisé à mon moment, non pas que la page s’emplisse aisément des murmures ironiques de l’ange à l’haleine de fée, mais si je retrouve ce chant – un appel dans l’isolement complet suffit – c’est qu’il a tout ce temps été apprivoisé, doucement entretenu par mon corps surexposé dont les tensions réclamaient un usage plus souple, ce que je fais désormais chaque jour, curieux instant où je m’isole pour m’ouvrir encore et encore à ce ton mélodieux que des basses rejoignent sans que je le veuille, sans que je leur demande rien.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (3/3)

L’œuvre

            La révolte couve en creux.

            Les plaies et les bosses des héros sont vécues comme les conséquences normales de leur refus. Ils n’y peuvent rien, ils sont comme ça, définitivement à côté, en marge. Leur révolte est tellement naturelle, si peu consciente, qu’elle éveille chez le lecteur un sourire de compassion qui entre en harmonie avec l’ironie tranquille de l’auteur. La sagesse est à mille lieues de la résignation, elle franchit le ruisseau fangeux du temps de la révolte sociale pour s’étendre à toute notre condition.

            Ses personnages attendent. ‘Il va se passer quelque chose’ : mille fois cette phrase revient, comme un leit-motiv qui mesure le récit. Cette candeur, cette simplicité dénuée d’ambitions est une forme de scandale, car le temps est à l’histoire, à la croyance illusoire en un progrès humain ; à l’instant où les pays se transforment en vastes friches industrielles, Dhôtel marque sa distance. Il ne cède pas pour autant à l’accablant : « C’était mieux avant ». Il se garde bien d’aller vers l’arrière, la plainte n’est pas son fait. Il dépose simplement ses héros dans nos sociétés et toute son affaire consiste à attendre. C’est Godot revisité par le village, car on ne peut rien attendre évidemment des grandes villes, rien ne sortira de nos précipitations, énervements, divertissements, ambitions mondaines ahurissantes d’oubli de soi.

            Le décor du village bouge cependant : dans  Le village pathétique[1] Odile s’engage dans la construction d’un système d’alimentation en eau du village de Vaucelles. Elle est architecte et rien n’est plus naturel que d’aider à concevoir les plans. Mais dès qu’il est question pour elle d’occuper un poste officiel, elle refuse. Et le lecteur, habitué à dire ‘oui’ dès qu’il est question de le mettre en valeur socialement, ne manque pas de s’étonner d’une telle ‘inconséquence’, alors que du point de vue de la nature ouverte et libre – l’histoire commence par la séparation du couple – Odile est au plus près de sa vérité, qui est en fait la vérité dhôtellienne, celle qui exige indépendance et patience. Cette Manon des Sources des pays du nord profite même de sa beauté naturelle pour être plus libre encore. ‘Libre’ ne signifie pas qu’elle couche avec tout le monde – contrairement au mythe désolant d’une pseudo-libération – c’est même l’inverse, elle ne veut rien, d’aucun homme, d’aucune femme, elle attend. Certes, elle s’active, mais elle est là, seule, cherche sa voie, son être pur et qui pour le temps du récit est errance, comme le vent, comme les fleurs. Presque rien.

            Dans le même roman, Julien, le mari dont Odile s’est séparé, est réparateur de bicyclettes. Or, Odile le chasse parce qu’il ne veut pas devenir poète. Julien est alors la même figure : il est utile au village, mais il attend. La coïncidence des destinées de Julien et du Léopold de Des Trottoirs et des Fleurs doit nous alerter. Le refus d’être poète dans des romans qui sont si poétiques, si déconcertants, ne peut laisser le lecteur indifférent. On nous offre en toute ironie un texte qui raconte l’histoire d’hommes qui ne veulent pas écrire et qui attendent. Mais qu’attendent-ils ?

            En fait, la main qui écrit le texte ne quitte jamais le moment où elle écrit. L’attente est celle-là même de l’écrivain qui a lancé ses personnages dans un monde conventionnel pour les voir se déployer comme des fleurs. Car à la fin de chaque aventure, quelque roman que l’on lise, l’émerveillement se fait, le miracle qu’on attendait surgit inexorablement dans les dernières pages. Que se passe-t-il alors du côté de l’écrivain ? L’œuvre s’achève, tout simplement. Nous avons erré avec les héros, avec l’auteur, et nous voilà récompensés de notre attente. Un des plus beaux exemples est sans doute le chant de Lydie qui clôt Vaux Étranges[2] ; car le matériau est alors poésie pure dans le village définitivement oublié. Le prénom fait allusion au mode lydien bien connu des musiciens, mais la pureté de la voix qui chante pour presque rien est si proche du conteur qu’on se dit que c’est là ce qu’il cherche, et qu’il le trouve avec nous dans un instant étonnant où l’on a l’impression que l’on est avec lui en train d’écrire la fin du texte. Les parhélies qui surgissent dans la dernière page de Des Trottoirs et des Fleurs sont l’équivalent visuel de cette même découverte commune.

            Chaque histoire contée est alors à elle-même le récit de sa lecture et de son écriture ainsi qu’on le voit( !) bien dans la nouvelle intitulée Pierre Marceau[3] où le héros devient aveugle et découvre le monde. On nous permettra d’évoquer cette scène étonnante où Pierre Marceau reconnaît son pays au toucher des plantes, du bout des doigts, du fond de sa nuit. Quelques années plus tard, André Dhôtel reprend la même scène dans Les Chemins du long voyage[4] : « Il (Colligant) reconnut au toucher les petites masses globuleuses des sanguisorbes. […] Il crut, pendant un instant, malgré les ténèbres, voir avec netteté le rouge des sanguisorbes, plus obscur encore que la nuit. » La nuit, la cécité sont ici à l’image de notre propre aveuglement, lorsque nous tenons le livre et que le monde a disparu. C’est alors, pour le lecteur du livre comme pour l’auteur du texte, que l’on voit le mieux les choses de l’univers.

            L’aveuglement, l’attente, la recherche du pays, ce sont autant de noms différents qui désignent le romancier-poète contemporain dans un monde défait du transcendant et où le poète est à lui-même sa norme. Comme Léopold ou Gaspard, l’écrivain ne sait pas où est son lieu, son métier, son œuvre ; il est hors monde, puisque tant que l’œuvre n’est pas faite, il n’a aucun statut, et une fois faite, l’œuvre emporte plus loin ses émerveillements et l’auteur se doit de recommencer la même histoire de celui qui ne sait pas, attend, avance aveuglément, pour que son identité se réaffirme. C’est l’attente de l’œuvre qui est ainsi régulièrement mise en scène.

            Le Pays où l’on n’arrive jamais[5] a pour solution un livre d’enfant dans lequel des feuilles d’arbre séchées, cueillies soigneusement par la mère dans chaque pays traversé, figurent tous les pays, c’est-à-dire n’importe où, ou plutôt partout, en tous lieux. Il apparaît alors que le récit d’André Dhôtel est un récit sur l’écriture du récit, un livre sur le livre qui creuse des abîmes d’interrogations essentielles. La ruse consiste à présenter le tout comme une histoire d’enfants, ce que notre France vaniteuse interprète immédiatement comme un récit pour les enfants, alors qu’on voit bien que c’est toute l’attitude du poète conteur qui est mise en perspective. Le livre aux feuilles est l’arbre de vie, l’œuvre d’existence dont les poètes rêvent : ce non-lieu de tous les lieux est celui de poésie, l’endroit précis où les feuilles du livre caressent les feuilles des arbres, et qui nous rappelle notre première sensation, lorsque nous l’avons lu dans la prairie et que nous n’avons pu faire de différence entre le livre et la nature qui nous entourait.

            Le récit des aventures de Gaspard et d’Hélène, la recherche du pays, c’est un peu l’attente d’Orphée, le long détour insouciant et soucieux de l’œuvre qui se cherche et se trouve, puis est abandonnée, – il faut bien finir – pour être reprise dans d’autres récits. Maurice Blanchot affirme[6] ainsi que « l’on ne peut faire œuvre que si l’expérience démesurée de la profondeur… n’est pas poursuivie pour elle-même. La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre. » L’insouciance anxieuse de Gaspard est la plume d’André Dhôtel explorant les possibilités de son récit.

            Les abrutis, les rêveurs, les maladroits sont dans leur attente hors du monde comme l’écrivain qui, hanté par son récit, se voit bousculé dans la rue ou célébré à distance. Il n’est pas d’ici. Mais le ton dhôtellien n’a pas ce sérieux que nous lui prêtons et l’auteur se garde bien d’attirer l’attention sur ce secret étrange de l’écrivain au travail. À l’inverse de la plupart de ses contemporains, il n’appuie jamais sur ces étais trop voyants qui auraient pu le classer parmi les très grands écrivains ‘critiques’ de son temps. Il est ainsi bien plus élégant, s’ingéniant à présenter des héros incultes, idiots, gaffeurs ou qui refusent de devenir poètes.

            Ironie légère, fausse candeur, allegro mozartien pour chanter l’insouciance qui suit l’impatience de vivre, et la dépasse, formant une heureuse transparence qui berne le lecteur trop pressé. À la profondeur grecque très éprouvée, André Dhôtel mêle une malice ardennaise si l’on veut, paysanne peut-être, ruse en bref, qui est d’emblée consciente, avant même d’avoir commencé à conter, que nature et culture c’est tout un.

                                                                                  Raymond Prunier.

 


[1] André Dhôtel : Le Village Pathétique, Gallimard, 1943.  Éditions ‘Folio’ N° 582, 1974.

[2] André Dhôtel : Vaux Étranges, Gallimard, 1983.

[3] André Dhôtel : Pierre Marceau, revue Mesures 1940, 6ème année, N° 2, pp. 25-39. Ce court récit a été réédité en 1993 aux Éditions ‘Mont Analogue’.  

[4] André Dhôtel : Les chemins du long Voyage, Gallimard 1949. Éditions ‘Folio’ N° 1540, 1984. C’est à cette dernière édition que nous empruntons notre citation, pp. 122-123.

[5] André Dhôtel : Le Pays où l’on n’arrive jamais, Pierre Horay éd., 1955. Éditions ‘J’ai lu’, 1959.

[6] Maurice Blanchot :  L’espace littéraire : « Le regard d’Orphée », Idées, Gallimard, 1955, p. 228.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (2/3)

Cancan

La grande école officielle bannit le trivial. Il faut admirer les hommes, les écrivains et oublier les mégères et les orties. A. Dhôtel n’est pas de cet avis. Il le dit haut et clair : rien de plus intéressant que le cancan, ce « hors littérature . » Et ce ‘hors littérature’ ne s’explique que par la vision déformée des valeurs d’une école, d’une culture qui entretient une vénération à vrai dire ridicule pour ce qu’elle nomme des ‘auteurs’, des ‘œuvres’, qui vont nous délivrer la vérité, oubliant le plaisir simple de lire, l’attente, l’écoute du monde, en bref ce qui fait l’essentiel des préoccupations du poète. « On traite les écrivains comme des gens qui sont des maîtres à penser, qui ont des idées. Moi, je n’en ai pas d’idées . »
 Les romans d’André Dhôtel sont autant de chemins. « Les cancans sont très proches de la poésie  », ils ornent notre route, ils rôdent au fond du langage, ils sont la vraie langue du monde. Issus de la rencontre de l’imaginaire et d’un réel forcément frustrant, ils donnent du grain à moudre au silence intérieur. Ce feuilleton déferlant de mots touche au vif de notre expérience. C’est une langue nue, déshabillée des raisons et attifée de tout ce qui tombe sous la main. Cette invention du langage est très proche du roman où, de Cervantès à Kafka , le récit fabuleux vient hanter nos rêves d’une autre vie. Et puisque nous citons Kafka, on voudra bien considérer que Le Château  n’est rien d’autre qu’un récit presque entièrement constitué de ragots. Non que nous ayons besoin de Kafka pour justifier l’excellence du projet dhôtellien, mais pour rappeler cette évidence que le grand roman emprunte toujours au colportage des bruits qui façonnent l’imaginaire et s’installent ainsi au plus profond de ce qui fait nos goûts, nos couleurs et la joie d’exister.
 La haine, la jalousie, l’amour, la mort, la joie maligne s’y disputent la place mais il nous faut revenir à cette autre évidence : ce fut notre première langue. Et c’est pour cette raison qu’André Dhôtel la nomme poésie, la laisse déferler dans ses romans ; puisqu’un récit n’est après tout qu’une affaire de langage, autant aller à l’origine. De plus le cancan est un peu à la mesure de ce que Levi-Strauss dit du bricolage religieux  : on prend ce qui vient, ce qui est là, on brode, on invente, on fabule. Par ailleurs, c’est la définition même du romancier… et c’est à cet endroit qu’André Dhôtel une fois de plus ironise tranquillement, suggérant une sorte de modeste : « Oh, moi, vous savez… »
 Mais il faut refaire l’histoire. C’est une réflexion de bistrot telle que Dhôtel eût aimé qu’on l’évoque. Disons en bref qu’au XXème siècle  l’homme décolle vraiment de la nature, opération dont le romantisme avait signé la lente mais sûre disparition dans un soleil forcément couchant, nostalgique. En rivant ses personnages à la prose des jours, en les poussant au cœur du cancan, il fait resurgir des affaires que le siècle technique, scientifique, précis (il y a même des sciences ‘humaines’) s’efforce artificiellement d’étouffer : nous sommes dans la nature, nous ne sommes que ce petit pays perdu dans le poudroiement des galaxies, et par ailleurs, quoi de plus respectable qu’un buisson de genévriers ? Alors, quelle sera notre langue ? Le cancan apparaît comme l’endroit langagier où deux mondes se touchent : le quotidien et le rêve. Rien de plus riche, en effet, pour qui sait que la poésie est précisément le lieu, ce non-lieu bien plutôt, où la vie et l’imaginaire se font des mines.
 Le cancan est la première strate du langage, langue maternelle qui fait grandir les tout-petits et les amène à la découverte du monde. Son caractère répétitif permet à l’esprit en développement d’assurer ses prises sur la réalité. Et parler du temps qu’il fait, des histoires familiales, reprendre les préjugés, c’est entrer officieusement, par la petite porte, dans la grande affaire du monde qui plus tard s’efforcera d’émonder, de rationaliser, d’élargir, pour déboucher un jour peut-être sur la philosophie ou la politique. L’anti humaniste et philosophe Dhôtel semble ici nous rappeler que c’est au village que le langage fait ses gammes (on voudra bien considérer que le village n’est qu’une métaphore du petit monde qui entoura nos rêves d’enfant), et il met le doigt sur les bases de la pensée, sans juger, avec même une forme d’admiration que notre siècle critique a cru bon de dénigrer. Cette critique est une grande sottise, évidemment, car il est très absurde de s’obséder des idées qui font le monde, alors que l’on voit bien qu’elles sont nées au village, dans les passions oubliées de l’enfance et s’abîment en massacres à force de ne pouvoir s’incarner. Et là nos cancanières sont autrement plus fines que les penseurs qui firent les beaux soirs qui devaient amener les lendemains qui chantent, car elles racontaient la même histoire, simplement elles n’y croyaient pas tout à fait et en restaient au niveau innocent du langage murmuré dans le frissonnement des villages perdus, au lieu de la (l’histoire) crier comme le firent tant d’hommes sur la place publique jusqu’à ce que mort s’ensuive. Trouble bruit des rêves qui demanderait plutôt à être protégé que proclamé. Dhôtel garde précieusement dans le creux de ses mains la flamme primitive du cancan, comme si elle devait resservir un jour. Étranges histoires.

André Dhôtel ou la révolte du naturel (1/3)

           Réfractaire à l’histoire de son temps, André Dhôtel apparaît comme un romancier fantastique, simplement parce que ses personnages n’épousent pas les modes de vie communs et s’attachent à guetter un miracle. À l’inverse de ses contemporains, l’auteur échappe aux rêves historiques du XXème siècle et déploie ses récits sur les marges, dans des villages probables où des êtres inadaptés demeurent au plus près de la condition naturelle des hommes. Le miracle est alors l’équivalent du bonheur où l’homme ne devient homme que parce qu’il renonce à l’humanisme pour le profit d’une appartenance plus fondamentale à la nature. Chemin faisant, les histoires s’épanouissent sous la dictée d’une imagination qui cherche l’œuvre et produit le miracle attendu.
 L’abondante suite des romans d’André Dhôtel fait ainsi la part belle à des fictions, qui sont certes des œuvres de langage, mais qui s’efforcent de se fondre mystérieusement dans la production d’une nature inépuisable.

Description
 Contrairement à la plupart des romanciers, André Dhôtel place la description au centre de l’action. La lecture d’un de ses romans en pleine prairie, au creux des bois, nous amène le plus souvent à n’établir aucune différence entre ce qui nous est conté et l’environnement immédiat dans lequel nous le lisons. On dirait que les marges de ses textes sont mordues par la touffe d’herbe qui vient frôler les bords du livre et voici que de proche en proche, texte et bois, lignes et sillons, se retrouvent en harmonie spontanée, et le ciel même qui nous éclaire à l’instant vient se refléter au creux des mains qui tiennent le livre. L’expérience est étrange, mais on sent que l’on est à cet instant sur l’épicentre de ses tremblements écrits. C’est alors que rien n’arrête plus mon esprit, je le perds, je le livre, je le donne à Léopold, à Gaspard, à Clémence, à Julien, à Lydie, à toute cette constellation de prénoms qui s’enfoncent dans ma généalogie rêvée, semblent un moment m’ôter le ciel pour me le rendre plus frais, plus pur.
 Un extrait de Des Trottoirs et des Fleurs  peut nous aider à comprendre ce phénomène ; Léopold et Cyrille visitent ‘les Pleux’ pour la première fois : « Les bois et les taillis buissonneux avaient ce soir-là, au-dessus de la plaine, une nouvelle splendeur. Les deux amis y étaient entrés vers le haut de la route et découvrirent d’abord une friche de genévriers. C’était gris et bleu sous le soleil. De hautes graminées desséchées, d’invraisemblables fleurs de loin en loin, fragiles comme des paroles perdues. Quelques oiseaux s’envolèrent dans un grand silence. Les oiseaux et le silence c’est vraiment une affaire importante à remarquer. »
 Rien n’est arbitraire. Comme tous les personnages de Dhôtel, les deux amis sont en difficulté d’intégration, et la description de ce lieu qui va jouer par la suite un rôle clef, évoque à merveille la situation réelle de leur esprit. Le paysage est un état d’âme. Les sept phrases peuvent se lire ainsi : ils admirent, ils marchent, ils s’enchantent, ils sont déséquilibrés, ils acceptent, ils se donnent raison. Et tout le récit oscille autour de ce silence qui leur donne raison : oui, ils ont raison de ne pas vouloir être artistes, d’être des ‘abrutis’ (le mot revient plusieurs fois), d’être hors du monde, c’est-à-dire aux yeux du romancier révoltés dans la vraie vie, celle qui dit ‘non’ au social préconstruit et tente d’ouvrir la porte à la liberté et au plaisir d’exister.
 On peut s’attarder sur la présence des genévriers (il aurait pu citer n’importe quel nom d’arbuste), qui ont été choisis pour leur son, syllabes roulantes qui évoquent avec les sept autres ‘r’ de la même phrase, l’avancée frissonnante des héros au cœur de la nature. Mais, curieusement, comme un parfum, on en perçoit soudain la mélancolique incertitude, appuyée plus loin par le « gris et bleu », et reprise encore par les « fleurs de loin en loin » qui dessinent des espérances dont l’auteur nous prévient dans la même phrase qu’elles sont « fragiles comme des paroles perdues. » Très étrange description, où les buissons, les fleurs, les oiseaux ne quittent jamais le lieu du silence, alors que pour nous lecteurs, il n’est question tout compte fait que de langage. On aime alors ces ‘abrutis’ qui savent mieux que quiconque sentir le souffle de la nature et surtout son silence. On sent par ailleurs que Dhôtel abandonne volontairement toute précision sur la personne qui ‘voit’ ces choses, ‘entend’ ce silence, en bref l’auteur brouille les points de vue : la description est-elle vue par les héros ou par le narrateur ? Peu importe. Cette confusion permet à la nature de prendre toute la place, informant dans le même temps sur l’état d’esprit des visiteurs, tandis que l’auteur dessine en sous-main la destinée incertaine des héros pour piquer la curiosité du lecteur.
 La description (qui n’est habituellement qu’un creux du récit où l’auteur fait des effets dans le vide pour le seul profit d’une pause – on ne peut avancer toujours dans le fil de l’histoire -) élargit le propos d’André Dhôtel, elle l’ancre profondément dans l’évidence d’une vie liée à la nature, désignant indirectement l’appartenance à l’humanité comme un cas particulier de notre présence dans l’univers. Le romancier déteste l’humanisme de son temps, de même qu’il évite le dialogue romantique avec la nature, où les rochers et les fleurs ne sont là que pour mettre en valeur la solitude de l’homme. En un recul fabuleux, sorte de zoom arrière, il replace l’homme à sa juste place de membre d’un monde qui le dépasse largement, le déborde de tous côtés, rejoignant une vision panthéiste antique qu’il agrémente à la mode toute fugitive de notre temps. La ruse du conteur éclate dans la dernière phrase de notre extrait : « Les oiseaux et le silence c’est vraiment une affaire importante à remarquer. » Si le style n’était pas familier, cette notation pourrait avoir des allures de sentence. Mais André Dhôtel aplatit la forme pour la faire rouler dans le flot des phrases comme pour nous dire : « Vous savez, la pensée humaine, mon dieu, mais ce n’est pas plus important que la ‘friche de genévriers’. Regardons les choses telles qu’elles se présentent. Un point c’est tout. »
 Cette contestation radicale de l’humanité se fait en douceur, en fausse candeur, et commente le bien fondé des agissements ou plutôt du refus des deux protagonistes. Une attente se crée comme dans toute description, mais c’est l’attente justement qui est l’existence même, la raison d’être des héros. Attendre, par ailleurs, ce n’est pas ne rien faire, et les personnages de Dhôtel agissent, simplement ils n’entrent pas dans la vie toute faite, ils grandissent, ils vieillissent comme le font les fleurs, là où ils sont, attendant le moment où la révélation de leur être se fera, naturellement.
 On mesure la distance qui sépare un tel point de vue de ses contemporains tout brûlants de se perdre dans les actions et les idées du temps au cœur des cités populeuses. L’ambition est retournée comme un doigt de gant, elle désigne la nature comme l’élément premier, silencieux et mouvant, en bref : « les oiseaux et le silence. »

Les appels des chats

– Vous disiez ?
– Je disais : les appels des chats…
– Oui, les appels…
– Vous les entendez ?
– Oui, oui… et alors ?
– On dirait…
– Oui, on dirait…
– Des bébés..
– Oui, je sais, des bébés qui pleurent.
– Et alors ?
– Eh bien, comment dire… euh, en plein hiver, c’est troublant.
– Ah, et qu’est-ce qui est troublant ?
– Eh bien que ça vienne comme ça…
– Soyez plus précis, c’est agaçant à la fin !
– Six semaines après le début de l’hiver, vous ne trouvez pas ça étrange ?
– Non !
– Ah bon. Moi, si. On est en plein hiver et des signes d’une autre saison se manifestent là…
– C’est la chandeleur !
– Mais vous n’entendez pas l’espoir ?
– Euh, si, bien sûr !
– Ah bon. Donc juste après la glace, la neige, tout à coup, les chats !
– Et qu’ont-ils donc de si étonnant ?
– Ils sont l’espoir, le chant, non, pardon, l’espérance du chant. Pas encore le chant.
– Et alors ?
– Eh bien l’espérance du chant est plus belle que le chant.
– Expliquez-vous !
– Après, nous allons avoir un tel raffut, un tel tohu-bohu, que l’espérance de la vie est plus belle que la vie.
– Comme un bébé !
– Oui, après ils vont être adultes, mais là, à l’instant, quelle magnifique espérance !
– Enfin pour les parents, c’est une inquiétude.
– Non, pas pour les vrais parents. Ceux qui croient à la vie.
– Je les vois plutôt agacés d’entendre pleurer leurs enfants…
– Vous vous trompez ! Ils espèrent. C’est le meilleur moment.
– Revenons à l’hiver. Il se peut qu’il neige encore. Rien n’est joué.
– Nous aurons la glace en effet, mais quelque chose s’anime, on entend entre les roucoulements des tourterelles, comme un silence neuf. C’est le meilleur moment, vous dis-je.
– Le meilleur moment ?
– Oui, ce chant dit une attente si belle que jamais dans l’année nous n’aurons pareille fête.
– Vous voulez rire ! Mai et juillet, quelle joie !
– Pas du tout. Ce tintamarre de la belle saison est aveuglement.
– Surdité plutôt…
– Si vous voulez. Mais nous sommes avant. Tout l’espoir est ramassé dans ce temps heureux où les silences sont gros de notre vitalité.
– Vous préférez ce temps ?
– Oui. Rien de plus enivrant que cette absence de bruit constant. C’est comme une prière.
– Vous me faites sourire.
– Un futur non encore devenu, tout entier ramassé dans ces appels, puis le silence qui suit.
– Qu’a-t-il ce silence ?
– Il est pur. Ses harmoniques blanches résonnent en nous. La neige récente nous invite à rêver davantage. C’est un creusement fragile et doux.
– Je préfère le printemps et ses matins clairs.
– Vous ne comprenez rien à l’hiver. Cette page blanche.
– Vous aimez le paradoxe.
– Non, j’aime l’espoir. Pendant le réveil de la nature nous allons être absents à nous-mêmes. Là, dans le glacé encore probable, ces appels nous conduisent au plein cœur de notre vie.
– Parce que la vie est attente ?
– Oui. Les appels des chats sont nôtres. Le corps nous le dit. Attendons.
– Attendons, si vous voulez.

N’écoutez pas !

Je reconnais volontiers qu’il est curieux d’aimer la solitude et le silence. Tout nous pousse au contraire : la rue, les bavardages et vacations qui tout compte fait nous répètent les considérations oiseuses entendues au présent ici ou là à la radio ou à la télé. Je pense aussi  à ces musiques rythmées absurdement toujours de la même manière (systole diastole) et qui envahissent l’intérieur des crânes de nos contemporains qui, seuls, dans le bus ou dans le train, s’exaspèrent à reprendre mille fois des enfantillages qui demain auront vécu moins que les roses. J’entends de loin le grincement rythmé, le grésillement syncopé de ces petites musiques qui ne mangent pas de pain, je m’étonne que l’on s’abandonne ainsi en ces instants qui peuvent durer une vie entière à une massive conception de l’obéissance (ouïr et obéir sont un même verbe) alors que ces personnes interrogées séparément diraient à peu près : « J’écoute ce que je veux ! » Ils n’imaginent même pas vivre sans écouter constamment ces mièvreries formatées. Je souligne à gros traits ce qui m’apparaît comme une étrangeté, mais grand bien leur fasse s’ils y trouvent leur bonheur. De même que je serais bien mal venu de dire à celui qui va prier que dieu n’existe pas. De même qu’il ne viendrait à l’idée de personne de reprocher à toutes ces jambes ( !) de porter le même type de pantalon bleuâtre ou gris ; ils nous le feraient également à la liberté : « Je porte ce que je veux ! »
Je reviens au silence ; il est condition de mon bien-être, sans lui je ne saurais écrire un mot. Page blanche de mon temps, il sort de lui quantité de mots auxquels je n’aurais pas songé si je ne m’étais mis en état de réceptivité ouverte. La difficulté est qu’une telle écoute du blanc fragilise; on se donne à l’ouvert sans savoir ce qui viendra. Le résultat est provisoirement réconfortant : c’était ce que j’avais à l’esprit sauf que je n’avais justement rien à l’esprit. C’est même ce silence, cette absence qui ont fait monter ce que je lis plus tard avec stupéfaction et rétrospectivement je me dis que cela ressemble en effet à mes petites lucidités furtives qui rôdent au bord de ma conscience. Il reste que l’art de se fragiliser est en contradiction totale avec notre temps qui veut que nous soyons toujours en forme énergiques et dynamiques : pourquoi ces mots me font-ils sourire ? Quel jugement négatif se cache là derrière ?
Rien, aucun, n’écoutez pas.

Autour de la Marquise d’O (2)

J’ai évoqué un texte de Montaigne à propos de la Marquise d’O de Kleist et je constate après coup que l’excellente édition de poche (GF) du même texte de Kleist le cite également. Antonia Fonyi signale d’autres récits du même ordre qui parurent du vivant de Kleist. Je ne regrette cependant pas mon article car mes brèves remarques portaient sur la parenté de style des deux auteurs.
Il reste que l’on est en droit de s’interroger sur le fond. Une jeune veuve tombe enceinte sans savoir qui est le géniteur de l’enfant attendu. Une violence (un viol) a été perpétrée contre une femme, la pire offense qui soit. Le désir brutal de l’homme – aussi civilisé soit-il – est le vrai sujet ; toute la civilisation ramassée dans des concepts aussi évidents que la civilité, le respect et l’amour mutuel, tout le temps lent et subtil de l’approche tendre qui se termine au lit, mais constitue l’essentiel de nos œuvres occidentales, en bref, la séduction, est gommée par la bête qui dort en l’homme et s’éveille au désir sans précaution aucune. Le langage (outil du récit) est oublié, nié, comme lorsqu’on renonce à la diplomatie pour déclarer la guerre. On ira jusqu’à suggérer que le viol est plus insupportable même que l’agression armée, la jeune veuve étant violée dans son intimité comme on le dit si justement. Le rapprochement est suggéré par le texte de Kleist lui-même puisque le viol a lieu après l’agression d’une forteresse dont le père de la Marquise est le commandant.
En terme de culpabilité religieuse il se passe ceci : elle est innocente, n’a pas commis « le péché de chair » et cependant elle est enceinte. Voir les choses sous cet angle nous amène à poser la question malicieuse qui couve derrière le récit : mais n’est-ce pas là justement ce qui est arrivé à Marie, mère de dieu ? Et comme pour Marie (Joseph reste avec elle) les récits de la Marquise d’O ou de la paysanne chez Montaigne, trouvent à cette tragédie une issue heureuse.
Kleist et Montaigne, chacun à leur manière, insistent pour nous affirmer que ces histoires sont vraies. Elles sont cependant l’écho caricatural d’histoires fort banales où la future mère confesse naïvement : « Je ne sais pas comment je suis tombée enceinte ».
Je voudrais pour le plaisir mentionner les constats d’ethnologues qui nous racontent que dans certaines sociétés primitives, les hommes ne font pas le rapport – c’est le cas de le dire – entre l’acte sexuel et la grossesse qui s’ensuit. On peut douter de cette ignorance : les hommes en réalité font simplement un déni de paternité, comme il existe un déni de maternité. L’homme courageux dans la guerre, est considéré souvent d’une grande lâcheté pour ce qui est de l’intimité. Tout le monde a entendu ces hommes qui refusent d’admettre qu’ils sont les pères des enfants qu’ils ont engendrés. Ils jouent même parfois sur le pater incertus (père incertain) pour se défaire du fardeau de la responsabilité !
Le récit de Kleist demeure d’une actualité troublante. Les jeunes veuves aujourd’hui se font heureusement plus rares dans nos contrées, mais l’acte sexuel mâle sans consentement et en toute inconscience du côté de la femme retrouve toute son actualité avec le GHB (je dois cette remarque à la finesse d’esprit de « le nep » et je l’en remercie)… Il est curieux par ailleurs d’observer que cette histoire crue, parfaitement extraordinaire et invraisemblable, recoupe en réalité un mythe religieux des plus fameux (Marie) et deux constats au fond terriblement banals : la libido effrénée de l’homme et l’étonnement de la femme confrontée à une grossesse non désirée.
Sauf le cas criminel du GHB, je me permets cependant d’émettre sur la pointe des pieds ( !) quelques doutes sur la prétendue inconscience de ces femmes… tant de cas montrent que ce sont sans doute des récits refaits a posteriori. Éric Rohmer lui-même, sentant bien l’ambigüité de la version que donne Kleist de ce récit lorsque la Marquise d’O s’évanouit, rajoute – ce qui ne figure pas dans la nouvelle de Kleist alors que Rohmer est par ailleurs si scrupuleux sur tout le reste – rajoute donc que la Marquise d’O choquée par l’agression des soldats contre la forteresse et la menace de viol par la soldatesque, prend un narcotique, ce qui rend le viol bien plus vraisemblable.
Il semble que Kleist en évoquant simplement un évanouissement passager que l’acte sexuel ne réveille pas, joue sur une forme d’esprit que nous considérons de nos jours comme une vision macho : il se peut que la Marquise ait fait l’amour en vrai et en rêve, mais n’ait pas voulu en convenir et qu’elle l’ait refoulé inconsciemment. On voit que Rohmer a refusé cette arrière-pensée… pudeur typique de ce cinéaste plus à l’aise dans le marivaudage que dans le romantisme extrême qui le fascinait pourtant (on peut même dire que la Marquise d’O est le contraire exact de ce que nous nommons marivaudage). Il est vrai aussi que les heureux progrès du féminisme ont rendu insupportable la vision de Kleist et que l’argument selon lequel la Marquise l’aurait voulu inconsciemment est à juste titre un scandale mille fois dénoncé.

Hiver, brumes, chaos, chemins

Ah oui, aujourd’hui, il a fait une telle buée dehors que je suis resté à bricoler dedans. Chaque goutte d’eau se serrait contre l’autre comme pour se réchauffer. Un vrai miroir de gouttes en suspension. Et puis, vers le soir sur le chemin des courses usuelles, miracle derrière les gouttes, j’ai cru apercevoir une lueur. Je me suis arrêté sur le bas côté et j’ai senti l’ouest ; c’était orangé de gris, je suis certain de ne pas m’être trompé.
J’ai songé au “temps retrouvé” dont j’avais relu pour la centième fois la veille au soir les premières pages. Et je me suis aperçu tout à coup que je n’avais pas encore parlé avec l’ange. Je ne savais pas où il était passé. “Mais là, dit-il, la lueur c’était moi”. Je souris et évoquai avec mon ange la scène où le narrateur à l’écoute de Gilberte, doit bien constater que Guermantes et Méséglise (c’est-à-dire Swann) sont un même chemin. Je confiai à l’ange que je trouvais ce passage le plus beau de la Recherche, mais je n’eus droit qu’à un sourire ironique, réellement moqueur. Je réfléchis, sans l’interroger. Et il me revint qu’en fait, contrairement à l’habitude je n’avais pas seulement lu le début du Temps Retrouvé, mais que j’avais lu auparavant les dernières pages de La Fugitive, où le narrateur se lance dans des considérations sexuelles complexes, d’où il ressort que Saint Loup est homosexuel, bien qu’il ait épousé Gilberte. “C’est ainsi, par ce mariage, me dit alors l’ange,  que les deux côtés se rejoignent bien avant que Gilberte en parle au narrateur au début du Temps retrouvé… le mariage de Saint Loup Guermantes avec Gilberte Swann est déjà l’image des deux chemins qui se retrouvent, même si précisément, Gilberte et Saint Loup ne se trouveront pas; vraie tragédie”.
Tu vois dis-je à l’ange, je n’étais pas sûr de te voir aujourd’hui tant j’étais pris par mes activités de bricolage, mais j’ai pris le bon chemin pour te voir. Celui-ci m’a mené quelque part. Et l’ange en riant me dit alors: “Pour le narrateur, ce fut un choc; c’était le même chemin, lui qui croyait aux deux côtés”. Oui, le noble et le bourgeois… pas seulement, pensai-je aussi , pas seulement les chemins, tout se confond. Ce mélange des chemins, des voies de la paix et de la guerre, des sexes, et surtout des classes sociales… “Cette confusion correspond à un brouillard dont on ne sort plus guère une fois adulte”, dit alors l’ange en forme de conclusion. Peut-être pensai-je, mais l’hiver n’arrange pas les choses, moi qui croyais que c’était la saison du limpide, du dépouillement total. L’ange entre temps s’était enfui, visiblement contrarié par ce constat banal. Dommage, j’aurais tant aimé poursuivre la conversation avec lui sur le chaos qui hante le Temps Retrouvé.