Pour ne pas éveiller l’attention du terroriste, la troupe se glissa de l’autre côté du bâtiment en rampant jusqu’au mur de derrière. La file s’immobilisa dans l’attente de l’ordre décisif. Il pleuvait toujours à verse. Tous étaient frigorifiés. La pluie acharnée faisait gonfler les parkas. Les protections en plastique individuelles n’étaient d’aucune utilité. La troupe se sépara. Quelques hommes se glissèrent par les soupiraux, d’autres par les fenêtres du rez-de-chaussée. Un troisième groupe escalada la façade pour sécuriser le toit.
Les hommes plantés sur la place étaient également de mauvaise humeur. Le téléphone de la voiture sonna. Un jeune inspecteur décrocha.
– C’est lui, dit-il.
– Qui ça?
– Eh ben, le salopard…
– Ah, enfin, dit Michels.
Mais il déchanta vite.
– Ecoutez-moi, dit le terroriste. Si dans quatre heures les camarades ne sont pas libérés, toutes les trente minutes je couperai un doigt d’une des femmes.
La liaison s’interrompit dans un claquement sec. Michels fixa l’écouteur gris. L’eau lui coulait sur les sourcils, sur les cils, le long du visage et, glissant sur sa nuque, elle se faufilait jusqu’au col.
Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (3/9)
Kastendieck évitait le regard de Silvia Weinbrenner. La veille, ses cris ne l’avaient pas ému outre mesure ; mais sa douceur, là, aujourd’hui, le frappait de panique. Il tapa du plat de la main sur sa mitraillette :
– Pour un juste, la violence est un droit, dit-il à Madame Marx sans savoir pourquoi.
– Vous êtes un malade .
Elle était trop âgée pour avoir peur.
Kastendieck sembla réfléchir.
– Je me flanquerai sans doute une balle dans la tête quand tout sera fini, dit-il, puis il se tut.
Il se rendait compte sans doute à quel point ces échanges étaient vains.
Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (2/9)
Trois petites automitrailleuses se préparaient à l’assaut. Il tombait des cordes. On brûlait de passer à l’attaque ; l’attente était très pénible. Michels, le chef de la police, responsable du commando, hésitait encore. Il avait eu connaissance de l’ultimatum quelques heures auparavant, et depuis, il était sur des charbons ardents. Il était tiraillé entre le découragement et la colère. Il avait l’impression d’être observé par quelqu’un qu’il ne voyait pas mais qui ne le quittait pas des yeux. Il se faisait vieux et les décisions qu’il devait prendre lui pesaient. Il se mordillait la lèvre inférieure. Sans en avoir pleinement conscience, sa démission lui semblait la seule issue possible.
– Mais qu’est-ce qu’on attend ?
Hebbel tapotait sa boucle de ceinturon du bout des doigts de la main droite. Il voyait bien que Michels était épuisé et il en profita pour ajouter doucement :
– Allez, mettez fin à tout ça, qu’on en finisse !
Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (1/9)
En 2005 paraissait aux éditions Tisch 7 (Cologne) un recueil de nouvelles d’Alban Nikolai Herbst : “Die Niedetracht der Musik”. J’en ai traduit quelques récits. Je propose ici la traduction en français de la nouvelle-titre: Misère de la Musique, qui s’organise en 9 courts chapitres que l’on pourra suivre à partir d’aujourd’hui et dans les jours à venir.
Doucement on t’y laissait entrer, comme si tu étais un signe
pour célébrer la paix. Le serviteur t’empoignait alors brutalement
– et, du fond des cavernes, la nuit jetait une volée de pigeons blancs
qui se bousculaient dans la lumière… Cela aussi est pourtant juste et bon.
Rilke, Sonnets à Orphée
1.
Au premier étage du consulat, la pièce d’environ vingt mètres carrés était équipée la veille encore de deux bureaux accolés contre lesquels on avait glissé des petites tables pour machines à écrire ; enfin, jusqu’au jour précédent. Car entre temps, Kastendieck avait entassé tout le mobilier disponible contre l’unique porte pour se prémunir efficacement contre une éventuelle attaque surprise. Les otages étaient assises à même le sol, à droite, face à l’angle éclairé par la fenêtre. Les deux femmes n’étaient pas attachées. Dans l’après-midi précédent, la plus jeune avait poussé de tels cris que Kastendieck l’avait fait bâillonner avec un tissu adhésif, tâche dont la plus âgée, Madame Marx, s’était docilement chargée – sans mot dire, elle s’était rapidement adaptée à cette prise d’otages, mais c’est seulement au lever du jour que l’effroi avait quitté son regard – puis, tard dans la soirée, constatant que Silvia Weinbrenner s’était effondrée de fatigue en se contentant de gémir doucement, Kastendieck l’avait libérée de son bâillon. Il y avait environ cinq heures qu’elle était réveillée, et sans plus se plaindre, elle regardait désormais droit devant elle de ses grands yeux étonnés.
Kastendieck s’était débarrassé de sa veste et de sa cravate, avait déboutonné son col de chemise et retroussé ses manches. Trempé de sueur et marqué par sa nuit blanche, il n’en demeurait pas moins assez séduisant. Silvia Weinbrenner estimait qu’il devait avoir environ trente ans, Madame Marx lui en donnait vingt cinq. Il se déplaça souplement vers la fenêtre en progressant sur les genoux ; le dos cambré, il s’appuya sur sa main gauche, de la droite il pressait la mitraillette contre son épaule, le canon dirigé vers le plafond, tête levée, comme à l’affût. Il jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur, cherchant à repérer les tireurs d’élite en position. La pluie s’interrompit quelques instants. Les nuages s’ouvrirent un court moment et le soleil perça. Un rayon d’automne se coula sur le terre-plein qui allait du mur aux façades des immeubles voisins. La lumière chargée de gouttes en suspension donnait à cet espace un aspect irréel, magie pure qui apparut au terroriste plus dangereuse que le déploiement des forces de l’ordre. Gêné, il dut s’écarter de la fenêtre et ferma les paupières un court instant.
– Vous êtes à bout ? , demanda étrangement Madame Marx.
Il n’eut pas le temps de répondre ; à ce moment, en effet, une voix venue du dehors retentit de nouveau. C’était un mégaphone qui s’adressait à lui pour la quinzième fois. Est-ce qu’il autorisait l’enlèvement du corps de la victime ? Pendant l’attaque, Kastendieck avait abattu un diplomate et jeté le corps par la fenêtre. Il gisait toujours là, au pied du bâtiment.
– Tout ça n’a aucun sens. Rendez-vous.
Il se redressa d’un coup et répliqua d’une salve de mitraillette tirée en l’air.
– Mais qu’est-ce que vous allez faire de nous ?
Madame Marx reprenait sa question sans conviction.
Kastendieck haussa les épaules, jeta un dernier coup d’œil à l’extérieur et rentra la tête sous la fenêtre :
– Ça ne dépend pas de moi .
En face, aux fenêtres des mansardes, luisaient par intermittence les reflets des lunettes de visée.
La faille des pères
Pour Lenep
Une mère, on voit bien ce que c’est : l’enfant sort de son corps, mais un père, c’est où ? C’est la fameuse problématique du « père incertain »dont les Pères de l’Eglise (encore des pères!) nous rebattaient les oreilles (à juste titre). Car qui sait si le père est le père de l’enfant qui vient de naître ? Comment le prouve-t-on? L’ADN a certes mis un point final à cette aventure ahurissante et on peut ainsi parler désormais d’un changement de civilisation… mais avant ?
Eh bien avant, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps (donc aujourd’hui encore, tant les mœurs évoluent lentement), le père disait qu’il était le père en donnant son nom à l’enfant. C’était écrit, comme ça, pas de discussion ! L’autorité est ici trahison de la faiblesse des hommes qui ne sont pas sûrs d’être pères ; il songent : « Je l’écris donc ça va durer (scripta manent : les écrits restent) ».
Et cette histoire remonte à la nuit des temps.
Il semble que les premiers textes écrits soient des généalogies, celles que l’on retrouve à profusion dans la Bible. Elles prouvent par les ancêtres que le père est bien le père : cette preuve nécessaire est de surcroît à l’origine de l’écriture. Certains spécialistes des sciences humaines ont repéré que la faille (on a beau écrire, cela n’est pas encore une preuve suffisante) a dû être comblée non seulement par l’écriture, mais par la loi. Ou plutôt l’invention de la loi est liée étroitement au « père incertain ». Si moi, père, je prouve en écrivant que je suis le père, il faut que j’appuie mon discours sur la loi, puisque je ne suis sûr de rien. Ainsi naît ce que l’on appelle « la loi du père », loi écrite que nul ne peut contester. Pour la mère, inutile d’avoir des lois, puisque la preuve est faite à la naissance ; la preuve est biologique, que réclame le peuple ?
C’est ainsi tout le système législatif qui s’appuie sur cette seule nécessité : prouver que je suis le père. Et l’écriture avec ! Décidément voilà une faille qui ne manque pas de richesses ! Elle est tout simplement à l’origine des civilisations.
Dans de rares religions, la mère apparaît, mais dans celles que nous pratiquons encore un peu de nos jours ici ou là, il n’est question que de Dieu le père. Les anciens Grecs ou Romains avaient des déesses (le paganisme est en ce sens une religion intéressante!), mais on a du mal à trouver un Zeus féminin ! Le chef, c’est encore un homme, un père, le père des Dieux.
On pourrait sauver la mère(!) en évoquant Marie : les cathédrales sont toutes « Notre-Dame »… mais on admettra que l’invention est récente. Marie ne fait même pas partie de la Sainte Trinité, ce que les gens du moyen-âge devaient trouver étrange, car la trinité ils la voyaient bien : le père, la mère, l’enfant… et que diable vient faire le Saint Esprit dans toute cette histoire ? C’est un concept difficile à concevoir et il est certain que les gens, comme les enfants, ont toujours entendu la trinité comme la suite naturelle de la famille. La tardive invention de Marie (XIIème siècle) est une nécessité pédagogique pour les gens du commun (c’est-à-dire presque tous) ; puisqu’ils ont une mère, il en faut une au ciel. On voit bien que c’est une concession faite par notre religion pour ne pas contredire l’évidence de la vie terrestre. L’invention est par ailleurs terriblement bancale : Marie est la sainte vierge qui a conçu l’enfant par l’oreille (!!), enfin une vaste blague à laquelle de nos jours on a du mal à croire.
Toutes ces fabrications nées de l’impossibilité de penser le père comme père, reviennent aujourd’hui comme un boomerang. Nous n’avons plus ou à peine de guerres (ici et maintenant) et l’homme meurt au bistrot ; le zinc est devenu son vrai champ de bataille… Autrefois on pouvait être un héros !(c’est-à-dire un dégonflé qui ne s’occupe pas des enfants). La classe !! Mais ceux de nos jours qui veulent élever leurs enfants autant que la mère, les voilà bien embarrassés, car ils se demandent où ils peuvent puiser dans le passé des modèles qui vaillent. La maternité je vois bien, c’est même le nom d’un lieu où les femmes accouchent, mais la « paternité », elle est où dans l’annuaire ? Qui nous l’enseigne ? La faille fait retour : être un bon père c’est s’occuper des enfants comme le fait la mère. Et voici l’homme embarqué dans une aventure impossible où il doit être à la fois la loi (le fondement du social) et celui qui change les couches. Les statistiques nous montrent d’ailleurs que les hommes renaudent, râlent, s’inventent des activités débordantes (congrès des philatélistes!) à l’égal de la guerre autrefois (devenue impossible à cause deux conflits mondiaux qui nous ont dégoûté de la chose guerrière), et c’est ainsi que l’homme demeure dans la faille : soit il est autoritaire et par conséquent ridicule, soit il est maternel et prévenant et le ridicule ne manque pas de l’effleurer également (Ah, le père et ses paquets de couches poussant un caddie le vendredi soir! Et c’est la Loi ça ?? Me faites pas rigoler !).
Le père demeure à inventer.
Qu’on me présente un père, un vrai, et c’est très volontiers que je lui « serrerai la main de vive voix » !!!
Père, j’ai élevé trois enfants et je ne sais toujours pas ce que cela veut dire. Et me voilà grand-père ! Là, je confesse que c’est une aventure formidable ! (L’autre ne l’était cependant pas moins).
Gilles Lapouge: “Dictionnaire amoureux du Brésil”: les casseuses de babaçu.
Dans son Dictionnaire amoureux du Brésil qui vient de paraître chez Plon (souple, élégant, drôle, émouvant, tragique, en bref : superbe! Quelle culture !), Gilles Lapouge évoque p.66 et suivantes, le babaçu, arbre de la famille des palmiers qui est sans doute un des plus riches en productions de tous ordres. Sa noix est d’une richesse infinie donnant aussi bien de l’huile, du vin, des shampoings, de la crème, des huiles solaires, tandis que son bois très résistant sert à faire des clôtures, que sa pulpe donne de la farine et que les feuilles nourrissent les animaux… l’auteur nous confie qu’on ne cessera jamais de découvrir de nouvelles vertus à cette plante hors norme.
Aucune technologie satisfaisante n’a cependant permis d’ouvrir les noix de manière industrielle, tant l’écorce en est dure. Ce travail est réservé aux pauvres et surtout aux femmes. L’auteur décrit l’opération ainsi :
« La casseuse de babaçu est une ouvrière néolithique. Elle se saisit de la noix. Elle l’assujettit sur le tranchant d’une hache posée à l’envers et elle cogne de toutes ses forces par le moyen d’un gros bâton. Dans les années 1980, j’ai fait une recherche sur cet artisanat. On comptait en moyenne trente-six coups de bâton pour fracasser une noix.
Le babaçu sauve les familles pauvres. On entre souvent très jeune sur le circuit. Dans un village dont seul le nom est réjouissant, Esperantinopolis (Maranhão), j’ai connu une casseuse qui avait commencé à l’âge de neuf ans. Elle en avait soixante-six. Elle tapait sur ses noix depuis cinquante-sept ans. Et pour gagner quoi ? Pour survivre. Quand on veut décortiquer dix kilos de noix, il faut cogner pendant dix heures. »
La suite est tout aussi étonnante. Gilles Lapouge raconte le long combat des casseuses de noix contre les propriétaires terriens qui ne veulent pas voir ces femmes ramasser leurs noix (alors qu’il n’en font rien). Persécutées, elles se sont rebellées et ont créé un syndicat : le Mouvement des casseuses de noix de babaçu. Grâce à ce regroupement, elles sont parvenues à faire admettre le principe du ramassage, certaines municipalités les protègent, et le combat dure encore…
Après la musique
C’est aussi à Jack Lang que l’on doit ce silence merveilleux qui s’élève à l’aube du 22 juin.
Commentaire des “Soirées de l’équinoxe”: “Le Pâtre sur le Rocher” de Schubert
Cette nouvelle publiée ici en neuf parties a été suscitée par la dernière œuvre de Schubert ; il s’agit d’un Lied pour Soprano, Clarinette et Piano (op.post. 129 ; D. 965), dont je propose la traduction littérale qui suit:
« Lorsque je me tiens sur le rocher le plus élevé,
je jette un regard dans la vallée profonde
et je chante, je chante,
du plus profond de la sombre vallée,
l’écho se lance vers les hauteurs
l’écho des abîmes.
Plus ma voix s’élève au loin
plus claire elle me revient
d’en bas, d’en bas.
Ma belle vit si loin de moi
c’est pourquoi je rêve d’elle avec une telle ardeur
là-bas, là-bas.
Dans une profonde tristesse je me consume,
la joie m’a quittée,
sur la terre l’espoir a disparu,
je suis ici tellement seul.
Si nostalgique résonna le chant dans la forêt,
si nostalgique il résonna dans la nuit,
attirant les cœurs vers le ciel
avec une puissance merveilleuse.
Le printemps va venir,
le printemps ma joie,
je vais maintenant me préparer
pour être prête à m’en aller.
Plus ma voix s’élève au loin,
plus claire elle me revient.
Bien des passages de ce texte sont repris directement ou indirectement dans “Les Soirées de l’Equinoxe” ; j’ai tenté à ma manière d’en restituer l’esprit. J’ai supposé que ce texte était composé de trois parties : douze vers (deux fois six vers de Wilhelm Müller), huit vers (de Karl August Varnhagen von Ense), et six vers (de Wilhelm Müller). La première partie joue sur les échos et s’ingénie à mimer le vertige ; la deuxième, plus émouvante encore, passe en mineur et met en valeur la solitude du pâtre ; la dernière chante en majeur le retour du printemps avec un tempo différent : on passe de l’andantino à trois temps du début à un allegretto résolu à deux temps, d’une gaieté irrésistible.
Le choix des deux auteurs différents pour le texte, montre qu’à l’évidence Schubert ne choisissait pas ses auteurs par hasard, mais agençait selon un savant collage la suite des paroles. L’ajout de la clarinette donne à l’ensemble des allures de petit air d’opéra et donne à entendre ce qu’aurait pu être l’œuvre à venir du compositeur disparu peu après avoir écrit cette merveille.
Peu d’interprétations sont satisfaisantes. Comme « Les soirées de l’Equinoxe » le laissent entendre, il faut un équilibre parfait des trois instruments, ce qui n’est possible que si les trois ont travaillé longuement en harmonie. S’il fallait faire un choix, on proposerait de préférence l’interprétation de Elly Ameling avec Jörg Demus au piano et Hans Deinzer à la clarinette, même si ce dernier, vers la fin, fait entendre une note un peu juste sur un aigu ; on ne lui en voudra pas trop (!), car son minuscule cafouillage dans les détachés ajoute à l’émotion !
Une petite parenthèse anniversaire (Deux ans!!)
(Je voudrais saluer ici les 26000 clicks (!!!) qui vinrent me rejoindre dans ce site durant les deux années qui viennent de s’écouler. Car ce site ne propose en réalité aucune description de ma vie quotidienne, ni aucun avis bien tempéré sur les dérives de nos morales, ainsi qu’il sied à tout blogueur digne de ce nom. La seule chose que je propose ce sont des textes… j’en suis désolé… Je remercie les courageuses et courageux qui eurent l’audace de clicker une fois sur ce site. Ah oui, j’ai commencé la publication des “soirées de l’équinoxe”.. donc on continue… demain sans doute! Merci encore à tous! On me permettra enfin de rendre hommage à LeNep sans l’aide technique duquel rien n’eût été possible!! Bravo à lui et à son soutien permanent. Merci!)
mélancolie
Les secondes et les pas au lieu de dilater son moi donnaient l’impression d’un jour sans vent où les nuages fixes, du haut des bleus, narguent le petit terrestre.
Il se voyait statue de granit que plus rien ne touche, stupeur coincée dans ce paradoxe qui veut à la fois le cœur battant et l’immobilité, lorsque l’encre est presque antipathique de précision.
On était en mai ce qui aggravait son silence intérieur: tout croît et chante, lui se voyait déclinant et muet, novembre au crâne, souriant pourtant, ange accroché au porche pluvieux d’un parvis cadenassé.
Il approuvait sans réserve cet état d’oubli, soliloquant sur la vérité d’acier qui, en plein soleil, pleut l’évidence modeste du presque rien, le rien enrobant de sa peau de plomb le peu du peu de ses rêveries à peine levées, déjà étouffées.
Entre les visages, les rues, les frissons de voix et le fond sensible qui lui servait d’accueil, un vernis incolore s’était posé au monde, plastique gris à travers lequel le temps même, semble-t-il, ne laissait plus se dessiner aucun contour.
Il éprouvait l’absence à soi en trébuchant sur les pavés, étonné que des pousses soient parvenues à s’imposer parmi les pierres puis songeait tout à coup que cette plante entre deux blocs était un texte né.
Deux grands-mères et l’alcool
Cette scène est un extrait d’une pièce en construction sur les addictions. Comme tous les textes de cette catégorie, ce texte est protégé de tous droits par la SACD.
(Georgette arrive avec un journal à la main, tandis que Mme Gaspard , assise devant sa table, boit une eau de vie de mirabelle.)
Georgette : Mme Gaspard, Mme Gaspard !!
Mme Gaspard : Qu’est-ce qu’y’a ? Pourquoi t’arrives en courant comme ça ? Tu me rappelles le jour de la mort du président Beaubourg !
Georgette : Mais non, c’est pas le président qui est mort, c’est des jeunes !
Mme Gaspard : Des jeunes sont morts ? C’est la guerre alors ! J’étais pas au courant.
Georgette : Mais non, madame Gaspard ! T’as pas vu là, c’est écrit, les jeunes là, ils se sont rassemblés, avec des « c’est ma messe » au portable, tu sais, les trucs qu’ils tapotent tout le temps, les « c’est ma messe », au portable, tu vois ?
Mme Gaspard : Si les jeunes se mettent à aller à la messe, moi je me fais nommer curé !
Georgette : Oh, arrête de te fiche de moi ! Tu sais les portables, bon,ben, ils ont envoyé ces machins-là, des « c’est ma messe » des trucs comme ça !
Mme Gaspard : Des SMS, Georgette, des SMS !
Georgette : Oui, oh, c’est pareil ! Bon, ils envoient des SMS à Paris, ils se rassemblent et ils se mettent à boire jusqu’à plus soif… et puis même après le pus soif…. des vrais trous, qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : C’est la jeunesse, ma Georgette !
Georgette : Oui, mais là y’a eu des morts, qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : Ah je savais bien que y’avait du macchabée dans l’air, sinon le journal il en aurait pas causé, tu penses !
Georgette : Ah oui, mais c’est des jeunes, des morts jeunes… moi, je trouve que c’est du gâchis… une vieille comme nous qui meurt, bon, normal, mais un jeune, enfin, quand même…
Mme Gaspard : Non, enfin, oui, c’est pas normal !
Georgette : Tu te rends compte, ils se donnent rendez-vous par des messages et ils se soûlent comme ça tout le week-end. Il disent comme ça dans le journal que c’est une vraie plaie. Y’en a partout.
Mme Gaspard : (Reprenant une goutte de son verre) Une vraie plaie. Dans toutes les villes ?
Georgette : Partout, j’te dis, tous les week-ends qu’ils disent dans le journal.
Mme Gaspard : C’est horrible ! Ça devrait être interdit ! T’en veux ma Georgette ? (Elle essuie avec le bas de son tablier un verre qui traîne et le place en face de Georgette)
Georgette : Ah ben, c’est pas de refus, une nouvelle pareille, ça te coupe les jambes… et pis une tite mirabelle je dis jamais non !
Mme Gaspard : Ah, et pis, faite maison, nature, avec les prunes du gros arbre là derrière !
Georgette : Merci ! C’est pas du trafiqué comme dans les bistrots ! Ah les jeunes, ah j’te jure, les jeunes !
Mme Gaspard : Ben tiens, moi, ma gamine…
Georgette : Ta fille ?
Mme Gaspard : Non, la fille à mon Serge, eh ben, l’autre soir elle est rentrée à quatre heures du matin. Le bazar dans l’escalier ! T’aurais entendu ça ! Alors moi, le lendemain, au matin, enfin vers les deux heures de l’après-midi, j’lui ai dit comme ça que l’alcool c’était un fléau, que je lui ai dit, un fléau, un fléau ! Un vrai fléau ! (Elle boit une gorgée)
Georgette : Qu’est-ce qu’elle a répondu ?
Mme Gaspard : Elle a haussé les épaules, la gamine ! Alors moi, tu penses, je l’ai pas lâchée ! Une plaie ! Un fléau ! Et elle avec la tasse de café à la main, appuyée contre le frigo, elle me fait : « Et ton Kasparov, il est mort de quoi ? » Alors, moi, je lui en ai retourné une à la gamine, dis donc, du coup le café a valsé, la tasse en mille morceaux , pis après la gamine à consoler qui pleurait, qui pleurait… eh ben, moi… à la fin je pleurais avec !
Georgette : Je comprends rien à ton histoire Mme Gaspard, tu donnes des baffes, toi ?
Mme Gaspard : Je vais me gêner ! Tu sais, moi, quand on attaque la mémoire à mon Kasparov, je l’ai mauvaise !
Georgette : Attends, c’est qui Kasparov ?
Mme Gaspard : C’est mon bonhomme, tiens, c’t’idée ! Le Kasparov, on l’appelait Gaspard, alors moi ça m’est resté.
Georgette : Ah ben moi, j’ai toujours cru que c’était ton nom , Mme Gaspard!
Mme Gaspard : Ah ben, non, moi, c’est Antoinette Buvry… alors, attends,c’est venu comme ça du vivant de mon Kasparov, un copain à lui il m’a appelée Mme Gaspard : « Dites donc Mme Gaspard, qu’il m’a fait comme ça, vous avez rien contre, si j’emmène votre Gaspard boire un coup au café d’à côté ? » qu’il me dit, avec un ton de rigolade. Qu’est-ce que je pouvais dire, j’aurais dit non, j’aurais pris une torgnole de mon Kasparov !
Georgette : Oh le mien, mon Didier, c’était pareil Mme Gaspard, allez ! Pareil !
Mme Gaspard : Oh, ben, ça me rappelle que des mauvais souvenirs tes trucs dans le journal.
Georgette : Ben, c’est les jeunes, hein, c’est bien de leur faute, hein ?
Mme Gaspard : Ils boivent trop, toute façon !
Georgette : Le week-end, c’est infernal, qu’ils ont dit dans le journal, à rouler sous la table, et les filles avec… je crois que c’est le pire, les filles aussi dis-donc, elle roulent sous la table.
Mme Gaspard : Oh ben, c’est pas nous qu’on aurait roulé sous la table !
Georgette : Oh ben non, alors !
Mme Gaspard : Mon Kasparov non plus il aurait pas roulé sous la table ! Même imbibé jusqu’aux yeux, il était droit comme un I. Ça, c’était un homme !
Georgette : Tu l’as dit ! Le Didier, il faisait tous les bistrots du pays et il rentrait sans tomber dans les escaliers ! C’était le bon temps !
Mme Gaspard : T’as raison, c’était le bon temps ! Non, mais moi, je sors pas d’là, les jeunes, c’est simple, ils tiennent pas l’alcool. Des mauviettes que j’te dis ! C’est pour ça qu’ils meurent comme ça !
Georgette : Ça tu l’as dit ! C’est bien vrai, Mme Gaspard !(Silence)
Mme Gaspard : Tiens, ton Didier, c’est marrant, je l’ai jamais connu.
Georgette : T’a pas eu le temps. Il est mort jeune, oh ben oui, le soir, il faisait tous les bistrots du village qu’on habitait à l’époque, tu te souviens, à l’époque, y’avait un bistrot tous les cent mètres… Ça pouvait pas durer, tu penses!
Mme Gaspard : Ça, ça peut pas faire long feu ! Pareil pour mon Kasparov, que t’as pas connu. Tu pouvais pas le connaître, il est mort à quarante trois ans ; la cuite de trop !
Georgette : Pour bien faire, faudrait interdire l’alcool aux jeunes.
Mme Gaspard : T’as raison … Tu sais des fois j’ai une idée comme ça qui pourrait être utile pour les jeunes !
Georgette : Vaz’y toujours !
Mme Gaspard : Nos maris, ils devraient avoir leurs noms sur la place du village…
Georgette : Je vois pas bien le mérite qu’ils auraient à être là !
Mme Gaspard : On écrirait leurs noms et puis en dessous on écrirait un truc du genre : « Morts au service de l’alcoolisme ! » ou bien : « Buvez, mais pas comme eux ! »
Georgette : Y te vient de ces trucs, toi ! Ben dis donc ! Tu parles d’un goût ! Tiens, à propos de goût, je me reservirais bien une goutte de ta mirabelle, elle est bonne ! Et pis ça peut pas faire de mal ! C’est que du naturel !
Mme Gaspard : Encore une tite lichette, madame Georgette ?
Georgette : Ça fait du bien quèque part, Mme Gaspard !
à partir de ce blanc
…qu’à partir de ce blanc tout se déploie
silence très audacieux
dans un temps en définitive posé qui s’ouvre en corolles frappantes loin des cascades essuyées de nos capuches
c’est tenir le présent de chaque pas
la chance d’être en ces lieux
sans le vent des rives qui poussèrent des paroles cassantes quand les parades ont recraché les pluies
laisser bruire notre sang presque froid
l’avance est là au beau milieu
dedans couvés les rires contre l’affolement des pentes fades qui tombaient parfois jour et nuit
alors qu’ici les blancs captent les fruits déjà
ce que l’on pense n’est pas si vieux
parlant j’arrive à fonder l’immobile de l’instant où sans armes j’accroche ce qui luit
éclosion
Lourdeur du lilas, tête verte inclinée, une amie sans doute puisque tu fermes les yeux, il est vrai que je le fais aussi en ouvrant la porte, avantage des années, habitudes longues, ombres portées vers l’arrière comme si vieillesse et soleil… bien sûr.
Tu vois l’aventure des pas plaît encore malgré l’éclair relatif d’autrefois ; lilas et porte s’envoient des marchandages, cliquetis et effluves, tournis peu clairs de chaleur filée puis la mer en allée des épices bleuis que la brise assassine contre la terre en grinçant.
Je penche la tête contre l’embrasure, tu cueilles les gouttes aux fleurs, non, ce sont tes joues ; un souffle catapulte des faits sans âge, stupeur de bronze contre la porte où hier encore la jeunesse vermeille… l’allure.
J’admire le lilas où va éclore le vert, caresse, loi des temps ; je vois des attelages amis qui couvent, renie le fer des heures allées avec les eaux qui glissent des ciels ou qui s’écrasent aux rochers bleuissant.
Le testament de Segbor
La coupe – je veux parler de ce réceptacle qui nous différencie des animaux – déborde d’inconséquence et l’on doit bien constater ce fait troublant, hideux : il paraît désormais davantage de livres qu’il n’y a de lecteurs.
J’irai droit au but, et bien que le Duc de Luynes – mais peut-être était-ce Clerselier – , éminent styliste et traducteur en français des Méditations Métaphysiques ait affirmé avec une mélancolie bien tempérée, dès 1647, trois cents ans avant ma naissance, que (je cite de mémoire) : « les livres sont faits pour être écrits et non pour être lus », il semble qu’aujourd’hui, comme l’ozone se déchire au ciel, l’esprit se craquelle dans l’affadissement muet de hâtes biscornues et que les vivants, bousculés au pavement des zones piétonnes, s’en viennent désormais aux librairies comme on gaspille les meilleurs plats, et achètent de leurs deniers forcément profus des œuvres qu’ils ne lisent pas. Quant à celles qu’ils lisent, elles n’ont à mes yeux aucune valeur.
Un terrain vague s’étend entre l’écrivain – besogneux rêveur – et le lecteur – boulimique acheteur – ; ce vide ne cesse de mordre sur la trame du sens (mais y en eut-il jamais un ?), et ce tissu déchiré ne peut être recousu par ma vie passée à lire, à écrire, et quoique l’espérance de vie augmente (je ne me sens pas concerné), celle de penser diminue férocement, et me voici au bord de la tombe, couturier agonisant, chantant le vide cru des provinces où nous nous effilochons. Ma voix de fausset s’élève une dernière fois du fond de mon caveau matelassé (le crabe est si bon au gourmet du malheur) pour demander, pour implorer que les éditeurs au plus vite ferment boutique, que les libraires vendent des chemises (pourquoi ne pas réintroduire la mode du col dur qui faisait le cou gras et la nuque virile ? Pareil manque d’imagination confond…), qu’on arrête en bref ce déversement d’ordures dilatoires qui gorgent de gâtisme le lecteur d’aujourd’hui.
Car bien sûr, il se lit des objets qui, vus de l’extérieur, et qui, de quelque angle qu’on les observe, rassemblent des feuillets imprimés, livres donc, rédigés à la main parfois, puis vivement frappés sur word pour faire vrai; leurs ‘auteurs’ font accroire que nous avons affaire à des livres, mais c’est, on le sait, pure apparence, et si l’on veut bien comparer ce pullulement à Shakespeare ou à Kafka, on aspirera bien vite à voir disparaître ces choses sous la morsure du pilon ; ainsi cette prose de crime et d’amour (matière première des « meilleurs vendus ») ne mérite-t-elle pas les heures distraites qu’on leur accorde avec un manque de conscience (Selbstbewusstsein) qui fait froid dans le dos.
La peur de vivre est telle que la lecture de ce que je me refuse à appeler ‘livre’ perdure, alors que la télévision remplirait tout aussi bien le même office. Mais non, l’éternité accordée au papier imprimé (douce folie), fait que l’on écrit et que l’on édite toujours et partout, et de plus en plus. Certes, on lit bien encore un peu, mais ce jeu ne durera pas. La lassitude s’installera, et c’est alors que le livre reprendra les couleurs qu’il n’aurait jamais dû abandonner aux margoulins.
Pourquoi lire, et surtout lire ce qui paraît ? « L’obsession de la moisson » que le poète magnifie devrait bien plutôt occuper notre esprit, et la croissance du bouleau, et la poussée du noroît, puisqu’il faut à tout prix nous distraire… oui, que l’on prenne la peine de se jeter devant soi, oui, devant, là où l’espérance s’accroît, puisque le coquelicot est parfois bleu, que diable, lorsque le couchant etc. Qui aujourd’hui entend encore en foulant les feuilles mortes les murmures qui s’échangèrent sous les frondaisons d’été ? C’est pourtant l’évidence.
Mais il est temps, je le vois bien, de dire le vrai du testament : je joins à ce texte tous les manuscrits de grands écrivains du siècle, connus ou inconnus, que j’ai pu garder par devers moi pour les empêcher de paraître. En ce temps d’écrivaillerie, ce précieux froment aurait été étouffé par l’ivraie des publications ; j’en signalerai trois parmi la centaine qui me fut confiée au cours de ma brève vie : les derniers chapitres du Château de Kafka, la traduction de L’Odyssée en alexandrins par Klossowski et le Traité de l’Ombre de Maugarlone. Je me suis battu pour les avoir, je ne les lâcherai pas facilement. Je suis certain que dans cinquante ans le livre va se raréfier : c’est à cette date (2047) que tous les textes joints à ce testament pourront paraître.
Je voudrais évoquer en forme de divertissement – on voudra bien accorder au moribond que je suis cette petite joie maligne (Schadenfreude) – un Finnigan’s Wake lisible, ultime version composée par Joyce sur son lit de mort qui étonnera plus d’un lettré. Il flotte autour du manuscrit un parfum précieux de tabac d’orient qui fleure bon la vraie passion de son auteur : fumer. Écrire venait seulement après.
Que ces œuvres fassent grand bien à nos petits enfants qui découvriront ce Graal du XXème siècle ! Je me réjouis du bonheur qu’ils partageront un peu avec moi aux jours de leur lecture… et que la bête m’emporte puisque je lègue à ces happy few, et mes œuvres (ah, j’avais oublié ce détail), et la centaine de textes des meilleurs auteurs du XXème siècle qui grâce à moi ne connurent jamais le malheur d’être édités.
Je demande que l’on respecte mon vœu et qu’on ne livre rien au pillage de l’édition avant la date susdite. Lorsqu’on sera lassé d’écrire et de publier on pourra enfin lire vraiment. Ainsi aurez-vous de mes nouvelles.
Permettez-moi de sourire avec vous à l’instant où vous saisirez d’ici là toute nouvelle parution dite littéraire. Je suis sûr que vous la repousserez avec dégoût dans l’attente des textes que j’ai conservés pour vous.
L’espérance est dure, mais on a la télé pour passer le temps et vous pouvez me faire confiance, la surprise sera belle.
L.J. Seborg
(traduction préservée de tous droits de Raymond Prunier)
N.D.T. : Ce texte paru en norvégien en 1997, sans l’aval de l’auteur, a été traduit la même année en allemand par R. Zwetschgen in Zeitschrift zur Metaphysik der Unsitten (Göttingen, Band XX, Nr 1947, 12-16). C’est la version allemande de Zwetschgen que nous avons utilisée pour notre traduction.
La voix d’argent
Tu n’as jamais expliqué, murmura la voix d’argent, pourquoi tu avais nommé ton ensemble de textes « Je peins le passage ». Tu pourrais peut-être en profiter en ces premiers jours de printemps, non ?
Si j’évoque la voix d’argent, qu’on n’aille pas s’imaginer une voix brillante, renvoyant soigneusement ses éclats vers les mille horizons, car au fond de sa gorge – je parle de la voix de la visiteuse – rôde un argent presque terni, des nuages ont passé constamment sur sa voix et les brumes y demeurent accrochées. Je me doute qu’on va entendre une voix effacée, rien n’est plus faux : c’est comme toujours un rire étouffé, on dirait que les cordes vocales sont enrobées dans la soie et que chaque mot prononcé se voit contraint de faire craquer l’enveloppe souple qui se reforme aussitôt ; je ne sais pas pourquoi je songe aux préludes de Fauré, cette douceur brillante cachée sous la couverture des notes lourdes, passées et repassées au fil des tonalités lointaines et qui se touchent pourtant, comment font-elles, qui peut le dire ? Il reste que l’auditeur de la voix de la visiteuse, entourée d’un monde, avance dans le temps sans voir les changements puisque les cordes vocales résonnent longtemps, oui longtemps, et nul ne sait quand leur vibration cessera. Oh, elle s’arrêtera, ces sons n’étaient pas destinés à rester, sauf que la mémoire curieusement s’accroche à l’éphémère de ce craquement prévenant, ce déchirement presque douloureux et le souvenir le cultive, infinie douceur d’un aveu toujours remis, la visiteuse a je crois parfois les sons cachés du glas, mais je n’en suis pas sûr et c’est cela qui dure, non la voix mais l’incertitude sur le sens réel de la voix d’argent gris, la voix dont je boirais volontiers tous les mots s’il m’était permis de les deviner avant que la voix les prononce. J’ai mille amitiés à transmettre sur le fil de cette voix dont j’entends le rire aussi, je l’ai dit, un rire de bleu caché sous les coussins du diable, l’affaire de vivre, le rire, cette absence dans le silence royal des pavements marbrés où le passé demeure, puisque les rides ont mordu dans ma façade usée, tant de nuits, tant de nuits.
Ah, j’avais oublié la question !
Le printemps est un printemps : ainsi peint-on le passage ; on ne dit pas LE printemps, à quoi bon, ce n’est jamais le même. Oh, je sais bien qu’abstraitement, comme ça, je peux définir le printemps, rien de plus simple, les petites fleurs, les amours de feuilles tendres au vert coquin qui bascule dans le transparent à la demande, oh, oui, cela je peux le dire… allons, n’importe qui sait dire cela. Or ce printemps qui arrive, tu sais toi ce qu’il dit précisément à l’instant où tu écris ? Non, non, cela va de soi. Et je comprends mieux pourquoi j’en suis resté à la voix de la visiteuse, elle au moins quand elle me reparlera, aura ces mêmes accents que j’ai décrits plus haut et donc j’aurai l’espoir que cela dure un peu … alors que le printemps, mon dieu, ça va vite, et puis on a bien le temps d’en reparler, non ? Si je considère l’espérance de vie moyenne des hommes, il me reste encore un peu moins d’une vingtaine de printemps. C’est largement pour gloser sur ce moment dont je regrette déjà l’emballement des chatons au bout des brindilles. La tendresse perce, j’aimerais en retarder la survenue toujours trop rapide… non, c’est ainsi et tout est bien.