Tout l’été j’ai cherché du vert et j’en ai à peine trouvé. Au début il y avait bien du bleu sur les tiges des blés dont on dit rapidement qu’ils sont encore verts, puis les feuilles de betteraves ont donné un semblant de teintes obscures, presque noires, et suivant l’inclinaison du soleil tout bougeait constamment ; je n’ai rien vu qui fût définissable selon les adjectifs de couleur que je connais. J’étais parti du bleu parce que je songeais à cette phrase du poète où il est question de la nuit et du ciel des jours splendides, où le bleu se perd ne sachant plus où rayonner du mieux qu’il peut, absent pourtant malgré ce que la vie m’a appris. Je n’ai rien su dire et j’avais beau sortir avec l’effroi naturel de celui qui croit savoir et qui ne découvre rien de ce qu’il a porté tant d’années, ces années où je peinais à respirer ; aux moments rares des grandes joies la vie éclatait alors en un arc en ciel plutôt énigmatique où le gris revenait toujours, comme si ma vue avait baissé, que la cécité me gagnait, étrange illusion. Je ne peux pas affirmer non plus que je n’ai pas vu de rouge, le simple coquelicot, ce coq de la prairie, lançait bien sa teinte pourpre et je m’exaltais de pouvoir dire une nuance enfin claire. Qu’un nuage passe cependant et le rouge que je croyais avoir aperçu devenait violet, bleu, gris, enfin rien qui fût ferme. J’insistai, je repris les mots dans mon esprit, fermai les yeux, et les rouvrant, j’ai vu des ocres, je les ai chantés ; l’été avançait comme on voit, il filait son coton de poussière où le jaune enfin conquis des blés donnait des vagues grises ; j’y devinais l’ocre en un clignement très voulu, et je me suis arrêté à ce beau mot : ocre, sans être convaincu que je tenais là l’immense réalité des surfaces mouvantes, puisque par instants elles voguaient bleues puis noires, et demeurait alors au creux de mes prunelles un gris général de vitrail où les parcelles quoique toutes différentes, donnaient ce mélange proche du blanc crème, usé du sec des ciels. Le vert s’élançait parfois je le reconnais aux cimes des arbres, il était frais, rappelant le premier printemps, mais il était si loin que sa fusion avec le blanc des horizons me faisait basculer dans un scepticisme lié à l’âge sans doute, ce temps de là-bas où tout est confusion. Mes amis, disais-je en parlant aux absents que j’aime, puisque je ne peux vous donner la vraie teinte des choses, je vous demande de m’excuser, j’avance vous savez en titubant sur les chemins de terre brune. Brun, brune, ah, voilà au moins une nuance que je saurai dire : elle est souple et vive, marchande avec les herbes un espace muet où mon pas peut résonner, ce brun est indiscutable, puis le voyant serpenter, je le vis soudain blondir au loin, comme un sable oublié entre deux grincements des ivraies grasses.
Je me suis absenté tout ce temps, obsédé par l’impossibilité de dire vraiment à quoi ressemblait au fond des mots la vie en folie que je voyais croître, mais qui n’avouait pas franchement sa langueur miroitante. Et le brun est resté pourtant gagnant peu à peu les labours d’après moissons et l’intérieur des peupliers, je les ai salués comme il convient, comme lorsqu’on voit passer un cortège funèbre. C’était la fin des teintes, c’est la fin des heureuses variations, parlons au présent, c’est maintenant que je sais que je n’ai rien vu. Non, ce n’est pas cela : j’ai vu au contraire avec une trop grande acuité, et maintenant que tout bascule je parle de brun et je me trompe encore, car suivant les couchants il sera ocre ou rose, et au lever le bleu fera encore des siennes.
La difficulté n’est pas aux couleurs, elle est aux mots ; la douleur est à l’écrit, au moment où je trace ces lignes, la peur me reprend de ne savoir dire, car c’est dire qui a manqué s’il a manqué quelque chose. En réalité il n’a rien manqué. N’a été absente que mon habileté à le dire, coincé que j’étais dans une série de vocables préfabriqués, du prêt-à-dire comme il y a du prêt-à-porter. Et les villes d’ailleurs qu’en dire ? L’asphalte n’a-t-elle pas elle aussi cette même noirceur qui rôdait sourde derrière mes pays ?
J’ai adoré un toit d’ardoise : ce n’était pas un gris ni un bleu, non, c’était un chant. À chaque fois que je l’ai entrevu je le voyais se dégrader sous le coup des pluies des vents et je priais pour qu’il fût sauvé jusqu’au jour où la catastrophe est venue, non son effondrement, mais sa réfection complète et depuis je ne le regarde qu’à peine ; en passant devant lui, je le rêve comme avant. Le passé de ce que nous avons vu importe davantage que le présent toujours mouvant et le souvenir ne peut se dire décidément qu’au chant.
La vie en rose (petite scène de théâtre)
(En chemise de nuit, la tasse à café sur la table basse, elle se fait les ongles assise dans le canapé. Un CD passe à fond « La vie en rose » chantée par Édith Piaf. Il entre et cherche partout.Durant toute la scène elle reste dans le canapé ; lui, en agitation perpétuelle, ne s’assied jamais,marche de long en large.)
Lui : (Tout le dialogue, jusqu’à ce qu’il éteigne le CD, sera dit en criant, pour dominer la voix de la chanteuse)
T’as pas vu mes clefs ?
Elle : Quoi ? J’entends rien !
Lui : Mes clefs, tu les as pas vues ?
Elle : Non !
Lui : Hier soir je les avais posées sur le guéridon de l’entrée !
Elle : Ben, elles doivent y être encore !
Lui : Non, j’ai regardé, y’a rien !
Elle : Ben alors je sais pas.
Lui : Non, mais réfléchis bon sang !
Elle : Je peux pas, tu vois pas que je me fais les ongles ?
Lui : Non, mais ça t’empêche pas de…
Elle : Si, moi, quand je me fais les ongles faut que je me concentre.
Lui : Baisse la musique nom de dieu !
Elle : Je peux pas. Je me fais les ongles, j’te dis, fiche-moi la paix !
Lui : Bon, ben, moi je l’éteins, ta vieille là elle me stresse, elle m’empêche de réfléchir ! (Il éteint le CD) Ouf ! On respire !
Elle : T’es gonflé. Tu me demandes même pas ! T’aimes pas Édith Piaf peut-être?
Lui : J’aime pas les vieux.
Elle : Moi, je l’aime bien, cette femme. Tu manques pas d’air de couper une chanson aussi belle !
Lui : Non, mais moi, dans une demi-heure faut que sois au taff !
Elle : Eh, c’est Édith Piaf, mon gars ! Tu te rends pas compte la vie qu’elle a eue !
Lui : Mais arrête de me casser les pieds avec cette vieille !
Elle : T’as pas vu le film ?
Lui : Le film ? Non, mais qu’est-ce que tu me parles de ça ! Je cherche mes clefs.
Elle : Oui, ben trouve-les tout seul et me harcèle pas. Déjà que t’as éteint le CD. Moi, c’est le seul jour où je suis tranquille !
Lui : Ah les profs, j’te jure. Tiens, y’en a qui croient que quand on est mort on se réincarne en chien ou en crocodile…
Elle : Je vois pas le rapport.
Lui : Eh bien, moi, dans ma seconde vie je me réincarne en prof. On fout rien dans ton métier. Quatre jours par semaine que ça bosse, ça. Tout le reste, congé !
Elle : Jaloux ! Arrête de dire du mal de mon boulot ! Tu sais pas ce que c’est, toi, trente mômes !
Lui : Oui, oh, ça va ! Aide-moi plutôt à trouver ces bon dieu de clefs ! (Silence)
Elle : C’est marrant ça me rappelle un truc !
Lui : Quoi ?
Elle : Quand j’étais petite et que mes deux frères cherchaient un objet perdu, il me disaient : concentre-toi !
Lui : Et alors ?
Elle : Ben je me concentrais et j’avais un flash dis donc ! Je disais : t’as regardé sur le frigo ? Et hop, le truc était retrouvé, ils étaient tout contents !
Lui : Pourquoi tu me racontes ça ?
Elle : Ben, t’as regardé sur le frigo ?
Lui : Bien sûr que j’ai regardé, tu me prends pour qui ?
Elle : Écoute, au lieu de m’agresser tu ferais mieux de chercher.
Lui : Mais je ne fais que ça de chercher ! Tu pourrais m’aider nom de dieu ! À deux ça irait plus vite. Dans une demi-heure faut que je sois au garage. J’ai des clients qui m’attendent.
Elle : Ben moi, non, tu vois ! Et je m’en fous royalement…Tiens, voilà que je me suis foutu du vernis à côté !
Lui : Les époux se doivent mutuelle assistance, a dit le maire quand on s’est mariés.
Elle : Pfff ! T’es nul, toi ! On n’est même pas mariés. On est pacsés, alors…
Lui : Ah oui, c’est avec mon ex qu’on s’était mariés. T’as raison.
Elle : Bien sûr que j’ai raison !
Lui : Ouais ouais, ça va ! Mais je suis sûr que dans le papier du pacs qu’on a signé il est question d’assistance mutuelle !
Elle : Je sais pas, j’ai signé sans regarder, j’ai regardé les mouches voler en attendant qu’il ait fini son baratin le mec.
Lui : Oui, ben moi j’en suis sûr !
Elle : C’est bien, tant mieux !
Lui : L’assistance mutuelle, ça y’est dans le pacs !
Elle : Oui, ben ça va ! Qu’est-ce que tu peux être légaliste !
Lui : Ça veut dire quoi ça légaliste ?
Elle : Ah là là ! Légaliste cela signifie que l’on s’en tient à la loi… et point final.
Lui : Ouh, les profs ! Intellos ! Prise de tête ! Qu’est-ce que j’avais besoin de me marier à une prof !
Elle : Arrête ! En plus on n’est même pas mariés !
Lui : Ouais ! On l’a déjà dit. Enfin tout ça, ça me fait pas retrouver mes clefs !
(Elle chante « La Vie en Rose » : quand il me prend dans ses bras/ il me parle tout bas/je vois la vie en rose)
Lui : Arrête de chanter ça, je vais l’avoir dans la tête toute la journée ! Et ça m’énerve !
Elle : Ben dis-donc, on est mercredi, je suis chez moi et…
Lui : Tu es chez nous d’abord, pas chez toi.
Elle : Ah, ici, je suis pas chez moi, elle est bonne celle-là ! Ben tu risques pas de m’y voir longtemps chez nous… si t’as ça dans le crâne mon petit bonhomme !
Lui : Ton petit bonhomme, le jour où il s’est pacsé il aurait mieux fait de… Bon, elles sont où ces vacheries de clefs ?
Elle : Ah si tu veux qu’on se sépare, ça ne tient qu’à toi… ou à moi d’ailleurs, c’est ça qu’est bien dans le pacs, un seul décide et c’est la séparation ; ah la belle invention!
Lui : Attends, attends, arrête ton délire !
Elle : J’arrêterai si je veux !
Lui : Oui, bon, attends ! Ça y est, je sais ! Hier c’est toi qui as pris ma bagnole pour aller chez Aline !
Elle : Non, j’ai pris MA voiture, elle est bonne celle-là encore, vlà que c’est de ma faute maintenant !
Lui : Oui, c’est de ta faute ! Tiens je vais regarder dans tes affaires !
Elle : T’as de la chance que je me fais les ongles, sinon tu t’en prendrais une !
Lui : Je voudrais bien voir ça !
Elle : Touche pas à mon sac !
Lui : T’as des choses à me cacher ?
Elle : Oui… Non… enfin, laisse ça tranquille, repose ce sac !
Lui : Ouais, ouais… bon… (Il repose le sac. Il se tâte le corps) Bon dieu de bon dieu. J’ai changé de pantalon ce matin, je te parie que… (Il sort. Elle chante « La Vie en Rose »)
Lui : (Revient en brandissant les clefs) Je les ai ! Ouf ! Je file ! On mange quoi ce soir ?
Elle : On se fait un restau. J’ai pas envie de passer mon mercredi à…
Lui : Mais on est déjà tous les deux à découvert à la banque, tu rêves ou quoi ?
Elle : (Menaçante) Ouais, je rêve mon bonhomme, je rêve, je rêve même drôlement, si tu veux le savoir !
Lui : On en reparle ce soir.
Elle : File, t’es déjà en retard !
Lui : Arrête de me donner des ordres !
(Il claque la porte. Elle se lève et chante « La Vie en Rose »)
Suspension
Le temps est en alerte, la nuit menace, chaque soir est une voix perdue qui sonnait claire puis nous revient dans la candeur d’un air déjà un peu impur. La croissance a vécu, le chant qu’on croyait ascendant se stabilise dans un léger coton de soir amidonné. La peinture du jour cède doucement sous les craquelures de l’été en gambade et notre ange, toujours triomphant jusqu’alors, trace au bord de nos mémoires des voltes parfaites qui signent l’imparfait des semaines à venir. Le souffle se suspend avant la chute ; oh, il y aura bien des retours de flamme où les bleus de nuit et de jour se recouvriront sans qu’on y prenne garde, mais de loin, l’ange envoie des signes limpides, presque trop, son sourire du « tout est beau » se crispe au coin de la maison où la gouttière se tait. Pour combien de temps encore ?
« Range bien tes pulls, aligne-les avec soin sur l’étagère haute, dit l’ange. Emplis la placette de la voix frénétique des enfants en goguette en cette fin de juillet et conte leur les mille étés grouillant d’animaux vifs et droits, et qu’ils empruntent aux bêtes leur naïveté finaude qui se repaît de chaleur dense. C’est le passage risqué entre l’exaltation qui ne cesse d’exhaler ses verdeurs et le salut éclatant des derniers artifices où les fusées brûlent dans les soirées tirées vers le vide des pluies. Ne vois-tu pas le brunissement s’esquisser au vif des limbes, bords un peu brûlés, feuilles grasses certes mais lasses de pendre sur le creux des chemins éblouissants ? La terre redevient miroir de facéties usées, les chaumes, coupes neuves, n’obéissent plus au vent dans la hâte de s’engloutir sous les socs ; marcher au milieu d’eux, c’est prendre une traverse qui mord les mollets ; les blés étaient si souples. On entend derrière les étirements de nuages non plus le suraigu des croissances abouties, mais un assourdissant appel de chutes, cascades, ruisseaux où l’eau glacée nous renvoie aux chevilles les premiers frissons graves où l’on perd pied. On a raison de rire et moi-même je bats des ailes comme on s’évente, je souris toujours, tu vois bien, je sens cependant que je fatigue du côté des omoplates, j’y mets moins de conviction malgré le doré des matins revigorants. J’ajoute à la nuit l’ombre de mes ailes au lieu de les écarter pour laisser venir les premiers rayons crus, car la pente est prise, la loi qui veut que tout tombe alourdit mon vol et j’observe que les oiseaux sans le dire explicitement, livrant leurs illusoires gazouillis, ne perdent plus leur temps à faire et défaire des nids joyeusement tricotés ; eux aussi profitent de ce suspend pour avaler des virages de joie, s’entraînant pour le grand voyage vers les landes où il fera bon pépier encore. La malice de l’immobile est mimée par les jeux où ne compte plus qui gagne et qui perd, où le jeu redevient son essence, sa loi, perte de temps jusqu’à la soif qui sera comblée par l’autre saison.
De beaux jours nous attendent. Je me couche avec vous. Jouons. »
Rembrandt parle: autoportrait à 63 ans
Il me regarde, il a exactement mon âge, il va mourir dans l’année mais il n’a pas peur ; ses yeux très marqués, sillons ocres et bruns, me fixent en souriant, la bouche est d’une douceur bonhomme débordant de calme, il s’approche en souriant, pas résigné, non, la tête levée, brave et gras, il est avec moi.
Il dit : « J’ai tant peint que le noir m’emporte alors que ce que j’ai fait au cours de ma longue vie (ou brève si l’on veut), c’est apporter la lumière sur l’ombre du collectif normé, ouvrir, ouvrir, jusqu’à ce que l’espérance-feu joue avec l’air de celui qui regarde, masque obscur qui bascule sous l’œil vivant de mes contemporains et des autres, vous, fils des cimaises, enfants à la recherche touristique d’un supplément d’âme, alors que ce fut un combat et que vous avez toutes les armes en main pour me suivre.
Je me suis vu suffisamment – combien d’autoportraits ? – pour vous voir, amis. J’ai jeté un premier noir pour m’assurer de la toile, faisant ainsi le tour du propriétaire, masquant le blanc du nid primitif : ce badigeon à la brosse noire est ma nuit ; avant de poser le moindre rai de vie que l’on sache au moins voir mon intériorité de l’extérieur et surtout voir où je vais… oui, oui, c’est ça, vers la nuit. Contrairement aux autres toiles qui étaient de la nuit vers le jour où sur le goudron de la non-couleur j’ai combattu, lutté, pour faire jaillir mes feux, sachez mes amis que puisque je touche au terme de mes jours, j’ai laissé cette fois et cette seule fois le noir venir mordre au bord de mon visage en ruine et pour tracer les rides grasses et fines, les ridules multiformes, j’ai peint avec vérité et sans nulle complaisance ni exagération les marques des lames du temps. Je ne me plains pas, j’espère n’éveiller aucune pitié, au vrai, ce que vous voyez, amis de l’âme, c’est la part haute d’un corps détruit dont vous pouvez deviner le reste à partir de ce que je vous livre, du menton jusqu’au front limité par un béret que je voulais blanc, puis je me suis ravisé, ne laissant qu’un mince bandeau et ma coiffe brune. Il fallait éclairer le visage, mais sans trop. Et tout cela bien sûr sans pinceau ; le couteau, la lame, a tailladé les rides roides sous les yeux souriants : le pinceau eût été caresse et là, regardez mes amis, qui accepterait d’effleurer ces ravines, ces entailles que le temps et la graisse ont formé naturellement ? Ce que je vous peins n’est pas un accident, mais une suite inévitable de petits heurts qui font vers cet âge ce visage faussement tourmenté, retourné comme un labour de février ; ne vous laissez pas attirer par mon couteau inévitable… j’ai aux yeux tout le calme du monde, je sais que j’ai fini, je suis fini. Tous les êtres sont finis, mortels ; tenez, observez avec attention l’autre partie capitale d’un peintre, mes mains. Au départ, très classiquement, elles tenaient la palette et le pinceau ; mon corps m’a rappelé à davantage de bon sens ; l’artiste en fin de vie n’a pas le droit d’être poseur. Il devient grâce à son corps brisé un homme comme les autres ; il attend. J’attends. J’ai remballé mes mains, le noir les crypte, elles ne serviront plus ou si peu, j’ai préféré les noyer sous la brune d’une nuit montante ; ce sont elles qui ont tenu le pinceau qui les cache, vous voyez bien que je me ris de ce qui m’arrive, la vieillesse, cette chose que l’on sait inéluctable et qui pourtant nous surprend tellement lorsqu’on y atteint. Car je m’étonne de me voir si boursoufflé en ce miroir, croyez-le bien, je souris de mon étonnement, je vous donne ce sourire pour vous consoler, sachant que me voyant, vous vous verrez. Je vous donne ma vérité qui sera vôtre un jour et je vous souhaite l’énergie du couteau vrai et du calme intérieur où l’on accepte le retour à la nuit, sans regret, car la tâche fut belle… ce que vous voyez à l’instant en porte témoignage. »
Dialogue sur les aigus
Je dis à la visiteuse combien la saison est solitaire, à cause sans doute du soleil trop vertical, du départ subreptice des coquelicots, lents effacements de nos fossés… et surtout à cause d`un son: sifflement suraigu; il a surgi au fil des prés, et comme la visiteuse esquisse une dénégation, je lui mets la main sur la bouche, l’invite doucement à me suivre au gré des blés fuyant au bord de l`explosion, gris, oranges, parfois carrement noirs; on les dirait impatients de frissonner dans la batteuse où l’obsession de la moisson s’entretient dans les roulements poussiéreux des matins qui se suivent. Tu comprends, chère amie, le zenith est passé, oh il y aura bien des incendies, chaumes et laboureurs (déjà) au bord de l’asphyxie, mais août approchant, c’est le bouquet final. Je lui conte qu’alors, quand l’aigu chanterelle des moissons enfonce ses vrilles dans mes tympans, je n’ai de cesse de trouver une source au sommet d’une colline pour y plonger mes mains, ma nuque, et de saluer le noir et blanc des lourds galets qu’on prend parfois pour des poissons. Alors je m’apaise. Elle sourit avec moi, puis murmure: “C’est pour ça que les gens en août vont à la mer, inutile d’en faire tout un plat. – Décidément, ce n’est pas mon jour, dis-je en riant”.
Le rire me quitte très vite; elle est sérieuse. Elle n’entend rien. Le silence menace de dévorer le lien qui nous unit et “pour le coup, je vais être vraiment seul” ; j’ai parlé à haute voix, sans en avoir conscience, elle reprend:”Moi aussi, pour le coup, je vais être vraiment seule”. Je lui rétorque d’une voix blanche qu’elle ne fait que passer, elle est le passage, elle ne peut pas être seule, elle est la beauté du temps, elle en a les reflets lorsqu’avec sa robe aux motifs azurés, elle s’allonge sur le divan du moment, puis repart courir les collines et les avenues. “Comment serais-tu seule, toi que tout le monde attend?” Elle rit franchement de mon ingénuité, elle ne se moque pas, non, elle dit seulement:” Tu n’as rien appris, décidément. – Tu veux dire que tu n’es là que pour…?” Je devine à ses cils qui battent que c’est oui, qu’elle passe bien sùr, mais que le dialogue attendait…
Puis un chant, une voix – sans doute celle de la visiteuse qui s’est voilée – monte au plein de juillet:
“J’ai franchi toutes les saisons, coquelicots et épilobes plein les mains; j’allais de village en village distribuant aux vieillards ce rouge sang qui permet d’attendre sans angoisse le petit mur pelé où des roses trémières presque noires ont cru bon d’indiquer le passage. En hiver, évidemment, on me confondait avec la pluie et son ennui trop lourd aux esprits affairés. Au printemps, pourtant, ce printemps, tu m’as adoubée, reconnue au milieu des cent sollicitations des ombres et des éclats de vie; or, comme tu sais, j’ai toujours été là, m’affairant autour des étals du marché, chantant l’énergie des citadins vifs aussi bien que des truites subtiles qui relancent leurs ruses à chaque coulée du pêcheur. Je frissonne sous les platanes à l’ombre si légère, on dirait une robe du matin comme il y a des robes du soir, ah ces arbres ingrats et tellement heureux. Mais tu sais tout cela, les parasols et les voix, les robes et les pas… J’insiste simplement sur une évidence mon ami, profite des saisons, il n’y en a plus tant que cela; tu sais, on hausse les épaules en ces journées immensément frêles où un vague tremblement préside à nos visions; allons, rions, bien sûr, mais prenons au sérieux ces mêmes rires qui nous valent d’aimer et d’aimer encore, et nous verrons alors le tremblement se désépaissir sous la loi rigoureuse des raisons qui nous font vivre; surgira après un long détour l’amour pur de la vie, l’approbation du passage et ce jour-là je serai enfin reconnue. En attendant, en effet, il est un sifflement, je ne l’entends pas car il émane de mon passage, trace sonore qui appelle d’autres dialogues, ce que nous ne manquerons pas de faire, ces jours-ci… ou dans d’autres saisons.”
Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (3/3)
Puisque nous en sommes là, dit aimablement Monsieur C., je me vois obligé de vous raconter une histoire dont vous comprendrez aisément le lien qu’elle entretient avec notre propos.
Lors de mon voyage en Russie, je me retrouvai sur la propriété de Monsieur de G. , noble livonien dont les fils étaient à l’époque des passionnés d’escrime. L’aîné en particulier, frais émoulu de l’université, jouait les virtuoses, et un matin, alors que je m’attardais dans ma chambre, il me tendit une rapière pour échanger avec lui. Nous nous battîmes ; mais il se trouva que je lui étais supérieur ; sa passion n’arrangeait pas les choses ; presque chaque coup que je portais, touchait son but et sa rapière finit par atterrir dans un coin de la pièce. Partagé entre l’amusement et la colère, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître : mais il ajouta que sur cette terre tout homme trouvait le sien et prétendit immédiatement me conduire vers le mien. Les deux frères éclatèrent de rire et en criant : allez ! allez ! en bas, dans la remise à bois ! il me saisirent la main et m’entraînèrent auprès d’un ours que Monsieur de G., leur père, faisait élever dans la cour.
Quand, étonné, je me présentai devant lui, l’ours était dressé sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée, prête à riposter, et il me fixait dans les yeux : c’était sa position de d’escrimeur. Je crus d’abord que je rêvais de me voir confronté à pareil adversaire ; mais non : attaquez ! attaquez ! dit Monsieur de G. Essayez de lui donner une leçon ! Un peu remis de mes émotions, je me ruai sur lui, la rapière à la main ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para mon attaque. J’essayai de lui proposer quelques feintes ; l’ours ne bougea pas. Je me précipitai de nouveau sur lui avec un coup où la dextérité et la rapidité auraient pu toucher à coup sûr n’importe quelle poitrine humaine : l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. C’était à moi maintenant d’être presque à la même place que le jeune Monsieur de G. Le sérieux de l’ours fit également son œuvre et perdant tout sang-froid, j’effectuai une série d’attaques et de feintes, j’étais couvert de sueur : rien à faire ! Ce n’est pas seulement que l’ours, comme le meilleur bretteur du monde, parait tous mes coups, mais c’est qu’il ne voulait pas (contrairement à tous les escrimeurs de la terre) entrer dans mes feintes : droit dans les yeux, comme s’il lisait directement dans mon âme, il se tenait devant moi, la patte prête à frapper et lorsque mes attaques étaient feintes, il ne bougeait pas d’un pouce.
Croyez-vous cette histoire ?
Evidemment ! m’écriai-je en approuvant joyeusement ; je la croirais de quiconque, tant elle est vraisemblable, à plus forte raison venant de vous !
Eh bien, mon excellent ami, dit Monsieur C., vous êtes désormais en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Dans le monde organique, nous constatons que plus la réflexion est obscure et faible, plus la grâce qui en surgit est souveraine et rayonnante. – Comme l’intersection de deux lignes de part et d’autre d’un même point, après leur traversée dans l’infini, se retrouvent soudain de l’autre côté, ou que l’image d’un miroir concave, après s’être éloignée dans l’infini, revient soudain juste devant nous, il en va de même pour la connaissance qui, après avoir traversé l’infini, retrouve la grâce ; si bien que dans la même structure corporelle, l’homme apparaît le plus pur lorsqu’il n’a aucune conscience ou lorsqu’il a une conscience infinie, c’est-à-dire lorsqu’il est soit pantin, soit dieu.
Par conséquent, dis-je un peu distrait, nous devrions goûter de nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ?
C’est tout à fait ça, répondit-il ; tel est bien le dernier chapitre de l’histoire du monde.
Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (2/3)
Je ris. – Il est certain, fis-je, que lorsque l’esprit est absent, il ne risque pas de se tromper. Mais je m’aperçus qu’il avait encore bien des choses à me confier et je le priai de continuer.
De plus, dit-il, ces poupées ont l’avantage d’être antigravitationnelles. L’inertie de la matière, ennemie impitoyable de la danse, leur est indifférente, car la force qui les élève dans les airs est supérieure à celle qui les tire vers la terre. Songez à notre bonne G…, que ne donnerait-elle pas pour être plus légère de soixante livres ou pour être portée par une puissance équivalente lorsqu’elle effectue ses entrechats et autres pirouettes ? Les poupées, comme les elfes, n’ont besoin du sol que pour l’effleurer et freiner un instant l’élan de leurs membres, ce qui les relance de plus belle ; le sol est au contraire pour nous une nécessité absolue, nous devons nous reposer et souffler après l’effort : ce moment, à y regarder de près, ne fait pas partie de la danse et l’on ne peut rien en faire que de l’escamoter au mieux.
Je dis qu’il aurait beau pousser ses paradoxes à leurs extrémités, il ne me convaincrait jamais qu’il pouvait y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans un corps humain.
Il répliqua qu’il serait totalement impossible à l’homme d’approcher jamais le niveau du pantin. Seul un dieu pourrait dans ce domaine se mesurer avec la matière ; et c’était à cet endroit précis que les deux extrémités du monde circulaire se retrouvaient.
Mon étonnement allait croissant et je confiai que rien ne me venait plus face à d’aussi étranges considérations.
Prenant une pincée de tabac, il me répliqua que visiblement je n’avais pas lu avec assez d’attention le troisième chapitre du premier Livre de Moïse ; et si l’on ne connaissait pas cette première période de la culture humaine, il allait de soi qu’on ne pouvait échanger sur les suivantes et encore moins sur la dernière.
Je dis que j’avais une idée très précise des désordres occasionnés par la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de mon entourage, à la suite d’une banale remarque avait pratiquement sous mes yeux perdu son innocence et il n’avait jamais retrouvé le paradis où elle se déployait, et ce, malgré tous les efforts imaginables. – Mais, ajoutai-je, quelles conclusions pouvez-vous en tirer ?
Il me demanda de lui préciser l’événement auquel je pensais.
Je lui racontai qu’il y a trois ans, je me baignais en compagnie d’un jeune homme dont le corps rayonnait à l’époque d’une grâce merveilleuse. Il devait aller sur ses seize ans et, éveillé par la faveur qu’il recueillait auprès des femmes, on voyait de loin en loin miroiter ses premiers éclats de vanité. Le hasard avait voulu que peu de temps avant, à Paris, nous avions vu l’éphèbe qui extrait une écharde de son pied ; le moulage de cette statue est connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Au moment où il posait son pied sur un tabouret pour le sécher, il jeta un regard dans un grand miroir et le souvenir lui revint ; il me confia en souriant la découverte qu’il venait de faire. Pour tout dire, j’avais fait la même constatation à l’instant ; mais sans doute pour tempérer la grâce éclatante dont il débordait, ou peut-être pour atténuer légèrement sa vanité et le faire revenir sur terre, je me mis à rire et répondis… qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une deuxième fois son pied pour m’en faire la démonstration ; mais sa tentative, comme on pouvait facilement le prévoir, fut un échec. Troublé, il leva son pied une troisième, une quatrième fois, jusqu’à dix fois de suite, en vain ! Il était totalement incapable de reproduire le même mouvement, et pire encore, les mouvements qu’il faisait étaient si comiques que j’eus du mal à ne pas éclater de rire .
A partir de ce jour, de cet instant précis, ce jeune homme connut une métamorphose incompréhensible. Il se mit à se regarder toute la journée dans le miroir ; et l’un après l’autre, ses charmes l’abandonnèrent. Une force invisible, insaisissable, sembla comme un corset de fer entourer le libre exercice de ses gestes et un an plus tard, on ne trouvait plus en lui aucune trace de cette aura qui autrefois avait ravi son entourage. Je suis demeuré en relation avec un témoin de cet événement aussi étrange que malheureux et cette personne pourrait confirmer mot pour mot le récit que je viens de faire.
Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (1/3)
Je propose de découvrir ici en trois parties le texte intégral du dialogue (mais est-ce un vrai dialogue?) de Kleist “Sur le théâtre de marionnettes” qui passe pour un chef-d’oeuvre et que j’ai traduit ces dernières années pour la revue “Cadmos” aujourd’hui disparue. On voudra bien prendre cette traduction comme une lecture attentive d’un texte extrêmement dense et mystérieux à plus d’un titre.
Comme je passais l’hiver 1801 à M., je fis un soir, dans un jardin public, la rencontre de Monsieur C. qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’opéra de la ville et jouissait d’une immense faveur auprès du public.
Je lui confiai mon étonnement de l’avoir aperçu plusieurs fois dans un théâtre de marionnettes que l’on avait dressé sur la place du marché pour divertir le peuple avec des petites scènes burlesques entrecoupées de divers chants et danses.
Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un vif plaisir et me déclara tout net qu’un danseur désireux de cultiver son art ne pouvait qu’en tirer le meilleur profit.
Sa remarque n’avait rien d’une boutade et elle était empreinte d’une telle conviction que je m’installai à ses côtés pour en apprendre davantage sur les raisons qui l’avaient amené à d’aussi étranges considérations.
Il me pria de lui dire franchement si je n’avais pas trouvé très gracieux certains mouvements des poupées, en particulier ceux des petits danseurs.
Je ne pus nier que c’était le cas. Un groupe de quatre paysans dansant la ronde sur un rythme endiablé n’aurait pu être rendu plus joliment par Teniers lui-même.
Je m’informai sur le mécanisme de ces personnages et j’étais surtout curieux de savoir comment on pouvait commander isolément leurs membres et leurs articulations sans que les doigts s’emmêlent dans une myriade de fils lorsque le rythme des mouvements ou de la danse l’exigeaient.
Il répondit que j’avais tort d’imaginer que pour chaque pas le montreur posait et tirait séparément les membres des marionnettes.
Tout mouvement, selon lui, avait son centre de gravité ; il suffisait de diriger ce point à l’intérieur du personnage ; les membres, qui n’étaient rien d’autre que des pendules, suivaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’aucune intervention fût nécessaire.
Il poursuivit en affirmant que ce mouvement était des plus élémentaires ; quand le centre de gravité était tiré en ligne droite, les membres décrivaient des courbes et souvent, même en l’agitant sans le vouloir, l’ensemble était animé d’un rythme proche de la danse.
Cette explication me parut jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il avait assuré éprouver au spectacle des marionnettes. Mais j’étais à mille lieues d’imaginer les conséquences qu’il allait tirer d’un tel constat.
Je lui demandai s’il croyait que le montreur qui commandait à ces poupées, devait lui-même être danseur, ou s’il estimait qu’il devait seulement être sensible à l’esthétique de cet art.
Il répliqua que le maniement avait beau être une mécanique simple, ce métier n’impliquait pas pour autant un manque de sensibilité.
La trajectoire que le centre de gravité devait suivre était certes évidente et il estimait que dans la plupart des cas elle était rectiligne. Lorsqu’elle était incurvée cependant, la loi qui commandait cette courbure semblait être de premier ou de second ordre ; dans ce dernier cas elle ne pouvait être qu’elliptique, et l’ellipse étant le mouvement le plus naturel des extrémités du corps humain (à cause des articulations), elle n’exigeait de la part du montreur aucune habileté particulière.
Vue sous un autre angle pourtant, cette ligne était très mystérieuse. Car elle n’était rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il doutait qu’on puisse l’activer autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, en d’autres termes, le montreur devait danser.
J’objectai que j’avais toujours entendu dire que cette activité était dénuée d’esprit : c’était à peu près l’équivalent d’un joueur de vielle qui tourne sa manivelle.
Absolument pas, répondit-il. Les mouvements des doigts ont au contraire un jeu assez subtil pour faire bouger les poupées qui leur sont attachées, et cette relation ressemble assez à celle des nombres envers leurs logarithmes ou de l’asymptote envers l’hyperbole.
Cependant il pensait que l’on pouvait aller jusqu’à supprimer des marionnettes cette intervention minimale de l’esprit, qu’il était possible d’abandonner leur danse au seul empire des forces mécaniques et qu’une manivelle, comme je l’avais suggéré, y parviendrait aisément.
Je ne lui cachai pas mon admiration de voir qu’il accordait à ce spectacle populaire une dignité égale à celle des beaux-arts. Il ne se contentait pas de constater que les marionnettes étaient capables d’évoluer vers un genre supérieur, mais il semblait aspirer à devenir l’artisan de leur promotion.
Il sourit et dit qu’il pouvait garantir que si un mécanicien acceptait de lui construire une marionnette selon ses instructions, il produirait grâce à cette invention une danse avec laquelle ni lui, ni aucun autre danseur talentueux de notre temps, y compris Vestris , ne seraient capables de rivaliser.
Avez-vous, fit-il, comme je baissais les yeux à terre sans dire un mot, avez-vous entendu parler de ces jambes mécaniques que des artistes anglais fabriquent pour des malheureux qui ont perdu leurs membres ?
Je répondis par la négative, je n’avais jamais eu l’occasion de voir de pareils mécanismes.
C’est dommage, répliqua-t-il ; car si je vous dis que ces malheureux dansent, je crains fort que vous ayez du mal à me croire. – Mais, que dis-je, danser ? Bien sûr leurs mouvements ont une amplitude réduite, mais ceux qu’ils peuvent effectuer, sont réalisés avec un calme, une souplesse et une grâce telles que toute âme sensible ne peut qu’en être émue.
Je risquai, en forme de plaisanterie, qu’à l’évidence il avait trouvé l’homme qu’il cherchait. Car l’artiste capable d’élaborer une jambe aussi remarquable, pourrait sans aucun doute lui fabriquer selon ses instructions une marionnette entière.
Comment, demandai-je, alors qu’à son tour un peu embarrassé il fixait le sol, comment se présenteraient les instructions que vous donneriez à cet artiste ?
Rien d’autre, répondit-il, qu’on ne puisse déjà voir ici ; harmonie, mobilité, souplesse – mais à un degré supérieur ; et je concevrais avant tout une répartition des centres de gravité plus conforme à la nature.
Et quel avantage cette poupée aurait-elle sur des danseurs en chair et en os ?
Quel avantage ?… ce serait surtout, mon excellent ami, un avantage négatif : elle ne serait jamais affectée. – L’affectation se manifeste en effet, comme vous le savez, lorsque l’âme (vis motrix ) se situe en un quelconque endroit du corps, sauf précisément au centre de gravité du mouvement. Le montreur, au contraire, avec ses ficelles ou ses fils de fer, ne dirige que ce point précis : tous les autres membres sont comme le veut leur nature, ils sont morts, ce sont de purs pendules, et ils obéissent à la seule loi de la gravitation ; c’est là une qualité éminente que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs.
Observez objectivement P…, poursuivit-il , lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui ; son âme loge alors dans ses vertèbres dorsales, elle plie son corps et on a l’impression que, telle une naïade de l’atelier du Bernin, elle va se briser. Observez le jeune F…., lorsque dans le rôle de Pâris, il se dresse au milieu des trois déesses et tend la pomme à Vénus : l’âme est alors (spectacle effrayant) dans son coude.
De tels errements, jeta-t-il abruptement, sont inévitables depuis que nous avons goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Mais le paradis est verrouillé et le Chérubin est derrière nous ; il nous faut faire le voyage autour du monde et voir si le paradis n’est pas ouvert, peut-être, par derrière.
Visions
Des ballots de paille sont enroulés serrés sur le chaume, tapis d’occident ; leurs yeux clignotent vers moi de toute la surface de leur coupe et je devine sans difficulté la pupille et l’iris : côte à côte les ballots seraient effrayants mais disposés là par hasard, les ombres qu’ils tracent donnent envie de s’allonger, ce que je fais.
Il est en haut d’une falaise, devine tout au fond une baie lumineuse et songe que c’est l’océan grouillant de touristes et d’enfants ravis, mais c’est si loin qu’il n’en est pas sûr ; là où il est en effet, l’amoncellement de pierres est si sérieux qu’il en sourit, jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’il s’est égaré, a dû franchir des barbelés, tout cela pour tomber sur un site mégalithique – il s’en rend compte maintenant – où il erre de pierre en pierre à la recherche d’une issue ; si les meilleurs préhistoriens n’ont su dire ce que ces pierres levées faisaient là, il ne voit pas comment il pourrait s’y retrouver. Il aperçoit au loin un barbelé qui le rassure, la civilisation, il a si chaud qu’il rêve d’un perrier orange bu à la terrasse d’un café où il tournerait le dos à l’église qu’il a cru entrevoir dans la crique surpeuplée. C’était si loin, c’est si loin, le chant des criquets approfondit le silence. Il va basculer dans la mélancolie.
« On mesure la distance ? » interroge brusquement la visiteuse qui a surgi derrière moi. Je la supplie de ne plus jamais recommencer, elle s’esclaffe.
« J’aime ce mystère, dis-je laisse-moi. Passe, c’est ton métier !
– Ah, les mégalithes qui ont fait dire plus de bêtises qu’ils ne comptent de pierres !
– J’ai déjà lu ça quelque part.
– Dis-donc, tu n’as pas soif ? demande-t-elle.
– Non.
– Menteur ». Je la suis.
Une fois attablés au bord de la crique, je dis : « Tu comprends, ces hommes ce n’est pas leur distance qui m’intéresse, je crois en vérité que c’est la mienne. La préhistoire c’est surtout le mystère de notre propre petite enfance, non ? » Elle se moque un peu, me désigne du bout du bras une île au large que je n’avais pas vue où les pierres scintillent à la fin du jour comme autant de joyaux. « Et ça, ce n’est pas l’enfance ? »
Une voix plus forte retentit : « On est en France, ici, en France ! » Deux yeux atroces me fixent menaçants. Je m’éveille à l’ombre du ballot, je me redresse, me secoue, comprends qu’il croit que je suis un étranger et je le rassure d’une cascade de mots, je suis bien français, bien de chez nous etc.
« Oh, moi ce que j’en dis ! C’est seulement qu’il faut que je les ramasse mes ballots, alors vous j’en veux pas, ouste, du balai… Et puis, et puis, c’est vous le ballot, l’orage arrive, je vous souhaite bien du plaisir ! » Il me montre le ciel d’encre.
Sous les trombes d’eau je rêve de l’île aux pierreries désignée par la visiteuse, et que j’ai vue.
Un soir
Je sais qu’à part la rotation des sphères il n’est rien qui tienne, mais les piaulements dans la nuit à deux pas de la maison nous arrêtent, je me penche vers l’oisillon et le replace doucement dans le nid qui baille sous les feuilles de clématite et je dis à ma petite fille que c’est là à peu près tout ce que l’on peut faire. Nous reprenons notre avance, elle applaudit, puis me reprend la main, sa voix fraîche comme l’étoile qui monte éclate de rire, parle des avions que l’on devine très loin, s’étonne de leurs traces clignotantes, estime que ce sont peut-être des étoiles qui les font avancer, je la détrompe, tu vois c’est notre présence sur la terre comme au ciel et comme elle aime les mots je lui dis que l’étoile est Vénus, elle répète le nom pour le plaisir mais sa voix est si claire que les murs et les branches tremblent de toute leur usure bousculée des années. Dans les soirs de juillet on s’abandonne au vivre, palpitations de son cœur au creux de ma paume qui presse son pouls, je lui parle un peu de la musique des sphères, du rythme des étoiles au scintillement incontrôlable et sa voix murmure en montant vers moi que Vénus, elle, ne scintille pas, et je laisse courir la différence entre planètes et étoiles, on ne peut toujours expliquer et celui qui sait est bien moins intéressant que celle qui s’interroge, ainsi marchons-nous lentement vers l’ouest où le saule noir nous attend avec ses longs cheveux que nous effleurons chacun de notre côté, bras levés nous saluons ce miracle de fontaine nocturne d’où proviennent les bourdonnements de quelques hannetons collants qui nous évitent prestement. Le ciel maintenant palpite. Soir sans lune, les constellations s’installent, je repère Cassiopée, les deux Ourses, ne dis rien, sans doute va-t-elle m’en parler, nous avons le temps, un autre soir peut-être, et le son de sa voix ne monte plus, elle serre ma main plus fort tandis que nous revenons à l’aveuglette vers la porte d’entrée. Elle semble presser le pas et je me penche encore pour éviter qu’elle ne lève le bras inutilement, je songe aux accélérations des nocturnes où le piano suspend le temps, gouttelettes précipitées du rubato comme une rosée qui se suspend puis finit par descendre, le temps n’est plus la syntaxe obligatoire du chant puisque la nuit tout est ôté sauf le silence empli de souffles.
J’ouvre, elle se précipite pour raconter les étoiles puis ajoute : « On n’a pas vu de hérisson ». Je fais oui de la tête : « Les étoiles et les hérissons c’est beaucoup pour un seul soir, on verra demain – Oui », dit-elle en se retournant pleine d’espoir.
Parfums
Si je me retourne, j’entends venu d’occident par-delà les îles et les golfes, un immense souffle qui fait de mes troènes si poivrés un flot de miel blanc, flocons qui sonnent imperceptibles sur la terrasse, émiettement du ciel sur mes sandales fraîches, et cette poudre argentée, cette brume rustique, me renvoie d’un coup les fragrances traversées des îles et l’écume cavalière qui s’écrase à cent lieues de mon jardinet agité. Je n’aurai pas vécu pour rien. Les vieilles feuilles plus souvent grises que vertes sont à l’image des pages où j’écris, car le vent les touche aussi, bousculant, pressant sous mon crâne les mots qui consentent à naître sans que je le veuille presque, puisque la vie, le vent, le même qui gonfle les voiles des heureux navigateurs, parade à deux pas, danse au rythme anarchique des chants d’oiseaux qui susurrent des mélodies incontrôlables, par-dessus le silence. Il se fait une joie échappée au temps qui passe, le présent a beau creuser ses remous évidents, ma peur se dissout rapide dans d’ultimes tremblements, le calme d’avant les mots s’installe en vibrant comme la flèche sur la cible, et me voilà valide, respirant étonné la perpétuelle naissance des secondes, tandis qu’à deux pas, des notes de piano fabriquent un air d’autrefois, fort savant, qui accroche à ma mémoire des guirlandes de fêtes où j’aurais pu rire si j’avais eu comme tout le monde la foi du bonjour et de la poignée de main distraitement serrée. Mais je ne suis pas comme l’arbuste tombé de la dernière pluie, mes cheveux sont là sur le sol ténébreux, la poudre du temps s’y est mis, la pensée d’une joie sur l’instant n’ose pas perdurer, ma vie, ma vie revient avec le souffle qui s’apaise et face à l’immense silence qui s’ensuit, ma mémoire accroche hontes et échecs, m’amie a des yeux de velours, elle est loin, elle s’est dissoute aux îles où il aurait fait bon mourir sans qu’on doive remonter constamment dans les filets les vrais souvenirs de grand bonheur. Il était une barque possible, toutes les chansons l’évoquent, mais à quoi bon les voix, tu sais bien l’envie qui nous prend de ressasser ce qui fut pour boucher les écroulements des décennies, les chansons ont été bues par nos tympans désormais emmurés par la mémoire qui pousse ses blocs de rêveries. Alors, par-delà ces heurts qui vont et viennent, soudain j’oublie tout et, raccrochant mes sandales, je cueille par poignées les fleurs tombées des troènes prenants et les respire pour avoir des golfes et des îles un reste du souvenir piquant du temps où la chance m’échut.
Le chemin de la mer
Et puis il y aurait cette errance vague sans souvenirs, puisque tout se mélange, où l’on s’écorche les orteils sur la laisse de varech empierrée de coquillages antiques avec en fond sonore hélas non plus tout à fait l’amorti résolu, que rien n’arrête, des rouleaux gémissants depuis l’aube des temps, mais soudain l’odeur écrasante de résine iodée, lorsque le soleil traverse les épines de pin et les pressure une à une pour qu’elles épandent leur cri rauque jusqu’au fond de la gorge séchée par le sel. Il ne m’est demeuré en mémoire aucune marche plus dure que quand la plante des pieds se dérobe sur l’enjambée… car tous les sables sont mouvants, ils tiennent cela de la mer et de ce temps glissé que fourbu, alangui, on finit par faire couler machinalement dans sa paume, anticipant par ce sablier portatif la déception d’amour : plus je serre, plus le temps passe vite. Je rentre, mais je refuse de m’épuiser dans cette geste si vaste et neuve, car dans mon pays on ignore ces déserts et tous les pas valent ce qu’ils veulent, nul ne s’arroge le droit de revenir en arrière, le sol est gras, certes, et la trace demeure, mais justement la vacuité d’été que j’éprouve à la mer – et que j’aime tant – n’a pas cours dans nos vaux et prairies ; dans mon pays tout est efficace. Il m’arrive de croiser des pins groupés aux troncs rouges sous le plein du jour ; près de nos cathédrales gothiques ces bouts de Landes fourvoyées allument des retours de plage où – souvenir – les beaux petits rentraient en gémissant de tant de soûleries, je me souviens qu’ils pouvaient à peine porter leurs vêtements et s’abattaient hagards dans la baignoire où parfois étrangement ils se taisaient en souriant comme si le soleil et la mer les avaient nettoyés de tout langage. Et puisque j’en suis au jeu du je me souviens, je vois venir des vagues et j’entends bien que personne ne peut répondre à mes pourquoi, pourquoi les vagues, le sable et même – enfant des nuages – pourquoi le soleil, car au pays du blé roi nous n’avons rien qui ressemble même de loin aux dunes et aux mouettes discordantes, et c’est donc sans pourquoi que je me jette au roulis froid qui se fait bleu par endroits, et là entre deux vagues, ou plutôt avant l’angoisse de la suivante, après avoir (en faisant un appel en rythme) vaincu la précédente, à cet instant où l’océan se fige sur l’éternel chemin qui mène à l’inépuisable épuisement des vagues, à cet instant j’ai été heureux, comblé de bleu, j’ai vu le soleil vaciller, reconnaître que sa blancheur crue était factice puisque l’eau salée apaisait d’un coup toutes ses vilenies ardentes. J’ai décrit les enfants délestés de langage, je dirai pour moi au contraire la liberté de dire, en ce lieu bref j’ai entendu ma voix rire, des flots de phrases me venaient entre deux vagues sans pourquoi, j’ai été libre, et comme je suis sorti de l’enfer à l’âge adulte, je sais que ce souvenir fut ainsi vécu dans la plénitude de ma voix enfin lâchée pour de bon. Je me souviens que dans l’enfer-l’enfance j’avais besoin de preuves qu’un jour, un jour viendrait et là saisissant l’eau de mer par poignées, j’ai cru que ce serait possible et ce le fut.
Ce n’est qu’un chemin. Il y en eut tant.
Avec les vagues, l’enfance
Je ne sais pas si j’envie ceux qui verront les brisants et leurs affaires d’écume qui forgent les galets. Il est probable qu’ils s’interrogeront : suis-je heureux ?, et que leurs regards au lieu de répondre se perdront latéralement dans les sables où les robes vertes des vagues s’abattent depuis le premier matin ; puis, par désœuvrement, les mains dans les poches, ils laisseront errer leurs yeux vers l’horizon, juillet est une voile appelée à disparaître parce que la terre est ronde, malgré la ligne finale fabuleuse où le soleil du soir fera semblant de se coucher pour nous inviter à faire de même. Et nous le ferons vraiment. Il y aura des draps pour redoubler la peau, prairie de neige aux replis favorables aux rêves et j’irai clore alors mes yeux sur l’enfance aux portes noires cirées de cris. Au bel été, je mesurerai la distance avec ce qui fut, les pauvres brutes descellées de l’enveloppe humaine et qui versèrent sur nos crânes de petits bouts de chou des coups toujours, si peu parents, sombres cerveaux roulés comme cailloux, bornés comme falaises, glacés, verticaux et apeurés. Je ne reprendrai jamais ce chemin vers la mer où une fois grand j’aurais pu me forger un destin de capitaine libre au vent ; je n’ai pas pu prendre la voile et j’ai ramé à contre lames bricolant un âge adulte entre récifs rêvés et coraux très artistes, emplissant ma voix – enfin ma voix – des échos des anciens où rôdent avec l’ange des chants perpétuels qui recouvrent, tels des brumes de septembre, les hurlements incidents qui alourdirent mes pas et firent de mon enfance provisoire une plage minée. J’emporte mes jours amochés de jadis à la semelle de mes sandales marines, le crissement se fait heureux puisqu’il s’éloigne (le mieux qui puisse nous arriver est de vieillir) avec le temps, ce fidèle allié qui miroite là-bas où j’aurais pu naître, ce paysage de chaleur où paraît-il on aime, ce temps d’avant qui remord constamment dans ma chambre silence. Je me demande souvent s’ils sont heureux dans le présent ces êtres neutres sous parasols, fixant la mer, des jours entiers sous l’avalanche des flèches empoissées de soleil. Je crois que oui, avec leurs crèmes, leurs journaux pathétiques et leurs monosyllabes où la même langue dont j’emplis ces pages s’émiette vite en balbutiements que la vague recouvre ; je pense qu’ils ont sans réfléchir une impression de vivre qui s’éploie au présent avec quelque solidité et peu importe qu’ils rentrent le soir recuits et muets d’indigence parlée, ils sont sûrs de leurs pas. Je ne les envie pas, j’ignore la jalousie, j’essaie seulement d’entendre ici et maintenant la possibilité du pas libre, puisque vivant il me faut bien marcher ; or, j’entends des crissements, folies meurtrières piétinées à grand peine par l’âge adulte, mais qui reviennent évidemment avec la marée, ce qui m’incite à dérouler dans le calme le plus creusé, des draps de mots que j’agite de loin, naufragé cœur battant, plein de l’espérance d’une voile nouvelle.
Le petit juillet
Ils partent, délaissent leurs chambres aux draps froissés où les boiseries craquent et filent sous la fournaise, mur bleu horizontal de l’asphalte grinçante, tandis que quelque part la jeunesse recompte les points en rongeant ses ongles dans l’attente du résultat qui les verra renaître. Fils de juin, le petit juillet lance dans son bourdonnement gris des sortes de fêtes où l’on danse sous les charmilles : leur épaisseur couve des baisers, des promesses qui parfois seront tenues, longues notes du bout des doigts jusqu’à ce que le clavier des jours s’arrête sur les touches noires. L’épisode rapide des clairons ridicules – on sort les drapeaux de la naphtaline – enfonce le silence de l’histoire, il y eut un passé aux yeux de feu et des garçons heureux dont le nom s’efface au monument, et la trompette les appelle et personne ne répond, c’était une promenade fatale un soir sous la mitraille. Tiens, j’entends une moto qui dérape. C’est la vraie fin de l’année et comme on y croit vraiment, inlassablement, de génération en génération, on choisit un samedi et pour ressusciter les morts on se marie un peu encore, même si, on le sait bien, les autres mois useront les serments puisqu’acoquiné aux années le tripot des jours fatigue la vie à deux.
« Il est bizarre de mélancoliser me dit la visiteuse, tu sais bien qu’à un moment – c’était il y a vingt ans peut-être davantage – les coquelicots ont disparu et regarde aujourd’hui leurs notes demoiselles redansent au bord des blés, c’est fou d’y croire, les plus belles fleurs rehaussent les routes qui menacent de flancher sous les coups de la route engorgée. Regarde tes lèvres au miroir de l’étang, ne vis-tu pas et dis-moi s’il y a du regret dans l’eau tranquille et habillée comme une métropole de milliers de vies coassantes et rapides ? Les voix, les voix reviennent en foule dans leur fragilité terrible, pétales frêles comme des bonjours qu’on échange distraitement et qui soudain chantent pourtant le bon jour où nous sommes. Bientôt tu glaneras de nouveaux airs, nous sommes tous princes et princesses dans les hommages que nous rendons à l’imagination, nos modestes œuvres ; le coquelicot est le prophète du petit juillet encore vert, les fruits sont annoncés même dans nos septentrions venteux, il suffit de vivre, disais-je, il suffit d’attendre. Est-ce trop demander ? »
Ainsi parlait la visiteuse qui s’en allait à la fête.
CRISTAL: une nouvelle d’Alban Nikolai Herbst
Je publie ce jour une nouvelle brève de son dernier recueil : “Selzers Singen” (Selzer chante), Berlin 2010, aux éditions Kulturmaschinen. On aura ainsi une confirmation de tout ce que j’ai traduit et publié à propos de cet auteur d’exception dans la catégorie traduction. Toute réaction à ce récit étonnant est la bienvenue.
Karina prit ma main :
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous ».
C’était étrange, je venais de faire sa connaissance à l’instant. Enfin, c’est beaucoup dire. Elle était assise au bar avec une amie quand je fis mon entrée – assez soulagé de constater que le Lützowbar était ouvert en ce réveillon de Noël. J’étais plutôt d’humeur morose, on a tendance à fuir ce genre de festivités lorsqu’on est séparés mais que l’amour dure encore. Les rues avaient été soigneusement balayées, il tombait une pluie fine qui n’aurait pas été désagréable si elle n’avait apporté avec elle ce froid humide. Quoi qu’il en soit, tout contribuait à ce que je me soûle. Le soir de Noël, quand on ne veut pas verser dans la sensiblerie ni jouer les rabat-joie, la tache est rude.
Voilà pourquoi j’avais atterri au Lützowbar. Je pouvais être à peu près sûr de n’avoir sous les yeux aucun arbre de Noël ni encore moins d’être confronté à une fête quelconque. Ce serait glacial, on garderait ses distances, mais du fond du bar tout en longueur, sorte de couloir, Mao-Tsé-Toung allait me fixer comme toujours. Il y aurait peut-être, installés ici ou là, quelques hommes d’affaires pitoyables en compagnie de filles que mon ami Gregor et moi avions coutume d’appeler des « sacs à main », Erica la Hongroise par exemple avec laquelle un jour j’avais eu des velléités de rapprochement jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle ne savait même pas qui était Staline. Elle n’avait jamais entendu parler de Karl Marx et l’affiche du fond l’avait amenée à me demander qui ça pouvait bien être. J’en avais tiré la conclusion qu’avec elle je n’arriverais à rien et que ce serait pire encore si je devais payer.
Je fis donc mon entrée et c’était à peu près comme je l’avais espéré. Sauf que je ne connaissais pas le personnel ; peut-être avait-on embauché des intérimaires pour la soirée. C’était inhabituel, car les tenanciers étaient très regardants sur le style de la maison, ils exigeaient de leurs employés une bienséance de bon aloi. De fait, les deux serveurs faisaient une curieuse impression. L’un était un nain – je sais que l’expression n’est pas convenable ; l’autre semblait s’être déguisé, il était d’une pâleur extrême, très maigre, comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Il s’était fait implanter des dents de vampires, ce que j’avais déjà vu dans des fandoms, et ne m’effrayait donc pas outre mesure. D’autant, il faut le reconnaître, qu’elles lui allaient bien. Dans la partie reculée du bar, à moitié penchés sous la photo de Mao, étaient installés trois clients, sans doute des représentants, au bar il n’y avait que deux filles : de belles femmes, presque transparentes. Au cou de l’une d’elles on remarquait d’emblée la chaînette, à laquelle était suspendu entre ses seins un cristal étincelant. Ce soir-là, quelque chose clochait dans l’éclairage. Tous dirigèrent leurs regards vers moi, m’observant tandis que j’accrochais mon pardessus au porte-manteau et lorsque je longeai les quinze mètres du bar pour vérifier si peut-être vers le fond il n’y avait pas là quand même quelqu’un que je connaissais. Mais non, personne d’autre que les trois hommes. Ils me saluèrent, comme si on s’était vus souvent. Il n’en était rien, mais je répondis à leur salut avec le plus grand naturel. Puis je pris place sur un tabouret vers le milieu du bar, sortis de ma veste un carnet, un stylo, mon portable et, bien enveloppé, le cigare de Noël que je m’étais réservé pour l’occasion. Je commandai alors au vampire un Talisker et tout en fumant je me pris à rêvasser. J’écrivis quelques notes diverses. Mais au fond je ne pouvais échapper à mon chagrin. Parfois je jetais des regards furtifs aux jeunes femmes mais je ne serais à aucun prix entré en conversation avec elles si le nain, arborant un sourire des plus joyeux, ne m’avait apporté une boisson entièrement nouvelle.
« C’est de la part des deux femmes », dit-il.
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Goûtez ».
Maintenant je ne pouvais plus me dérober et je les remerciai de loin. Les femmes sourirent, puis la plus brune des deux descendit de son tabouret et s’avança lentement vers moi. On avait l’impression que ses escarpins ne touchaient pas le sol.
« Allez, goûtez donc », dit-elle.
J’obtempérai. La boisson avait un goût – je ne vois pas comment le dire autrement – de velours aromatisé de bois. Elle s’assit à côté de moi.
« Mon nom est Karina, dit-elle, et je suis ici pour vous ».
« Pour moi ? Je ne comprends pas. »
« Buvez. Et reprenez vos affaires »
« Comment ça ? »
« Vous n’allez pas les laisser ici, j’imagine. »
Elle avait un je ne sais quoi aux oreilles qui m’incita à reprendre une gorgée, ses lobes semblaient de fine porcelaine.
« Et si je m’en vais ? » demandai-je.
Elle éclata de rire, la voix aussi était grave.
« Vous voyez là-bas, dit-elle en montrant les trois représentants qui se levaient. Vous pouvez être sûr qu’ils ne se feront pas prier. »
« Que voulez-vous de moi ? »
« Mais n’ayez donc pas peur, la peur c’est humiliant. Je peux goûter, moi aussi ? »
Je lui tendis la boisson, elle but et me rendit le verre.
« Allez, maintenant, à votre tour ».
Elle me regarda pendant un long moment. Je suis certain que dans son regard des heures s’écoulèrent. Personne d’autre n’entra, mais parmi les clients, l’un d’eux vivait la même chose que moi avec l’autre femme. Je me contentai de les observer du coin de l’œil. Pendant un moment, on eût dit que le client miroitait à travers son corps.
Ce fut alors que Karina prit ma main.
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous. »
« Oui, mais où donc ? », demandai-je.
Elle portait un corsage qu’elle pouvait ouvrir des deux côtés. Ce qu’elle fit, si bien qu’il glissa par terre. Dessous elle portait un bustier.
« Il va falloir vous accrocher à mes ailes, dit-elle. Quoi qu’il arrive, vous ne lâcherez que quand je vous le dirai. Sinon vous allez vous écraser quelque part et une chute pareille peut être mortelle. »
Ce fut alors qu’elle déploya ses ailes, presque transparentes, en un large mouvement de ses plumes blanches, je m’accrochai fermement à ses épaules. Deux des trois représentants étaient déjà près de la porte à deux battants et la tenaient ouverte. Un petit virage, Karina amusée se mit à rire, et nous partîmes en surfant dans la nuit. Ce fut alors que j’en fis ma femme. Et je ne l’entends pas de manière symbolique.
Quant à savoir comment le lendemain matin, jour de Noël, je me réveillai dans mon canapé, je n’en sais rien. Mais il en fut ainsi. Ni sur la tablette à mes côtés, ni ailleurs, je ne vis des verres sales ou des bouteilles vides. Il était absolument certain que je n’avais rien bu. Et sur la tablette reposait le cristal. Avec la chaînette ; oubliés.