Souvenir du sentier initial

Il en est mille. Ce fut le mien. Sous la neige bien sûr on a l’impression qu’il n’est pas très praticable, mais dans mon souvenir globalement je vous assure ce n’était pas si mal.

Ah oui, au début il était escarpé, ronces, gifles des branches de buissons fous, les cris surtout les cris contre ma joue ; je fus tympanisé de voix : la grave et la soprano sourde, plutôt mezzo au fond, puis parfois mes propres aigus dans le couloir, oui au début du chemin il y avait un couloir, des chambres et des cris, comment vous expliquer jusqu’à l’orée de la forêt obscure où enfin on trouve un semblant de début de soulagement, eh bien pendant tout ce temps je n’ai eu qu’une hâte : arriver à l’orée, là où le chemin bifurque enfin vers la liberté grande de la nuit adulte. Car au plein jour il faisait vraiment une chaleur de désert, j’ai peu bu, j’aurais aimé me désaltérer sur cette sente mince, mais je ne sais pas, cela ne s’est pas fait, je n’ai pas croisé de cascade où l’on rit, ni de ruisseau où l’on patauge tout son soûl. Non ce premier chemin à découvert, presque nu, ne m’a en définitive je vous assure laissé aucune sensation de fraîcheur ; ma mémoire peine à trouver plus de deux ou trois joies dans l’eau saumâtre. Quantité de musiques me rappellent que la peine parfois fut douce…

Mais bon n’épiloguons pas puisque une fois dans la forêt des immeubles et des cimes affolées, j’ai vu venir lentement vers moi des promeneurs sobres qui m’ont indiqué le chemin et auxquels j’ai fait partager mon expérience des embûches crapuleuses. Parfois boueux, le sentier fut je vous assure bien mieux que son début décevant (pour ne pas dire désespérant). Curieusement je n’ai jamais éprouvé de mérite à avoir traversé les épreuves du sentier initial. C’est seulement ensuite, en me retournant à cette orée, que j’ai senti, à la souplesse de mon pas, aux facilités de la marche, que la voie exposée au soleil des brutes avait été pénible ; cependant j’en ai eu grande joie, car j’ai compris que j’avais fait le plus dur. Je dois dire que la forêt des villes m’aida beaucoup à ne pas m’enfoncer dans les ruminations : j’y trouvai bien des esprits éclairés et des mains franchement amicales. J’ai eu beaucoup de chance.

Après, l’avancée à travers la forêt jusqu’à l’obscure lumière de mes jours présents, ce fut la vie de tout le monde : un chemin pas si mal… je ris, excusez-moi… je l’ai déjà dit.

La Déliaison 4/4

4 (vers l’an 2000)

(Elle chante a cappella l’ «Ave Maria» de Schubert. Il intervient après quelques mesures. Elle cesse de chanter dès qu’il parle).
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le porche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis, je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous
Pour que cela revienne
Elle 
Cela ne reviendra pas
L’espace entre ta voix et Dieu s’est empli de confort
Je pousse mon caddie aux allées du marché
Cueillant au paradis des choses
L’aliment qui remplace le pain
Jamais nous ne fûmes si bien
Gras et riches en paix,
Comme des rois mourants
Nous allons
Lui 
Jamais je ne fus si mal
Si seul
Ordinateurs pour toute corde, pour tout lien,
Prairie de lettres noires à moissonner
En bavardage criant sur clavier silencieux,
Prose au ras du bitume
Elle 
Jamais je ne fus en pareille paix
Dressée dans les coins amoureux de rues aux gouttières impeccables
Seule
Lui 
De quoi te plains-tu,
Elle 
De rien,
Tout est bien
Mais j’aimerais moins de salle des pas perdus
Et davantage de vraie main trouvée,
Aux doigts violines du sang qui bat
Lui 
Allez, allez, pas de plaintes, tant pis,
Nous sommes au confort, belle amie,
La boîte à images endort nos envies de meurtres,
Nous que la mort naturelle, seule, peut faire craquer
Elle 
Je danse sur la corde qui fut notre lien
Lui 
À ce propos, as-tu remarqué qu’en un jour
Souvent
Nous ne touchons pas un instant la terre
Elle 
Le goudron me gêne le pied
Scrupule ajouté à la rotondité des champs
Lui 
Ça coupe
Ça élève
Elle 
Ça enlève le poids des voix
Oh, il n’y a plus de pluie
Lui 
Ni de froid ni de vent
La veine amère bat à mon poignet pour presque rien
Tiens
Elle 
Non, non, je sais
J’ai la même chose à vendre
Le baiser s’est usé aux avant-gardes des TGV d’acier
Lui 
Ainsi va-t-on
Vœux luxueux de nos bras bien peu aguerris
Chargés seulement des sourires de l’enfant qui a bu
Elle 
Des avions têtus m’emmènent tous les soirs
Lui 
Des bateaux partent au port des aubes ouvertes sur rien
Passez votre chemin, on ne découvre plus,
Il faut annoncer la nouvelle du froid revenu
Elle 
J’entends les coups de grisou de la lune affolée
Lui 
La nuit est descendue dans la pleine lumière des techniques
Sans fin, sans fin,
Un plastique lumineux a remplacé nos cabas
Elle 
Nous sommes tous beaux et cabossés déjà
Au début, dès la naissance,
Nous avons déjà trop bu, trop vu, trop connu,
Lui 
Le faux prophète tend la main
Rêveries d’argent
Sans terre au pied
Chèque obsolète
Carte bleue moissonnant une richesse qui ferait croire au jour nouveau
Elle 
Je mords au pain
Et je me lasse
Et je me laisse aller à me taire bruyamment
Sur les boulevards embrumés de vapeurs sans mystères
Lui 
Parfois, pourtant, je m’en vais,
Il n’y a plus d’hommes ni de moteurs
Je vais seul en forêt
Et je redeviens humain
Les tourterelles enchantent les voûtes des peupliers
Elles s’enfouissent sous le gris des saules
Elles ne veulent plus me voir
Se moquent de moi,
Enveloppées dans la lisse perfection de leurs plumes intouchables
Tandis que les troncs rouges des pins perdus
Tendent leurs exclamations vers le couchant,
Et c’est alors que je suis vraiment homme
Plus jamais seul
Elle 
La chance demeure, ami,
Elle est au chant
Lui 
Oui, mais pas avec toi,
Nos plaintes sont effarantes, inutiles,
Tu as raison sur tout
Et je ne te comprends pas,
Elle 
Je ne t’entends pas, je ne te vois pas,
Mais au monde, rien ne m’échappe,
Ni l’efficace froideur des pneumatiques
Ni leur cortège d’éclatements vains
Ni la splendeur des acacias de juin
Baignés après la pluie du gris des jours déjà joués
Avant l’été, mon Dieu, avant l’été,
Oh tu te souviens des gels et des rosées
Lui 
Oui, ce furent les mêmes, mais tu voyais autre chose,
Nous ne partageons plus,
Plus rien,
Jeunes, nous avons rêvé en commun pour nous plaire
Mais vois les autoroutes funèbres au travers des sillons
C’est toutes les directions
C’est toi, c’est moi,
Elle 
C’est toi surtout qui ne te fixe plus
Tu as laissé les papillons, tu oublies les coquelicots
Et l’océan de septembre qui s’abat pour rien
Où es-tu,
Lui 
Non, je n’ai jamais trahi, ni les lames ni les vagues,
Mais les mots trop nombreux nous font vraiment défaut,
Le ressac des phrases mille fois dites contre le silence salé
Voilà ce qui me noue la gorge
Elle 
Je voudrais rechanter, réenchanter le petit monde de chez nous
Déployer les richesses du lieu qui nous faisait les aubes vertes
Et les soirs appuyés sur les arias de la jeune espérance
Lui 
Ce qui manque, c’est la nuit,
Nous avons déversé de partout un trop plein de lumière,
Absence de lune, soleil voilé,
Oh les criquets d’été sont morts dans les parkings protégés
Et les tickets de train sont nos identités,
Où veux-tu chanter,
Elle 
Ici je chanterai, ici je danserai,
C’est le dernier salon où l’on cause
Où l’on parle
Où le silence a le droit d’être dit,
Donne-moi ta main
Nous allons refonder un monde à perte de vue
Un monde à gains d’amour
Lui 
Rêvons, en effet,
Mais pas tout de suite, la main,
Le bout des doigts peut-être,
Pour dire qu’il y a quelque chose
Au-delà de la vieillesse des mots profus et mécaniques
Elle 
Tu vas voir la danse rebattre les contre-temps
Et les diastoles systoles qui hantent nos appartements cossus
Lui 
Chante que nous habitions ce monde
Chante
(Elle reprend l’ «Ave Maria» de Schubert, il l’interrompt au même endroit qu’au début)
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le proche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous,
Pour que cela revienne.

La Déliaison 3/4

3 (1900)

(Ils sont face à face ; ils se tiennent par la main)
Elle 
Non, ce dix-neuvième siècle finissant
Tout s’en va
Regarde les disputes adultes que nos mains contrarient
Lui 
Je crois que ce sont les assiettes et les chemises à laver,
Avec la soupe du soir revient la mésentente
Elle 
À force d’usage
Les casseroles font un bruit de tonnerre,
Avoir traversé tous ces champs de lavande d’amour
Pour ça
Lui 
Bleu froissé des habitudes
Nuages de mois
Brouillards d’années
Oh, la bruine des décennies
Tout s’en va, tu as raison
Elle 
Ta peau s’est tannée
Lui 
Tes mains crèvent de fébrilité
Elle 
Oui, au grenier des nostalgies
Où je vais quelquefois
Les meubles remisés s’embuent de poussière rose
Et mes mains dessinent sur la commode d’ébène abandonnée là-haut ton visage souriant du premier jour
Lui 
Regarde, parfois nos bras reprennent l’ancienne tendresse, n’est-ce pas,
Elle 
Alors redonne-moi dans ta marche le bel allant d’avant
Lui 
J’arrive, je m’en viens crissant sur la gravière des eaux écoulées
Elle 
Passons, passons, je ne veux pas seulement cela,
Je veux tes mains qui me prenaient comme des montagnes
Tes grands yeux neufs chaque matin au-dessus de tes cheveux défaits
Comme avant
Lui 
Allons, regarde-moi
J’ai progressé, c’est vrai
Je veux dire que mes pas ont risqué mille allures
De l’amble au galop
Et j’ai couru toujours plus vite
Vers la maturité
Toujours plus vite
Elle 
Tu vois,
Nous avons été vivants, vifs comme le vent,
De la cuisinière au charroi de blé dur jusqu’à la moissonneuse
Et vois les crevasses sur ma peau,
Trop de rides sorties, trop de colères rentrées
Lui 
Et mes tempes filles du temps ont pris aux champs le froment qui couvait chaque juin dévoré
Elle 
Tu te regardes trop
Et moi, et mes mots, pourquoi es-tu toujours ailleurs
Et quand tu parles
J’entends bien que tes cordes vocales ne se tendent que pour pendre nos rêves,
Déchire-moi si tu veux mais qu’au moins il se passe quelque chose
Ma main ne fera rien contre le crime de désamour
Ma main ne bronchera pas
Lui 
Non, non, les crimes viendront bientôt
N’en rajoute pas, je t’en prie,
Nous n’irons plus au bois
Puisque la guerre s’y met comme on le dit de la gale et des poux
Elle 
Oui, la guerre couvait au tout premier baiser
Le progrès des machines et l’usure de nos corps, croissance féroce,
Viennent chaque jour bousculer nos évidences
Oh, ces évidences de bois que nous avons patiemment sculptées,

Regarde, les voici mordues par l’acier qui s’avance
Carapaces du mal
Lui 
Carapaces des hommes, plutôt, fondues dans les usines puantes qui se dressent en lieu et place des coquelicots rouges sang
Elle 
Dire que tu étais moi
Lui 
Dire que j’étais toi
Elle 
Et le feu maintenant
Lui 
Celui d’amour, oui, le feu d’amour s’est entremis,
Il brûle entre nos deux corps
Il fait place nette
Laissez passer le silence
L’ange gras du progrès et ses théories
L’exterminateur glacé invente au jour le jour le bien-être qui broie nos jardins, crève nos coussins, meurtri nos oreillers
Elle 
Souviens-toi, âne bâté devenu locomotive, automobile,
Nous courions sur deux jambes à travers les halliers
Lumineux, chantants et divinisés avant de laisser notre âme au ciel
Lui 
Oui, nous voici bien vivants maintenant
Mais pour combien de temps
N’entends-tu pas le recul vibrant des canons
Et la gloire nationale qui s’en va chantant d’un même pas pressé
Tous ces bruits vont déchirer nos corps, nos tympans et faire taire nos voix simples
Elle 
Il va falloir mentir dans la foule féroce des cités populeuses
La crasse s’est mise au cœur,
Amplifiée par le côtoiement des boulevards
Lui 
Mille bras se lèvent au ciel dépeuplé,
Et notre amour, dis, notre amour se délie
Si je ne t’ai plus, qui dira les enfances d’avril,
Celles qu’en novembre on s’échangeait entre deux draps,
Elle 
Allez, marchons vers l’horizon plat de cette terre
Lui 
Oublions le ciel et toi
Elle 
Il n’y a plus que moi
Lui 
Il n’y a plus que moi
Elle 
Soyons Dieu
Lui 
Folie nécessaire, inéluctable,
Je ne t’aime pas,
Non que je le veuille, mais je ne le peux pas, je ne peux pas t’aimer,
Bloqué, je suis en attente de moi,
C’est moi que je vois aux tulles qui se ruent contre nous
Et la danse seule peut raviver ce que nous ne sommes plus
Elle 
La musique soit notre lien
Et les corps esquissés dans notre dos
Sans visage et sans loi
Diront la déchirure de nos deux corps
Qui reculent d’effroi de se voir en haillons,
Ils flottent et s’effleurent
Au Noroît du décembre éternel
Lui 
Mais les corps enlacés des danseurs
Mimeront le souvenir des belles amours bleues
Ils nous arracheront un moment hors du violet creux de solitude
Elle 
Danseurs, dites-nous l’espoir
Insufflez le mensonge qui rôde
Fantômes de moi perdu
Lui 
Fantôme de moi
Aimez-moi
Elle 
Non, moi, moi, moi
Lui 
Oh, toi, toujours toi,
Elle 
Et alors,

La Déliaison 2/4

2 (vers 1800)

Lui 
(Seul) Et puis, il y a deux siècles, enfin j’ai pu dire ‘je’ parce que tu es apparue,
Nous avons rêvé de fleur bleue et d’étoile comme tes yeux, je me souviens encore de ce moment où nous avons
(Il s’interrompt)
Mais je parle d’elle alors qu’elle n’est pas encore là (Il la cherche),
Que je ne l’ai pas encore rencontrée,
Je rêve, je rêve,
Elle 
(Elle entre, loin de lui)
Je rêve, il est déjà sur la terre,
En un lieu que j’ignore,
Dans une peau que je sens sous mes doigts,
Que j’aspire à travers le parfum des lilas, de l’entêtante présence des troènes,
Dans l’adolescence du tout petit juillet,
Il traîne sa solitude ombrageuse, pas malhabiles, mal comptés,
Il n’a d’yeux que pour moi
Et ne m’a jamais vu,
Lui 
Je me demande si le meilleur moment d’aimer n’est pas juste avant,
Elle : Avant le coup de foudre,
Quand sur l’air saturé des histoires du jour,
Mille cordes tendues entre ciel et terre claquent ensemble,
Inaugurant l’aventure d’amour qui guettait depuis l’aube,
Elle
Je n’attendais que cela,
Mes mains mineures n’étaient que désir de toi,
Elle 
Comme l’ivraie montante et le blé encore vert assoiffé de soleil, toi,
Lui 
Après, quand je t’aurai vue, je boirai le mérite de tes lèvres
Et je saurai que c’est fini,
Elle 
Puisque ça commence,
Puisqu’il n’y aura plus d’avant,
Lui 
J’étais seul, je suis seul, voilà qui est nouveau,
Bientôt nous marcherons par deux dans la rosée que nous déferons de nos pas,
Elle 
Viens, approche-toi, sur le modèle des toiles de tulle, là-bas,
Dont la brise lève les fibres,
Lui 
Vois les corps sans visage qui sont tous les sourires,
L’esquisse de ta bouche et la marque de ton corps,
Lorsque tu vas t’éloigner,
Elle 
Mais je suis là,
Lui 
Il y eut un printemps, te voilà,
Je le sais, tout est dit,
Elle 
Non, tout est annoncé, toi vers moi,
Lui 
Jure-moi que c’est toi (Il s’approche, elle ne bouge pas)
Elle 
Attends encore,
Donne-moi le temps, dis-moi la bonne distance,
Lui 
Le tact, n’est-ce pas, le tact, le respect annonce la seconde où je te toucherai,
Où j’imagine que tu me toucheras ,
Elle 
Vois comme c’est beau de tarder sur le « pas encore »
De nos peaux encore un peu seules
(Ils se prennent la main)
Lui 
J’entends tes ongles sur ma paume,
La peur fuit sous les aigus majeurs de ta voix encore un peu encordée par l’enfance,
Toi, enfin,
Elle 
Toi, toujours, voilà, c’est joué,
Lui 
Non, les jeux ne sont pas faits,
Ils ne le seront jamais,
Cartes distribuées, c’est vrai,
Mais l’instant où l’on entame la partie n’est plus d’aucune pendule,
Elle 
Ta main, ta main, l’autre main, vite, ose dire je t’aime,
Sachant que c’est la première fois,
Lui 
Non, avant, promets-moi, jure-moi
Elle 
Que veux-tu que je te jure,
Lui 
Jure-moi que nos « je t’aime » seront toujours une première fois,
Qu’à chaque fois que j’aurai ta voix demandant si tu m’adores
La tranquille assurance de ma réponse mimera contre le temps les épousailles présentes,
Dis-moi que tu seras sûre de moi,
Elle 
Oh, je le voudrais, je le veux,
Mais, ça y est, j’ai le poids de tes phalanges contre mon cœur,
(Elle lui serre la main contre elle, se dresse pour atteindre son cou de l’autre main)
Lui 
Ta peau est plus douce que je ne l’avais imaginé,
Et tes mains me referment à l’endroit imprévu, là,
Au juste lieu de ma nuque qui cède,
Elle 
Je veux aussi tes yeux,
(Sa main glisse de la nuque vers les yeux)
Tes pupilles, verte présence musicale,
Où le bleu et le gris se disputent constamment la lumière,
(Elle passe les doigts sur ses deux cils, presque à distance, tandis qu’il la prend à la taille, comme pour danser)
Jamais deux yeux ne se séparent,
Regard mobile sous les arcades des paupières,
Pauvreté des formes, richesse infinie des nuances,
Ne me déplais jamais,
Lui 
Pourquoi veux-tu que je me fasse peur,
Te déplaire serait m’exposer à la quantité fluide de la rivière,
À l’anonyme de l’enfance à cru, pauvre de mots,
Où nous avons pleuré,
Elle 
Alors donne tes ultimes larmes puisqu’il n’est plus de fin désormais à notre duo défait d’enfance,
Lui 
Non, non, la nostalgie est morte,
Adolescente femme, regarde l’étrangeté,
À peine découvrons-nous notre existence que nous nous chargeons du cœur de l’autre,
Du rythme de ton sang, de la langueur de tes bras
(Il lui caresse de haut en bas, les épaules jusqu’au poignet)
Elle 
Oh, mon corsage effleuré est une toile ferme sur laquelle tu te dessines à jamais.
Lui 
(Il se sépare) Revenons à l’essentiel, ne nous perdons pas, nous avons toute la vie,
Elle 
Ne t’en va pas,
Lui 
(Souriant) Mais je n’ai jamais autant demeuré, mon amour,
Simplement, brûler trop près, c’est risquer de te perdre,
Elle 
C’est cela être adulte, n’est-ce pas,
Lui 
Oui, c’est quand je suis à distance que je peux vraiment dire que je t’aime,
Elle 
Mais, nous serons en fusion, quand même,
Lui 
C’est vrai, parfois, parfois seulement,
Le reste du temps, c’est-à-dire presque toujours,
Nos vacations seront, amour,
Entre table en désordre et lit défait,
Elle 
Entre l’oubli de toi et l’enfant qui joue à nos pieds,
Lui 
Derrière les tentures que nous aurons choisies,
Au-delà des baies vitrées d’où la lumière tombera,
J’aurai, à deux pas, l’immense présence de toi,
Elle 
L’immense présence de toi,
Lui 
Tu sais,
Elle 
Non,
Lui 
Entre temps nous danserons,
Nos avancées hors d’amour,
Nos gestes, tous nos gestes, nos pas, tous nos pas, même ailleurs, même loin,
Ne seront qu’une danse unique autour de l’essentiel,
Elle 
Tant que la danse sera,
Lui 
Tant qu’elle sera,
Elle 
Tu seras là,
Lui 
Non, c’est toi qui seras là.

La Déliaison 1/4

Ce texte a été conçu pour être dit sur scène par deux acteurs, une femme et un homme; c’est un argument pour une chorégraphie et il a été donné comme tel il y a une décennie. Il peut cependant être lu comme une rêverie sur la passion. Ce sont peut-être des vers. Chacune des quatre parties s’efforce de décrire ce qu’il en est de l’amour selon les époques arbitrairement choisies et où le seul ordre est chronologique. Il s’agit d’une description de l’évolution du sentiment amoureux à travers les siècles, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. La déliaison décrit la lente libération du sentiment amoureux à travers quelques périodes de notre occident. Les époques sont explicitement indiquées au début de chaque « scène ».

1 (moyen-âge)

Elle 
Souviens-toi, comme nous étions liés,
Lui 
Écrasés au sillon, crevés des charrues, le ciel était notre seule ouverture
Elle 
Oh oui, les nuages qui couraient à notre place, mais souviens-toi aussi de la terre, j’entends encore les pas dans le petit enclos du village qui nous était le monde,
Lui 
Les jours assassinaient nos brèves vies, il fallait prendre vite, et les lèvres de printemps et les rayons trop fous d’été,
Car la froidure guettait,
Elle 
Mais la pierre, la pierre,
Que nous avons dressée soudain pour nous relier, nos genoux s’usèrent au pavement des chapelles à force de prières,
Lui 
Le grand manteau blanc des églises, des pierres levées aux clochers bleus,
La pierre était belle, c’est vrai, tu as raison,
Nous n’avions pas que le vain pas des labours,
Elle 
Oui, les reflets, souviens-toi, les reflets des vitraux sur ton visage,
Tu as été jeune et beau, et les statues du porche en témoignent,
Lui 
Peut-être, peut-être, mais l’audace de mes mains à pousser la charrue pour le pain,
À tirer la pierre pour l’église, oh, à quoi bon puisque l’hiver venait,
Elle 
Au jeu du souvenir les moments se confondent,
Or, souviens-toi que je mis au monde des soleils, des petits d’homme aux lèvres de vie épatantes,
Combien, combien, tant d’amour à pleines poignées, des câlins et des larmes qu’on essuie, garçons et filles,
Tellement vite morts,
Parfois aussi de grasses mains rudes grandissantes nous étaient relais du temps qui nous fracassa d’un coup de froid,
Au fond d’automne,
Lui 
Voilà, nous étions nous, et tout était contre nous, et le ciel seul
Elle 
Justement, n’as-tu pas vu un jour de ciel bas, avant la nuit,
Tant de fois les rayons se glisser entre nuages et horizon, cascades droites, impeccables,
Qui nous furent chaque fois un signe de présence que nous avons repris
Dans les obliques de nos églises, de la terre vers le ciel,
Lui 
Peut-être,
J’ai eu mal au cal des mains, les gerçures m’ont submergé,
Si tu veux que je te montre,
Elle 
Nous sommes liés, tu le sais bien,
Lui 
Hélas, hélas,
Elle 
Mais cesse de t’acharner à dire que ce ne fut que glas et faux-fuyant des jours,
Tes mains crevassées étaient des montagnes pour mes yeux, la peine fut belle,
Lui 
J’ai déjà dit à peu près la même chose,
Elle 
Oui, et je le répète,
Lui
Mais liés, nous n’avons jamais dansé,
Elle 
Tu oublies que main dans la main, nous allions couper les lauriers grinçants du violoneux,
Âmes dansantes des villages, tu les vois, dis-moi, tu les entends encore
Lui 
Le chemin vacillant aux confins des horizons, voilà ce que je vois,
La terre tremblante d’août,
Et surtout, j’entends nos terreurs de novembre où la terre ne donnait plus,
Et nos angoisses de mars où la terre ne donnait pas encore,
Elle 
Tu oublies les fêtes et les feux de St Jean,
Oh, vivre toujours dans la lumière,
Nous avons espéré en juin, je donnais aux enfants la promesse de l’aube tous les soirs, mains jointes,
Heureux survivants aux peaux fluides,
Lui 
Danser, tu disais danser, sans doute, peut-être,
Mais tous, toujours tous,
Même nos enfants, les petits survivants, étaient condamnés à la tenure, à la terre,
Aux errements fragiles des cœurs qui s’usaient à trimer,
Elle 
Avoue pourtant que les fins de moissons avaient des airs de paradis,
Que le craquant doré des chaumes augurait nos dents mordant le pain gris qui nous faisait du bien au ventre, aux bras,
Aux ciels que l’on ne craignait plus,
Lui 
Chanter, danser, je n’ai jamais appris, je n’ai pas eu le temps,
Elle 
Tu oublies, chère voix, tu oublies,
Lui 
Nous sommes-nous jamais aimés,
Puisqu’il faut lâcher le mot, aimer, aimer, toi, moi,
Elle 
Pas vraiment, je ne faisais pas de différence entre joindre mes mains pour prier et te serrer dans mes bras pour t’aimer,
Aimer comme ça, à cru, à vif, non, je ne comprends pas,
Lui 
Moi non plus, mais je crois deviner,
Elle 
Deviner quoi, puisque nous étions tous, dis-moi,
Lui 
Presque rien, ces tulles peintes au fond, regarde,
Elles sont l’écho lointain de nos misères,
Elle 
Et de nos conquêtes, bien sûr,
Nous voilà sur ces tulles mouvantes présentés à nouveau, c’est nous,
Lui 
Certes, ce n’est pas loin de nous,
Mais où sont les visages,
Ceux que nous avons porté à l’intérieur de nos imaginations, invisibles comme Dieu,
Elle 
Oh, et si visibles pourtant, le dimanche et la nuit dans nos rêves,
Lui 
C’est cela deviner, voir par avance ce que l’on ne verra pas,
Mes enfants, où êtes-vous,
Et moi, où suis-je,
J’entends encore mes pas sur le chemin d’hiver,
Je revois mon visage aux flaques d’eau glacée où je me cherchais en vain comme sur un miroir,
Elle 
Je fus ton miroir,
Je te disais combien tu étais grand et fort,
Et je te chantais aux enfants avant qu’ils ne s’endorment,
Je les berçais de toi, de Dieu,
Lui 
Mais tu disais « danser », je me souviens des rondes, oui, c’est vrai,
Cercles enchantés que nous inventions à la lumière miroitante des saules,
À l’orée des forêts, où d’habitude nous tremblions, où nous avions tellement peur,
Lorsque nous nous y aventurions seuls et froids,
Elle 
N’oublie pas les danses,
Elles étaient cœur qui veut,
La joie venait toujours après la peine,
Lui 
Je devine ce que disent les tulles peintes,
Visions fragiles des vitraux qui furent nos seuls émerveillements,
Elle 
Nous avons peu vécu,
Lui 
Savons-nous même si nous avons vécu,
Elle 
Viens, délions-nous pour mieux nous rapprocher des autres
(Ils délient leurs liens et reculent vers les danseurs)
Lui 
Venez amis, dansez pour nous,
Et chantez avec vos corps ce que nous avons deviné,
Elle 
Oui, chantez avec vos corps,
Puisque nous n’avons pas su dire les mots,
Lui 
Soyez nouvelle présence de l’ancien, de nous,
Elle 
Vous êtes vivants, vous, aimez-nous, aimez-nous,
Lui 
Aimez-nous, merci, merci,
Elle 
Venez, merci,
Lui 
Tout cela est-il bien réel,
Puisque je fus si bref au monde,
Elle 
Oui, mais quel éblouissement,
Laisse faire la destinée et les danseurs,
Allez, viens,
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Lui 
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Elle 
Adieu,
Lui 
Adieu

Dix aphorismes

Qui ne dit mot qu’on sent ?

Biberon : bouteille à la mère.

Pour prendre son pouls il faut enlever sa montre : la vie n’a qu’un temps.

Les images omniprésentes suscitent une distance qui explique le succès des déodorants.

Terrible pour l’humanité, ce jour où Oppenheimer déclara : « Il serait souhaitable que nous fissions de l’atome ».

Après le passage d’une voiture sur l’asphalte mouillée, le silence qui suit n’est jamais de Mozart.

Le jogging : plagiat du flux tendu des marchandises.

En passant devant les gendarmes, il s’assurait toujours qu’il avait mis sa ceinture. Même à pied.

Les révoltés de la société s’abreuvent de fictions criminelles – romans, films, séries – où les représentants de l’Ordre sont intelligents et courageux.

On vit et bientôt on n’est que dalle.

Notes sur la traduction et l’interprétation musicale

Si nous avions des interprétations de Liszt de sa propre sonate, nous trouverions cela excessif, inaudible, à la limite du gâchis. Le premier grand virtuose compositeur dont nous ayons des enregistrements est sans doute Rachmaninov : le tempo n’est pas respecté, les notes sont parfois « mangées »… et c’est difficile à supporter lorsqu’on a l’habitude de versions plus modernes. J’ai le souvenir d’une interprétation en concert de l’Appassionata de Beethoven par Vlado Perlmutter (qui jeune pianiste avait connu Ravel et c’était sa vraie spécialité ; la Sonatine demeure un événement discographique étonnant… ) ; à l’époque il y avait une pause durant le concert et pendant cet entracte nous avions engagé une discussion sur la vision proposée par le grand pianiste. C’était au tout début des années 80, Vlado Perlmutter avait passé les soixante dix ans… et pourtant tout le monde (sauf moi, pauvre de moi) était offusqué par cette interprétation trop violente aux tympans de nos contemporains. J’avais pour ma part à l’oreille la version Schnabel et je ne risquais pas de tomber dans le travers du « c’est trop fort, c’est trop vite, c’est excessif, les écarts de nuances sont trop énormes… », enfin toutes ces choses que nos tympans ne supportent plus. L’admirable Vlado Perlmutter m’est resté comme un souvenir de l’ancien temps, celui où l’interprète donnait tout au concert, se ruait sur les notes avec une relative indifférence envers le respect scrupuleux du texte. Consulter une biographie de Beethoven est très instructif : au concert il était ahurissant. Pas seulement à cause de la nouveauté qu’il représentait pour ses contemporains ; si l’on en croit les témoignages, il pouvait changer un allegro en presto, il pouvait jouer un andante à 120 à la noire. Comme Liszt plus tard, il sacrifiait tout à l’impression. Lorsqu’on lit les commentaires de Proust sur Sarah Bernhard (c’est contre ma vision de La Recherche car la Berma n’est pas seulement SB!!) on est surpris par l’affectation – pour reprendre le mot kleistien – de l’actrice demeurée dans les mémoires. Écouter Apollinaire réciter « Le Pont Mirabeau » nous semble une dérision : le rythme des vers n’est pas respecté et les accents sont inutilement pompeux!

Nous sommes aujourd’hui très scrupuleux. Dans les années 30 encore, on pouvait proposer en français une version du « Procès » de Kafka très humour noir ; Vialatte nous l’a donnée alors qu’il était au fond relativement peu germaniste et surtout tirait Kafka à soi… et ce n’est pas si mal . Ainsi les Français ont-ils cru que Kafka était un auteur d’humour noir ; mais ce fut intenable trente ou quarante ans plus tard, lorsqu’on dut constater que le communisme et le fascisme avaient donné de tragiques confirmations à ses textes.

Songeant à notre « scrupule », à notre besoin de précision absolue, il me vient que cette petite pierre est en réalité un énorme rocher technologique… je suggérerais le fameux monolithe de 2001 Odyssée de l’espace. Cela nous a modélisés pour mille ans. Nous sommes dedans, nous n’y étions pas encore tout à fait dans l’entre deux guerres. Nous y sommes passés depuis et la tendance au scrupule s’accentue ; nous voulons être précis, nous avons en tête les modèles mathématiques et le système informatique : 0,1,0,1… Si bien que nous sommes entrés dans l’ère de la précision absolue. Et nous voulons la précision pour Beethoven, et nous voulons la précision pour la traduction de Kafka ou de Kleist… en ces matières pareille exigence n’a pas de sens.

Quand on songe que le métronome a été inventé à l’époque de la septième et de la huitième symphonie de Beethoven, on se dit que les compositeurs n’en avaient pas besoin auparavant ; du point de vue mécanique l’invention est dérisoire, donc c’est qu’il n’y avait aucune nécessité du respect parfait de la vitesse voulue à l’intérieur de la musique. On mettait « andante » et cela pouvait aller de 60 à 90 à la noire… Bach, Mozart, Haydn, tous ces inventeurs de musiques splendides n’avaient cure d’une allure précise. Ce n’est pas que le métronome n’avait pas encore été inventé… il ne l’avait pas été parce que les musiciens n’en n’avaient pas besoin !

Je décris le temps précis d’aujourd’hui, propre, calculable, régulier, avec ses normes toutes empruntées au calcul sérieux… J’ai l’impression pénible que notre temps nous dit que c’est un crime de vivre et qu’il faut se justifier à chaque fois que l’on respire un peu librement… en improvisant par exemple. Jugé à cette aune, Mozart eût été considéré comme un paltoquet.

Ce qui manque c’est le désaccord des instruments. Les voix et les instruments du pur point de vue technique jouent parfaitement. Le succès-redécouverte de la musique baroque vient jouer les trouble fête – il y a beau temps pourtant que les considérations mystico religieuses de cette musique sont lettre morte – . La chance est que cette musique n’est pas réglable mathématiquement… elle échappe à une vitesse précise, sans compter que la basse de viole doit être accordée tous les quarts d’heure. C’est l’image de notre liberté que nous aimons à travers elle. La critique de Boulez contre cette musique (« on n’en connaît même pas le tempo… ce qu’ils font là c’est du Viollet-le-Duc »), est à la fois «  juste » (sans tempo que faire de la musique écrite… les spécialistes nous disent que l’on peut à peu près le déterminer pourtant) et « fausse » parce qu’il n’a pas compris que l’en dehors de la musique manque à notre désir. Nous sommes avides d’à peu près comme nous voulons l’amour fou, le coup de foudre, parce que cela seul donne la sensation de vivre à plein une existence tout compte fait relativement courte ; nous ne voulons pas demeurer raisonnables ; nous voulons en bref rester libres ; il serait criminel de ne pas se jeter au monde avec toutes ses forces comme le faisaient Beethoven et Liszt lorsqu’ils jouaient en public ; une ardeur demande son droit à brûler, c’est la nôtre, et elle n’est guère différente de celle des gens qui vivaient à l’époque de nos grands anciens ; sauf qu’eux vivaient bien moins longtemps et c’est la raison pour laquelle ils se jetaient encore davantage au présent … (autrefois le présent était plus court…).

Une remarque troublante de Giono (il disait à peu près : qu’ils étaient heureux les contemporains de Mozart, sans même connaître la musique de Mozart !) nous avertit de demeurer prudents. L’époque est une atmosphère générale ; il est évident par exemple que ceux qui sont nés après la Shoah – c’est mon cas – ont moins d’insouciance au cœur que les générations précédentes (pour les suivantes je renvoie à ce que je décris ici sur notre temps).

Pour la traduction, on relève que Baudelaire traduisant Poe parle d’adaptation, c’est un trait d’époque. Nous aujourd’hui prétendons traduire vraiment. Pure illusion. Comme les interprétations musicales devront être reprises dans cinquante ans pour correspondre au goût du temps, il faudra retraduire ; c’est cette friabilité de la traduction qui fait son obscur scintillement. Interprétation musicale et traduction sont des artisanats exposés au temps, comme nos visages et nos lois.

Nous parlons une langue différente à chaque génération et le texte de Shakespeare va donc varier suivant les époques alors que le texte de base est bien celui de la langue de la fin du XVIème et du début du XVIIème. En définitive par rapport aux anglophones, nous sommes avantagés, puisqu’à chaque génération ou presque, nous avons un retour dans notre langue beaucoup plus lisible que pour les Anglais qui demeurent coincés dans le corset de la rude langue lointaine… Ainsi la traduction est-elle parfois un avantage. Montaigne est plus lisible à l’étranger que chez nous (Les tentatives récentes pour traduire Montaigne en français moderne sont très émouvantes… il faudrait étudier ce curieux phénomène de traduction dans la même langue… et qui n’est pourtant pas la même!).

On ne peut pas dire ce qu’est une bonne traduction. Il n’y a pas de recette ; s’il y en avait une nous l’appliquerions de manière scientifique et le problème serait résolu. Il n’existe aucune solution toute faite. C’est en chantournant qu’on devient ébéniste et c’est en traduisant qu’on devient traducteur. Chacun fait comme il peut. La traduction échappe à toute définition. C’est son charme agaçant, c’est sa misère si l’on veut, mais on peut aussi bien dire que c’est sa gloire, puisqu’enfin quelque chose résiste qui est de l’ordre de la langue et de la vie de l’esprit, contre la technologie qui nous prend de partout (ah notre propreté, ah la mathématisation de l’universel humain ; tant d’érudits stériles, tant de spécialistes vaniteux !). L’impossibilité de traduire, quelle chance ! L’esprit souffle dans le no man’s land qui sépare deux langues !

Petit problème particulier : les traducteurs amateurs sont des spécialistes de la langue étrangère et négligent la maternelle. Ils ont appris l’autre langue, en ont fait leur horizon, et tout soudain ils doivent rabattre la langue travaillée avec acharnement sur la leur propre qu’ils connaissent en définitive moins bien que la langue étrangère ; ils croient la connaître parce qu’elle leur est naturelle, mais l’erreur est dans cette foi d’enfance, la langue de maman qu’ils n’ont pas travaillée avec le même acharnement que la langue étrangère.

Hölderlin, maître dans l’art de traduire, disait à peu près que l’étranger nous est plus proche que le natif : sa parole paraît mystérieuse car elle touche à d’autres domaines que celui de la traduction (c’est la question plus générale du poétique), mais je vais provisoirement me contenter de ce constat… tant de choses encore à dire à la suite de ces propos parfaitement discutables !!

Un dessin pour une occasion particulière

Ce dessin a été réalisé par Lucie qui tenait à manifester concrètement ses vœux d’anniversaire. Il s’agit de la reprise au crayon d’une statue de Charles Degeorge (XIXème)intitulée: “La Jeunesse d’Aristote”. Ce cadeau est particulièrement astucieux dans son choix et habile dans sa réalisation !! La vie de l’esprit a en effet toujours cette jeunesse éternelle !

La jeune fille et l’alcool (monologue)

J’ai été invité à écrire un monologue sur l’alcool et les jeunes, lors de la représentation de la pièce annoncée: Addictions et contradictions (déclarée à la SACD).
J’ai utilisé le personnage d’une jeune fille pour présenter le problème.

Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes, des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer ! C’est pas tous les jours… vous dites ? Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je vous ai bien visitée… ouais, c’est ça, comme quoi je vous ai « consultée », ouais consultée… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge, mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous signez et on se dit au revoir. Moi, les psys, je me méfie, c’est fouineur et compagnie !

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais ! Mais vous buvez pas vous, madame la psychologue ? Ouais, je vois, vous avec un demi de bière vous êtes déjà bourrée ! Vous avez une tête à pas tenir l’alcool, ça c’est sûr !

Comment ? L’incendie ? Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin. Au début on dansait sympa, cool, genre pépère et mémère – comme vous quoi ! – pis à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec les lances à eau, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce que je m’étais enfilée ; tiens pour vous dire, je me serais prise une douche avec la lance à incendie, je suis pas sûre que j’aurais dessoûlé ! Comment ? Non, le feu c’est pas moi et pis faut bien qu’on s’amuse ! L’eau là, quand ça a coulé pour éteindre le feu, ah qu’est-ce qu’on s’est marré ! Ah si, on a bien rigolé.

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords comme une tarte qui serait restée un peu longtemps dans le four ! Y’a pas eu de morts, non, y’a pas eu de morts, alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas morts ! Alors arrêtez un peu avec ça ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave ! Toujours à dramatiser ! On se croirait sur une scène de théâtre !!.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici : « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas, voilà le pourquoi du comment de la chose ! Ben ouais ! Dites, la psychologue, vous allez me le signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?
Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Ah non, là, vous poussez un peu là, c’est à vous, la psychologue, de répondre à des questions pareilles ! Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête sans alcool c’est comme une soupe sans sel ; attends, une fête sans alcool t’as vu ça où toi ? Sans alcool, non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Je vais vous dire, si y’a pas d’alcool, c’est plus un anniversaire c’est un enterrement !

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça… non, l’école je m’en fous ! C’est quoi le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le dos par exemple : moi, c’est le beau-père qui me déteste, une vraie teigne, je me demande comment ma mère peut le supporter… et avec ça moche comme un pou ! Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer, sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme des rats morts ! Voilà le problème !

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils sont tous venus. Qu’est-ce qu’on s’est marré ! Comment ? Ah non, ceux qui ont foutu le feu je les connais pas, non. Ouais, ouais, en sortant ils ont cassé des bouteilles sur le parking, ouais, je sais bien tout ça, mais faut bien s’marrer ! Ah ouaiaiais…y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés ! Ouais, je reconnais que c’est pas très malin, mais quand on a bu faut excuser! Ouais, encore des dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

Remarquez, le juge ils nous a collé à tous des punitions ! Ah si, il nous a punis ! Tenez moi je suis obligée de venir vous voir, alors. Obligée qu’il m’a dit, le juge ! Obligée de vous consulter, non, mais tu te rends compte ! Incroyable ! Ah, si j’avais pas été obligée je serais pas venue tu penses. Eh, il faut me signer le papier hein ?

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre ! Vous vous régalez d’avance : les jeunes, le cannabis ! Ah le beau sujet pour la télé ! Gros titres ! Ah on en frémit dans les chaumières ! Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre le problème bien en face ! Vous avez jamais fumé vous, vous êtes clean vous ! Attendez, y’a un truc que je comprends pas dans votre obsession du cannabis ! D’abord dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans, 19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ? Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !… Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils ! Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce, genre : (voix douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi l’adulte ! Ça fait bizarre… Vous êtes quand même un peu coincée, non ? Les psys et machin chose c’est toujours un peu genre : je me regarde le nombril d’abord et je cause après, non ?

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? Aaah la question ! La ligne rouge elle est où ? C’est la loi dont vous parlez là ! Et la loi, moi, je sais pas ce que c’est. Le juge m’a dit : « Vot’cas est grave ! », ça m’a fait rigoler, il était pas content le juge, pas content du tout ! Il s’est foutu en rogne. Je sais pas pourquoi. Ben oui, je sais qu’il faut pas rigoler devant un juge, bien sûr, mais un juge qui te dit : « Vot’cas est grave », moi ça me rappelle la vodka qu’on a bue ! Ben oui, à la fin on a bu de la vodka , je vous l’ai déjà dit. L’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer quand même, c’est pas tous les jours !

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ? Avec vous ? Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps doivent passer devant une psychologue vous allez pouvoir vous payer des pulls en cachemire et des voyages en Tanzanie orientale !

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? Je sais pas ce que c’est, moi, un délit ! On n’est pas des délinquants tout de même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ; et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge, c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de moi ? Hein, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez que je vous raconte le truc, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous dise pour l’alcool, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous parle de ma famille, je l’ai déjà fait… alors !!! Non, je ne dirai plus rien. Je ne dirai plus rien, plus rien du tout. Plus rien, non, ce serait inutile. Vous pouvez toujours vous brosser, je dirai plus un mot. Plus un mot. Non, fini, plus un mot !

Une pièce de théâtre sur les addictions.

Ce soir a lieu à 20h à La Capelle ( salle des fêtes) la première de ma pièce sur les addictions: Addictions et Contradictions.

Il ne s’agit pas de dénoncer le tabac et l’alcool ainsi que d’autres addictions (portable, fringues, internet, jeu), mais de traduire ces addictions en actes et en paroles pour montrer en amusant que les addictions sont inscrites dans notre nature d’être humains soumis à des penchants que la morale commune réprouve. Un ange vient souvent faire un tour pour souligner les contradictions et sourire de nos mystérieuses attirances envers ce qui détruit ou disperse. L’ange est lui-même attiré par les addictions dont il dit qu’elles pourraient enfin lui faire goûter le bonheur humain qu’il envie tellement !

La pièce est un divertissement plus qu’une injonction à ne pas se droguer, puisque le danger des addictions est répété au quotidien dans les médias et les conversations communes; il était inutile de reprendre ces évidences.
Les lecteurs attentifs de ce blog ont déjà lu le monologue de l’actrice qui est au début de la pièce (tabac), le monologue du joueur (au milieu) et la scène entre deux vieilles femmes sur l’alcool.

Deux acteurs professionnels sont venus épauler des amateurs afin que les scènes délicates soient jouées dans les nuances que le texte sous-tend. Ils apportent l’élégance et la dynamique nécessaires à la bonne compréhension d’un texte qui à première vue n’est pas évident. Une actrice, par ailleurs marionnettiste, a demandé que les deux scènes des vieilles soient jouées en marionnettes vivantes: les deux actrices d’un certain âge tiennent devant elles des poupées qu’elle animent en parlant, ce qui souligne encore davantage le côté burlesque de leurs deux scènes.

J’invite les lecteurs de ce blog qui habitent la région à venir nous rejoindre ce soir à la Capelle ou à venir au théâtre d’Hirson le 9 décembre à 20h… le déplacement en vaut la chandelle! (d’autres représentations sont prévues en 2012; je les indiquerai au fur et à mesure dans ce blog).

Charles Dantzig: Musset et la communiste

Dans son érudit et brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française (LP, p. 710), Charles Dantzig conte cette histoire vécue lorsqu’il était écolier :
« Me goinfrant de poésie, en particulier Musset que je dérobais dans la bibliothèque de mon père, j’en savais plusieurs poèmes par cœur. L’institutrice écrivait au tableau un poème de lui. J’avais sept ans. Les vers apparaissaient sur le tableau, comme des fleurs. Quelle fierté de les reconnaître pendant qu’elle écrivait, et même de la gagner à la course ! Soudain je levai le doigt : je pense que c’est une erreur, madame, ce n’est pas tel mot, mais tel autre. C’était une pincée, et de la plus vindicative espèce. Parlez-moi des hussards noirs de la république ! Mon Education Nationale a été une guerre avec la plupart de mes professeurs à cause de haineux pareils. Celle-ci était une communiste qui haïssait en moi la bourgeoisie dont j’étais le fils. Coupable de la faute de mes pères ! Je sentis jour après jour ce qu’étaient le pouvoir absolu, la volonté d’écraser l’anormal, la volupté de mater le faible. Les plus odieux de ces tyrans étaient ceux qui nappaient l’injustice de miel : quand nous nous élancions trop vers la liberté, ils retournaient sans attendre à la gifle, à la colle, à l’envoi chez le censeur. Grande est la passion de l’ordre des révolutionnaires en théorie. L’institutrice consulta son cahier, maintint le vers et me menaça de punition avec discours à la classe sur l’arrogance des nantis. Le lendemain, j’arrivai avec mon exemplaire et lui montrai l’erreur. Allez vous asseoir. Convocation des parents. Elle fut hautaine, cassante, indignée. Mon insolence. Ses diplômes. Qui commande ? Enfin, l’argument fatal : « Et vous laissez votre fils avoir des lectures aussi peu de son âge ? » Ce fut un cours de logique, en plus de l’expérience de l’injustice. »

Qui n’a pas vécu une expérience semblable ? Tout lecteur se souvient avoir eu à un moment ou à un autre de sa scolarité une humiliation de cet ordre.
Même si la honte communiste a (presque) disparu, même si les enseignants ont abandonné les lunes sanglantes de cette horreur du XXème siècle qui justifiait leur fervente brutalité, ils demeurent le plus souvent à l’intérieur de cette coquille d’orgueil, celle de celui qui sait, qui dit ce qu’il croit être vrai et se fiche bien de ces petits ou grands qui leur sont confiés. Seul compte leur discours. L’ennui qui sourd de nos établissements d’enseignement vient de ce mépris : les enfants ou adolescents sont supposés n’avoir rien à dire. Tant que l’enseignant fera son one man show devant un no man’s land, rien ne sera possible.
Quelques enseignants font bien leur travail, évidemment; on les reconnaît à leur sourire. Ils aiment leur métier, partagent leur savoir avec passion et modestie, enchantés par les erreurs des enfants puisque ceux-ci sont là pour apprendre.
Reste cette lancinante question : pourquoi ces enseignants sont-ils si peu nombreux ?

Eduquer à être libre

On a assisté en ce début d’année à des mouvements d’émancipation des peuples en Afrique du nord, au moyen orient, et le mouvement ne semble pas prêt de s’arrêter. De la suite des images, ma mémoire ne conserve que ces sourires de femmes ou d’hommes étonnés lançant à la caméra : « Nous sommes libres, je suis libre ! ».  L’opuscule de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») me revient alors, comme si ce petit texte de la fin du XVIIIème siècle décrivait les mouvements de ces peuples qui osent affirmer leur majorité après des siècles d’enfermement à l’intérieur de systèmes autoritaires. Traités comme des enfants mineurs, ils ramassent la mise de ce que nous avons posé sur la table depuis plus de deux cents ans ; en d’autres termes, ces miséreux du soleil viennent nous rejoindre.
Je suis content pour eux, avec eux.
Je me garde de leur dire comme ces parents à la schadenfreude facile: « Je vous l’avais bien dit que vous y viendriez !». La démocratie n’est pas de mon fait et c’est un heureux hasard d’être né ici dans ce temps de paix et de sécurité. Inutile de faire le malin.
Je me souviens que lorsque le communisme s’est effondré, certains ont regretté l’ancienne tutelle du Parti. Leur panique imitait à s’y méprendre la peur des enfants qui ont perdu papa maman.
C’est qu’en effet la dictature autoritaire – le mode de gouvernement qui a régné sur le monde depuis que le monde est monde jusqu’à l’époque moderne ou à peu près – est un système qui reprend l’ancienne dépendance que chacun a vécue en privé lors de son développement : l’enfance. Le chef de clan, le roi, l’empereur, le Parti, Dieu, tous sont des images de la figure du père(de la mère), présences gigantesques qui nous protègent durant nos années de formation. Pour la nourriture, l’argent, les vêtements, la manière de concevoir le monde (religion, mœurs), les enfants lèvent les yeux vers le ciel – ces grands qui savent mieux que nous, ombres tutélaires qui condescendent à nous regarder  – et se comportent selon les rituels de traditions séculaires. Voilà ce qui fut (c’était le passé historique aussi bien que l’enfance).
C’est ici que l’Histoire rejoint notre propre histoire. La démocratie est ouverture : cela revient à dire que l’éducation est une priorité, puisque l’enfance n’est plus tutelle et soumission mais soutien vers l’autonomie ; la bonne éducation consiste à faire passer l’enfant du statut de mineur à celui de majeur (pour reprendre le vocabulaire de Kant), autrement dit de la dépendance du jeune âge à la maturité adulte et libre. Ce que l’on croit politique est en réalité éducatif. Sur l’articulation privé public se greffe le couple indissoluble éducation démocratie.
C’est pourquoi il convient de souhaiter bon courage à ces peuples qui se libèrent, car nous-mêmes, qui nous prétendons des vieux routiers de la chose démocratique, avons bien du mal à donner à notre éducation une priorité qui s’impose pourtant d’elle-même : si nous sommes en démocratie, nous devons apprendre à nos petits à devenir grands, nous devons respecter leur personne et stimuler leur énergie pour qu’ils aillent glaner leur liberté loin de nos encombrantes figures. Pour l’instant, le respect (sauf exception) attend toujours à la porte des écoles.

La terre en friche

Ce n’est pas la terre, telle qu’on la chante depuis deux cents ans, deux mille ans et même davantage qui m’intéresse ici, ni non plus cet astre menacé par les activités humaines, non, c’est la terre oubliée qui m’arrête, celle que nos pneus n’effleureront jamais, celle que nos pas n’éprouveront jamais, celle qui – hors chemins – végète et déploie tous ses plaisirs d’eau, de lumière et de croissance pour presque rien, dans un vert jamais vert, plutôt bleu, roux, blanc, selon l’inclinaison du jour (l’arc en ciel sur une tige d’ivraie) puisque rien n’est stable, ni notre regard, ni les éclairages du temps qu’il fait. Il me semble que cette autre terre, (avec les océans qui la recouvrent, mais pas seulement, il est tant de terres en friche) est notre chant délaissé et pourtant pur ; mais pur de quoi ?
Pur de notre présence sans doute : s’il faut reprendre son contraire, la geste des villes, je dirai qu’elles sont l’oubli ; les cités sont cet oubli que l’histoire tente de combler (ou sa version présente : la politique), mais elle ne comble rien, car je ne donne pas cher de la peau des rues, ni de l’ombre jetée sur les places de nos villes : marronniers et platanes, que faites-vous là ? Comme un chemin gravillonné mime la plage, ces arbres plantés disent l’oubli de la terre négligée des pas. Les villes vont de guingois, abandonnent la présence, fabriquent des esprits échauffés qui parfois explosent de rage ; des mains nerveuses bricolent une histoire que ces coléreux s’imaginent décisive.
Croire que sa vie est la vie, c’est folie de citadins qui s’émeuvent mutuellement, pauvres enfants persuadés que papa (et surtout maman) les regarde à l’ombre des tours.
La terre en friche est notre futur ; elle oblige à aller voir ailleurs si je n’y suis pas. Et là où je ne suis pas croît l’espérance.
La page blanche est l’autre nom de la terre en friche.