Qu’est-ce que le jour de l’An? (étonnant Pascal Quignard)

En 2005, Pascal Quignard nous gratifia de deux livres du « Dernier Royaume » (œuvre qu’il poursuit avec un acharnement admirable) qui ne cessent de danser sous mes yeux ; la parution récente de son livre sur les « Désarçonnés » m’a subjugué au même titre, mais je voudrais parler des deux volumes qui parurent cette année là : « Les Sordidissimes » et « Les Paradisiaques »… Ils sont proposés en folio, parmi des centaines d’ouvrages sans doute fort estimables… Pascal Quignard a  l’immense avantage d’être vraiment cultivé, alors que bien des fictionneurs cités dans la suite des auteurs folio sont avant tout des êtres passionnés par leur propre imaginaire et qui pour la plupart se moquent bien des temples du passé, ou se contentent de clichés.

Rien de tout cela chez Pascal Quignard ; à le lire, on sent immédiatement que l’on a affaire à un styliste de haut rang doublé d’un érudit merveilleux.  On sent qu’il a horreur de la pédanterie et qu’il s’amuse même de son érudition pour en faire tout autre chose que ce qu’on en fait par exemple à l’université. Il s’intéresse à des auteurs presque oubliés et les arrange à sa manière qui rappelle irrésistiblement Montaigne ou Borges.  Je défie quiconque se lance dans la lecture de ces deux ouvrages de n’être pas saisi par la destinée troublante  de Marie d’Enghein, épouse d’Albert de Cany, qui connut une aventure peu commune et qui est contée par notre auteur avec force détails impressionnants (« Les Paradisiaques », chapitre XXIII et suivants), et où le bâtard d’Orléans, compagnon de Jeanne d’Arc, apparaît dans un détour inattendu et tout compte fait stupéfiant. Je songe également à ce passage des « Petits traités » (ces écrits antérieurs sont les prodromes de cette œuvre qui fera date) où l’on voit Clovis entrer dans l’eau de son baptême par Saint Rémi, comme si l’auteur avait été présent et s’en faisait le conteur objectif (quel humour de haut vol !).

Il convient de faire un sort à l’érudition : celle-ci n’existe le plus souvent que comme un cache-misère à la pauvreté d’esprit de ceux qui ressassent le passé. Ici, rien de tout cela. La vie nous est plus réelle que notre propre vie, et Pascal Quignard s’amuse de nous, comme il se rit de l’histoire pour nous faire pénétrer dans l’intime de chaque personnage qu’il évoque. On n’est plus dans l’histoire, ni dans l’érudition, on est dans la chambre à coucher de ceux qui firent l’histoire ou qui en furent les jouets, on demeure dans l’intime, on est au plus près des personnages du passé qui nous sont si proches. Des fictions réelles succèdent aux fictions vraies, le conteur est habile, tranchant et modeste, presque à regret. Tout est sérieux, amusant, drôle, comme ce chapitre XX des « Sordidissimes » intitulé : « Sur la braguette saillante des Portugais en 1542 » qui à lui seul est un résumé de l’humour tempéré de notre auteur (qui passe pour un raseur morbide ?!) et forge sous nos yeux une œuvre qui comptera parmi les plus importantes de notre siècle.

Voici ce qu’il dit dans ce même chapitre du jour de l’An (« Sordidissimes » pages 80 et 81 de l’édition folio) :

« Il n’y a pas que la mort des humains qui compte dans le déroulement de la vie des hommes. Plus périlleuse que les morts des humains il y a la mort de l’An. À la Neuville-au-Pont dans la Marne on sortait ce qu’on nommait le « balai de silence ». Avec le balai de silence on barbouillait de boue les fenêtres de maisons et les figures des femmes avant de les asperger de paille d’orge et de paille d’avoine.

Tout ce qui purifie est interdit dans le dernier jour de l’année comme il doit l’être dans la maison d’un mort. Tout est voué au sordide. Il ne faut plus balayer, il ne faut plus jeter les ordures, il ne faut plus récurer la batterie de cuivre, il ne faut plus polir le miroir, il ne faut plus crier, il ne faut plus se raser, chanter, siffler.

Il faut se couvrir d’ordures afin de rester dans la marge du groupe. Dans la laisse de la mort. Dans la marge de janvier ou de mars. Dans la marge du jeûne consenti au Dieu mort. Carnaval et Carême se battent.

Gras et Maigres s’étripent comme Vivants et Morts.

Depuis la préhistoire Rouge et Blanc s’affrontent. Chair et os, joie et détresse luttent. Printemps et hiver se font face. Ils s‘entretuent. Il faut que le printemps gagne. »

Outre que ce passage décrit avec sécheresse ce que l’on voit si bien exploité dans les tableaux de Breughel, on entend bien les résonances de ces tabous du dernier jour dans nos affaires présentes. L’An et les bonnes résolutions, ce dernier jour où la télé ressasse les erreurs de l’année et où nous-mêmes aux prises avec cette superstition nous déblayons le passé, ravis d’en avoir fini avec ce temps qui nous charge les épaules ; sorte d’examen de conscience dans la stupeur, on se défait de lui, espérant qu’au premier de l’An le jour sera meilleur, comme on part en voyage avec l’illusion de renaître plus jeune, loin, mue spectaculaire vers le pur( ?!) et où le nouveau chiffre de l’an chasse nos angoisses profondes, dues à la persistance du passé forcément sale dans le présent.  À la vérité, ce soir là, nous dansons et chantons sur la mort qui s’approche chaque jour, mais celui-là plutôt qu’un autre à cause du changement de chiffre. C’est un jour bilan, et que l’on suive la tradition ou non ne change rien à l’irrésistible besoin de nettoyer l’impur( ?!). Il reste que le 31 le jour se cabre.

Je cite cet exemple du jour de l’An pour montrer combien Pascal Quignard peut nous aider à relativiser nos émois et nos aventures quotidiennes. C’est en ce sens que ses récits sont sagesse.

Goethe et la lumière du 21 décembre (de Werther à Eckermann)

image de GoetheLa saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe célébrer la venue du 21 décembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement à Eckermann,  son interlocuteur; la scène est émouvante au possible et curieusement à chaque 21 décembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, même si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscurité, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de Méphisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanité se bouge… On comprend que l’auteur de la « Théorie des couleurs » ait professé cette attirance pour la lumière qui fait retour.

Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait être question pour moi de bien finir ». On se souvient alors avec stupéfaction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus célèbre de la littérature, a lieu justement un 21 décembre. Contradiction.

Né en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songé au plus noir de l’année pour suicider son héros. Soixante ans plus tard, la même date est gage d’espérance alors qu’il entre dans la dernière année de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes à son fauteuil, il sait que sa tête un matin, un soir, va basculer sur le côté et il prévoit ce mouvement involontaire, sorte de « non »  à la mort qui émeut le témoin. Goethe est un antique, il sait cela.

On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcément une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goûter médiocrement le grand homme allemand et préféré Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment préférer un homme si équilibré à pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversée par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgré tout, malgré tous les auteurs, malgré tous les écrivains, le seul qui ne soit pas déséquilibré. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hésité entre la peinture et l’écriture, il a élu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands à réinventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments où la lumière nous manque le plus (décembre et son cortège de noirs ancrés dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu être l’équivalent pictural du « Faust ».

Certainement pas ce que Delacroix nous a livré ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop Méphisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust » par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons.  Un peu comme Picasso, plagié de partout, il nous apparaît usé et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sérénité ; depuis, mille reprises ont limé sa prose et son art poétique uniques. La langue allemande, très malmenée au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, à la manière de Montaigne, transmet à nos esprits égarés une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps où les hommes pensaient la vie à travers la nature. Ainsi était-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était évidemment pas un attardé, bien plutôt un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.

Monologue d’une femme sur le harcèlement

Amené à modifier ma pièce sur les violences conjugales (Des Illusions Désillusions), j’ai repris une idée que j’avais notée dès le début de l’écriture de la pièce il y a cinq ans : parler dans ce cadre du “harcèlement” dont les femmes sont victimes.

 

Les mecs vous vous rendez pas compte ! Autour de notre corps, c’est comme une aura, un halo invisible, normalement infranchissable, c’est quelque chose comme le quant à soi, c’est la distance, le tact auquel on n’a pas le droit de toucher. C’est pour ça je crois qu’on se serre la main ou qu’on se fait la bise, c’est pour dire : à part ta main que je serre, à part tes joues que j’effleure, à part ça donc, mon corps est libre de respirer, de vivre libre, de marcher, de courir, de rêver ma vie, et personne, tu m’entends personne n’a le droit de pénétrer dans ce lieu près du corps si je ne le veux pas, ma vie est là, tout autour de mon corps, au bord de ma peau, là où est le charme, là où les vêtements chatoient, se froissent, là où le corsage et la jupe dansent et miroitent, tout ça c’est pour le seul plaisir d’être femme, d’être belle, d’être admirée, d’être respectée.

Le respect nous y voilà. Eh bien ce lieu tout autour de notre corps, ce chant de notre corps, cette mélodie qui nous entoure comme un parfum est constamment  désaccordée, empuantie, dévorée du bout des doigts, des paumes, des mains par les mecs, par les pauvres mecs, par les sales mecs (Elle murmure) les sales mecs, les pauvres mecs, les mecs quoi !

(Elle pousse un grand soupir pour reprendre son souffle)  J’aime bien mon copain, on s’adore ; quand on marche dans la foule et que je lui dis qu’un mec m’a touché les fesses avec la paume de sa main, il se jette sur le type, bagarre, ça finit toujours mal ! C’est nul ! Je suis fier de lui bien sûr, mais c’est nul, ça me fout la honte quand même et en plus ce genre de truc tu peux rien prouver, alors bon au fin fond de toi tu te sens responsable de ce déchaînement de violence … Oui, c’est moi  qui suis responsable, tu te rends compte, et je suis coupable de quoi au fait ? ! Eh bien d’être une femme, d’avoir des seins de femme, d’avoir des fesses de femme, d’avoir des jambes de femme. Tu es coupable d’être née femme ! Eh, les mecs, les femmes c’est la moitié de l’humanité, alors moi quand on me parle des droits de l’homme je pense à mes fesses cent fois pelotées depuis ma naissance et je me dis que c’est pas demain que les droits de l’homme s’appliqueront à la femme.

Un exemple tout bête : le soir après vingt heures, une femme seule est bouclée chez elle jusqu’au lever du soleil. À part ça, les femmes sont libres, les femmes sont libérées, li-bé-rées !, tu parles ; à la nuit tombée donc, quand vient le couvre-feu, elles doivent se cloîtrer comme des bonnes sœurs. Au dodo les nanas ! Je monte vite fait retrouver les quatre murs de ma cellule… et bien heureuse si tu ne te fais pas peloter dans l’ascenseur par le voisin qui – si tu protestes  – te claironne aux oreilles que tu n’as pas le sens de l’humour, le salaud !

Oui, je l’annonce à toutes les femmes : il faut à tout prix avoir un copain pour pouvoir profiter des soirées de printemps ! Si tu vas te balader seule, tu es sûre que le mâle va croire que tu cherches ! Alors, pour être libre tu dois, oui, tu DOIS partager ta liberté en deux avec un mec ! Ce qui est terrible, c’est que ça a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire du chasseur et du gibier. Nous les femmes, nous sommes le gibier, nous sommes des proies, les femmes sont faites pour être prises, battues, humiliées, c’est comme des bêtes. Non, c’est moins que des bêtes, les chevaux on les caresse avec attention, les chats on les bichonne. Moins que des bêtes, moins que des bêtes.

Ah, à propos de bêtes, voilà : j’ai été secrétaire de direction pendant cinq ans et tu peux pas savoir le nombre de fois où le patron ou les employés ont eu besoin d’un objet qui traînait là devant moi, un stylo, un rouleau de scotch, ou, tu sais, ils voulaient me montrer un truc sur mon écran d’ordinateur, et à chaque fois ou presque le bras du mec qui vient te toucher les seins, ou alors c’est un regard qui plonge dans mon décolleté, un genou qui s’attarde contre ma cuisse, une main qui flotte comme une aile de vautour autour de mes épaules. Que faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ben oui, au bout de cinq ans j’ai claqué ma démission. Voici ma définition personnelle de la secrétaire : avant même d’être la voix qui répond au téléphone, une secrétaire c’est d’abord la chair palpée par les mecs. Je ne parle même pas de celles qui doivent donner bien davantage pour être embauchées, promues ou simplement conservées à leur poste. Ah oui, ah ça évidemment, je vois bien de solides épaules mâles qui se lèvent avec inélégance et qui répondent à cela : (Elle imite une voix d’homme) « C’est la nature humaine, on ne peut rien y changer, faut être réaliste, c’est comme ça ! » Ben tiens, ça les arrange tellement les mecs de dire que ça a toujours été comme ça et qu’y faut s’y faire ! Tous ces petits viols successifs qui font de ta vie un enfer… c’est la nature, c’est normal, ben tiens, c’est normal. Le pire c’est quand les mecs te disent : « Arrête de te plaindre ! Si on te pelote, c’est que tu es mignonne ! » Ils croient qu’ils te flattent les mecs, tu parles, ils essaient de te convaincre que le harcèlement de ton corps est une chose naturelle parce qu’ils sentent bien qu’ils sont coupables ! Comme ça ils font coup double : un ils te draguent et deux ils se déculpabilisent !

Pour résumer : dans la vie il y a des hommes et des femmes et le plus souvent les femmes sont des proies et les hommes des prédateurs, voilà, ce sont mes mots à moi et je les préfère à la résignation générale. Tu me diras que parfois les femmes s’habillent comme des proies consentantes, minijupe, décolleté. Et les hommes sur les plages, ils mettent pas des shorts moulants ? Quelle femme oserait les agresser ? Aucune ne le fait. Et puis pour revenir aux vêtements de femmes, dis-moi : qui organise ce grand déguisement des femmes en proies sexuelles ? Qui invente ces fringues où on montre outrageusement nos seins et nos cuisses ? Non, je ne répondrai pas. Inutile, ça va de soi, c’est évident.

Attendez, j’ai pas fini, juste encore un petit truc. Non, qu’est-ce que je dis, c’est l’essentiel, c’est tellement important que ma gorge hésite, s’enroue, mes cordes vocales se voilent d’un crêpe noir. (À partir de ce moment le débit se fait hésitant, elle doit donner l’impression qu’on lui arrache les mots) Figurez-vous que ce que je viens de dire du gibier, des femmes proies… ça commence… ça commence… dès le plus jeune âge… Rares sont les petites filles… qui ont… qui n’ont pas… c’est ignoble, ignoble…quant aux adolescentes, aux jeunes filles, c’est presque un rituel… je ne vais pas raconter les … non, je passe cette horreur, excusez-moi… c’est tellement douloureux… tellement… excusez-moi !

(Elle reprend son souffle, change de voix, devient soudain presque joyeuse) C’est tellement beau d’être une femme ! Tellement beau… Je voulais… j’aurais voulu… Vous savez, vous savez, l’immense joie d’aimer un homme, un vrai, l’immense joie de mettre des enfants au monde, d’aimer encore, (la voix va tombante) et encore et encore et encore et encore… Aimer… Aimer… Oui, enfin, dommage, ce sera pour une autre fois !

Souvenirs 3/9 (signature)

Ce fut le plus beau des voyages ; à peine un kilomètre sans un heurt ; avec lenteur, la petite ville se transforma en une série d’images tenues à distance par la vitre ; je ne dis pas que la ville devint belle, elle vivait cependant ; parfois un toit que je croyais usé des yeux s’animait de larges pans bleus, tel bout de mur effondré laissait flamber les mousses sur son arête, telle asphalte crayeuse mimait une pente neigeuse ; ce qui avait été le lieu de mes arpentages depuis toujours, se fit plume, pays imaginaire, rêve souple qui flottait sur la colline. En un recul pittoresque, j’étais là, j’étais loin, les pneus chuchotaient une berceuse, ami, pas d’inquiétude, exilé dans mon pays j’avais droit au carrosse d’acier chromé avec un chauffeur tout sourire qui me menait, je le vis bientôt, vers le château Richelieu, tout là-haut.

Le château : je me souvenais des ruines fatiguées, des troncs et des branches qui s’étaient emparées de l’espace, crevant d’antiques plafonds ; j’avais piétiné les toits, ardoises jetées comme des cailloux de ballast sur une terre sans voie. J’avais juré de n’y revenir jamais ayant dans ma petite vie déjà beaucoup donné en fait de déceptions.

Le moteur de la Fermina tournait encore, lorsqu’il tourna vers moi son regard gris :

« Voilà donc le fameux prof de maths !

– Vous êtes son père ? (Il hocha la tête)

– Je ne sais pas si mon aide…

– Allons, allons, ne faites pas le modeste !

– Non, si… enfin…

– Vous savez, elle est un peu malade, elle a besoin de compagnie, venez !

– Oui, mais je dois être libéré pour midi… rentrer manger… tout ça ! »

Je m’enfonçai dans la banquette arrière, buté, comme si je voulais retrouver une famille dont je me languissais après un périple autour du monde.  « Vos parents, je m’en occupe ! », dit-il. La voix venait de loin, il y grondait un orage qui s’apaise naturellement ; sa présence résonnait dans l’habitacle avec une évidence de lumière estivale ; tourné de biais, il souriait dans le silence et je sentis que je commençais à me détendre, les muscles de mes jambes prêtes à bondir se relâchèrent, ma main droite plantée sur la poignée de la portière consentit à s’éloigner.

Nous voilà marchant sous la charmille qui mène à une placette de sable rose cernée de buis : les lignes orthogonales du château découpent des fenêtres soulignées de briques glissées dans les meulières et j’admire le toit gris plombé aux éclats de mica. Splendeur. Je cligne des yeux, marque un temps d’arrêt ; il se tient à ma hauteur, les pans de sa veste retrouvent leur immobilité ; j’essaie de comprendre mon trouble : les chants d’oiseaux bien sûr ! Quelle variété de tons ! Je crois même entendre des appels de chouette, ce qui est peu probable. Un souvenir revient, nébuleux d’abord, puis de plus en plus précis : c’est à l’automne dernier, une femme à la robe émeraude joue du clavecin dans la salle des fêtes où je me suis égaré ; guidé par les sons pincés  j’ai pénétré dans l’espace luxueux et debout, voleur de sons, j’ai suivi longtemps la danse d’autrefois ; soudain pris de panique j’ai dévalé les escaliers de l’hôtel de ville. Ai-je rêvé ?

Une main me pousse dans le dos et je gravis les marches du perron ; il a une clef à la main, la glisse dans la serrure et annonce : « Nous sommes là ! » Il me fait signe de déposer ma vache sur une commode, dit : « Je vais voir vos parents. Installez-vous ! » ; il referme la porte derrière moi. Ses pas s’éloignent.

« Bonjour ! », fait-elle en me tournant le dos. Sa robe blanche luit à contre jour dans une sorte de salon gorgé de lumière argentée. Je m’approche, réponds à son bonjour et me place à côté d’elle, face à la baie qui ouvre sur la petite ville. Le clocheton de la mairie est plus bas que nous, le regard plonge dans les rues, les commerces, domine les ponts sur la rivière.

« Tu vois, en un an mon père a terminé.

– Il a terminé quoi ?

– La reconstruction, tiens. Tu ne te souviens pas du quartier de la gare à moitié détruit, des terrains vagues près de la mairie ?

– Si, bien sûr.

– Eh bien, voilà, tu vois, c’est fini. Sans oublier le château entièrement restauré. »

Elle se tourne vers moi, rien ne me vient. Puis tout à coup je l’interroge sur sa maladie. Elle rit : elle veut simplement, avant de quitter la ville, rester trois jours avec moi ; comme j’objecte l’école, elle hausse les épaules puis me tend ses bras et m’embrasse sur la bouche. Caresses sur le haut des bras, nos doigts serrent longtemps nos avant-bras, nous nous fixons sans parler.

Le ressac de la mer me revient, retour du temps, du vaste temps que nous allons avoir ensemble, trois jours, l’éternité.

« Mes parents ?

– Quoi, tes parents ?

– Ben, si je suis pas rentré à midi…

– Papa s’en occupe. Il a l’habitude de négocier. »

Je lui souhaite bien du courage. J’ai à l’oreille les objections :

« Verrat d’jeunes ! Trois jours chez vous, mais y se croit où le musicien ? J’ai la baraque à faire tourner moi ! Et vous allez le loger où ? Et le nourrir comment ? C’est qu’il a trou sous le nez qui coûte cher, le gosse ! Ça me coûtera pas un sou… ben manquerait plus que ça ! Et il va à l’école pendant ce temps là, bon, bon, bon. Oui, bon. Oui, des fois il va en colonie de vacances un mois, mais là, là, moi je vous connais pas. Quoi ? Le ministère de la reconstruction ? Ah, connais pas ! C’est le copain de votre gamine ? Manquait plus que ça ! Quoi ? Des cours de maths ? Mais il est nul en maths, tout le monde dans la famille est nul en maths. Ah, bon, si vous le dites ! Ben s’il est intelligent, il tient pas ça de moi ! C’est un sournois, un hypocrite , un tricheur, un menteur, faut vous méfier avec votre gamine. Je vois pas pourquoi vous faites ça. Ça me dépasse. Je suis pas très chaude, là, votre truc, là, c’est pas net cette histoire. C’est pas net. Voilà le musicien qui va fricoter avec une gamine de la haute ! Bon, c’est honnête, si vous le dites, si vous le dites ! Et pis c’est bien beau tout ça, mais comment que vous allez faire pour les habits ? C’est que j’ai rien préparé. Ah bon, vous avez ce qu’il faut ? Vous lui donnez ! Et il pourra les garder ? Vous êtes bien bon monsieur, pour un verrat d’jeune pareil ! etc. »

Elle m’a laissé dans la meilleure chambre. Je la revois me dire en souriant : « On dit que Richelieu a dormi dans ce lit. Tu parles d’une blague ! On se voit tout à l’heure ! » À travers la porte elle a ajouté : « Tu peux prendre une douche et n’hésite pas à mettre les vêtements qui sont dans le placard. Il y a des jeans à ta taille, j’en suis sûre. Fais comme chez toi ! »

Dans ma tête les échos de ma mère se sont dissous. Je m’allonge, j’ai à peine baissé les paupières que le sommeil, lourde poigne, me saisit tout le corps détendu. Je suis réveillé par quatre coups, trois serrés puis un dernier comme un son mat tranquille. J’ai l’impression d’avoir dormi longtemps. Je dis timidement sans ouvrir : « Je vais prendre une douche et m’habiller – D’accord, à tout de suite ! », lance-t-elle, joyeusement. La petite ville ne me terrifie plus ; le soleil impeccable lui donne des allures de maquette naïve. La rivière semble immobile, à peine ici ou là des remous écumeux au bord des méandres ; juste pour faire vrai. Le temps, trois jours qui ont déjà commencé, qui s’ouvrent  et filent leur train de sénateur. La mer fait retour, les vagues s’abattent, le destin, mon destin. Soudain : et après ? Après, la peur ? Je n’en suis pas sûr.

Habitué à la baignoire, j’ai beaucoup de mal avec la douche individuelle. C’est la première fois : eau chaude eau froide, curieux robinets de cuivre doux, je n’arrive pas à la régler, puis un vrai bonheur, tout vient d’un coup : le savon parfumé! On dirait que la tension s’écoule par la bonde, et la crasse, et l’angoisse. Des voix viennent pendant la chute de l’eau, je les domine en souriant. Personne ne crie, ne geint, je pourrais rester des heures. Je parviens à fermer les robinets sans réfléchir.

Dans mon souvenir je me revois assis pour mon premier repas. Elle l’a préparé avec la femme de ménage. Délicieux. Le père est là, ne me dit rien, costume impeccable, cravate vive, il sourit aux anecdotes de sa fille. Puis il s’adresse à moi sur un ton familier, me félicite pour mon visage reposé et mes vêtements ; il explique d’une voix sombre que les vêtements appartenaient à son fils quand il avait mon âge ; il est parti faire le tour du monde. Il conclut:

« Il a bien fait. C’est comme ça qu’on apprend.

– Tu te rends compte, il est parti sans un sou ! dit-elle. »

Je suis persuadé qu’ils me racontent des blagues tandis que, les voyant manger, je me perds un peu dans le maniement de la fourchette. Elle se penche vers moi et me montre qu’on ne la tient pas à pleines mains, mais le pouce par-dessus et les doigts au-dessous. Je ne dis rien, m’efforce de suivre leur manière. C’est bizarre pour un clarinettiste de se voir expliquer une chose pareille; je le dis, ils rient. Je rougis. Il termine en remerciant sa fille pour le repas et se propose de débarrasser la table. « Pas question ; je me charge de tout avec toi », dit-elle en se tournant vers moi.  J’approuve avec empressement, débit précipité.

On se retrouve plus tard au salon. ( J’ai vécu l’immense plaisir de faire la vaisselle. La voix de ma mère : « Ah non les jeunes, pas question d’aider, vous êtes foutus de me casser des trucs ! Filez, bande de verrats d’jeunes ! ») Il m’interroge sur la raison qui m’a valu d’être exclu trois jours. Il dit qu’il tient beaucoup à m’entretenir de ce sujet ; trois jours, c’est grave. Je me penche en avant, les coudes sur le jean : je m’efforce d’être posé, reprends l’apprentissage de l’automne, le stylo à bille etc. jusqu’à la fausse falsification par la voisine. Il ne sourit pas, m’interroge sur mille détails, revient en arrière, décroise ses jambes, se penche vers moi pour capter des mots que je prononce parfois sourdement avec la peur au ventre. Je n’élude rien, même pas les vols de feuilles blanches. « Quelle ville ! dit-il en forme de conclusion, quand je pense que j’ai aidé à sa reconstruction… » Silence. Puis, il ajoute d’une voix toute différente, moelleuse, profonde : « Tenez, dit-il, et excusez-moi de vous avoir interrogé aussi longtemps. » Il me tend un mouchoir. Je m’aperçois alors que mon visage est complètement trempé.

Les trois jours filèrent sans que jamais je puisse me rendre compte que j’étais heureux. Je n’eus pas le temps. Un jour nous fîmes un voyage en Belgique. « Histoire de voir un pays étranger », dit-il. Elle, de son côté, me confia qu’il avait envie de voir sa maîtresse belge, tout simplement. Elle rit. Il nous laissa dans une ville frontalière et nous nous embrassâmes entre les deux pays : « Un no man’s land, dit-elle, c’est le pays de l’amour ! » Au retour, pour le taquiner, elle l’interrogea : « Et maman elle est où en ce moment ? » Il hésita, ne sut que répondre et tout à coup : « Peut-être en Angleterre, dit-il. Je crois qu’elle a un concert à Londres demain. » Ce fut ainsi que j’appris qu’elle était pianiste. Je me souviens parfaitement du rythme fou de mes battements de cœur, de ma main qui se crispe sur le siège de la voiture de luxe, de mes cris sauvages, rage soudaine : « Le piano ! Le piano ! » Il s’arrêta sur le bas-côté, se tourna vers moi d’un air interrogateur, calme. J’expliquai ma passion, mon envie, la chose que j’aurais aimé faire le plus au monde, jouer du piano, passer ma main sur un clavier, jamais, jamais je n’avais pu le faire ! « Eh bien, une fois au château, tu iras dans le salon de musique et tu en joueras autant que tu voudras… C’est quand même étrange, tu aurais pu lui faire visiter les lieux, dit-il en forme de reproche à sa fille. » Elle ne répondit rien, rougit et l’on reprit la route.

Il y eut des baisers, des stations interminables devant le piano à queue ouvert. Ce fut seulement le dernier jour que j’eus le courage de frapper des notes ; des accords vinrent lentement. Je me récitais mon solfège avec les harmonies. Durant l’après-midi je renonçai. C’était trop. Je ne me revoyais pas revenir dans la vie avec ce manque. Il y eut une nuit encore ; le matin très tôt je sentis son corps qui se glissait dans le lit, elle me serra sans dire un mot ; elle m’offrit une manière de sac de sport dans lequel elle mit d’autorité les vêtements de son frère qui me convenaient. Je me revois avec ma vache et mon sac, placés d’un côté et de l’autre de mon corps, à l’arrière de la voiture, le père qui me souhaite bonne chance et son regard qui se détourne lorsqu’elle m’embrasse une dernière fois sur la bouche.

Je gardai longtemps ses lettres au milieu des partitions. Trente ans plus tard, à chaque fois que je la voyais présenter le budget du gouvernement à la télé, je songeais en souriant que c’était moi qui lui avais appris les rudiments de l’algèbre.

Souvenirs 3/8 (signature)

Le vendredi, je tends ma feuille d’exclusion à la secrétaire ; elle passe dans le bureau du principal, revient, me demande mon carnet de notes, (je me fais humble ; « C’est pour vérifier la signature » dit-elle), repart, revient après un long moment où je n’en profite pas pour voler quelques feuilles blanches qui louchent vers moi comme l’immaculée conception dans l’église d’à côté ; elle me rend le carnet ; elle a cette réflexion dont la concision m’est un baume : « Les signatures concordent ; tout est en règle ». Je me souviens d’avoir songé que j’eusse été surpris du contraire. La terre est ronde, elle tourne à 30 km/s et je suis l’être le plus heureux du globe.

Il me semble que j’entends l’océan, le ressac, rien n’a été troublé, oui la vraie signature de la voisine était fausse, oui la fausse signature de ma main sur la feuille d’exclusion est la vraie, la seule, celle que j’ai inventée après un apprentissage régulier tous les matins d’automne et que le soleil de fin mai couronne de ses sourires. Je suis pur. Mon avenir est clair : tu imiteras la signature du père et toujours tu suivras la droite voie de cette évidence… au vrai fort biscornue.  Cette aventure me rend subtil. Profite !

En ressaisissant le carnet des mains de la secrétaire, il me paraît indispensable d’en remettre une louche et j’avoue : « Mon père n’y a pas été de main morte ! » Je me passe mes doigts sur la joue pour mimer la gifle. Elle ramène alors d’un geste solennel ses longues mèches en arrière : « Eh c’est que tu ne l’avais pas volé ! », ricane-t-elle en nouant ses cheveux sur la nuque, une pince à cheveux serrée entre ses incisives. Je risque un « Oui, bien sûr ! », les lames de l’océan s’abattent dans l’avance du temps, silence, puis une large plainte écumeuse dont l’insensibilité me frappe au plein du souvenir. Ce flot des eaux, flots du souvenir. Froideur. Elle me congédie du bout des doigts. Décidément j’aurais dû lui voler des feuilles blanches.

J’aime ce largo où tout s’apaise, où les gouttes des secondes quittent leur halètement pour tomber en pluie chaude à l’intérieur du corps défait d’emprise ; je rêve que je ne ronge plus mes ongles ; au prix de mille mensonges, j’ai réussi ; j’écoute dans les couloirs vides l’écho des voix magistrales d’où l’ennui bleu sourd, et cette blague du temps perdu à apprendre pendant des années tant de choses, ma vie, ta vie, loin des émotions truquées et des coups fourrés noirs, qu’as-tu fait toi que voilà de ta candeur dans ce pataugeage de fausseté, de feintes ? J’admire, j’admire ce temps qui vient encore intouché ; espérance de pureté où tout est possible, malgré les coups, malgré la blouse grise, malgré la dissimulation forcée, car le temps est à toi et plus tu avanceras plus tes chances d’être en vérité vont augmenter : je sens que cela est proche et déjà vient vers moi, ce temps où je pourrai dire que je suis loin de la maison prison, au large des écoles, avec la musique que j’aime et des livres et des livres encore. Oh, je compte sur mes doigts les années depuis si longtemps ! Cette fois une seule main suffit pour en faire le total, je frissonne, encore quatre ou cinq ans peut-être à mentir, fais-toi petit, plus jamais de provocations, exulte en te taisant, ne sois jamais sincère. Puisque tu en pinces pour l’intelligence, tu vas capter leurs rites, suivre leurs interdits et balbutier les clichés qu’ils veulent. Ton destin n’est que partie remise, ami, essaie de les comprendre, ils veulent du pluriel et tu es tellement singulier. Cache-toi petit musicien, écris sur ta main : « Prends garde » et sois sournois.

J’applique mon programme à la lettre : lever, déjeuner, ma vache pleine de livres de la bibliothèque (j’ai fourré les manuels sous le lit), l’arrêt devant le collège à l’heure de l’ouverture et mon installation au creux de l’église attenante. En ce lundi, premier jour d’exclusion, mon ombre est petite sous l’aube, épousant les brisures des marches qui mènent au portail XIVème de l’église St Thomas ; j’observe de biais l’endroit où les balles des mitrailleuses ont explosé leurs fleurs poudrées, ogives morcelées sous la grêle des verts de gris ; nos ennemis visiblement n’aimaient pas dieu.

Je songe que c’est le cours d’allemand qui va me manquer le plus, poésie qu’on remâche pour soi, syllabes d’une langue haïe de mes parents, sa proximité me plaît tant, je la touche des lèvres, les humecte d’elle ; j’entends les voix des cantates amoureuses, m’oublie. Le chant s’avance et je l’attends la bouche pleine de ces étranges vocables. Des corneilles, des choucas peut-être, s’abattent au creux du presbytère et rythment de leurs ailes, de leurs cris, mes mots articulés dans le tiède de mai qui garde dans son étreinte un peu de cet humide du tortueux voyage d’hiver.

Et soudain la terreur : surgi du presbytère, le curé s’avance droit devant ; lui qui en vrai perfide se plaint auprès de mes parents de mon absence à la messe – ce qui me vaut un traitement approprié – que ne va-t-il pas croasser s’il me voit ? Je me souviens de ses énormes battoires qui s’abattaient en foudre sur ma tête quand j’étais contraint d’aller au catéchisme. Le bourreau de dieu et sa voix : Dieu est amour. Elle grinçait métallique, la mâchoire inférieure creusée des trous d’une acné mal soignée claquant dans le vide de la nef. Ce bâillement : Dieu est amour et je rentrais au logis pour m’en prendre une parce que j’avais oublié d’ôter mes chaussures crottées, dieu est amour.

Je me précipite à l’intérieur de l’église pour échapper à son regard de rapace, traînant ma vache comme un voleur. Une vision me prend derrière un pilier : un ange vengeur va au tabernacle, s’empare du ciboire pour le balancer à la rivière. Je chasse l’idée, risque une tête au dehors ; le mauvais bougre a disparu dans son aube noire à travers les rues cabossées de la cité blanche de craie. Triste sire ! Je parle tout seul : « Et pourtant, on est en mai, à la plus belle saison ! » Ma voix m’étonne, elle est grave déjà, la nef derrière moi en élargit les vibrations, grotte résonatrice, mon exaspération est portée loin là-bas, du côté de ma naissance. Je quitte les lieux, je crois que je perds l’esprit. Ma démarche est si lente. Je vacille.

À l’instant où je sens que la solitude et le destin vont revenir me disputer la peau, sur l’escalier de la façade sud, en pleine lumière, je découvre au bas de des marches une voiture comme je n’en ai jamais vue ; chaque centimètre carré semble avoir été frotté, astiqué avec soin et les sièges de cuir invitent au voyage ; elle éblouit, scintille, miroite sous le soleil à chaque seconde et elle m’attire avec un tel charme d’étoile que je m’approche pour la toucher. Et je la touche. Elle existe réellement. Je vais déposer ma vache sur le goudron pour l’effleurer de l’autre main lorsqu’une voix sombre où couve un sourire m’interpelle :

« Bonjour ! dit-il en penchant la tête. Vous êtes le collégien qui a été exclu trois jours ? »

Le cœur s’affole. Quel malheur encore ? Un « Oui » étranglé me vient. Assis au volant, il me lance avec joie :

« Venez, montez !

– Mais… » (J’entends ma mère : « Et si on te donne des bonbons tu dis non, et si on t’invite dans une bagnole tu dis non. T’as compris ?  – Non…Euh… oui ! »)

– Venez, reprend la voix. Montez à l’arrière si vous voulez !

– Je… je ne sais pas comment…comment…comment on ouvre la porte ! »

L’homme en costume cravate contourne la voiture d’un pas vif, me serre la main « Bonjour, montez ! » ; il m’ouvre la portière arrière d’une pression sur la poignée.

« Je serai revenu à midi ? Parce que ma mère… (La voix revient : « Et tu montes jamais dans la bagnole d’un inconnu, sinon je te promets une de ces raclées, verrat d’jeune ! »)

– Oui, oui, dit-il en souriant. Ne vous en faites pas, ce n’est pas loin. Promis, je vous ramène à midi ! »

Souvenirs 3/7 (signature)

Dès avant l’aube, je m’installai sous la lampe à l’abat-jour vert, ouvris le cahier de maths et résolus les équations du bout de la plume, sans faire une tache, indifférent au concert des casseroles et des  couverts que la bougresse astiquait mollement sous le jet continu de l’évier. Je guettais. « Qu’est-ce que tu fous là, dit-elle brusquement, y’a pas d’école aujourd’hui ! – Rien, dis-je. » Je fourrageai dans ma vache et repris une lecture abandonnée la veille, vieux roman épistolaire qui n’aidait pas. Les minutes, puis une heure passèrent. Il y eut un petit déjeuner rapide, l’homme au stylo vint avaler son café, se rasa en pestant après avoir aiguisé sa lame sur une lanière de cuir : « Une coupure, une journée qui commence bien ! ». La voix avait des aigus, absence de vibrato qui flottait dans une vapeur de café, sans retomber, perchée là sans pourquoi et frisait la minute d’une incertitude où le destin caracolait défait de perspectives ; quittant la cambuse dans un grincement de porte, il traîna les pieds et je préférai replonger dans ma tragique histoire de femme délaissée écrite autrefois par un styliste épais.  Je guettais l’ascension du soleil.  Je m’habillai gravement, passant plusieurs fois les mains sur ma chemise et mon pantalon court pour en éponger la sueur. Par la fenêtre de la chambrée je lorgnai sur la boîte aux lettres plantée à l’ombre des charmes qui bordaient la route ; son petit volet ouvert au soleil clignait de fraîcheur, suivant la brise matinale,  comme une bouche de zinc qui dit oui qui dit non.

L’oreille aux aguets je poursuivis ma lecture : la pauvre femme était mal partie avec ses rêves d’ailleurs, elle avait des amants auxquels elle écrivait des billets, le texte en était pauvre, à la limite du lisible. J’enviais les amants qui lui répondaient et je songeai un moment que je n’avais jamais écrit de billets. Je découvrais ces incongruités avec satisfaction ; j’aimais la musique des mots  et la collection de mensonges qu’elle proférait à longueur de pages, je sentais qu’une forme de parenté s’installait entre elle et moi, même si à la fin elle allait se jeter à la rivière, j’en étais sûr, l’auteur nous l’avait suggéré dès le début. Je tremblais pour elle et rongeant mes ongles, je continuai la lecture pour vérifier mon intuition. L’auteur s’attardait en toute invraisemblance dans les descriptions de la nature que je sautai. Ces lettres étaient décidément des galéjades pour adultes demeurés et j’envisageai finalement de laisser choir le bouquin. J’aurais voulu qu’elle se balance du haut du pont et qu’on en finisse. Je lus à la va vite les dernières pages qui confirmèrent avec délice qu’elle se jetait dans des tourbillons verdâtres.

Un vélo cliqueta au dehors accompagné de la mélodie d’une chanson à la gomme et mon esprit se révolta contre tant de mièvrerie, le facteur aurait quand même pu siffler le mouvement lent de la cinquième, j’aurais pu le suivre avec les doigtés de la clarinette ; l’étalage de son inculture me blessait, je me repris, pas le temps de refaire le monde, il fallait faire vite. Partitions sous le bras, je me ruai au dehors et comme je claquais rudement la porte, une série de cris accompagna ma fuite ; elle hurlait contre les « verrats d’jeunes », la voix inhumaine se suspendit à ce verdict qui se vaporisa dans ma cervelle ; je me précipitai sur la boîte béante où parmi les courriers je repérai la lettre du collège que je glissai dans les partitions, résolu, mon regard furetant dans toutes les directions. Je me souviens avoir aperçu le rideau de la voisine retomber, lorsque je replaçai les autres lettres dans la boîte.

Je courus vers mon cours de musique et je pris place au milieu des autres ; mon retard ne suscita aucune remarque, le gros chef étant trop occupé à digérer ses deux bières du matin. « Moi, c’est pas pour me vanter, clamait-il, mais le matin il me faut deux demi pour démarrer ! » C’était prodigué comme une vérité incontournable et je suis sûr que cela en impressionnait certains. En solfiant mécaniquement les fadaises, j’observai son visage obtus et bientôt j’abandonnai l’exercice, les autres chanteraient pour moi, c’était déjà bon.

Le Gros disparut en laissant son stylo sur le pupitre. Ma chance. Tout le monde sortit dans un fracas de chaises et de pupitres, bois et métal grondant contre les voix visitées par la mue, et des conversations de haut vol s’engagèrent sur les mérites comparés de la musique classique et du rock ; ils me tirèrent au dehors pour me confronter à leurs considérations, heureux d’avoir sous la main un crétin passéiste. Du fond solide de mes microsillons, je défendis mon Bach et mon Beethoven. « Mais ton Bach, il en a écrit du rock ? – Bien sûr que non ! – Ah, tu vois bien ! » L’argument imparable m’exclut de leur excitation soudaine : je revois leurs visages rouges et leurs jambes qui dansent en rythme tandis que d’autres sur la place lâchent des morceaux d’anglais de cuisine en frappant dans les mains. « T’as même pas de jean ! », me lança un grand au visage couvert d’acné en désignant mon pantalon court. J’entendis des rires, des cris.

Je revins sur mes pas, ouvris la porte de la salle de solfège qui servait aussi aux répétitions de l’orchestre. Des instruments divers ornaient les murs. Forte odeur de poussière, de sueur, de salive, cave éclairée par des soupiraux, un piano au fond, toujours fermé, misère, j’aurais tellement aimé poser mes doigts sur l’ivoire, faire lever un paysage d’harmonies où j’aurais pu errer à loisir. Frisson. Ne perds pas de temps. Il y a un cours après. Vite, allez, allez ! Le stylo du Gros était toujours sur le pupitre, là-haut. Je posai mon pied sur la première marche, partitions sous le bras ; un public derrière moi frémissait, songeant déjà à se taire pour entendre ma vision de la cinquième. Des gorges se raclaient la voix comme si elles allaient chanter, toussotements ; je montai sur la deuxième marche du podium de pin poussiéreux, je sortis la partition d’orchestre que je portais avec moi, le texte sacré m’échappa presque, le public attentif à tous mes gestes fit un petit « oh » surpris, je me raidis courageusement puis gravis la dernière marche d’un mouvement souple comme je l’avais déjà vu dans les concerts sérieux. Je dominai tout l’orchestre ; ils étaient là pour moi, j’ouvris la cinquième en frottant fermement sur la pliure de la partition, tapotai de la baguette posée là sur le bord du pupitre. Silence, le public était tendu, attentif ; j’attaque ! Au bout de deux mesures, je laissai pendre mes bras. Je me retournai, personne, je fixai devant moi les pupitres, personne. Nullement déçu, je goûtai longuement dans le silence de la cave l’énorme tempête que j’avais déchaînée. Puis pris d’un  retour de conscience salvateur, je saisis le stylo du chef, sortis la lettre du collège et signai hâtivement sans regarder la pointe qui zébrait le papier. Il était bon d’avoir répété ! Après un pareil moment, je pouvais attendre la mort.

Elle vint sous les traits du Gros. J’avais encore le stylo en main.

« Tu fais quoi, là ?

– Moi ? Rien. »

Silence. J’en profitai pour replier la lettre et comme il ne prenait pas la parole, j’ajoutai en posant négligemment le stylo :

« J’avais juste un truc à noter, là, c’est à propos de l’ut mineur…, dis-je en lui tendant la partition de poche.

– Quoi, l’ut mineur, fit-il sans accorder un regard au livret que je lui montrais.

– C’est la tonalité de la cinquième !

– Ah oui, pa-pa-pa-poum ! » , fit-il en me fixant de ses yeux rougis, enfoncés dans la graisse de sa face obstinée. Il ajouta :

« Toute façon, nous on joue pas ça ! C’est pour une symphonie, nous on est une harmonie, alors… Bon, le solfège, c’est fini, allez descends de là, bougre d’âne ! » Je murmurai en effleurant la marche du bout des pieds :

« J’aimerais bien, je pourrais essayer d’en jouer, pas maintenant, mais j’aimerais essayer… », dis-je en désignant le piano. À peine avais-je prononcé les premiers mots que je devinai que ça ne serait pas possible. Il se contenta de faire non ; de ses cheveux gominés des épis se détachèrent sur les côtés ; il les remit en place du gras de sa paume. Haut le cœur.

« Toute façon conclut-il, moi, j’en joue pas de ce truc là ! »

Souvenirs 3/6 (signature)

Cette fois, c’est parti, ça va être bon, les gambettes tricotent un rythme rapide, presto la traversée devant l’hôpital – une voiture pile devant moi, hurlements je suis déjà loin – puis l’ascension vers l’église détruite trois fois, aux trois guerres, sa tour jaunâtre rebricolée et le bancal des nefs, l’incongru comme un doigt levé, point d’interrogation du divin cruel qui me regarde souffler dans la côte, courant, courant, petit musicien à la vache aussi maigre que le thorax, souffle court, je me souviens du bruit de mes pas dans l’avenue sèche, défaite d’arbres. Le cauchemar n’est pas fini, car dans ma course, connaissant bien mon monde, je songe aux visages qui m’attendent, la langue de la vipère qui mord, elle m’attend là-haut, ça va mal se passer, et tout ça par vertu – lambeaux de foi assassine qui me tirent vers l’arrière – j’ai cru bon avoir une signature qui vaille, erreur, tu t’es jeté au gouffre, musicien, toi qui sais tenir la note, que n’as-tu sur ce carnet tenu aussi ta langue et signé comme d’habitude, à quoi bon la vérité, quelle vérité ?

Je sens que le corps cède et que je deviens transparent, une absence s’installe et je trouve les appels des corbeaux plus réels que ma chamade blanche, je n’ai plus de pas, je trébuche sur l’entrée du hall, trois marches, elle est là, un instant je suis ravi, je vais mourir, je pense que je meurs, je mourrai dans la honte et l’ignominie, ah ce regard, tant mieux, tant mieux, qu’elle me dévore et qu’on en finisse, je tends le carnet. Elle ne dit rien, se hisse en soupirant sur ses escarpins, feuillette le carnet après avoir humecté son index, rayonnante et droite, je ne vois que sa blouse blanche tachée de sang et là-haut son sourire d’ange déchu, une vipère, une lionne, elle compare les signatures en revenant en arrière à l’intérieur du carnet, serre les lèvres vermillon, sourit enfin avec volupté, ouvre la bouche pour articuler quelque prophétie mal venue, se reprend, suspend ses paroles, me saisit par l’épaule et me pousse vers le bureau du principal, sans parler. Une volée de cloches retentit quelque part, l’église chante, je n’entends qu’elle, on baptise un enfant sans doute en cet après-midi de soleil, il faudra féliciter les parents, c’est un  jour bien choisi, on va croquer des dragées entre deux molaires et moi comme de juste je vais mourir, je veux mourir, je murmure « non » à l’instant où je pénètre dans la pièce du tribunal qui pue l’encre et l’ordre des choses.

La bête est tapie au fond de la grotte, vautrée dirait-on ; le coupe papier à la main, le principal écoute attentivement la prof qui débite son scénario : « Je vous l’avais dit, Monsieur le Principal, je l’avais dit, ce blouson noir, ce voyou a eu tellement peur qu’il a imité avec une naïveté et une audace incroyables la signature qui figure là au bas du blâme. Il suffit de comparer avec les autres. » Elle a oublié son soprano, le ton triomphe gravement ; suffisante et molle, elle lui présente le carnet ouvert ; il fixe l’objet dans le silence, longtemps, mouille son doigt en mêlant sa salive à la sienne, tapote du coupe papier les pages successives, murmure « en effet » plusieurs fois, marmonne « stupéfiant » puis « Quelle audace, en effet, quelle audace ! » Il se renverse en arrière. « Vous avez eu peur, lance-t-il, et vous avez signé pour vos parents ce blâme qui vous condamnait à avouer vos obscénités filandreuses. » Je fais non de la tête. Silence. Je comprends que je ne peux pas évoquer le stylo de mon père, mes exercices, ma mère sans stylo et la voisine ; personne ne me croirait.

Il se redresse, le coupe papier tenu dans la main droite comme un poignard de justicier expéditif, la mort est proche, mon cœur s’arrête, je souhaite que le coup vienne vite et qu’on n’en parle plus. « Tu sais ce qui t’attend ? » Le tutoiement m’épouvante, je murmure : « La mort !  – Qu’est-ce que tu dis ? – Rien, dis-je.»

« Ce soir même, reprend-il, conseil de discipline, je demanderai ton exclusion temporaire pour trois jours. Et tu sais pourquoi ce ne sera que temporaire ? »

Je fais non de la tête. Il soupire.

« C’est ton jour de chance, sourit-il. Tu as de bonnes notes et je ne voudrais pas embarrasser les bons parents qui font de toi un excellent élève.

– Mais enfin, Monsieur le Principal, dit la prof (elle a retrouvé ses aigus sifflés), pareille indulgence… Une exclusion définitive me semble…

– Nous aurons, madame, l’occasion d’en discuter au conseil de discipline. À ce soir dix-sept heures ! Et toi tu attendras notre décision dans le couloir ! »

Elle quitte le bureau en soupirant. Il me toise, quelque chose le chiffonne, un scrupule. Je bouge mes jambes alternativement, un gravier me perce la plante du pied gauche. Il reprend :

« Une chose m’attriste, dit-il en reposant d’un geste brusque le coupe papier à côté de mon carnet. C’est ta lâcheté ! Toi, un élève aussi intelligent, comment as-tu pu croire un moment qu’en signant toi-même ce blâme, tu nous duperais à ce point, alors que dans ce carnet figurent partout ailleurs les signatures de tes parents ? Es-tu lâche à ce point pour refuser d’affronter tes bons parents… tes bons parents qui font tant de sacrifices pour tes études ? Je souhaite que cette épreuve t’amène à assumer tes responsabilités. Je le redis : tu es un lâche et contre tes manigances ainsi dévoilées, notre décision je l’espère fera de toi un homme ! »

Je piétine sur place. Je souris de pitié, mais je me garde bien de rien laisser paraître. Je conserve sciemment un air buté. Il crie :

« Tu vas arrêter de piétiner comme ça d’un pied sur l’autre, c’est agaçant à la fin ! » Silence. Une faiblesse m’assaille : je revois le visage engageant  de ma voisine, j’ai à la mémoire les odeurs chaudes de son intérieur rassurant.  S’il n’avait pas hurlé, qui sait, je lui aurais peut-être tout avoué. Par distraction, je fais non de la tête. « Et arrête de dire non comme ça, c’est exaspérant ! Allez, file ! » Je m’enfuis en boitillant.

En fin de journée, j’attends la décision dans le couloir, lorsque mon « élève » s’approche. Elle est venue me soutenir, elle me demande si ça me gêne et me prenant le bras, elle murmure :

« S’ils te virent, je fous le camp aussi !

– Ce sera trois jours, je crois.

– Tant mieux, tant mieux, dit-elle d’une voix chantante, ça nous fera trois jours de balade… Allez, courage musicien et on se revoit demain matin ! » Elle me pousse dans l’embrasure d’un porte close et dépose un baiser sur mes lèvres.

Rien ne peut plus m’atteindre et quand la porte de la salle s’ouvre découvrant les profs assis sagement comme des figures de cire, je ne flanche pas, ne bouge pas (j’ai eu largement le temps cet après-midi d’ ôter le caillou qui me blessait le pied) et la voix lointaine du principal m’annonce : « …trois jours d’exclusion à partir du lundi suivant… signé des parents… et gnagnagna… en espérant que, etc. » La porte se referme derrière moi.

Fier de n’avoir jamais dit une vérité impossible à admettre, je songe en quittant le collège à la manière dont je vais soustraire le courrier – une chance, le lendemain est un jeudi sans école – et signer moi-même mon exclusion temporaire, puisque ma fausse signature est dorénavant la seule authentique.

(à suivre)

Souvenirs 3/5 (signature)

Comme elle chantonnait en faisant sa vaisselle, mon coup de sonnette resta sans réponse et dans ma hâte je forçai la porte d’entrée. Sa voix de miel me guida, elle chantait « L’eau vive » ; d’instinct je me surpris à faire dans le vide les doigtés de la clarinette, un dialogue déjà. Mille odeurs vinrent à ma rencontre : oignons frits, lessive, cire d’abeille, tant de douceurs larges ou âcres qui prenaient le corps entier, faisaient crouler de plaisir le visiteur de ce que l’on avait du mal à nommer une maison, une grotte bien plutôt, bourrée à craquer de meubles et d’objets qui allaient du chaton de porcelaine au rapace empaillé avec une dilection pour l’inutile, le décoratif, accumulation de corbeilles, de livres, de bouteilles miroitant sous la lueur tamisée des rayons du jour. J’aspirai à pleins poumons, ma peur reflua, et sa voix tout soudain monta vers moi ; même surprise, elle résonnait balancée doucement entre les murs qu’on aurait cru arrondis.

« Tu m’as fait peur, petit musicien ! Bonjour !

– Bonjour ! Je suis désolé, vous savez, désolé… je…

– Oh, mais que tu as l’air en peine, pauvre petit, que tu es pâle, tu es malade ?!

– Non, Madame Gaspard, n’allez pas croire cela.

– Ce que tu es drôle, fit-elle en riant. Toujours ce très curieux langage avec lequel tu t’exprimes !

– Pas du tout, Madame Gaspard, ce sont des mots que j’ai lus dans les livres. Et vous-même ne parlez-vous pas ainsi ?

– Oui, oh je sais bien, mon petit, ce n’est pas avec tes parents ni à l’école que tu pourrais en faire usage… Pardon, je ne devrais pas ; mon Dieu, suis-je folle !

– Je vous en prie, Madame Gaspard ! Je sais ce qu’il en est.

– N’en parlons plus. Quel bon vent t’amène ?

– Un ouragan, Madame ! Une histoire de stylo ou plutôt, devrais-je dire, un problème de signature. »

Elle déposa son petit corps tout rond sur une chaise de la salle à manger et, tapotant du plat de la main sur la table d’ébène, elle me fit signe de m’asseoir en face d’elle. Je posai ma vache devant moi, fixai un moment ses boucles déjà grises, croisai son regard interrogatif.

« J’ai écrit quelques obscénités dans un devoir de biologie et le principal du collège m’a très légitimement sanctionné d’un blâme.

– Un blâme, voyez-vous ça ! Les obscénités devaient être bien explicites pour que tu subisses pareil traitement ! Et tu ne veux pas m’en dire davantage ?

– Non, je n’y tiens pas. Il s’agissait là voyez-vous d’une explosion d’adolescent exaspéré et c’est sans importance.

– Je respecte ton silence. Si tu le veux ainsi, passons, passons…

– Merci. Voici le but de ma visite : ce blâme il faut le signer ; or mes deux parents n’ont pas de stylo. Par ailleurs ma mère dit que vous pouvez signer pour elle.

– Voilà une bien curieuse requête !

– Je le concède volontiers.

– Donne-moi ce carnet… Voilà ! Je signe avec son nom… Quelle idée ! Allez, dépêche-toi, tu vas être en retard, ce n’est pas le moment. »

Je fourrai le carnet dans ma vache, la remerciai d’une longue poignée de main ; elle prit le temps de me dire avant de refermer la porte :

«  Essaie, si tu le peux d’être indulgent avec les adultes, ils en ont tant vu, tu sais.

– Je m’en doute, mais parfois vous savez…

– Je sais, petit musicien. Fais au mieux et si…

– Oui, merci, je reviendrai. »

Après avoir serré ma vache entre les genoux, je lui emprisonnai la main une nouvelle fois entre mes paumes menues, prière fervente.

Dans le silence, elle me fixa en souriant et de sa main libre elle essuya ma joue.


Souvenirs 3/4 (signature)

Je rentre, vache à la main ; une eau saumâtre m’envahit le palais et au lieu de traîner la misère de mes pas, je me rejoue l’océan découvert l’été dernier, griserie des ressacs, le sel partout dans les interstices de la peau brûlée du soleil et l’infini à perte de vue, ah le mystère des laisses souriantes inscrites sur la plage comme une immense signature du monde à chaque marée, algues et coquillages artistement tressés par le hasard des eaux. La signature fait retour : ma cervelle blessée – qu’avais-tu besoin aussi d’écrire ces cochonneries ? – n’hésite pas, aucune tricherie possible. Le cœur me manque, je crois que je vais m’effondrer, il faut, tu m’entends, il faut que ce soit ton père ou ta mère qui signe ! Tu n’as pas le droit de jouer au plus fin, l’affaire est trop sérieuse et puis de toute façon le stylo c’est seulement le soir, or là c’est pour tout à l’heure, donc goulet d’étranglement, horizon clos, l’horreur.

En passant devant l’hôpital je croise une mère qui porte sa fille dans les bras ; la petite est évanouie, ses tresses pendent dans le vide de chaque côté de la tête. La mère avance à pas précipités, sa jupe vole ; j’ai le temps d’apercevoir son visage ravagé de larmes, le rimmel lui fait un teint noirâtre, deuil aux pommettes : c’est peut-être ça une vraie mère.

Je pose ma vache dans le couloir et rejoins la nichée qui s’installe. C’est chou et jambon. « Passez vos auges ! », grince-t-elle debout. Cliquetis d’assiettes. « Pas tous en même temps ! Bande de gorets ! » Le père trône là-bas sans sa blouse de travail. S’il n’a pas la blouse, il n’a pas ramené le stylo. On mastique. À mon « Passe-moi le sel ! », elle répond : « T’en as pas besoin. Et on parle pas à table ! » Pendant tout le repas le bougre marmonne des histoires filandreuses : « Alors moi j’y ai dit…. Et comme ça y m’a répondu… tu penses, je me suis pas laissé faire et j’ui ai dit d’aller s’faire voir, non mais. » Elle fait oui de la tête, mâchonne du pain, file une beigne du revers de la main à la fille qui est assise à ses côtés et ne veut pas manger. « Mange ! Et ne chiale pas, hein ? Est-ce que chui du genre à pleurer, moi ? »

Dans mon souvenir, ce repas fut un éclair ; je me retrouvai dans la chambre à ronger mes ongles.

Je crois que je dors un peu. J’entends la porte qui claque. Il s’en va, il s’en va ! Je me précipite dans le couloir, je crie : « Non ! ». « Qu’est-ce que t’as, toi ? », lance-t-elle en essuyant ses mains sur le revers du tablier gris. « Eh, faudrait p’têt déhotter d’là, les jeunes ! Allez, ouste, à l’école ! » « Justement, justement ! », dis-je en me penchant vers ma vache. Et tout d’un coup je devine que ça va être impossible ; je me souviens qu’il avait fallu trois jours de négociations et rappels pour qu’elle signe sous le règlement intérieur du collège à la mention : signature de la mère.  Je m’affole, je ne peux plus tenir debout, je m’assieds dans le couloir, tête penchée, comme à la guillotine. « Qu’est-ce que tu as toi ? », reprend-elle. J’ouvre ma vache, sors le carnet en une tentative désespérée, elle me toise comme on le fait d’un chien qui va mordre, mais je dis très vite : « Il faut signer, il faut signer, il faut signer ! » Je me redresse, elle n’a pas saisi le carnet dans ses mains. « C’est quoi d’ça ? » Silence. « Et pis j’ai pas de stylo. » Je murmure : « Il faut signer, il faut signer, il faut signer. » Silence. Et là, j’avoue que ma mère a un trait de génie mémorable : « Va voir la mère Gaspard, chui sûre qu’elle a un stylo ! » La voisine, bien sûr, que je suis bête, la voisine ! Je fourre le carnet dans ma vache, la reprend machinalement par la poignée et me rue au dehors. À l’instant où je franchis le seuil, la voix de ma mère me parvient (second trait de génie) : « Dis à la mère Gaspard de signer pour moi, c’est du pareil au même ! » Décidément, c’est mon jour de chance !

Souvenirs 3/3 (signature)

Avec l’allongement des jours, mes mardis s’illuminèrent. Avant la fin du cours, je préparais mes lèvres en les humectant. « Tu es quelqu’un », fit-elle un soir après le baiser. Elle me pinça les épaules de toute la douceur de ses paumes. « Je ne sais pas. », dis-je sur un ton qui s’envolait au-dessus de la portée, « Je ne sais pas. – Oui, mais moi je sais !», répliqua-t-elle.

Le matin, les camarades continuaient leur petit jeu : « Salut, le lèche-bottes ! ». La fine mouche n’en perdit pas une miette et peu après notre premier mardi, elle chassa mon voisin du pupitre double : « Barre-toi de là ! », lui dit-elle. L’autre protestant, elle lui indiqua une place devenue libre, la sienne. Lui : « Je vais pas m’asseoir à côté d’une gonzesse, tu rêves ! » Elle : « Je te demande pas ton avis… Va là-bas ! Moi, je veux être à côté de lui ! » Elle me désigna du menton.

Et l’on vit ce que l’institution n’avait jamais vu ; la stupeur passée, les profs durent s’adapter : qu’auraient-ils pu objecter ? Il y eut des réunions improvisées : devait-on tolérer pareille incongruité, un élève et une élève côte à côte ? « Je l’avais dit, la mixité, c’est la décadence !», confessa un prof de latin en revissant sa cravate. « Quelle époque ! », cria son collègue d’histoire, spécialiste de la monarchie absolue. « Si on lâche là-dessus, c’est le désordre assuré !», conclut le prof de maths.

Ce chaos soudain fut recouvert par le limon des jours et, réjoui, je poursuivis tranquillement mes cours du mardi, si bien que mon « élève » se hissa dans les premières en maths. Le prof en fut tourneboulé ; il confia à un collègue lors du conseil de classe de printemps : « Si les filles deviennent bonnes en maths, moi je claque ma démission ! ». Pour manifester sa réprobation, il se prit deux semaines de maladie.

Le coup d’éclat qui me permit de rejoindre la cohorte des mauvais, des vrais méchants, me vint à l’occasion d’un contrôle de biologie. Parmi les questions diverses, il nous était demandé d’énumérer les parties du corps humain avec leurs organes. J’écrivis : « Le corps masculin se compose d’une tête avec le cerveau, du tronc avec les bras, le cœur et les poumons, de l’abdomen avec l’estomac et les intestins duquel pendent (le plus souvent) la bite et les couilles, le tout planté sur deux jambes ». Je trouvais ma description schématique, insuffisante, mais je me rattraperais sur les autres questions.

La prof de biologie étant une rapide, il me fallut attendre deux semaines avant de me retrouver dans le bureau du principal. Ma copie gisait devant lui, ornée d’un rouge vif qui encadrait le passage controversé. Une dizaine de points d’exclamation se pressaient dans la marge. L’instant était solennel à souhait ; les poussières dansaient comme un écran agité entre lui et moi ; un soleil magnifique éclaboussait la croisée ; derrière moi, mon accusatrice soufflait de tous ses poumons. Les mots tombèrent comme des épées qui se croisent ; ennemi de toute violence, je laissai le duel se dérouler sans moi, il ferrailla seul. Ce fut sobre et ridicule. Surnagèrent les mots intolérable (cinq fois), ignoble (deux fois), la prochaine fois conseil de discipline (deux fois aussi). Il me sembla qu’il prononçait de sa voix plombée quelque chose comme : « Vos pauvres parents », mais sur ce point mon souvenir défaille un peu. Ce fut grave. L’ouverture de mes lèvres eût provoqué une grêle d’invectives et je préférai appliquer la bonne vieille recette des familles : ferme-la !

Pas un mot, pas même « oui », rien. La prof de biologie me saisit par l’épaule – l’autre avait fini son exercice de rhétorique avec basse obligée – et me hurla dans l’oreille, presque un cri : « Et signé par vos parents ! » Ce soprano ! Colorature, avec trilles et acrobaties. La voix ne ponctua pas, elle résonna dans le vide. Je laissai les secondes aspirer cet instant virtuose, sa bouche pendait à deux doigts de mon visage, je lus en un éclair la crispation de sa mâchoire inférieure qui, mécanisme rouillé, semblait grincer puis claquer. « Et signé par vos parents ! », reprit-elle ; je m’écartai de son haleine caféinée, effrayé de tant d’insistance. Savait-elle pour l’imitation de la signature ? Impossible, même sous la torture ne n’eusse rien concédé, sur ce point au moins j’étais en position de force.

Une faiblesse pourtant m’assaillit au retour ; il était entendu que ce blâme (car j’écopais bien d’un blâme) devait être signé pendant le repas de midi et que j’allais devoir le présenter à deux heures à la prof. Malheur des externes ; interne, j’eusse bénéficié d’un délai. La poisse.

Souvenirs 3/2 (signature)

J’étais fier de mon secret. J’avais appris par ouï-dire que la cinquième symphonie dont je m’abreuvais les oreilles était dite « du destin ». Tandis que le microsillon tournait en crachotant les poussières de la chambrée, je répétai tout l’hiver : j’ai un destin, j’ai un destin.

Avec les beaux jours, mes aubes furent illuminées de succès scolaires ; j’avais pris l’habitude de travailler leçons et devoirs sous l’abat jour vert et je crois me souvenir qu’au-delà de l’absence de remarque de la bougresse (ma présence au bureau était désormais incluse dans son lever), j’eus la chance de clore le mouvement lent de mon concerto pour hautbois d’amour (sur du papier à musique que j’avais fini par voler chez un libraire) ce qui augurait d’un printemps en tous points étonnant ; au grand dam des profs, je rendis quelques devoirs à la maison écrits au stylo à bille ; mes travaux étaient bons et ils ne protestèrent pas trop. Ils m’avaient à l’œil pourtant, car jusqu’alors j’étais un élève correct et voilà que soudain je devenais bon. Il se murmura que je trichais ; leurs regards venimeux ne trompaient pas, ni les remarques froides lorsqu’ils jetaient ma copie sur le pupitre : « Excellent, comme d’habitude ! Enfin… » Je rougissais, les gars se retournaient vers moi en ricanant, les filles me regardaient les yeux pétillants, troubles alarmes.

Je devenais agaçant. Ils argumentaient à haute voix dans la salle des profs : « Comment un enfant d’un milieu aussi modeste peut-il ? Enfin… tout de même, c’est incroyable ! – Et vous savez, dit une voix féminine, il est calé en musique, c’est inconcevable ! » Un troisième ajouta : « J’ai l’impression que je suis inutile et qu’il sait par avance ce que je vais leur enseigner, c’est intolérable ! » Un autre plus malin, risqua un projet révolutionnaire qui fit trembler le corps professoral dans son entier : « Je veux en avoir le cœur net, je vais l’interroger à l’oral, il ne pourra pas tricher. » Tous s’écrièrent : « À l’oral, tu n’y penses pas ! Mais où va-t-on, si on leur laisse la parole ? C’est absolument antipédagogique ! »  Il reprit avec entêtement : « Je veux en avoir le cœur net ! ». On s’écarta pour le laisser passer lorsqu’il repartit  pour son cours ; sa blouse grise prof de maths tachée de poussière de craie multicolore dégageait comme une odeur de soufre.

Il me fit venir au tableau, me posa un problème d’algèbre que je résolus en quelques minutes. Je développai tous les raisonnements et ne desserrai pas les dents. Dépité il murmura : « J’ignorais… à ce point ! Enfin ! », et je repris ma place tandis que mes bon camarades me traitaient de lèche-bottes.

Ce fut ainsi que j’entrai dans la confrérie étriquée des excellents où l’on crève d’ennui.  Il allait me falloir frapper un grand coup pour retrouver la compagnie des médiocres. En attendant, les filles faisaient voler leur jupes de printemps autour de mes mollets – je portais encore des pantalons courts alors que mes jambes se couvraient de poils – et leur approche parfumée de violette ou d’eau de Cologne me terrifiait ; leurs flatteries soprano me rappelaient ma propre voix qui quelques années auparavant solfègeait aérienne au-dessus des pupitres ; je l’avais égarée dans les corridors des saisons recuites et le grave qui lui avait succédé vibrait toujours par à coups, cassures d’un larynx trop neuf que je n’avais pas eu l’occasion d’exercer dans la cambuse parentale.

Une pourtant se risqua un soir de décembre à me tirer par la manche ; elle me poussa dans une classe vide, les deux mains contre mes omoplates. Épouvanté, je crus qu’elle allait vouloir m’embrasser et je levai instinctivement mes avant-bras comme je faisais chaque jour lorsque la bougresse venait droit sur moi (ce qui me valait pour le coup une vraie gifle ; « Tiens, tu ne l’as pas volée celle-là ! »)

Elle s’assit sur une table : « Ici, ce sont tous des cons, tu m’entends, tous ! » Ses yeux bruns se mêlaient d’ocre suivant leur orientation sous la lumière cafardeuse des globes électriques ; au bord de sa pupille je crus apercevoir un liseré bleu comme une goutte d’eau de mer égarée. « Tu m’entends ? », reprit-elle. Je ne dis ni oui, ni non, je me noyais, je tremblais. Elle me saisit les poignets : « Ce que je veux c’est les écraser tous, tu m’entends, tous ! » Elle tira sur les manches de mon pull trop court. « Alors, voilà, y’a qu’en maths que je n’y arrive pas. » Elle replaça une mèche derrière l’oreille, geste que j’interprétai comme le fin du fin de l’élégance. « Tu vas me donner des cours. Tous les mardis. On commence maintenant. » Je murmurai sans oser la regarder : « Ça tombe bien, le mardi j’ai pas musique.  – Je ferme et j’éteins, comme ça on se fera pas repérer, dit-elle en appuyant  la porte. » Elle pesa sur l’interrupteur d’un geste rapide, s’installa devant un pupitre.

J’ai encore à l’oreille ma voix qui hésite entre le grave et l’aigu, expliquant les ruses minables des x² et des y-1. J’invente des problèmes, elle les résout maladroite de son crayon courant à vive allure. « Va doucement, dis-je. Réfléchis » Elle écrit. Je corrige. Elle interroge. Je réponds. Les cris du dehors soulignent le silence, emplissant la pénombre qui descend. Quelque part des pies bataillent dans les marronniers ; éclatent au bord de la nuit les sifflements horizontaux des merles hystériques. Ma peur se tasse, j’explique, mon baryton parvient à se poser sur le velours du temps. « Pour aujourd’hui, ça va », dit-elle tout à coup. Elle remballe son cahier en tenant le rabat de son cartable sous le menton. Elle prononce alors distraitement ces paroles : « Passe ta langue sur tes lèvres, elles sont sèches ». J’obéis aussitôt et elle dépose sa bouche sur la mienne. « C’est bon ? », dit-elle. « C’est bon », dis-je.

Souvenirs 3/1 (signature)

L’arrivée du stylo à bille fut la grande aventure des années cinquante dans la salle à manger encombrée de la table, des chaises et d’un minuscule bureau où reposait la bête glissante que je dérobais régulièrement tous les matins. Le bougre laissait tomber chaque soir l’objet sur le pseudo bureau, la tentation était si énorme qu’avant l’aube je me levais dans les dernières alarmes nocturnes, prenant garde à ne pas faire craquer le sapin des planchers, je glissais mes pieds nus sur le sol veineux, allumais la petite lampe à l’abat-jour vert, sortais mes affaires de classe pour faire semblant, au cas où, et enfin, triomphe, j’allongeais mon bras vers la chose cliquante, je faisais pression sur son extrémité fragile et après un déclenchement métallique dont j’étais persuadé qu’il allait mettre le feu à la baraque, je voyais surgir du corps ventru de la bête en plastique la pointe bic rêvée ; l’aube naissait au même instant

Je m’essaie. Je trace la signature du père sur une feuille volée au collège.

Ce vol est un hasard, une porte ouverte par mégarde, la secrétaire partie, ma chance, je marche droit au bureau, somnambule je prélève deux feuilles que je fourre dans ma vache, repars à reculons, joie de voler un espace vide, papier non ligné enfin.

Ma main écrit, dessine plutôt sur l’immaculé du papier bloqué par mon avant-bras gauche.  Je songe que quand on recopie la signature de son père, il convient de le faire lentement à partir du modèle, puis d’accélérer peu à peu ; le clarinettiste que je suis connaît la technique. J’aurais pu utiliser du papier à musique mais il m’était trop précieux pour la composition de mon concerto pour hautbois d’amour, deux bémols à la clef, sol mineur, fa dièse accidentels. Rêverie. Mes doigts se crispent sur le corps oblong du bic gris vert, le nom du père affleure, boucle puis trait oblique, graphe ascensionnel d’une naïveté grandiose, machine à signer qui balbutie, l’enfance reflue, je fais mes gammes ; traçant la signature, j’entre dans la géométrie adulte ; la bille s’enfonce sans bruit dans le léger mou du papier, volupté d’une caresse qui reste. La page est presque pleine, le rythme commence à suivre.

J’entends un 2/4 sur le carrelage. « Tu fous quoi, là ? Tu peux pas dormir comme tout le monde ? » Sa chemise de nuit s’anime quand elle me tourne le dos. Elle n’a rien vu, j’ai eu chaud. Elle hausse les épaules. Je remets rapidement le stylo à sa place sans rentrer la bille, tant pis, je ne peux pas prendre le risque du déclic, je cache la feuille en replaçant mes devoirs devant moi. Je lis le manuel : « Le comportement prédateur de la vipère aspic ». Le chapitre est illustré de dessins approximatifs ; la tâche consiste à apprendre les différentes parties de la bête. Je sais. Je referme la chose, range tout négligemment dans ma vache, ressors le livre de français, fais mine de lire sans bouger. Entre deux déglutitions de café, elle repart à l’attaque : « Tu peux pas faire tes devoirs le soir ? » J’ose tourner ma tête vers elle, regard fuyant, je fais non. « Qu’est-ce qui m’a foutu un gosse pareil ? Toujours à lire ! Allez ouste, du balai, file t’habiller ! »

Plus tard, mon chocolat au ventre, je m’estime satisfait, l’affaire avance, encore deux ou trois matinées ; mon pied trébuche contre une betterave éclatée, je jure, vache à la main, manquait plus que la pluie, j’arrive trempé au collège.

Au milieu des appels et des froissements de gravier, je ferme mes tympans en me concentrant sur la nausée qui monte et malgré les tapes dans le dos, je m’isole dans un coin du préau, fixant l’extrémité de mes chaussures en carton bouilli gorgées d’eau. Une valse me remonte, en mineur ; pense à autre chose, la signature est une affaire de rythme, exerce-toi. Un souffle violent ride les flaques de la cour ; ne dis rien, efface-toi, continue.

Voix grave et voix aigue dialoguent : « Je ne peux pas lui demander tous les mois de signer mon carnet de notes . – Elles sont bonnes tes notes, tu as peur de quoi ? –  De son regard, de son agacement, il s’en fout trop, ça me fait honte. Disons que je ne veux pas le déranger. – Tout ça pour ça ? – Oui, Tout ça pour ça. »

Plusieurs aubes suffirent. J’avais la main. Quand le printemps arriva, j’étais l’auteur de toutes les signatures sur mon carnet de notes, sauf de la première qui m’avait servi de modèle et que j’avais arrachée à mon père je ne sais plus comment, un jour de distraction sans doute.

Souvenirs 2 (piano)

Mes bougres de parents, assommeurs légendaires, surgis comme la vague des plus anciens temps de violence, campés sur la religion des interdits, distribuaient gifles à foison, grêle sur mes épis et, coiffé au bol, je courais dans les rues de malchance, décavé, naïf, proie des ombres grandes, affamé d’absolu et gavé de nouilles sans sel ni beurre.

J’avais de ces candeurs… je me souviens de Lui appuyé contre la barre de la cuisinière, rabattant sa mèche bouclée qu’il collait de salive sur son front, le bras droit levé, imitant Méphisto, un Adolphe qui lui avait valu cinq ans de camp avec pour seul langage retour un plattdeutsch qui faisait frémir les lambeaux roses de la tapisserie : verfluchter Mensch ! La peur était aux murs, il hurlait, j’y croyais vraiment, et dévalant plus tard les rues pour échapper à la voix, au martinet de la mère en furie, je comptais mes abattis, deux jambes qui tricotaient, la main droite pour me protéger les yeux d’un revers improbable et la gauche pour tenir mon pantalon court filant sur les genoux. La peur était très bonne conseillère, je restais souvent quoi, trois heures peut-être dans la maison d’en face, inhabitée et tellement hospitalière, j’emplissais mes poumons de ce havre moisi, amertume aux murs verts de gris comme l’uniforme qui dix ans auparavant encore etc. Le silence me tombait sur le râble, interrompu seulement à travers la fenêtre brisée (bombardement ?) par le pas du cheval qui apportait le lait aux enfants sages, donc pas pour moi qui n’étais – ah la voix féminine, âpre – au fond qu’un sale jeune, sorte de fumier de jeune, excroissance superflue de ces parents à bout de course, épuisés à trente cinq ans par des années de séparation dans laquelle les boches jouaient un rôle non négligeable.

Verfluchter Mensch ! résonnait encore dans les pièces vides de la maison d’en face, caverne, résonateur, silence, soudain plus rien et, tendant l’oreille, j’écoutais un piano cognant dans la maison voisine de la maison d’en face, écho romantique de mes premières heures seul ; j’avais enfin le droit de recouvrir la voix hurlée d’un velours touché, ivoire noir et blanc, feutrines frottées comme des pas de danse, ma mie, lettre à Élise, tu as vu ce miracle, oui, nous irons toujours au bois, c’est possible puisque je le vis, puisque cela a pu se produire un jour de mai mille neuf cent cinquante cinq quand le printemps m’a cueilli au frais du drame de cet après-midi et que l’on m’offre des notes, ce baume partition, j’entends le raclement de la page qu’on tourne sur le bord du pupitre, la main est féminine, elle a un peu plus que mon âge (douze ans ?), je ne la vois pas mais j’en suis certain, j’ai droit au tapotis répétitif qui me fait au cœur – diastole systole – une terreur symphonique, timbales frappées, je devine les doigts, et je les divinise au bord de mes tympans. Elle a beau reprendre mi ré mi mille fois, ce n’est jamais assez puisque le Verfluchter Mensch remonte dès qu’elle s’arrête – mais qu’est-ce qu’elle fiche ? – ah oui, travail de la main gauche qui en ascension extension viendra contrer tout à l’heure le mi ré mi dégringolant, bien sûr, bien sûr.

Je m’approche de la paroi sur la pointe des pieds ; je colle mon oreille contre le mur et j’entends la lettre comme si j’étais dans la pièce, puis ça s’arrête. Une petite voix :

– Il ne reviendra pas, hein, il ne reviendra pas ?

– Non, dit une voix plus grave. Joue ton morceau !

– C’était la guerre ?

– Oui, c’était la guerre.

Souvenirs 1(mutation)

A dix-huit ans, mon père, au grand dam de sa femme, eut l’idée folle de nous emmener dans une grande ville du sud alors que nous avions toujours vécu dans une petite ville du nord.

Je me suis formé seul à la lecture de Rousseau et Kafka, personne ne m’a tenu la main par les chemins de Platon et de Kant, quelque chose vibrait, enfantin et puissant, dans l’évidence du temps. Je méprisais la publicité, la télévision et le rock. Moi qui sortais d’un milieu défavorisé où l’on malmenait les enfants, je m’arrachai à la glaise du néolithique (le père de mon père avait remué la terre des autres, toujours bêchant) et je trouvai honteux de perdre mon temps à autre chose qu’à lire des classiques et à écouter de la vraie musique (classique elle aussi). Je me souviens d’avoir parfois croisé des maîtres, mais mon esprit en friche s’attachait à des figures adossées à la tradition et, provincial d’après-guerre, j’auscultais les formes muséales sans souci des œuvres qui reflétaient notre présent. J’aurais pu voir dans la main serrée d’Olivier Messiaen ou dans telle représentation du Living Theater de Julian Beck un stimulant pour pénétrer enfin dans mon époque, mais j’avais tant à rattraper que mon esprit fureteur ne mordait que vers l’arrière, alors que la civilisation accélérait le rythme de ses inventions bouleversantes.

A dix-neuf ans, j’ai passé mon premier appel téléphonique depuis une cabine de la poste centrale de Toulouse. Impossible de faire autrement. Pas de téléphone dans les rues ni dans les foyers. Je décrochai quand l’opératrice me dit d’une voix à l’accent à peine compréhensible pour ma tête de pioche septentrionale que j’étais en ligne : je tremblais. Je n’étais pas fait pour cette magie noire qui parle dans le crâne : j’étais si encombré des voix d’antan que le message administratif qui me fut délivré lors de mon premier emploi (« On vous attend », la voix était grave, le ton légèrement agacé) éveilla en moi les atermoiements abyssaux du personnage principal du Château.

Perdu dans la ville, sans visage familier, enfoui dans le papier imprimé et les houles craquantes du microsillon, j’ai cultivé un idéalisme de pacotille qui ne me valut que des rebuffades. Surnourri d’effets stylistiques et d’idées peu communes (les journaux ne m’inspiraient que du dégoût), j’avançai sur les boulevards de la ville en fusion, trébuchant sur la moindre remarque, étonné même de vivre encore au milieu des passants au sabir inconnu.

L’obligation de gagner ma vie me sortit de cette terreur de vieillard. A ceux qui en pinceraient pour l’héritage somptueux, j’affirme qu’il est parfois bon d’être fils de pauvre. Je m’arrachai à l’encombrement de ma cervelle – si semblable à celui de la ville rose, alors grisâtre et klaxonnante, arrosée d’insultes –  et souriant des beautés du passé, ahuri par la vivacité énervée de mes contemporains, je dus donner des ordres (j’étais surveillant de lycée), étaler mon savoir (je devins professeur remplaçant), et ce fut ainsi que mon larynx consentit à se désencombrer de l’autrefois. Je devins jeune, résolument moderne.

La sénescence qui me menaçait à court terme se mua peu à peu en une suite dynamique de décisions à prendre qui m’assura que je n’avais à redouter que moi-même. Le vent de la bêtise commune vint à ma rencontre, j’étais sauvé. J’entrai dans les mythologies du temps : gauchisme, musique rythmée toujours de la même manière (celle-ci a à peine bougé), critique du gouvernement et guitare en bandoulière. Je l’avais échappé belle.

Les boeufs de Laon (la montagne couronnée 11)

Il est naturel que les bâtisseurs aient voulu placer les bœufs en haut de la cathédrale. On dit que les hommes du temps  ont ainsi voulu saluer les animaux qui tirèrent les pierres depuis le Chemin des Dames. Je me suis amusé dans La Cité Intérieure à rêver autour de cette présence : les bœufs sont des modèles d’édification ; bœufs, ils expriment l’idéal religieux de l’abstinence sexuelle ; juchés là haut, ils sont lestés d’une symbolique simple : plus je monte plus je m’éloigne du monde, c’est le retrait chrétien ; ils deviennent ainsi des intercesseurs entre le ciel et la terre, prêtres, moines, chamanes, etc.

Ces jongleries cependant ne suffisent pas. La simple observation me convainc d’autre chose. Comme l’a parfaitement rendu Villard de Honnecourt dans son dessin bien connu et que mon éditeur imprimeur (inoubliable Jean Le Mauve) a reproduit dans mon petit livre, les bœufs sortent leurs têtes de l’alignement des tours et cette « charmante fantaisie » (Proust) donne aux animaux placides, balourds, des allures de concierge intrigué, bêtes curieuses qui semblent passer leurs têtes par l’embrasure de fenêtres que les dentelles des tours ménagent au milieu des nuées. Très vite, je sens qu’ils se gonflent de toute mon ironie, grenouille qui devient aussi grosse qu’eux, leur prêtant par retour un sourire qu’ils n’ont peut-être pas, mais que leur col tordu suscite cependant. Il me vient soudain que l’anormal est là : loin d’avoir des cous de taureaux, ces animaux poussent leurs têtes au-dessus du vide de leur col longiligne comme en a peut-être le dragon des contes ; je vois ces bœufs qui un matin du XIIème siècle secouèrent leur joug par la grâce d’un sculpteur et qui libres enfin d’observer, eux qui avaient toujours courbé la tête, avancèrent leurs cous désormais libérés au-dessus des agitations de la cité et des plaines vallonnées. De bêtes de somme elles devenaient bêtes d’éveil, de guet, d’ironie, heureuse moquerie du monde d’en bas, clin d’œil du sculpteur qui se voit à travers eux avec son modeste statut de tailleur de pierre, mais qui SAIT. Au fait, que sait-il ?

Les artistes n’ont pas de reproches à adresser au monde : ils décrivent ce qu’ils voient. De tout temps les vrais artistes ont su d’un savoir ésotérique ce qu’il en était de la création, c’est-à-dire de Dieu (mythe presque universel). Jusqu’à une époque récente, ils ne l’ont jamais dit explicitement, mais ils ont tracé des pistes, envoyé des signaux. Comme les bœufs dépassent de l’alignement des tours, ils ont signalé leur présence dans l’œuvre. Rousseau offrant son prénom au lecteur, Kafka sa belle lettre initiale (un homme marchant debout), Dante tendant sa main à Virgile qui la tend lui-même à Homère, Proust contant comment il devint romancier, Cézanne laissant des pans de toiles non peints… autant de signes, d’appels, de tendres coups de coude, affaires de présence au beau milieu de notre monde.

Ils étaient seuls.

Aucun des seize bœufs ne croise le regard de l’autre. On dirait nous aussi au plein des fadaises, dans nos rues, dans nos transports en commun, jouant l’absence de l’autre alors qu’on le voit parfaitement, solitude posée en haut, hissée sur les plaines où, pauvres gaulois, nous allons ahanant nos tâches fatiguées. Les cornes accrochent bien ici ou là les nuages qui passent mais cet isolement, ce murmure meuglé, n’est pas un hasard, notre sculpteur savait ce qu’il en est de nos destinées à chacun réservées, pose observatrice… et leurs touchants regards… Ami, sais-tu la solitude, les bœufs en troupeau c’est vrai, et cependant chacun par devers soi ? Il faut traverser les nuages du temps, écorner l’azur et manger le foin des plaines lointaines ; figurant un quotidien hanté par le désir de dire, ils renvoient en seize miroirs la platitude de la répétition du semblable : lever, déjeuner, coucher et l’ensemble des tâches, bœufs aux mille pas entre étable et boucherie, la peine de mort au plein du col très curieux. La tête tombe, la bête d’ombre toujours, foin des querelles, retour sur le va et vient des yeux artistes, musique d’orage peut-être (Gracq) plus sûrement ce sel qui pimente nos jours, car sans les artistes et les bœufs que serions-nous ?

Il faut ce regard oblique, point méchant, vrillé sur nos vacations ; ils ont la voix posée des errants qui savent, eux, bêtes d’obscur labeur, artisans du vide, et sa main qui les sculpte et ma main qui va devisant, devinant leurs oraisons et les saisons qu’ils abritent de loin comme on le fait au soleil lorsque posée sur le front, du haut de notre moi, nous attirons l’ombre de nos doigts serrés sur les paupières de l’aube.