(Je voudrais saluer ici les 26000 clicks (!!!) qui vinrent me rejoindre dans ce site durant les deux années qui viennent de s’écouler. Car ce site ne propose en réalité aucune description de ma vie quotidienne, ni aucun avis bien tempéré sur les dérives de nos morales, ainsi qu’il sied à tout blogueur digne de ce nom. La seule chose que je propose ce sont des textes… j’en suis désolé… Je remercie les courageuses et courageux qui eurent l’audace de clicker une fois sur ce site. Ah oui, j’ai commencé la publication des “soirées de l’équinoxe”.. donc on continue… demain sans doute! Merci encore à tous! On me permettra enfin de rendre hommage à LeNep sans l’aide technique duquel rien n’eût été possible!! Bravo à lui et à son soutien permanent. Merci!)
mélancolie
Les secondes et les pas au lieu de dilater son moi donnaient l’impression d’un jour sans vent où les nuages fixes, du haut des bleus, narguent le petit terrestre.
Il se voyait statue de granit que plus rien ne touche, stupeur coincée dans ce paradoxe qui veut à la fois le cœur battant et l’immobilité, lorsque l’encre est presque antipathique de précision.
On était en mai ce qui aggravait son silence intérieur: tout croît et chante, lui se voyait déclinant et muet, novembre au crâne, souriant pourtant, ange accroché au porche pluvieux d’un parvis cadenassé.
Il approuvait sans réserve cet état d’oubli, soliloquant sur la vérité d’acier qui, en plein soleil, pleut l’évidence modeste du presque rien, le rien enrobant de sa peau de plomb le peu du peu de ses rêveries à peine levées, déjà étouffées.
Entre les visages, les rues, les frissons de voix et le fond sensible qui lui servait d’accueil, un vernis incolore s’était posé au monde, plastique gris à travers lequel le temps même, semble-t-il, ne laissait plus se dessiner aucun contour.
Il éprouvait l’absence à soi en trébuchant sur les pavés, étonné que des pousses soient parvenues à s’imposer parmi les pierres puis songeait tout à coup que cette plante entre deux blocs était un texte né.
Deux grands-mères et l’alcool
Cette scène est un extrait d’une pièce en construction sur les addictions. Comme tous les textes de cette catégorie, ce texte est protégé de tous droits par la SACD.
(Georgette arrive avec un journal à la main, tandis que Mme Gaspard , assise devant sa table, boit une eau de vie de mirabelle.)
Georgette : Mme Gaspard, Mme Gaspard !!
Mme Gaspard : Qu’est-ce qu’y’a ? Pourquoi t’arrives en courant comme ça ? Tu me rappelles le jour de la mort du président Beaubourg !
Georgette : Mais non, c’est pas le président qui est mort, c’est des jeunes !
Mme Gaspard : Des jeunes sont morts ? C’est la guerre alors ! J’étais pas au courant.
Georgette : Mais non, madame Gaspard ! T’as pas vu là, c’est écrit, les jeunes là, ils se sont rassemblés, avec des « c’est ma messe » au portable, tu sais, les trucs qu’ils tapotent tout le temps, les « c’est ma messe », au portable, tu vois ?
Mme Gaspard : Si les jeunes se mettent à aller à la messe, moi je me fais nommer curé !
Georgette : Oh, arrête de te fiche de moi ! Tu sais les portables, bon,ben, ils ont envoyé ces machins-là, des « c’est ma messe » des trucs comme ça !
Mme Gaspard : Des SMS, Georgette, des SMS !
Georgette : Oui, oh, c’est pareil ! Bon, ils envoient des SMS à Paris, ils se rassemblent et ils se mettent à boire jusqu’à plus soif… et puis même après le pus soif…. des vrais trous, qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : C’est la jeunesse, ma Georgette !
Georgette : Oui, mais là y’a eu des morts, qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : Ah je savais bien que y’avait du macchabée dans l’air, sinon le journal il en aurait pas causé, tu penses !
Georgette : Ah oui, mais c’est des jeunes, des morts jeunes… moi, je trouve que c’est du gâchis… une vieille comme nous qui meurt, bon, normal, mais un jeune, enfin, quand même…
Mme Gaspard : Non, enfin, oui, c’est pas normal !
Georgette : Tu te rends compte, ils se donnent rendez-vous par des messages et ils se soûlent comme ça tout le week-end. Il disent comme ça dans le journal que c’est une vraie plaie. Y’en a partout.
Mme Gaspard : (Reprenant une goutte de son verre) Une vraie plaie. Dans toutes les villes ?
Georgette : Partout, j’te dis, tous les week-ends qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : C’est horrible ! Ça devrait être interdit ! T’en veux ma Georgette ? (Elle essuie avec le bas de son tablier un verre qui traîne et le place en face de Georgette)
Georgette : Ah ben, c’est pas de refus, une nouvelle pareille, ça te coupe les jambes… et pis une tite mirabelle je dis jamais non !
Mme Gaspard : Ah, et pis, faite maison, nature, avec les prunes du gros arbre là derrière !
Georgette : Merci ! C’est pas du trafiqué comme dans les bistrots ! Ah les jeunes, ah j’te jure, les jeunes !
Mme Gaspard : Ben tiens, moi, ma gamine…
Georgette : Ta fille ?
Mme Gaspard : Non, la fille à mon Serge, eh ben, l’autre soir elle est rentrée à quatre heures du matin. Le bazar dans l’escalier ! T’aurais entendu ça ! Alors moi, le lendemain, au matin, enfin vers les deux heures de l’après-midi, j’lui ai dit comme ça que l’alcool c’était un fléau, que je lui ai dit, un fléau, un fléau ! Un vrai fléau ! (Elle boit une gorgée)
Georgette : Qu’est-ce qu’elle a répondu ?
Mme Gaspard : Elle a haussé les épaules, la gamine ! Alors moi, tu penses, je l’ai pas lâchée ! Une plaie ! Un fléau ! Et elle avec la tasse de café à la main, appuyée contre le frigo, elle me fait : « Et ton Kasparov, il est mort de quoi ? » Alors, moi, je lui en ai retourné une à la gamine, dis donc, du coup le café a valsé, la tasse en mille morceaux , pis après la gamine à consoler qui pleurait, qui pleurait… eh ben, moi… à la fin je pleurais avec !
Georgette : Je comprends rien à ton histoire Mme Gaspard, tu donnes des baffes, toi ?
Mme Gaspard : Je vais me gêner ! Tu sais, moi, quand on attaque la mémoire à mon Kasparov, je l’ai mauvaise !
Georgette : Attends, c’est qui Kasparov ?
Mme Gaspard : C’est mon bonhomme, tiens, c’t’idée ! Le Kasparov, on l’appelait Gaspard, alors moi ça m’est resté.
Georgette : Ah ben moi, j’ai toujours cru que c’était ton nom , Mme Gaspard!
Mme Gaspard : Ah ben, non, moi, c’est Antoinette Buvry… alors, attends,c’est venu comme ça du vivant de mon Kasparov, un copain à lui il m’a appelée Mme Gaspard : « Dites donc Mme Gaspard, qu’il m’a fait comme ça, vous avez rien contre, si j’emmène votre Gaspard boire un coup au café d’à côté ? » qu’il me dit, avec un ton de rigolade. Qu’est-ce que je pouvais dire, j’aurais dit non, j’aurais pris une torgnole de mon Kasparov !
Georgette : Oh le mien, mon Didier, c’était pareil Mme Gaspard, allez ! Pareil !
Mme Gaspard : Oh, ben, ça me rappelle que des mauvais souvenirs tes trucs dans le journal.
Georgette : Ben, c’est les jeunes, hein, c’est bien de leur faute, hein ?
Mme Gaspard : Ils boivent trop, toute façon !
Georgette : Le week-end, c’est infernal, qu’ils ont dit dans le journal, à rouler sous la table, et les filles avec… je crois que c’est le pire, les filles aussi dis-donc, elle roulent sous la table.
Mme Gaspard : Oh ben, c’est pas nous qu’on aurait roulé sous la table !
Georgette : Oh ben non, alors !
Mme Gaspard : Mon Kasparov non plus il aurait pas roulé sous la table ! Même imbibé jusqu’aux yeux, il était droit comme un I. Ça, c’était un homme !
Georgette : Tu l’as dit ! Le Didier, il faisait tous les bistrots du pays et il rentrait sans tomber dans les escaliers ! C’était le bon temps !
Mme Gaspard : T’as raison, c’était le bon temps ! Non, mais moi, je sors pas d’là, les jeunes, c’est simple, ils tiennent pas l’alcool. Des mauviettes que j’te dis ! C’est pour ça qu’ils meurent comme ça !
Georgette : Ça tu l’as dit ! C’est bien vrai, Mme Gaspard !(Silence)
Mme Gaspard : Tiens, ton Didier, c’est marrant, je l’ai jamais connu.
Georgette : T’a pas eu le temps. Il est mort jeune, oh ben oui, le soir, il faisait tous les bistrots du village qu’on habitait à l’époque, tu te souviens, à l’époque, y’avait un bistrot tous les cent mètres… Ça pouvait pas durer, tu penses!
Mme Gaspard : Ça, ça peut pas faire long feu ! Pareil pour mon Kasparov, que t’as pas connu. Tu pouvais pas le connaître, il est mort à quarante trois ans ; la cuite de trop !
Georgette : Pour bien faire, faudrait interdire l’alcool aux jeunes.
Mme Gaspard : T’as raison … Tu sais des fois j’ai une idée comme ça qui pourrait être utile pour les jeunes !
Georgette : Vaz’y toujours !
Mme Gaspard : Nos maris, ils devraient avoir leurs noms sur la place du village…
Georgette : Je vois pas bien le mérite qu’ils auraient à être là !
Mme Gaspard : On écrirait leurs noms et puis en dessous on écrirait un truc du genre : « Morts au service de l’alcoolisme ! » ou bien : « Buvez, mais pas comme eux ! »
Georgette : Y te vient de ces trucs, toi ! Ben dis donc ! Tu parles d’un goût ! Tiens, à propos de goût, je me reservirais bien une goutte de ta mirabelle, elle est bonne ! Et pis ça peut pas faire de mal ! C’est que du naturel !
Mme Gaspard : Encore une tite lichette, madame Georgette ?
Georgette : Ça fait du bien quèque part, Mme Gaspard !
à partir de ce blanc
…qu’à partir de ce blanc tout se déploie
silence très audacieux
dans un temps en définitive posé qui s’ouvre en corolles frappantes loin des cascades essuyées de nos capuches
c’est tenir le présent de chaque pas
la chance d’être en ces lieux
sans le vent des rives qui poussèrent des paroles cassantes quand les parades ont recraché les pluies
laisser bruire notre sang presque froid
l’avance est là au beau milieu
dedans couvés les rires contre l’affolement des pentes fades qui tombaient parfois jour et nuit
alors qu’ici les blancs captent les fruits déjà
ce que l’on pense n’est pas si vieux
parlant j’arrive à fonder l’immobile de l’instant où sans armes j’accroche ce qui luit
éclosion
Lourdeur du lilas, tête verte inclinée, une amie sans doute puisque tu fermes les yeux, il est vrai que je le fais aussi en ouvrant la porte, avantage des années, habitudes longues, ombres portées vers l’arrière comme si vieillesse et soleil… bien sûr.
Tu vois l’aventure des pas plaît encore malgré l’éclair relatif d’autrefois ; lilas et porte s’envoient des marchandages, cliquetis et effluves, tournis peu clairs de chaleur filée puis la mer en allée des épices bleuis que la brise assassine contre la terre en grinçant.
Je penche la tête contre l’embrasure, tu cueilles les gouttes aux fleurs, non, ce sont tes joues ; un souffle catapulte des faits sans âge, stupeur de bronze contre la porte où hier encore la jeunesse vermeille… l’allure.
J’admire le lilas où va éclore le vert, caresse, loi des temps ; je vois des attelages amis qui couvent, renie le fer des heures allées avec les eaux qui glissent des ciels ou qui s’écrasent aux rochers bleuissant.
Le testament de Segbor
La coupe – je veux parler de ce réceptacle qui nous différencie des animaux – déborde d’inconséquence et l’on doit bien constater ce fait troublant, hideux : il paraît désormais davantage de livres qu’il n’y a de lecteurs.
J’irai droit au but, et bien que le Duc de Luynes – mais peut-être était-ce Clerselier – , éminent styliste et traducteur en français des Méditations Métaphysiques ait affirmé avec une mélancolie bien tempérée, dès 1647, trois cents ans avant ma naissance, que (je cite de mémoire) : « les livres sont faits pour être écrits et non pour être lus », il semble qu’aujourd’hui, comme l’ozone se déchire au ciel, l’esprit se craquelle dans l’affadissement muet de hâtes biscornues et que les vivants, bousculés au pavement des zones piétonnes, s’en viennent désormais aux librairies comme on gaspille les meilleurs plats, et achètent de leurs deniers forcément profus des œuvres qu’ils ne lisent pas. Quant à celles qu’ils lisent, elles n’ont à mes yeux aucune valeur.
Un terrain vague s’étend entre l’écrivain – besogneux rêveur – et le lecteur – boulimique acheteur – ; ce vide ne cesse de mordre sur la trame du sens (mais y en eut-il jamais un ?), et ce tissu déchiré ne peut être recousu par ma vie passée à lire, à écrire, et quoique l’espérance de vie augmente (je ne me sens pas concerné), celle de penser diminue férocement, et me voici au bord de la tombe, couturier agonisant, chantant le vide cru des provinces où nous nous effilochons. Ma voix de fausset s’élève une dernière fois du fond de mon caveau matelassé (le crabe est si bon au gourmet du malheur) pour demander, pour implorer que les éditeurs au plus vite ferment boutique, que les libraires vendent des chemises (pourquoi ne pas réintroduire la mode du col dur qui faisait le cou gras et la nuque virile ? Pareil manque d’imagination confond…), qu’on arrête en bref ce déversement d’ordures dilatoires qui gorgent de gâtisme le lecteur d’aujourd’hui.
Car bien sûr, il se lit des objets qui, vus de l’extérieur, et qui, de quelque angle qu’on les observe, rassemblent des feuillets imprimés, livres donc, rédigés à la main parfois, puis vivement frappés sur word pour faire vrai; leurs ‘auteurs’ font accroire que nous avons affaire à des livres, mais c’est, on le sait, pure apparence, et si l’on veut bien comparer ce pullulement à Shakespeare ou à Kafka, on aspirera bien vite à voir disparaître ces choses sous la morsure du pilon ; ainsi cette prose de crime et d’amour (matière première des « meilleurs vendus ») ne mérite-t-elle pas les heures distraites qu’on leur accorde avec un manque de conscience (Selbstbewusstsein) qui fait froid dans le dos.
La peur de vivre est telle que la lecture de ce que je me refuse à appeler ‘livre’ perdure, alors que la télévision remplirait tout aussi bien le même office. Mais non, l’éternité accordée au papier imprimé (douce folie), fait que l’on écrit et que l’on édite toujours et partout, et de plus en plus. Certes, on lit bien encore un peu, mais ce jeu ne durera pas. La lassitude s’installera, et c’est alors que le livre reprendra les couleurs qu’il n’aurait jamais dû abandonner aux margoulins.
Pourquoi lire, et surtout lire ce qui paraît ? « L’obsession de la moisson » que le poète magnifie devrait bien plutôt occuper notre esprit, et la croissance du bouleau, et la poussée du noroît, puisqu’il faut à tout prix nous distraire… oui, que l’on prenne la peine de se jeter devant soi, oui, devant, là où l’espérance s’accroît, puisque le coquelicot est parfois bleu, que diable, lorsque le couchant etc. Qui aujourd’hui entend encore en foulant les feuilles mortes les murmures qui s’échangèrent sous les frondaisons d’été ? C’est pourtant l’évidence.
Mais il est temps, je le vois bien, de dire le vrai du testament : je joins à ce texte tous les manuscrits de grands écrivains du siècle, connus ou inconnus, que j’ai pu garder par devers moi pour les empêcher de paraître. En ce temps d’écrivaillerie, ce précieux froment aurait été étouffé par l’ivraie des publications ; j’en signalerai trois parmi la centaine qui me fut confiée au cours de ma brève vie : les derniers chapitres du Château de Kafka, la traduction de L’Odyssée en alexandrins par Klossowski et le Traité de l’Ombre de Maugarlone. Je me suis battu pour les avoir, je ne les lâcherai pas facilement. Je suis certain que dans cinquante ans le livre va se raréfier : c’est à cette date (2047) que tous les textes joints à ce testament pourront paraître.
Je voudrais évoquer en forme de divertissement – on voudra bien accorder au moribond que je suis cette petite joie maligne (Schadenfreude) – un Finnigan’s Wake lisible, ultime version composée par Joyce sur son lit de mort qui étonnera plus d’un lettré. Il flotte autour du manuscrit un parfum précieux de tabac d’orient qui fleure bon la vraie passion de son auteur : fumer. Écrire venait seulement après.
Que ces œuvres fassent grand bien à nos petits enfants qui découvriront ce Graal du XXème siècle ! Je me réjouis du bonheur qu’ils partageront un peu avec moi aux jours de leur lecture… et que la bête m’emporte puisque je lègue à ces happy few, et mes œuvres (ah, j’avais oublié ce détail), et la centaine de textes des meilleurs auteurs du XXème siècle qui grâce à moi ne connurent jamais le malheur d’être édités.
Je demande que l’on respecte mon vœu et qu’on ne livre rien au pillage de l’édition avant la date susdite. Lorsqu’on sera lassé d’écrire et de publier on pourra enfin lire vraiment. Ainsi aurez-vous de mes nouvelles.
Permettez-moi de sourire avec vous à l’instant où vous saisirez d’ici là toute nouvelle parution dite littéraire. Je suis sûr que vous la repousserez avec dégoût dans l’attente des textes que j’ai conservés pour vous.
L’espérance est dure, mais on a la télé pour passer le temps et vous pouvez me faire confiance, la surprise sera belle.
L.J. Seborg
(traduction préservée de tous droits de Raymond Prunier)
N.D.T. : Ce texte paru en norvégien en 1997, sans l’aval de l’auteur, a été traduit la même année en allemand par R. Zwetschgen in Zeitschrift zur Metaphysik der Unsitten (Göttingen, Band XX, Nr 1947, 12-16). C’est la version allemande de Zwetschgen que nous avons utilisée pour notre traduction.
La voix d’argent
Tu n’as jamais expliqué, murmura la voix d’argent, pourquoi tu avais nommé ton ensemble de textes « Je peins le passage ». Tu pourrais peut-être en profiter en ces premiers jours de printemps, non ?
Si j’évoque la voix d’argent, qu’on n’aille pas s’imaginer une voix brillante, renvoyant soigneusement ses éclats vers les mille horizons, car au fond de sa gorge – je parle de la voix de la visiteuse – rôde un argent presque terni, des nuages ont passé constamment sur sa voix et les brumes y demeurent accrochées. Je me doute qu’on va entendre une voix effacée, rien n’est plus faux : c’est comme toujours un rire étouffé, on dirait que les cordes vocales sont enrobées dans la soie et que chaque mot prononcé se voit contraint de faire craquer l’enveloppe souple qui se reforme aussitôt ; je ne sais pas pourquoi je songe aux préludes de Fauré, cette douceur brillante cachée sous la couverture des notes lourdes, passées et repassées au fil des tonalités lointaines et qui se touchent pourtant, comment font-elles, qui peut le dire ? Il reste que l’auditeur de la voix de la visiteuse, entourée d’un monde, avance dans le temps sans voir les changements puisque les cordes vocales résonnent longtemps, oui longtemps, et nul ne sait quand leur vibration cessera. Oh, elle s’arrêtera, ces sons n’étaient pas destinés à rester, sauf que la mémoire curieusement s’accroche à l’éphémère de ce craquement prévenant, ce déchirement presque douloureux et le souvenir le cultive, infinie douceur d’un aveu toujours remis, la visiteuse a je crois parfois les sons cachés du glas, mais je n’en suis pas sûr et c’est cela qui dure, non la voix mais l’incertitude sur le sens réel de la voix d’argent gris, la voix dont je boirais volontiers tous les mots s’il m’était permis de les deviner avant que la voix les prononce. J’ai mille amitiés à transmettre sur le fil de cette voix dont j’entends le rire aussi, je l’ai dit, un rire de bleu caché sous les coussins du diable, l’affaire de vivre, le rire, cette absence dans le silence royal des pavements marbrés où le passé demeure, puisque les rides ont mordu dans ma façade usée, tant de nuits, tant de nuits.
Ah, j’avais oublié la question !
Le printemps est un printemps : ainsi peint-on le passage ; on ne dit pas LE printemps, à quoi bon, ce n’est jamais le même. Oh, je sais bien qu’abstraitement, comme ça, je peux définir le printemps, rien de plus simple, les petites fleurs, les amours de feuilles tendres au vert coquin qui bascule dans le transparent à la demande, oh, oui, cela je peux le dire… allons, n’importe qui sait dire cela. Or ce printemps qui arrive, tu sais toi ce qu’il dit précisément à l’instant où tu écris ? Non, non, cela va de soi. Et je comprends mieux pourquoi j’en suis resté à la voix de la visiteuse, elle au moins quand elle me reparlera, aura ces mêmes accents que j’ai décrits plus haut et donc j’aurai l’espoir que cela dure un peu … alors que le printemps, mon dieu, ça va vite, et puis on a bien le temps d’en reparler, non ? Si je considère l’espérance de vie moyenne des hommes, il me reste encore un peu moins d’une vingtaine de printemps. C’est largement pour gloser sur ce moment dont je regrette déjà l’emballement des chatons au bout des brindilles. La tendresse perce, j’aimerais en retarder la survenue toujours trop rapide… non, c’est ainsi et tout est bien.
Un dessin !
Japon: crainte et tremblement
Ma chère fille,
Nous t’avons déposée à Roissy il y a huit jours. Tu prenais l’avion pour Tokyo. Nous étions innocents souviens-toi, je te disais à quel point ce voyage était initiatique puisqu’il allait te faire découvrir la solitude de l’âge adulte ; ton séjour d’un an au Japon, il y a deux ans, était très encadré, avec étudiants de tous les pays du monde, alors que celui-ci devait clore tes études de cinq années, seule, avec ton sujet choisi, enfin un paysage magnifique s’ouvrait à toi, tu allais pouvoir t’affirmer comme personne au monde. J’étais heureux, nous étions heureux pour toi, je peux te le dire, malgré la tristesse qui sépare les parents d’une enfant de 23 ans qu’on aime et qu’on choie, et qu’on adore en secret parce qu’il ne fait pas bon charger trop la barque de la psyché.
Nous t’avons éduquée dans un monde sûr : tel objet avait bien sa place ici et pas ailleurs, il n’était pas possible de changer l’endroit de la maison, la vie avait un sens et un seul, aucun être au monde ne pouvait faire dévier la droite voie que nous avions avec tes frère et sœur organisée autour de toi. Il n’était aucune insécurité que nous n’ayons prévue, la vie avait des reflets de vagues qui reviennent avec une régularité délicieuse de métronome. Tu vois, nous étions confiants en t’abandonnant aux élégantes machines mécaniques qui, imitant les oiseaux, franchissent avec ironie et mélancolie (presque) les abysses glacés de ces hauteurs béantes. Nous nous disions qu’une famille japonaise t’attendait à Osaka, qu’au fond ton séjour à Tokyo devait être un intermède passionnant, oui, la ville des rêves, l’ultra ville où la vie postmoderne s’incarne plus qu’aux USA (que tu connais très bien) parce que justement c’est de l’autre côté du Pacifique et qu’on dirait que le Japon s’ingénie alors à en rajouter dans l’exposition de notre condition. Enfin nous étions tristes mais ravis, évidemment, qui ne le serait ? Nous avions déposé candidement à l’intérieur de toi des vérités sur la stabilité du monde, sur le sens de la vérité, et je me souviens même d’avoir insisté sur le projet cartésien de l’homme qui va se rendre maître et possesseur de la nature. Je te disais alors avec une conviction non feinte que l’homme était parvenu à poser sa grosse patte sur la nature et que rien, vraiment rien, ne pouvait jamais nous faire revenir en arrière. Seule la guerre, avec son cortège obligatoire de barbarie, pour nous ridicule, aurait pu nous faire changer d’avis.
Et puis voilà, tout bascule. La vie naturelle vient mettre son veto, ta vie devient un destin exposé au pire et je le sens bien à travers tes propos et ton deuil, ta juste rancœur que je comprends. Tu es à Osaka. C’est-à-dire au sud, loin de tout danger évident. Tu as dû abandonner ton amie qui t’avait offert un logement provisoire là-bas, à Tokyo. Tu t’es sentie lâche. Je le sais. Tu as eu un sentiment d’abandon de ceux qui estiment ta personne, tu as dû prendre le chemin du recul ; je te sais énergique et déterminée et je partage ta désolation.
Mais voilà, le monde tranquille que nous te promettions, hors tremblements, s’est métamorphosé en un enfer très réel qui vient bousculer toutes tes certitudes. Et les Japonais, si calmes, si pleins de sang-froid, te sont un modèle de comportement ; regarde-les bien, ils sont tellement utiles pour assumer justement ce que tu cherches : le calme intérieur malgré les dangers. Tu vas devoir rentrer, les autorités françaises t’y obligent. C’est bien. Tant mieux. Pour toi j’entends. Mais n’oublie jamais ce que tu as vécu à Tokyo, ce tremblement qui est une métaphore de la vie incertaine qui nous est allouée. Ces deux minutes d’un monde en mutation féroce te seront un exemple de la vie qui ne tient tout compte fait qu’à un fil très étroit, fragile, exposé, et où il convient de préserver ce sang qui nous bat au cœur, ce presque rien que nous sommes, ma chère fille. Voilà ce que nous sommes, j’en suis persuadé. Mes mots se perdent dans un murmure troublant, je le sais aussi.
Et pourtant, tes amis du Japon, eux, sont au péril. Toi, tu vas rentrer, tu vas revenir, les autorités de notre pays l’exigent. On ne peut leur en vouloir. Mais tu voudrais tant rester. Ne t’en fais pas, tu y retourneras. Tu n’as pas peur. Je t’encourage à y retourner, toi qui est si française, ils auront besoin de toi et tu sens bien que tu pourras leur être un jour prochain d’une quelconque utilité, quoi que tu fasses. Tu as bien fait de choisir cette culture étonnamment différente de la nôtre, car seul le différent peut nous ouvrir à notre propre identité. Tu sauras désormais qui tu es. Admets le mouvement de l’avion qui te ramène au pays, c’est un moment tragique, une suspension du temps. Reviens, puis repars là-bas le plus vite possible, dans ta seconde patrie, dans quelques temps. Nous sommes avec toi. Tout notre amour t’accompagne.
Une petite pièce sur le chômage: à propos de “L’anomalie”
Le texte que j’ai mis sur ce blog ces derniers jours a été joué il y a environ quinze ans ; j’étais alors un auteur débutant… il n’est pas sûr que depuis j’aie fait quelque progrès, mais je me souviens nettement que lors de l’écriture je songeais : il faudrait que cette pièce un jour soit démodée, cela voudrait dire que cette tragédie a disparu. La relisant, je me suis aperçu qu’au prix de modifications infimes elle pouvait encore être lue, voire jouée… elle n’avait hélas rien perdu de son actualité.
Elle n’a connu qu’une seule représentation ! Elle servait à introduire une journée anniversaire d’une petite association qui se chargeait de replacer les chômeurs dans la vie active en leur faisant faire des petits boulots. Il m’arrive parfois de recroiser les commanditaires de cette pièce et à chaque fois ils me tapent sur l’épaule. C’est un de mes plus gratifiants souvenirs de théâtre, même si d’autres pièces plus longues et qui ont connu davantage de représentations sont venues naturellement par la suite.
Le rôle de « L’homme » fut alors assuré par un acteur qui était également un travailleur manuel (Fernand Mendes, actuellement à l’hôpital, je te salue ! ), et il montrait au public ses larges battoires ; il défendit ce texte avec une verdeur et une crudité dont je perçois encore les accents violents et angoissés ; il se tenait au milieu du public, en bleu de travail et j’ai douté un moment que l’on avait affaire à un acteur ; tout sortait de son corps de façon tellement naturelle que je me suis interrogé ensuite longtemps sur la nécessité de faire autre chose que ce type de théâtre. Ainsi cette pièce a-t-elle été déterminante pour les nombreux textes que j’ai produits ensuite. J’ai eu la chance énorme d’être joué par des amatrices ou des amateurs, parfois semi professionnels, mais presque jamais par des acteurs de métier. Leur candeur convaincante m’a énormément stimulé et dans les dernières années, les rencontrer d’abord fut une nécessité ; ainsi avons-nous pu jouer la fameuse pièce sur les femmes battues qui, sans les témoignages des actrices, aurait été inconcevable.
L’ensemble est pensé comme un conte naïf revendiqué comme tel. La vingtaine de pièces qui a suivi et les nombreux monologues ne fonctionnent pas autrement. J’ai beaucoup lu de théâtre de toutes les époques et de bien des pays, mais j’avoue oublier tout cela lorsque je me mets au travail. Je ne vois que la scène vide, j’attends, une image vient, puis les actrices et les acteurs futurs s’avancent vers moi en me sollicitant. C’est un théâtre naïf, je l’ai dit, mais c’est un rêve surtout qui fait s’articuler l’ensemble. J’entends des voix et je les retranscris, voilà tout.
J’envisage évidemment d’écrire un jour une pièce sur Jeanne d’Arc…
Une pièce sur le chômage : L’anomalie
L’homme : Regardez-moi ! Normal, hein ? Je suis normal. Ni jeune, ni vieux. Une tête, un corps, des bras, des jambes. Enfin tout, quoi. Tout ce qu’il faut pour faire un homme. Ni courageux, ni lâche. Pas très intelligent, pas trop con non plus, le gars normal. Je suis le type qui va boire un coup avec les copains, qui se fait engueuler par sa femme ; enfin, le type banal. Je regarde le tour de France et les séries américaines. Je suis le citoyen moyen, le bougre qui vote à gauche, qui grogne contre les patrons, en bref le Français bien de chez nous.
Mais c’est drôle, vous allez me dire : qu’est-ce qu’il a ce type, s’il est tellement normal, à venir se planter là devant nous, pour le dire comme ça, tout à trac, bêtement ? Il veut dire quoi ?
La voix : Vous noterez, cher public, que ses sourcils sont ombrageux, que ses épaules commencent à s’affaisser…
L’homme : S’affaisser ? Si tu continues tu vas l’avoir, ta fessée, vieille toupie !
La voix: Non, je ne voulais pas dire du mal de toi, mais regardez, il y a quantité de petits détails qui ne vont pas. Regardez, les mains surtout, les mains tremblantes et inactives, et les plis amers qui se forment au coin de la bouche. Il lui est arrivé quelque chose, mais quoi ?
L’homme: Vous ne devinez pas ?
La voix: Non, tu vois, ils ne voient rien.
L’homme: Ça te va bien de dire ça, toi, la vieille taupe. C’est normal qu’ils ne voient rien. C’est un truc qu’on cache, une anomalie féroce, l’anomalie qui fait de l’homme un animal.
La voix: Dis-leur, tu vois bien qu’ils ne voient pas !
L’homme: Non, pas tout de suite, vieille toupie, pas tout de suite. L’histoire, d’abord, l’histoire, mon histoire !
Allons z’ y ! J’ai eu un manque dès ma naissance, un manque terrible ! Non, non, n’allez pas imaginer un deuil quelconque, un truc tragique du genre mort de la mère ou du père, un truc fatal… Non, non ! Simplement, je suis né dans un milieu humble, des gens simples, des vrais pauvres de pauvres. Et quand j’ai grandi, vite, il a fallu que je travaille. Oui, mais quel travail bon dieu, quel travail ? En fait, ça s’est réglé tout seul. Mon père était ouvrier, je suis devenu ouvrier ; et c’est comme ça que j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet.
Oh, oui, je sais, on cite toujours l’exemple du type qui est né dans un milieu ouvrier et qui a fini à Polytechnique, ou premier ministre. Mais si on le dit tout le temps, c’est parce que c’est exceptionnel. Sinon, on n’en parlerait pas. Mais un fils d’ouvrier, bon dieu, ça devient ouvrier, le reste, c’est du rêve pour les imbéciles, de l’eau de rose qui coule de la bouche des journaleux et des politicards. La vraie loi de la vie, c’est le pharmacien qui engendre le pharmacien, le médecin le médecin, l’avocat l’avocat, et donc, donc forcément, l’ouvrière met au monde des enfants qui vont à l’usine. La loi de nature vous dis-je, et le premier qui me dit le contraire je lui casse la figure, car c’est humiliant à la fin de présenter ce déterminisme social comme autre chose qu’une évidence ! Le fils d’ouvrier à Polytechnique, ça se produit peut-être, mais c’est une curiosité, rien de plus, et puis vous noterez que le contraire n’existe pas. Le fils de polytechnicien qui va à l’usine, je ne l’ai jamais rencontré. Ni le fils de médecin ou de pharmacien.
La voix: Mais alors, c’est quoi l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ? Dis-le !
L’homme: Attends ! Tu brûles les étapes. Pour une fois qu’on m’écoute, j’aimerais bien prendre mon temps. J’en profite ; alors, ma vieille taupe ne pose pas de questions, pose tes bagages et laisse-moi parler !
Je reprends. Tu vois, l’humiliation, ce sont ces exemples rarissimes et ridicules du fils d’ouvrier qui devient une tête, un chef ! C’est des conneries. Parce que si c’est vrai, moi je passe pour un crétin de première classe et ça tu vois, je ne le supporte pas. J’ai déjà bien assez des humiliations qu’entraîne mon anomalie ! Je ne suis pas plus bête qu’un autre, mais le manque est là déjà, à la naissance, point final ! Pas de pot ! Je suis le fils à « pas de chance », c’est tout !
La voix: Mais dis-le, ce qui ne va pas, l’anomalie et tout ça !
L’homme: Écoute, je ne sais pas si c’est bien nécessaire. Les spectateurs ont déjà compris. N’est-ce pas que vous avez déjà compris ? Je lis dans vos regards effrayés que vous découvrez peu à peu le manque, celui qu’on ne veut pas voir et qui existe à des millions d’exemplaires. Vous avez peur, hein ?
Eh oui, je suis le type qui, comme des millions d’autres, cache sa honte entre cuisine et chambre à coucher. Lever, manger, dormir, rien ne se passe que le temps infini de l’attente, le gâchis des jours, la perte totale, l’absence de l’essentiel ! Voyez mes mains blanches qui furent autrefois calleuses.
Ah, ah, vous avez une trouille bleue de me voir, maintenant, moi le gars tout à l’heure normal, voilà que je deviens ce que vous redoutez le plus. Je suis celui que vous ne voulez pas être, c’est pour ça que l’angoisse vous saisit. Vous aimeriez que je me taise, que je me taille, que je me tire une balle. Mais non, je suis vivant, et puisque pour une fois j’ai la parole, je la garde.
Regardez, un beau gars costaud…
La voix: Eh, tu n’a pas les chevilles qui enflent ?
L’homme: Non, je persiste et signe, et arrête de m’interrompre, vieille taupe, je suis un beau gars costaud, donc, qui ne demande rien d’autre que ce que les journaleux appellent « la reconnaissance sociale ». Ah, il y en aurait long à dire sur cette fameuse « reconnaissance sociale » ! Ils disent ça les journaleux et les politicards et ils croient qu’ils ont tout dit ! (Silence).
Bon, c’est ça, allez, je le dis, surtout que vous avez deviné, je le lis dans votre gêne, dans vos regards éperdus : oui, oui, oui, je suis chômeur ! Chômeur, chômeur, chômeur !
C’est ça l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ! La honte de notre temps.
Vous permettez ? (Il roule une cigarette) C’est vraiment marrant, les bonnes âmes, les curés laïcs en col blanc et en cravates voyantes viennent me dire, sur un ton patelin à vomir, qu’il ne faut pas fumer à cause du cancer des poumons, qu’il ne faut pas boire à cause de la cirrhose du foie. Eh, mais Dupont, Durand, Ducon, si tu m’enlèves ça, qu’est-ce qui va me rester ? Mais que veux-tu que je fasse toute la sainte journée, tout le maudit jour, si je n’ai pas le droit de boire et de fumer ? Hein, dis-le, allez, dis-le ?
La voix: Mais tu n’as pas quelque chose que tu aimes bien faire, je ne sais pas moi, un loisir ?
L’homme: Ah, ah ! Le loisir, le loisir ! Ah quel mot ma vieille taupe ! Mais je n’ai que ça du « loisir » ! Tiens, je te raconte !
Je me lève le matin dans mon appartement de 30 m carrés de la petite ville perdue dans les brumes, et je me fais un café noir, noir comme mes jours, et sans sucre. Ah oui, j’ai abandonné le sucre. Oh, pas pour des raisons de santé, tu t’en doutes, non, c’est depuis que la fonderie a fermé, depuis que je suis au chômage. C’était trop doux, le sucre ; je préfère l’amertume au petit déjeuner, ça ne ment pas, tu comprends. Pas d’illusions. Avec un sucre, ce serait terrible. Ensuite, je vais boire un café au bistrot d’en bas, un deuxième donc, toujours sans sucre, mais cette fois avec le journal. Je me régale des horreurs du jour et mes mains sont vite noires ; à cause de l’encre du journal ; je m’y frotte les mains, exprès ; oui, ça me rappelle le boulot, les mains noires. Des fois, je passe ma main sur mes joues et ça fait des traînées, comme j’en avais tous les jours à la fonderie. Avec les larmes, ça coule tout seul, un vrai bonheur !
Et puis je remonte quatre à quatre, vidé, et j’attends midi en roulant des cigarettes. La marquise (c’est comme ça que j’appelle ma femme – au chômage elle aussi – ), la marquise donc, ouvre une boîte. On mâchonne, on boit du onze degrés, on fait la sieste et on se tue à la bière jusqu’au soir ! Télé pour s’enfoncer dans l’oubli, et la nuit, on flotte en faisant semblant de dormir. Ça fait peur non ?
La voix: Mais à part la fonderie, quand tu ne travaillais pas, tu avais bien des loisirs ?
L’homme: La pêche, le jardin, les copains, le bricolage.
La voix: Et les copains, alors ?
L’homme: Ah, oui, tout à l’heure j’ai dit que j’allais au bistrot avec les copains… mais, braves gens, vieille taupe, vous avez compris que je mentais. Dès que j’ai perdu mon boulot, plus de copains. Ils étaient partis, ou ceux qui sont restés changeaient de trottoir. Ils avaient peur d’attraper le chômage, cette peste noire de notre temps. C’est normal, je ne leur en veux pas ; ils croient que c’est contagieux. C’est tout l’homme ça, superstition et compagnie… et puis, je crois que j’aurais fait pareil…
La voix: Mais lorsqu’on est demandeur d’emploi, on…
L’homme: Non, non, non ! Pas « demandeur d’emploi », s’il te plaît ! Du respect, s’il te plaît, pas de mensonge ! Laisse ça aux costards croisés de la pensée unique, celle qui justifie l’injustifiable avec des mots ronflants. Tu dis « chômeur », vieille taupe, compris ? Chômeur !
La voix: Compris. Je vois, je vois.
L’homme: Mais non tu ne vois rien, comme d’habitude, tu ne veux rien voir ! « Chômeur », écoute comme c’est laid, comme c’est vrai ! Regarde, écoute, on sent l’accent circonflexe de « chômeur » qui fait comme un toit unique sous lequel tu es coincé jour et nuit ! Et si tu dis « chômeur » en verlan, tu t’aperçois que tu meurs au chaud ! C’est pas un beau mot ça, avec de la vérité autour et dedans ? Qu’est-ce que tu veux de mieux, vieille taupe ? Hein, qu’est-ce que tu en penses ?
La voix: Je pense que tu te fais du mal.
L’homme: Eh bien, si tu veux me faire du bien, tu rouvres la fonderie, je récupère mon boulot et tout est bien qui finit bien ! Allez, fais-le !
La voix: Mais non, ne te moque pas, on ne peut pas revenir en arrière !
L’homme: Alors ?
La voix: Mais je veux t’aider, bêta, gros malin…
L’homme: C’est beau d’insulter un chômeur ! Bravo !
La voix: Excuse-moi !
L’homme: Ça va, ça va, n’en rajoute pas ! Quant à m’aider, vieille taupe, mais on n’arrête pas de m’aider ! L’état, ce monstre froid, m’envoie tous les mois quelques glaçons sous la forme de quelques billets de cent euros, juste de quoi payer le pain, les conserves, le café et le pinard. C’est pire que tout, une aide pareille ! Ça te replonge en enfance, quand tes parents te donnaient un franc pour aller acheter des bonbons à l’épicerie du coin ! Tu mesures le progrès ! Le RSA, tu sais ce que ça veut dire ? Le RSA c’est : Rogatons Sociaux pour Anormaux… et après, à la télé, tu vois des gars qui se gobergent alors qu’ils se sont seulement donnés la peine de naître dans un milieu qui leur a tout donné au berceau ! M’aider ? Allez, laisse-moi rigoler !
(La voix se lève dans le public et s’approche de l’homme)
La voix: Bonjour !
L’homme : (Il se recule, gêné) Euh, b… bonjour ! Excusez-moi !
La voix: (riant) Ah non, bel homme ! On ne va pas se dire « vous », plus maintenant, au point où on en est !
L’homme: Excuse-moi, je te voyais comme une vieille taupe, et tu es là toute fraîche, toute belle !
La voix: C’est normal, c’est mon nom.
L’homme: Et tu t’appelles comment ?
La voix: Espérance, mon nom est espérance.
L’homme: Ah, ah ! Comme c’est beau… c’est fou ce que tu es belle ! Je ne pensais pas qu’un jour je pourrais parler à une femme aussi magnifique! (Elle rit) Mais, tu sais, je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles. Tu n’as rien à faire avec un type comme moi.
Espérance : Tu te trompes. Au contraire ! C’est pour des hommes comme toi que j’existe, que je suis indispensable. Les autres, les bouffis, les aimés, se fichent pas mal de ma présence au milieu d’eux. Ils vivent sans moi, ils végètent sans avoir envie de me voir. Banals et froids, ils ne sentent même pas que je les hante tranquillement. Tandis que toi…
L’homme: Je comprends. Et je crois même que nous avons un point commun.
Espérance : Ah, tu vois…
L’homme: Oui, avec les chômeurs par millions, y a plus beaucoup d’espérance aujourd’hui ; au fond, c’est comme moi, tu es en chômage technique…
Espérance : On peut dire les choses ainsi. Encore que, justement, entre chômeurs, on a fondés une association.
L’homme: Tu ne manques pas de culot !
Espérance : Audace et espérance sont des sœurs siamoises, bel homme ! Soyons concrets si tu le veux bien. Tu sais faire du jardin, tu bricoles… tu pourrais aider. Il y a des tas de gens qui ont besoin de tes capacités !
L’homme: Mes capacités ? Attends, tu as déjà vu à la télé une collision entre deux trains ? Les wagons disloqués, tu vois ? Eh bien, c’est à peu près l’image de ma colonne vertébrale après vingt cinq ans de fonderie.
Espérance : Ne t’échappe pas, ne te dérobe pas. Je sais tout cela, je sais. Mais tu pourrais tout de même rendre service ; les gens ont besoin de tes doigts d’or, de ton astuce ; tu sais, il y a toujours un volet disloqué, un gazon à tondre, une machine à réparer. Et les gens sont désemparés, ils perdent un temps infini, ils s’énervent, ils passent des week-ends de chien. Et puis, il y a les personnes âgées, les malades… Tu ne veux pas aider au lieu d’être aidé ?
L’homme: On peut toujours essayer ; ça ne mange pas de pain, ça ne mange pas de pain…
(De son bras elle entoure les épaules de l’homme ; ils tournent le dos au public et s’éloignent tandis qu’elle continue de parler et qu’il hoche la tête)
Espérance : Tu comprends, tu pourrais par exemple aller chez… , tu sais, elle habite pas loin; elle a un problème de lumière et, tu vois, tu pourrais..
Réveil au château (4/4)
Enchanter le présent : un verre suffit, mieux encore une vision, le château, un lac, mais au fond je m’interroge sur l’absence obsédante de tout être humain :
« Nous sommes des milliards et il n’y aurait ici que nous deux ?
– A dire vrai, murmure-t-elle en froissant légèrement sa robe dans la porte-fenêtre qu’elle emprunte (où était-elle toute cette nuit?), je vous trouve audacieux d’affirmer que nous sommes deux.
– C’est juste, je crois comprendre…. au fait, pourquoi me vouvoyez-vous, je croyais que…
– Cela dépend de l’air du temps. Celui de ce matin, à cheval sur le froid et le chaud, incite à l’élégance modérée du vous ; les buissons rougissent, les oiseaux rebricolent leurs nids soufflés par l’hiver et notre peau, vous l’avez noté, s’assouplit de la tiédeur arrivant sur les pas de l’air fluide.
– Vous entendez que le chant nécessite la distance ? dis-je.
– Voyez comme vous devinez ma pensée ! Pour chanter il faut le vide là devant, sinon rien ne résonne et nos rires risquent gros à demeurer dans ce château confiné où nos présences s’attardent.
– Vous voulez que je m’en aille ? fais-je précipitamment en me dressant sur les draps. »
Cette nuit au château a été d’une profondeur inhabituelle, un délice, à tel point que j’ai éprouvé mon réveil comme une menace… vont revenir mes nuits de surface où, défait du beau, dépris du chant grave de nos voix qui s’échangent,je vais retrouver ma peau et la loi qui veut que tout tombe.
Elle chasse de la main mes paroles, mes pensées (qu’elle lit sans effort) :
« Il n’y a aucune urgence, prenez vos distances dès que vous pourrez, sinon, à l’intérieur de ce château qui n’est rien d’autre qu’un banal pavillon de centre ville, vous allez vous noyer dans le chant des évidences qui bientôt ne charmeront plus que vous-même.
– C’est la rude école de la page blanche !
– Comme vous y allez !
– J’exagère évidemment, dis-je en lissant devant moi la couverture froissée. Ce pauvre cliché pour dire qu’il va falloir relancer la mélodie !
– Tout vous y incite mon bon ami. C’est la saison du réenchantement, allez, allez, ne faites pas cette tête !
– Quelle tête ?
– Vous savez bien ce que je veux dire : prétendre au chant et effrayer ainsi votre vitalité avec des fantômes, tout cela est inconséquent !
– J’attends, dis-je. Je suis une sorte de convalescent.
– Vous n’avez jamais été malade ! »
Son rire dans le matin encore brumeux résonne à peine, mais ma mémoire l’enclot à l’instant où elle referme la porte sur nous.
Toujours le château! (3/4)
Comme s’il me fallait compenser l’empan court de mon pas, je gravis allégrement les marches deux à deux, les sensations se pressent : pont, porte, marches d’entrée sont les lieux que je préfère ; là se fait un silence unique, souriant, amusé ; je ne suis jamais aussi solitaire que dans cet entre deux, tout autant que l’oiseau qu’on voit miroiter sur le fond velours du ciel, vertigineux, à cent pas de la terre.
Je pousse la porte, persuadé que le château est vide et je le dis à haute voix à la Visiteuse qui me suit. Un doute me prend, je me retourne, elle a disparu ; elle avait sans doute mieux à faire, d’autres rêveurs à visiter, vieillards délivrant leurs dernières paroles, jeunes gens submergés par le trop plein des mots, comme je la comprends… or, il se trouve que d’emblée, en tournant la poignée de cuivre de la serrure souple, une chaleur douceâtre me charge les épaules, un tapis s’avance sous mes pas, on entend sans la voir une présence dans ce que je croyais être une suite de pièces poussiéreuses : diable, diable, songé-je, me voilà frais, ce qui ne correspond en rien à mes sensations… oh, la douce tiédeur de l’air sans doute alimentée par une cuisinière à bois ; j’en perçois les craquements, j’en goûte dans mon haleine le piquant calculé et au lieu de faire le tour du propriétaire comme l’aurait fait n’importe qui (un homme se penche vers son passé) me voilà affalé dans le fauteuil qui me coince agréablement dans la première pièce à gauche.
J’attends. On pourrait croire que je suis précisément dans la salle d’attente d’un médecin particulier, sorte de spécialiste du passé, moins un psychiatre (bien trop évident) qu’un passérologue… ou une peut-être, pensé-je soudain, eh oui, c’est même probable, une femme sans aucun doute à en juger par les napperons installés partout même sous ma nuque dans le fauteuil à oreillettes où je me prépare à l’inconnu ou à l’inconnue, après tout je n’en sais rien. Je m’endors et dans mon rêve je revois la scène de l’homme de la campagne (ce que je suis) avec des variantes heureuses, lumineuses, loin de l’interprétation que l’on fait communément de cette scène si brillamment inaugurée dans notre vie par le texte de Kafka.
– Bonsoir, fait une voix claire qui m’éveille. Vous avez bien dormi ?
– Oui, oui, murmuré-je.
– Ah dites-donc, fait-elle avant même que j’ouvre les yeux, vous avez choisi le meilleur endroit pour rêver.
– Je ne l’ai pas fait exprès, dis-je, ça c’est présenté comme ça, chère Visiteuse…
– Ah vous m’avez enfin reconnue…
– Oui, évidemment, fais-je, vous m’aviez indiqué le château, vous vouliez m’inviter en quelque sorte. Je vous croyais partie en quête d’un rêveur.
– Je ne suis là que pour vous, fait-elle.
Elle porte une longue robe brune sans ornements, sa voix a des accents que je connais bien pour les avoir toujours perçus, mezzo, accentuée, comme si elle était étrangère, comme si notre langue ne lui était pas spontanément familière. Elle a ramené ses cheveux vers l’arrière pour dégager son regard direct, limpide comme une eau dans laquelle on baigne depuis toujours.
– Vous êtes mon passé, je vous connais tellement, vous m’avez tant de fois rendu visite.
– Il était temps, fait-elle, que vous veniez au château qui n’en est pas un – je m’en excuse, ajoute-t-elle en riant – vous étiez attendu ici depuis longtemps.
– Je me demande pourquoi j’ai tant tardé, dis-je en souriant. On rêve si bien dans ces lieux familiers et étranges à la fois.
– Oh, s’exclame-t-elle, mais le château n’est pas si facile à découvrir. Certains passent leur vie à le chercher sans jamais le trouver. Vous pouvez dire que vous avez eu de la chance.
– Je le mesure, dis-je en me levant pour m’approcher d’elle et saisir le verre pétillant qu’elle me tend. Santé !
Santé ! répond-elle en riant.
Encore le château! (2/4)
Ce n’est pas la maison que j’ai à l’esprit, je la voyais beaucoup plus grande ; dans mon souvenir, les baies donnent sur une pelouse à l’anglaise, alors que son négligé (bouteilles de plastique, papiers imprimés, journaux, enveloppes froissées brouillant les herbes usées) offre au regard l’image d’un lieu de passage. Ce qui rôdait dans ma mémoire sous la forme d’un recoin caché au centre de la ville ne coïncide pas avec ce que je vois… cela s’appelle vieillir, non, le mot est mal choisi, cela s’appelle subir le temps, les contre coups du temps, non, c’est encore trop, cela s’appelle vivre, voilà, vivre.
J’avais un château, j’ai une banale maison ; j’avais un cliché bien ancré, j’ai une réalité qui se dérobe. J’essaie d’effacer les visions livresques, je m’acharne à fixer ce qui s’évanouit sous mes yeux (et tout à la fois se dresse indéniablement devant moi): oui, quoi, une maison un peu particulière certes, mais enfin, noyée dans la cité, son architecture n’a rien à chanter que mon souvenir d’un château qui fut un moment de ma vie. Je l’ai dit déjà, j’essaie de le reprendre pour en goûter les échos : le château, c’est plus un temps qu’un lieu.
On l’a mille fois relevé, pas seulement dans les livres, mais aussi dans les conversations les plus banales, les maisons et les rues que l’on redécouvre après des décennies sont minuscules ; comme si les garder longtemps dans sa mémoire les avait rapetissées ; non, c’est le contraire, la mémoire les a gardées immenses et les retoucher des yeux les amoindrit; on en a tant vu entre temps, sans doute cela, trop vu peut-être, oui, trop vu. Il eût fallu toutes ces années vivre dans un ermitage… et encore, le regard se serait habitué au réel de la même manière, il aurait fini par prendre avec la voix, le pas, le corps, la vraie dimension du monde qui au regard de l’univers est si petit. Voilà, voilà, c’est grandir, enfin on devient adulte ; on mesure au printemps le château avec son corps, la révélation se fait, puis l’usure au contact du monde amène à voir l’édifice entouré de gazon comme une simple petite maison avec un parc public, ce n’est pas bien mystérieux.
Enfin, si ! Ce zoom arrière me paraît soudain comme un mouvement et à supposer que je vive jusqu’à l’âge de deux cents ans (!), il me semble que le château disparaîtrait entièrement ; d’ailleurs combien de choses ont disparu de ma mémoire depuis que je suis né ? Puisqu’elles ne sont plus présentes, je ne le saurai jamais. J’entends bien que Proust nous dit le contraire, mais je laisse provisoirement en suspend l’objection de sa mémoire involontaire.
Autre chose me vient: petit, grand, au fond c’est le monde Swift, de Rabelais ; en bref, c’est l’enfance vue depuis l’âge adulte, ou les adultes vus depuis le regard de l’enfant.
Perplexe, je me demande si cette manière de ramener à chaque fois tout à l’enfance n’est pas une manie de notre siècle passé. Les anciens – dont l’auteur des deux Œdipe par exemple– ne semblent pas avoir accordé à l’enfance cette passion que nous lui octroyons. Oui, dit la voix, mais la civilisation s’est affinée, c’est un processus normal. – Oui, sans doute, songé-je. Personne ne met aujourd’hui en cause l’importance de l’enfance, sauf à être une pauvre brute. Cette affirmation est une question surgissant comme le fameux château dont j’ai parlé : nous avons tous vécus enfants dans un château, certains hantés, d’autres plus confortables, les contes en font foi et ce qui compte c’est ce que chacun voit derrière son château ; arrivé à ce point, il n’y a plus de règle générale ; chacun va avec son château, traversant son parc sur un gravier venu des plages où la rivière coule.
Le château de la métamorphose (1/4)
– Là-bas, dit-elle, en désignant une modeste bâtisse dressée au fond du petit parc qui s’étend entre un garage et l’agence pôle emploi. Tu l’appelais le château, sans doute à cause de l’isolement, des fenêtres ouvragées… et le perron, les quelques marches sans doute…
– Non, je ne me souviens pas avoir habité ces lieux…
– Attends, rien ne te vient?
– Si, si, quelque chose traîne dans ma mémoire… une odeur de sureau, de chêne, de mousse humide, et les feuilles que l’on froisse du bord de la manche en pesant sur les branches de printemps. C’est là, dans l’air, l’exubérance inconnue qui s’incarna un soir; c’était il y a si longtemps.
– Jamais tu ne l’avais éprouvée auparavant?
– Jamais. Enfin, si, certainement, mais pas consciemment.
Attends, je me souviens. C’est en juin, au lieu de prendre une petite porte qui mène à la maison (enfin au château) je glisse l’autre clef dans la grave serrure du portail. Les grilles arrachent l’herbe, poussent les branches et des parfums montent de partout, âcres et sucrés à la fois; un animal fuit, l’allée qui devait s’ouvrir sous la lumière de la lune ne veut pas se dessiner. Je suis sûr que je referme le portail derrière moi. J’hésite à avancer.
– C’est trop neuf ?
– Oui. J’étais jusqu’alors une espèce de bête et là soudain le dos appuyé aux grilles du portail, j’entends chaque bruissement, les parfums me prennent au corps et j’ose voir les formes des feuilles, le jeu embrouillé des branches, la vigueur des tilleuls. Malgré la nuit je vois les teintes des verts, les nuances bleu des ciels. Je crois que je me suis trompé et je fixe la clef qui a permis d’ouvrir, elle est ocre et l’on pourrait croire qu’elle est en or.
– Les contes ?
– Bien sûr et je peux bien dire que cette nuit-là, en franchissant le portail du soi-disant château je suis devenu un homme.
– Intéressant, un homme. Tu avais quel âge ?
– C’est trop loin, je ne sais plus. Est-ce si important ?
– Non.
– J’ai découvert un autre monde. Au lieu de prendre la porte commune, celle que l’on emprunte sans y penser, j’ai forcé le portail foisonnant qui n’attendait que mon pas.
– C’était ce château ?
– Peut-être, oui, c’est lui, sans doute, je crois.
– Ah tu vois !
– Je le reconnais maintenant. À l’époque, il était plus sauvage, il n’y avait pas toutes ces constructions, tu comprends, la fin de l’adolescence, enfin, je veux dire, c’était moins un lieu qu’un temps.
– Ce n’était pas ici, alors ?
– Si, si… c’était pourtant ailleurs aussi.
– Je vois que tu te moques.
– Pardon. La seule chose que je puis dire, c’est qu’il était temps ; ce château m’a sauvé et je le vois partout où je vais. C’est un lieu que l’on porte avec soi, tu sais.
– L’imagination ?
– Oui et non. C’est plus concret ; ça cogne vraiment sous la chemise, et les bras et les jambes font un de ces chambards. Tu es ici et ailleurs en même temps. Alors tout est supportable… enfin, presque.
– Je devine à peu près, dit-elle.
Ils marchèrent vers le château en faisant crisser le gravier lissé par des siècles d’eau douce.