La montagne couronnée (7)

Dès le premier novembre il faut partir. La peine est totale, des ruines dégringolent sur les pavés, le rideau constant de la douche céleste, plaie noire, cache ce qui faisait la raison de vivre ici. Nuages et terres se confondent, les hauteurs sont closes, fin du monde, on ferme portes et volets, on part : c’est un allègement.

Reviennent pressées par le silence les courses où tout le corps en arrière je dévalais les pentes, souffle venu de l’horizon claquant contre ma poitrine de petit garçon, peut-être le moment le plus spontané venu de ma chaleur intérieure ; j’ai huit ans ; j’ai beau chercher, je ne sais rien d’équivalent, instant où je me crois immortel, où je ne songe même pas à notre nature mortelle, et j’ai pourtant à ce moment l’impression de tout savoir, ou du moins d’éprouver qu’aucun domaine de la pensée et de la sensibilité humaine ne m’échappera jamais ; mégalomanie si l’on veut, j’en dispute encore avec moi pour me faire sourire,  j’avoue que je n’ai jamais retrouvé cette exaltation pure.

Mais non ! Je n’ai jamais cessé de l’entendre aux visages de mes enfants, dans les étreintes ou dans les pas que je fais seul, détendu fermement sur la terre où personne avant moi semble-t-il n’a marché avec pareille conviction, légèreté d’être, moments trouvés sans les chercher et dont les modèles pendent au musée ou s’éprouvent au concert.

Un jour, l’homme dépouillé marche au désert, il a soif et faim et lentement viennent à lui les villes aux ponts brutaux, les ports légers qui se font navires, les chemins non balisés qui tracent une voie derrière mon pas, presque rien donc, mais l’essentiel en souffle fort modeste, présence dont la cathédrale cachée est l’excroissance qui,  à l’instant où je ne la vois pas, paraît exagérée… heureusement dans ma mémoire de ce novembre elle est si fragile qu’elle gagne en faiblesse et ce si peu qui peut sembler immense au seul coup d’œil bascule rapidement dans l’émotion murmurant : œuvre d’hommes dont on ne sait rien, elle défend du fatal dans sa droiture complexe, les ouvertures là-haut entre les pierres, pour autant que je me souvienne, laissent passer nuages et oiseaux, échos de nos travaux mêlés d’enfance où la mer et le ciel se fondent sous ces arcades bâties de mains, un jour, ce n’est pas grand mystère. L’enfant dévalant dansait les mêmes rythmes.

Il n’empêche, il a fallu donner au désert une allure habitable, la soif et la faim n’étaient rien au regard de l’autre besoin, celui du rêve, et c’est ainsi qu’on s’approprie le monde, non pas en refermant sa main pour posséder, mais en l’ouvrant plein vent, écrivant, chantant, dansant et le novembre vaincu a bien dû s’écarter, dissoudre ses nuées ; le voyage imaginaire a trop de charmes, l’envie d’écrire comprime les brouillards dont chaque goutte dite est un peu de mon sang et la manière de dire est le respect des ombres.

Car il ne suffit pas de dévaler les pentes, petit d’homme, on attend de toi que tu délivres les sensations de cette course vie, donne encore à entendre les morts, nous ne sommes pas ici tout à fait par hasard vêtus de cette présence presque nue, nous avons des fantômes et des lois qui forment nos gestes, alors je te prie de chanter encore le mystère d’être maintenant. Comme la montagne plantée là, chacun déploie vers le ciel du tout autre des chants discrets qui visent au plein des échos de notre temps. Reste à trouver la mesure.

La montagne couronnée (6)

Souviens-toi des agréments que nous avions pris aux pas qui tombent seuls au lever du jour, tant de secondes vécues main dans la main, tu étais fière, nous allions au rythme de notre sang, la chance de la rencontre nous portait et nous tournions le dos à la ville, insoucieux des rôles, des masques et des lois, la porte souviens-toi avait battu dans le vent d’octobre et nous étions partis légers en âge, nos habitudes gisaient derrière nous, oh, qu’importe disais-je d’une voix ferme, laissons nous emporter par la fraîcheur lourde de ce bout de saison, le vent pourvoira aux fruits qui n’attendent que nos dents. Il n’est pas impossible parfois de rêver sa vie, tentons-le lorsqu’il en est encore temps et dieu sait que nous l’avons puisque le jour se lève sur notre rencontre, il salue de son premier ocre les pas qui nous firent tout quitter pour vivre un jour, ce jour seul d’amour, mille baisers avant la brume des mois, des années où l’on va s’oublier, c’est sûr, où l’on va s’oublier.

Peu importe mon amour, que nous n’ayons rien emporté de particulier pour cette randonnée, dis-tu après une nuit à peine dormie, une douche suffit et nous voilà partis ; je regrette l’eau sur le corps car nos transpirations étaient gage de notre peau, de peu de peau laissé à l’autre, nos doigts se serrent, j’entends la ville qui s’éveille contre nous ; nous sommes loin déjà, notre avance est énorme et nos muscles éprouvés dans leur souplesse tellement crue ne demandent rien d’autre qu’une marche commune, chant main gauche main droite au piano du chemin pierreux où nous progressons égaux vers une grotte où nous ferons du feu, car vite, je le sais, nous aurons froid, une légère brume monte de ma bouche en vapeur matinale, baisers dissous dans l’air avant même d’avoir eu l’idée de t’effleurer les lèvres. Tu redoutes ce moment où après les maïs brisés et la traversée du village endormi – quelque part un raclement de carrioles, des appels , un coq impatient, presque rien – oui, tu redoutes cette ascension de l’autre mont, mais souviens-toi nous l’avons dit toute cette nuit, là-haut enfin nous serons fiers, lune de miel à pied, nous l’avons répété en riant, et maintenant au pied du mont ta main me serre, je te sais épuisée, c’était folie ; ne te retourne pas sur la cité, tout à l’heure nous verrons si le miel de cette randonnée valait le détour dans le silence venteux des plaines. C’est un essai avons-nous dit, j’entends ton rire, je sais que le soleil donne déjà, merci pour la pomme cueillie, je mords, des éclats jaillissent sur nos fronts,  nos joues tendues de carmin vif ponctuées de larmes lourdes que l’on essuie sur la manche ; j’ose passer mes doigts sur tes pommettes, tu le fais pour moi, nous sommes arrêtés, pause au bas du mont, baisers, étreintes, je crois qu’on dort dans le talus ; au réveil on est l’après-midi, il fait froid. On se secoue et l’ascension commence, le soleil nous sèche vite.

Ce sont des sauts sur les pierres plates, parfois moussues, gambades concentrées ; il faut viser juste, du bout du pied, le corps n’est qu’une fois et si l’on tombe, amie, on se fracasse, le danger, le risque était compris dans le forfait du voyage de noces. Parfois une pierre dolmen consent à nous offrir son grès chauffé et l’on s’allonge et je rêve de toi et semble-t-il tu rêves de moi puisqu’on se jette aux bras au-dessus des éboulis verticaux qui nous appellent. Nous ne nous abîmerons pas ; l’effroi est surmonté grâce au sommeil sur le bas-côté qui nous protège encore. Progressions en avancées lentes, spiralaires. Si je tremble, dit-elle, en me saisissant la main pour franchir le vide, ce n’est pas de peur, mais d’amour, j’ai hâte tu sais. Je sais. Le vertige s’apprend, lui ai-je affirmé lorsque j’ai conçu l’ascension : elle est sûre de son pas parce qu’elle l’est de nous. Régulièrement un morceau de rocs effleuré se jette au ravin ; nos regards s’évitent ; c’était folie, on continue. Haussements d’épaules, enfin on se sourit. Le soleil décline, le vent tourbillonnant fait flotter les pans de nos blousons : un minuscule sentier s’engage sous nos pas. Sauvés.

Une fois sur la crête je lui murmure : tu peux te retourner. La cité au loin cueille la lumière rouge, ocre, bleu, rose, scintillement perpétuel ; on lit la cathédrale à ciel ouvert, stries noires, dentelures comme des fils, tendresse périlleuse des tours, l’humanité. Aucun mot ne vient. Le temps fait retour ; en quelques minutes le soleil bascule sur tous les tons et bientôt sa lumière grise la cité, puis s’éteint.

La grotte est là derrière nous ; maison taillée dans le roc, bouche souriante, gravier, fleurs. Je sors la clef, ouvre la porte, elle m’effleure en me précédant. Un léger cri : quel silence ! Un feu de bois éclaire la pièce, elle m’interroge du regard.

–          C’est un gite rural, j’ai demandé qu’ils préparent tout. Ce sont les gens du village qui s’en sont chargé, c’est compris dans le forfait.

–          Pourquoi n’est-on pas passés par le village, au lieu d’escalader au risque de…

Je ne réponds pas. Elle s’effondre sur le canapé, ferme les yeux. J’ouvre le réfrigérateur et prépare le repas.

–          Ah dit-elle, il y a même la télé.

–          Oui, ils voulaient me louer l’option canal+, j’ai cru bon de refuser.

Elle éclate de rire.

La montagne couronnée (5)

Cette fois c’est décidé : il étale les cartes sur la table de la cuisine. Depuis le temps que je rêvais d’y aller ; l’automne déjà ! Il suit la route du doigt, choisit les départementales, note sur une feuille les embranchements ; comme il fait tout à la chamade – le cœur s’accélère – sa tête véhicule des songes à partir de noms de villages, des spirales de syllabes l’enserrent comme une armure, il étouffe et renonce : sur les derniers kilomètres il prendra la nationale, tant pis. Dommage, dommage, dit-il en tapotant sur la carte, mais bon, il faut savoir céder au tout venant. Sa voix résonne dans la cuisine, solitude, puis retombe en oubliant, sans regret. Il replie la carte avec lenteur, l’accordéon délirant de noms se fait pochette, les battements s’apaisent. Demain, on verra demain. Il s’endort comme un guerrier avant le combat.

Lorsque, venant de Paris, il la voit disparaître au bas de la montagne, le reproche lui monte aux lèvres instantanément : je viens pour toi, et tu te caches à mon approche.

On pourrait penser que c’est comme dans la fable de la coquette et du rustaud : elle feint de dire non pour dire oui, se cache, joue la comédie et il le sait et il insiste ; c’est notre part de ruse animale, bien malin qui s’y dérobe.

Il n’en est rien. Son absence, cette illusion, laisse dans l’air une flammèche vague aussi légère que le visiteur ; ce moins est un plus car il l’imagine tournoyant en vain, vexée de n’être plus au regard exposée, superbe de colère. L’autre petite (Saint Martin) se dresse à sa gauche, réplique pour les pauvres, et c’est contre elle qu’il trébuche après avoir gravi l’escargot lourd qui mène à la surface de la cité : l’église embaume alentour ; que les feuilles de septembre s’y mêlent et l’ironique naïve chante en mineur une musique de chambre bien à elle, sûre de ses arcs boutants patinés où l’ocre de la pierre se souvient des jours heureux lorsque la mante était de sable blond et que les deux petites tours pointaient à l’envi pour parodier la fabuleuse, là-bas, à l’autre extrémité du plateau courbe.

Les grandes filles ont souvent des petites sœurs, moins complexes c’est vrai, mais plus directes, taillées dans une pierre différente, chanson douce, berceuse où l’élégance le dispute à la candeur : Saint Martin donne son manteau, la petite donne dans ses paumes, nefs impeccables, la lueur du couchant, alors que la grande est depuis longtemps plongée dans la nuit. Plein ouest, elle chante sans vibrato, sorte d’avant-goût (c’est peut-être le vrai goût) qui ouvre sur les charmes de la montagne.

Il s’avance sous les remparts. La disparition de la belle le transforme en guetteur mais rien ne bouge, le rempart a beau tourner, bifurquer soudain sous les jardins, il n’aperçoit  que les toits démocratiques du confort, s’en réjouit (la peine est justifiée), mais rien n’annonce le surgissement pour lequel il est venu et qu’il n’a aperçu pour l’instant que de très loin. Il se berce de l’illusion que ces promenades n’attendaient que ses pas ; près de mille ans le contemplent ! Il prête l’oreille : vides de présence humaine, les sinueuses promenades laissent entendre des cris, des rumeurs, des terreurs qui ont lassé les générations du siècle dernier, remparts désormais inutiles ; de nos jours les assassins empruntent  le ciel. Il imagine un toit pour la cité, sourit… et pourquoi pas un dieu ? Quelle idée !

Il s’arrête, songe qu’il a le temps, s’assoit dans l’herbe bleue d’ombre à l’écoute des moteurs qui s’éteignent en contrebas. Des feuilles lui tombent sur les épaules, se livrent à un ultime bavardage, léger crissement sur sa veste de cuir. Il pourrait rester là longtemps  à contempler la plaine sous le souffle frisquet du nord-ouest ; la cité attendra.

C’est la paix des promenades. Tant mieux si la cathédrale ne se donne pas tout de suite : retarde encore mon ami, goûte les pas perdus, édifications humaines à ta droite, nature en pente abrupte à ta gauche ; cet entre deux touche au plein de ta condition, tu as bâti, tu as marché et un jour tu dévaleras la descente en froissant les feuilles mortes. Tu es au « quand » (quelle date ?) et tu vas vers l’édifice de tes vœux ; tout compte fait ton but n’était-il pas de n’en avoir aucun, détour, retour, humour de cette absence de cathédrale, bientôt présence il est vrai : tu verras elle est rehaussement déclaré, peut-être un peu trop, tu verras la voyant que les promenades seules comptaient, que c’est  ici et maintenant, dans le temps suspendu comme ce remblai ancestral, que la joie d’être à soi s’éprouve au plus près.

La montagne couronnée (4)

Les brumes ne quittent pas nos contrées. Autour de la Saint Louis pourtant, brèves journées déjà, dans les enclos jonchés d’ombres taillées, on croit que l’eau a fui à jamais. La montagne est une colline italienne qui, poussée par le vent du sud, s’est arrêtée là par hasard. Les murs sentent le poivre sec et un sel sous les pas fait ses crissements. Une mélancolie pince et s’ébroue contre les découpes vives, toits tirés au cordeau, et d’autres cascadent en heurts aléatoires contre les gouttières aphones qui coulissent sous l’éclat miroitant des ardoises; je cherche vainement le soleil incliné déjà (il y a beau temps que dans mes errances striées de lumière je l’ai perdu de vue), il a mon âge, le chef blanchi sans doute, il finira dans des orangés cuits, bloc rouge découpé en cordes successives sur l’horizon, d’une lenteur imperceptible, je me vois bien finir comme lui, monsieur fatigué dont je suis l’ombre avant l’heure sur cette côte pavée.

Je suis monté par des grimpettes plus ou moins reconnues sur les plans de la ville ; elles cisèlent la colline, donnent des rides au champ vertical, résonnent de froissements amoureux où  à défaut de boire à la fontaine – ce serait déjà délicieux – on s’embrasse depuis toujours ; la peine fut belle et tes lèvres traversent ma mémoire, nous montions souviens-toi cette montagne ou une autre, mon pas ne sait plus, mon souffle seul se la rappelle, la peau, l’haleine, les doigts qui se cherchent dans le fouillis des acacias frôlés, baignés par l’immobilité de cet août en allé. La mer des seigles nous soufflait au dos des espérances de journées brunes et bleues, puis le soir nous passions la langue sur nos lèvres sèches comme pour nous assurer qu’elles étaient encore là ; la vie avait de ces crudités amusées, perdus que nous étions dans la maison torpeur, à deux, c’était si loin pourtant je me rappelle l’avoir pensé à l’époque, un verre de vin blanc à la main, oui, un jour ce sera loin, et ce jour est venu et le souvenir du futur imaginé devient plus lourd à porter sur les pavés qui montent encore.

Pas inégal, presque claudicant. Il me vient l’envie de pénétrer dans une cour intérieure ; l’impatience dans les jambes, j’aspire au rouge que j’ai vu dégringoler un jour au long des fenêtres de l’hôtel qui m’entoure : tout est là, plus immobile que je ne l’aurais imaginé, aucune feuille du bouleau ne frémit, rareté, une entrée de l’époque de Ronsard, des escaliers en spirale par la porte ouverte, et derrière moi au-dessus de l’entrée la cascades des rouges, géraniums en chute effleurant le peu de mes cheveux : ne reste rien de nous, mon ombre elle-même tout à l’heure quand je ne serai plus aura eu moins d’effet qu’une brise. Le silence confirme. Je m’enfonce dans un adagio de violons pointus presque crissant, j’attends quelque chose qui viendra sur les pierres sans prévenir, une voix, on dirait que le cor de basset  remonte avec ses graves dont la douceur fait oublier les cris du monde, les modifiant en paroles venues des tympans, dialogue à soi seul, mystère des enfances petites, où bossu de courber l’échine, clarinette en main, j’allais joyeux à la recherche d’un temps meilleur, en avant.

Le regard s’élève enfin – que ne l’ai-je fait plus tôt ! – et l’éblouissante  tête de pierre surgit au-dessus, à deux pas, stupeur vite apaisée ; j’avais oublié le futur avec ses bœufs légers, fantaisies amusées qui dansent la ronde des siècles, ce ne sont plus des pierres privées comme celles qui m’entourent, l’inclinaison de la tour maligne secoue ses cheveux selon les mouvements que la clarinette (elle ne s’est jamais tue) imprime à mon corps pris dans les rets de la palpitation présente ; la pente de la tour cligne, se moque, comme si elle jouait de la verticalité trop évidente pour affirmer impromptu son oblique un peu folle, mimant le vertige. La mélodie alors s’aggrave dans les acrobaties. Ce sont nos années au présent qui repoussent  la peur du passage ; la tour dit : je suis toujours là, je n’ai pas quitté l’endroit que tu sais et pourtant je n’y suis pas, tu vois, puisque des morceaux de mon lieu apparaissent ailleurs sous d’autres angles, sous d’autres ciels. Vois ma force depuis la cour pavée de ton hôtel ; tu te crois sur la terre, mais tu es comme moi, dans les airs de ton crâne, dans l’aria du grand présent. Réjouis-toi du fond de ton avance mélodique, tu sais bien l’étrange de ces variations que l’été chante, passage, enfant, passage, nous ne cessons pas d’être enfant lorsqu’il s’agit de voir car chaque regard est constamment premier.

La montagne couronnée (3)

A l’instant de la touffeur festivalière – concert par ci, fête de l’art par là – la solitude ne se discute même plus, elle devient l’évidence ; je m’en vais, quitte tout, me perds dans les méandres du lieu sacré, berceau des vignes (c’était il y a si longtemps ), cuve abandonnée au hasard des oiseaux et des arbres, négligence où le pas monte, descend, se concentre sur le poids du corps qui se ramasse dans l’effort ; le ru léger des chemins et des marches emporte l’allure. Quelle main a dessiné ces sentes croisées ? C’est le hasard dévalant, ami, dés jetés par les doigts des siècles, venelles de luxe pour l’attardé que je suis, et qui stimulé par le ramage des oisillons de l’année – oh le pépiement éperdu – récite des vers où l’on chante le repos sur toutes les cimes, acacias et chênes bien sûr, mais montagne aussi avec sa maison mère qui du haut des tours brandit tranquille tous ses poings serrés sur la dentelle, pierre évidée, fenêtres passages qui ouvrent sur le vent, lui donnant sa raison d’être et sourient et saluent et rejaillissent  au fil des pas ; elles disparaissent quand je monte trop près des remparts et reviennent en souriant dès que je m’éloigne.

Cache-cache métaphysique.

Je ne sais plus enfin qui je suis puisque l’objet se dérobe quand je m’approche ; dans le creux du vallon, je crois saisir les contours de la belle dentelée, je la devine à deux pas, je lèverais le bras je cueillerais la chapelle qui chapeaute la tour sud, mais non, impossible, si je monte, elle monte plus vite encore et je me dis, enivré par ces jeux, que peut-être lorsque je ne la vois pas elle se couche sur le rempart, puis je souris, puis je ne sais plus.

Je bois la mer des lilas fanés depuis peu, retournés dans le rang de la verdure commune ; ces masses cependant jamais vertes, grises plutôt ou rouges parfois dans le sourd des branches alarmées par le trop plein des feuilles, ombrages glacés du vent du sud qui, donnant à plein contre le rempart, reflue en lames harassées sur les frondaisons noires où je m’avance masqué pour surprendre les pierres en partance vers la disparition. Je ne me lasse pas de la proximité qui se dérobe mais risque ma raison au jeu de la saison miroir ; je rêve d’un point fixe à partir duquel je pourrais revenir affronter ces interrogations croisées sur le proche lointain et la distance qui rapproche. Le vent, l’obscur au beau de juillet et ces peurs que j’invente dans l’aléatoire des tours, tout ici est enivrant jusqu’au cheval là-bas, point d’interrogation dans la plaine, qui ouvre sur l’étonnant infini tirant droit ses lignes appliquées à partir du vallon arrondi où je vais feu follet.

Cuve, mon amie, toi et tes geais par dizaines grincent comme des portes perdues qui ouvraient autrefois sur des vins fermentés et des tonneaux lourds dont le contenu suggérait qu’il faisait bon vivre quand même ; amie, grotte à ciel ouvert, refuge pour solitaire, nature folle, je me demande si la disparition du vin, pressé dans ton sein depuis toujours, n’a pas été remplacée par cet enivrement des lignes verticales qui se dressent et s’effacent à mes yeux contre la réalité évidente des tours. Je vois dans leurs verticales hésitantes un modèle pour l’alignement des vignes qui furent ; sillons et lignes droites finement ciselées sur les flancs du vallon, mon amie, ce sont autant de traits invisibles à peindre, à chanter, portées énormes sur lesquelles chaque cep formait une note durable, fugue du vin, sonate des lois qui régirent les enivrements et autorisèrent  les danses bruyantes du samedi soir ; cette allégresse démesurée nous manque peut-être et nous ne pouvons qu’en deviner la puissance à travers le souvenir des dieux incarnés sur les tours.

La montagne couronnée (2)

Où la fiancée du vent fait ses mines.

Le visiteur tourneboulé par les crachottis diesel du train qui le projette aux pieds de la montagne, découvre une éminence striée de marches, dents de pierre qui grignotent la butte ; le regard monte encore et la découpe noire sur le ciel de mars, pour peu qu’il pleuve, surgit comme l’aplomb d’une guillotine ; la raucité du vent agitant les paulownias de la poste crie que l’assaut de cette forteresse est prosaïque et sans fortune. A deux cents pas de la couronne, l’étranger, il faut le dire, est franchement déçu par ces deux tours meurtrières qui offusquent l’essentiel. Il y rôde un tremblé ; l’abrupt du mur cathédrale ourlé du rempart d’où dévale l’escalier moqueur, ne suscite aucune envie ; je suis venu pour rien, songe-t-il vexé.

Venu de Paris, encore plein du dialogue profus et plus que centenaire entre les meulières d’Haussmann et les eaux de la Seine, il cale devant cette ténèbre d’où rien d’autre ne descend que l’appel à l’effort… immense escalier, très peu pour moi. Il s’assure qu’il a bien le billet de retour en tapotant sa poche intérieure puis emprunte sceptique le petit train sans chauffeur qui le hisse là-haut en cahotant sur son câble (les soubresauts impromptus sont souvenirs des bœufs qui tirèrent les pierres par à-coups). Une fois sur la plage où la cité a pris ses aises, son pas le pousse à gauche, à droite, la cathédrale a disparu. Il longe la couronne des remparts, s’angoisse toujours sur la bonne direction ; il redécouvre d’en haut la gare d’où il vient, jeu d’enfant accolé aux cultures qui glanent les pluies, tapis damier fuyant vers l’horizon, souffle rustique à l’infini ; tout juste si l’on ne devine pas la courbure de la terre lorsque les camions fourmis s’enfuient là-bas sous les bras des éoliennes folles et s’effacent imperceptibles et sûrs.

L’aventure enfin, murmure-t-il.

Les venelles à sa droite lui font des signes crescendo, l’avance palpite sur les cours intérieures somptueuses où le premier soleil se risque, puis d’un coup, sans prévenir, c’est toute la façade qui accourt : la terreur s’empare de lui. Toujours devant le beau absolu la même panique ; il se souvient d’un portrait de jeune fille par Léonard : il avait été effrayé parce qu’il avait cru d’abord qu’elle était vivante ; ici, la cathédrale bascule et au premier regard sur la façade il songe naïf : pas de chance, j’arrive et juste à ce moment elle croule sous mes yeux alors qu’elle était là depuis neuf cents ans bientôt ! Est-ce ma faute ? La fée du logis le dévore : j’ai dû faire une erreur, j’ai dû trop la négliger quand je l’ai vue d’en bas… elle se venge, elle lâche tout, elle se moque de moi, elle n’attendait que moi pour s’effondrer ! L’habitué de Reims, d’Amiens, de Paris, de Chartres, là où tout est immense, droit, prestigieux et lisse, est éberlué par la maladresse du carré du sol qui veut se faire rond dans l’ascension des tours ; c’est sans étonnement qu’il découvre les bœufs, car il lui semble qu’en effet la façade est labourée, traînée vers le haut par une suite de bricolages croisés, son regard avance puis recule, comme un zoom qui ne trouverait jamais la bonne distance pour deviner les maléfices de ce vertical constamment chamboulé. Calé sur le mur du fond de la ruelle, il prend son temps, ses systoles diastoles redeviennent inconscientes, et l’émotion qu’il attendait vient enfin : oui, je sais, oui, je vois ce qu’ils ont voulu faire, c’est mieux que bien, rien n’est plus beau que le printemps non encore déclaré, on est en mars, cette cathédrale est pile sur la saison, tu es la lumière cherchée, avec tes yeux creusés, tu n’as pas peur de monter même sur des échafaudages de fortune, c’est un appel du chat qui grince, gémit dans l’ascension, obéit à l’amère loi de raison contre la passion de monter encore et meurt dans les nuages qui l’effleurent en riant.

La montagne couronnée (1)

Certaines nuits où je m’absente dans le puits qui croule sous le poids du corps, matelas de novembre où la mer même est oubliée, monte de la terre à l’extrême pied de la colline un chant ininterrompu de gouttes vaporeuses : elles se tiennent là serrées, glacées et légères pourtant, mol élément qui désempierre les murs et lentement désagrège à l’horizontale en un ruban impénétrable les arêtes des toits, contours de nos présences ; la ville n’est plus. Je me tourne contre le rêve, mes os reviennent au jour de ma conscience, le drap aux mille plis accroche ma peau un moment oubliée et le sommeil bleu qui m’arrimait à l’océan des endormis, de tous les vivants, ne consent plus à embrumer mon crâne qui basculait tout à l’heure avec tant de complaisance dans l’illusion de la non vie ; mon cœur rebat, la nuit déchirée mène contre moi une sarabande promise pour longtemps et me voilà errant dans le corridor, tâtonnant les murs derrière lesquels les enfants remâchent des songes de terreur et de justice. J’écoute leurs souffles, soupèse un instant les dangers qu’ils affronteront, va le destin, va, et je murmure par devers moi que tout est bien ; pour voir le monde, avec des prudences de voleur, j’ouvre la croisée, écarte les persiennes, grincement minime : l’astre froid enroule sa face contre les nuages qu’elle blêmit de son halo ferraillant, acier pris dans le diapason d’une brise d’automne.

Un air d’autrefois se plaque contre ma poitrine, c’est la mort en tenue soufflée et je rabats le pan de ma robe de chambre, comme si la nuit se ruait tout entière pour m’emporter, menu, au-delà des muets icebergs qui guettent derrière les nappes ; j’aspire imprudemment sous mon négligé de dormeur éveillé, puis, somnambule insoucieux des horizons je m’en vais sur la bouche des vents, sur les traces du froid que les nuées maintiennent au sol; mon esprit patauge au gel qui s’épanouit contre les jardins mimant l’hiver déjà ; un duvet d’élégance vient meurtrir les restes du juin subtil où tout a cru.

C’est alors que dans l’intervalle, entre lune et brouillards, calme, précise, une ligne crisse sur l’obscur imparfaitement constellé : ma nuit, la nuit consent à laisser passer le chef tout humain de la cathédrale, appel de trompes bouchées, tours oui tours, quatre fois détachées, mes amies, mes mains jamais jointes, dentelles infroissées depuis mille ans bientôt, faveurs dénouées sur le bleu nuit des horizons désolés. Nous mourrons dit le vent, nous ne mourons pas tout à fait rétorquent les tours. Vues de ma fenêtre entrebâillée, les découpes de pierre – à peine un filament, juste un contour d’encre sous la lune – ont la grâce hésitante des pattes de tourterelles qui se croisent lorsqu’elles s’embrassent sur le fil, du bout du bec.

Je sens que les lames de l’océan me percent les poumons, le froid ne connaît pas la grâce et se moque de mes mines, je suis contraint d’interrompre, les volets se referment, rideau mat aux tympans, la poignée grince sous ma paume et la tête sur l’oreiller je retrace les contours de notre présence ; j’esquisse des détours musicaux, doigtés de rêve qui retrouvent le geste des bâtisseurs, je me souviens de la cinquième tour, au beau milieu, repliée en guetteur, comme le pouce. Je me rendors en murmurant : la cathédrale c’est ma main.

Un second monologue d’une femme sur les violences conjugales

Ce monologue fait également partie intégrante de la pièce Des Illusions Désillusions. Au début, il n’appartenait pas à la pièce elle-même et a été rajouté lors de la survenue dans le groupe de femmes d’une femme étonnante qui avait connu des violences et m’avait conté son histoire. A partir de son récit j’ai imaginé la situation qu’on découvrira et qui permet de relater à  peu près, avec de petites inventions adjacentes, le vécu de cette femme d’exception.

Une vieille femme est assise de trois quarts dans un fauteuil à bascule, une couverture sur les genoux. Elle s’adresse à une journaliste qu’on ne voit pas et dont on n’entend pas les questions. Le public figure la journaliste. Chaque paragraphe laisse supposer une nouvelle question. Il faut laisser entre chaque paragraphe un temps d’attente, où l’actrice mime l’écoute de la question. Elle pourra par instants de lever pour préciser ses réponses.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif. Un bonhomme,  c’est différent, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort;  non, c’est du solide un mari, ça parle doux…  Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? … faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Mais parlez plus fort ! Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais,  oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez.

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. J’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, on a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame,  vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Ça me fait du bien de vous parler de ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…

Monologue d’une femme victime de violences conjugales

Christine dans son monologue

Extrait de la pièce Des Illusions Désillusions (2007, cette pièce a été jouée plus de quarante fois), ce monologue m’a paru intéressant à publier séparément.  Je dois ajouter que Christine, l’actrice chargée de le porter, victime elle-même de violences de ce genre, m’a été très utile pour mettre en mots ce qu’elle me suggérait à travers son témoignage.

( Elle semble ouvrir une porte, entre lentement et tâte les murs, le sol, fait le tour d’une pièce
fictive, caresse des mains, des bras, de tout le corps, les lieux qui sont censés représenter une
chambre où elle a vécu autrefois. Elle colle sa joue sur le sol, comme si elle voulait entendre
des pas, embrasse le sol, tout le corps allongé.
Elle s’installe ensuite en tailleur très lentement et commence à parler. Vers la fin, tout en
parlant, elle s’éloigne de la scène et semble sortir par une porte.)
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai que mes mains, mes pas, ma joue, mon corps pour me rappeler, puisque les enfants
s’en sont allés et que l’Autre est parti là-bas en hurlant, comme toujours, pour toujours.
C’était il y a si longtemps.
Je me bouche les oreilles tant ce silence fait de bruit. La chaux blanche des murs c’est toutes
les couleurs assemblées… le silence, ici, c’est tous les bruits ramassés, tassés, les voix chères
qui se sont tues et celles de l’horreur qui ne cessent de résonner, elles me sonnent, ne cessent
de m’humilier en ces lieux où le bonheur pourtant s’éleva parfois, c’est vrai, mais si bref, le
bonheur… si bref, si peu, si peu.
Je n’ai plus de mots mais je me souviens des bras du bonheur, une ombre fugitive dans les
nuits chaudes, puis les rires des enfants, leurs échos innocents, ignorant ce qui se passait entre
lui… entre lui… et moi… Non, non, les enfants savaient, bien sûr, ils savaient… ils savaient…
je le voyais à leurs paupières lourdes lorsqu’ils me souriaient, à cette façon souple qu’ils
avaient de se dérober au regard de leur père… leur père… un bien beau mot pour nommer
qui… pour nommer quoi? Je ne sais plus.
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai aucun mot pour le qualifier, le nommer, j’ai oublié son nom, alors que j’ai mis tant de
temps à m’en défaire, à quitter ces murs loin de lui, ces murs, ma prison, ma prison, ma
maison, ma vie de « hors la vie » comme il y a des hors la loi… d’ailleurs il était hors la loi, et
j’étais comme lui, hors la loi dans les murs d’intimité qui suintent encore notre côtoiement
hostile.
Je n’ai plus de mots…mais je n’ai jamais eu de mots. Lui en avait en quantité…de sales mots
répugnants… non, non ! N’y pense pas… ne les évoque pas, ils pourraient revenir, se jeter sur
toi, t’étouffer de honte. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’il me… non, non, pas
les coups, ne pas y penser… les mots blessent plus sûrement… les insultes résonnent dans
cette chambre vide, heureusement vide, superbement vide…Des murs lépreux le plâtre pleure,
on dirait mes joues creusées par ses insultes.
Tiens, voilà le silence qui revient. Un vrai silence cette fois. Je peux fermer la porte. Pas de
mots. Plus de mots.
Je n’ai plus de mots. Je vais peut-être pouvoir recommencer à parler.

 

Le village français

Il semble que nous, Français, soyons passés de l’agriculture à l’ère informatique sans avoir adhéré au monde industriel tel qu’il se clôt sous nos yeux. Le village est demeuré collé à nos semelles. Il y avait eu au moyen-âge « dans l’œil du serf l’aplomb du château féodal » (A.Breton), puis à l’époque moderne des milliers de parcelles, des bouts de terre pour chacun, des fermes, des villages, enfin rien qui fût du domaine de l’entreprise : le patron nous a toujours dégoûté. On peut penser que Colbert avait jeté les bases d’une industrie pour paysans (dirigée par l’état) et que nous y sommes restés.

L’aberrante utopie communiste a perduré chez nous au delà du raisonnable parce qu’au fond la cellule du parti était l’écho citadin du village au catholicisme lourd et dont le communisme fut la dernière hérésie (F.Mauriac). Bien sûr il a fallu se mettre à l’industrie ! La période 1850-1950 est l’histoire chaotique et violente de cette mise au pas des pékins qui durent apprendre à traverser dans les clous. Que de réticences à admettre ce qui fut l’évidence chez nos voisins du nord ! Nous n’avons connu (et la colère continue!) que des syndicats sans compromis, des ouvriers râleurs, des grèves, des patrons pleins de mépris et plus généralement un surprenant dédain affiché pour le travail manuel.

Le village mythique de Brassens et celui très réel de François Hollande ne cessent de hanter nos appartements, nos résidences qui mordent toujours davantage à l’extérieur des cités. Le poète aux semelles de vent se voulait « paysan », chantait « la terre à étreindre » en plein développement de l’industrie. Toujours révoltés, jamais en paix avec le temps de la fabrication des marchandises, nous avons avancé de biais, regrettant l’avant, ancrés sur nos origines terriennes et méprisant cependant depuis Paris les paysans décidément bien arriérés ; pays touchant, embourbé dans ses contradictions, conservateur au plus profond et prêt à descendre dans la rue au moindre prétexte. Si l’on tend l’oreille vers l’arrière, on entend des cris, de la rumeur, des fusillades, l’air est bancal, on a l’impression qu’il l’a toujours été et qu’il va le rester. Avant 1789 on aimait le roi… et les jacqueries se succédaient, piques et fourches en avant contre une puissance jamais reconnue… et adorée pourtant.

Le charme de ce pays est dû à une agriculture particulièrement favorable qui, produisant cette prodigieuse richesse, a permit partout l’édification d’églises, de châteaux et de monuments divers… ce qui fait sans doute aujourd’hui de notre pays (pittoresque pour tourisme) le bout de terre que les gens du monde entier rêvent de visiter. Déphasés, contradictoires, nerveux, nous faisons visiblement des envieux alors que notre péninsule avance désamarrée ; on entend des regrets, de la nostalgie… il est urgent de penser à notre futur européen, de rêver hors de nous un continent élargi, songeant que notre village représente peut-être la matrice légendaire d’un bonheur possible au beau milieu d’un univers citadin désenchanté.

NB: Pour illustrer cet article j’aurais pu prendre, comme Mitterrand en 1981, un village avec clocher. Mais Lucie m’a envoyé de Tokyo cette photographie d’une statue qui représente un paysan – on le voit au fagot qu’il porte sur le dos, c’est en quelque sorte le bûcheron de La Fontaine – habillé de ses vêtements rudimentaires traditionnels: il tient à la main une liseuse (e-book)…

La mutation: situation de notre temps

Il m’apparaît délicat de juger de la situation de notre temps : les vieux disent forcément des bêtises. La plupart va répétant par les rues que c’était mieux avant ; rien de plus évident puisqu’alors nous étions jeunes, que notre regard sur le monde était porté à partir d’une énergie que nous n’avons plus ; les rues, les visages, le miroitement des toits, du fleuve et même les monuments anciens, tout nous apparaissait à travers le prisme de notre corps encore peu lesté des routines (qui froissent les muscles et font les regards usés). Je me souviens que la mer était jeune, le ressac toujours tranchant et le vent du large ne bousculait jamais ; il s’écrasait à nos pieds projetant quelques grains de sel, de sable, qui piquaient les mollets : on tenait bon.

Nous emportons tout avec nous (Montaigne), aucun jugement n’est exempt de relation avec le corps et ce que je dis est forcément lié à l’âge de mes artères. Ma prudente sagesse en outre, toute habile qu’elle puisse être, est débordée de partout par les eaux de l’inconscient, de ma culture, du long passé enté en moi. Les nuances perçues sont grisées des nuits mal dormies et des novembres traversés dans la stupeur.

Je m’abstiendrai d’affirmer que c’était mieux avant. La seule chose que je puis dire est que c’était différent. Radicalement.

Je me souviens du pas des chevaux, de l’absence des téléphones, de l’étrange rareté des salles de bains et des rappels de la guerre dans les ruines de la cité. Les amours étaient hantées du danger de dieu, de la culpabilité des étreintes et de la perte d’une enfance pas drôle : la peur guettait sous mes pas ; les massacres encore frais envahissaient ma cervelle encombrée de préjugés.

Ainsi avons nous à peu près vécu. Vers la fin du siècle, une modification capitale fit basculer notre âge : l’informatique s’installa largement dans nos vies, les frontières pour les marchandises tombèrent et comme jamais depuis le néolithique, une rupture de notre contrat avec le passé, la terre, les rêves et les nuits enfonça son séisme à l’intérieur de nos corps déjà murs. Le monde entier s’infiltra dans nos pays et nous nous écoulâmes dans le monde.

Avoir pris de l’âge dans ce monde coupé en deux manières de vivre nettement différentes accentue le sentiment naturel de vieillissement du corps. Rien ne ressemble à ce que j’ai connu, nous avons vécu un vertigineux décollage civilisationnel. Toutefois je me demande si je ne projette pas le changement de mon corps sur cette mutation et si je ne l’exagère pas pour donner une importance à ma petite vie. Il me semble que non et dire que tout s’en va, a moins à voir avec mon âge qu’avec une réalité têtue. Le tout est de ne pas tomber dans le défaut décrit plus haut : c’était mieux avant ! Non, décidément non. Le plus difficile pour nos chefs blanchis est d’admettre que c’est ainsi et qu’il convient de suspendre son jugement, car que savons-nous des temps à venir ?

Le monde n’est plus moderne : cela laisserait entendre qu’un lien persiste avec le monde ancien. Mon corps presque âgé se souvient cependant du moderne finissant avec une nostalgie bien tempérée dont ce style contourné est le lointain témoin. Ce couchant avait ses douceurs.

J’envoie au monde neuf mes souhaits de bienvenue : les enfants sont heureusement protégés, souvent propres et causants ; les villes ravalées pour les décennies à venir avancent leurs proues sous le ciel rayé des avions intercontinentaux et mon corps près de finir salue avec prudence les nouveaux bonheurs qui guettent dans ce présent fragile, trop frais encore pour dire ce qu’il en sera des malheurs. L’ancien monde n’était pas si cultivé que les blanchis l’affirment puisqu’il fut ramoné jusqu’à l’os par la barbarie. Pas de regrets. Et la question se pose naïve et fraîche : pourquoi tourner la page serait-il une régression ?

Les étincelles

J’ai encore à l’oreille les pas du cheval tirant vers le soir la charrette sur la rue de ce bourg calcaire, rebricolé à la hâte au beau milieu des ruines de la seconde guerre ; le véhicule porte des planches et des moellons vers des fermes attenantes qui laissent monter dans leurs murs des voix humaines auxquelles se mêlent braiments et froissements de paille, dominés par les déchirures d’un coq en panne d’inspiration cherchant avant la nuit un écho à son appel. J’entends encore les sabots de l’animal de trait sur l’asphalte blanchie par les blocs de craie contre lesquels je trébuche ; je tremble au passage de la bête aux flancs huileux et qui, quatre fois plus haute que moi, va m’écraser si je ne plaque pas mon dos au mur… Je cours, je cours. Ah, les gambettes sous une culotte courte sans forme que la mère ravaude en maugréant sous la lumière électrique lorsque l’épuisement du jour ennuagé fait place à la nuit sans étoiles. Le nez contre l’oreiller, le rythme des sabots me revient comme une palpitation brutale d’où jaillissent des étincelles ferraillantes, petits éclats vifs qui disent contre l’évidence qu’avancer en cahotant sur la bonne voie peut éveiller des notes plurielles, accords visuels réguliers qui chantent dans mon endormissement l’espérance d’un cœur qui éprouve le monde.

Ces étincelles du soir au ras de la charrette sous les pas du cheval sont ce qui me reste du temps où les rues ne tremblaient pas encore sous les pneus des transporteurs efficaces, tracteurs gorgés de diesel traînant des tonnes de betteraves, puis camions avisés presque souples qui allaient bientôt dévorer les espaces que j’avais arpenté jadis à pas lents, de retour de l’école, avec pour seule crainte le passage du cheval à la tombée du jour. Je garde ainsi précieusement dans mon sommeil l’image merveilleuse des étincelles qui craquent dans la nuit sous les pas de la bête.

Le temps du cheval de trait n’est plus et soudain le vertige me prend : le cheval était depuis la plus haute antiquité le moyen de transport privilégié. Dans ma vie j’ai vu ce monde s’effacer complètement. Restent les étincelles, origines du chant.

Laisses

Parfois je m’arrête d’écrire, je vais ici ou là, je jardine songeant à Voltaire, puis d’autres écrivains voltigent autour de ma mémoire … viennent s’y mêler anciennes musiques, antiques propos, tableaux multiples, et vivant, vivant, je donne à tous ce qui leur manquait lorsqu’ils dormaient enclos dans leurs pages compilées ou accrochés aux cimaises des salles des pas perdus où la nuit, des gardiens très techniques, les surveillent du coin de l’œil, attentifs au moindre craquement. Mon esprit au présent les nourrit de ma vie : je veille à leur chevet et je ne parle plus, même la voix intérieure cesse de me dicter ses remuements. Peut-être l’art n’est-il là que pour faire taire la voix… non, c’est plutôt pour la faire parler autrement.

Depuis ce socle assuré j’aventure mes pas et le reste, les hontes, les humiliations, les terreurs n’existent plus ou à peine – au loin certes cela miroite là-bas d’éclats de lave obscure – à deux doigts, à vingt mètres un cerisier s’ouvre si bien, tu sais j’ai appris à entendre la brise passer sur les pétales, j’ai appris à deviner les pâleurs criantes à venir qui se marieront pourtant à l’océan du ciel, j’ai tant appris. La terre a beau m’attirer à elle, je me doute que j’entendrai encore bien des années les coups de ciseaux des martinets entre les murs dégrisés du couchant et le ressac qui manque tant au moment où je pose ces mots.

J’attends beaucoup des laisses qu’on aperçoit sur les plages, ma vie en dépend puisqu’après tout c’est le lieu où l’eau et le sol se touchent, déposant comme une culture naturelle des chefs d’œuvres d’argent vif que les enfants seuls ou presque apprécient alors que les contours sont au plus précieux de Cézanne, la ligne souple de Proust fidèle, le bord de la voix Debussy. Je souris : les laisses attestent que quand la mer se retire, mon enfant, la joie d’avoir été ne disparaît pas comme un souffle, elle flotte entre deux, tu vois, comme l’écriture et autres moments hallucinés des fondations qui demeurent et nous font demeurer.

Gracq, Goethe et le printemps

Contrairement à la musique ou à la peinture, lorsqu’on écrit, l’usage des mots oblige à avoir un sujet(je veux dire, une histoire à raconter, une pensée à éclaircir ou un chant verbal à produire).

Depuis Mallarmé, il y a des tentatives d’écrire sans sujet, mais lorsqu’on se lance dans une fiction, la morsure imaginaire exige son motif ; les mots doivent produire un sens, même si le récit est non-sens, absurde, il existe cependant : un sens se dit, obscur peut-être, mais on l’entend ou le devine. Même épuisée, au bord du silence, Beckett par exemple doit bien reconnaître que la langue produit des significations. Les situations peuvent avoir des allures absurdes puisque la fiction est imagination – ainsi on pourrait imaginer Jupiter félicitant Venus d’être si belle à ses côtés – il n’en reste pas moins que cela donne sens et l’on serait bien hardi (Pierre Guyotat l’a tenté) d’écrire une fiction où les mots accolés ne font plus sens…. de cette agglutination naît cependant un autre sens (musique?). L’écriture fiction est liée au sens comme la peinture à la toile ou la musique à la partition.

Parfois le sujet ne vient pas. Il se dérobe, il fait défaut… angoisse de la page blanche, dit le cliché. Admettons. Des auteurs ont évoqué cette absence de sujet (Flaubert), de motif ; j’évoque ici l’absence de démarrage, ce moment où l’écrivain assis doit tourner la clef de contact et enclencher le moteur de l’imagination. Peter Handke utilise souvent la musique pour se mettre en attitude de réception. Chacun sa méthode. Ce n’est pas « Que vais-je écrire ?» qui ici est en question, mais simplement la nécessité d’un début, car souvent, une fois la situation de départ fixée, l’imagination se sent stimulée sur une pente dont l’inconscient, le cortège des sensations souvenir et les œuvres lues ou entendues soutiennent l’avance, apportant l’énergie qui alimentera la suite.

Julien Gracq ( En lisant en écrivant p. 136) qui évoque ailleurs Goethe en des termes peu amènes (ses textes lui donnent “un arrière-goût de  veau froid mayonnaise” et tant d’autres critiques !), dit de lui qu’il a de tous les écrivains le sens du sujet le plus puissant. Il n’en donne pas la raison.

Le printemps qui surgit sous nos pieds apporte une réponse à cette affirmation que tout lecteur de Goethe éprouve à chaque page. Le sujet ne tombe pas du ciel comme ont pu le faire croire les poètes « inspirés » (cliché romantique), il naît de la terre qui déploie bientôt ses fastes dans la jolie saison après la prose noire des jours d’hiver. C’est que Goethe est en relation avec le tout. Chaque pensée, si petite qu’elle soit, est en contact avec l’univers. Un garçon qui cueille une rose suffit à faire une œuvre ( Heidenröslein ). Le début des Affinités Electives décrit une taille de rosiers qui prend tout son sens dans la peinture d’un couple en crise et amène à des considérations générales sur l’être humain immergé dans le monde. Grand lecteur de Spinoza, il laisse monter les motifs en respirant, au rythme de la croissance naturelle des plantes arrosées d’eau et de lumière. Homme de l’œil, tout lui est motif. Il n’a pas cette liberté grande qui paralyse les écrivains contemporains ; il ne connaît pas l’absence puisque sa vision est constamment globale. Il va jusqu’à élaborer des théories aujourd’hui oubliées sur la plante primitive, sur la pierre primitive, voire sur l’articulation qui nous fit hommes après avoir été des animaux : sa « découverte » de l’os intermaxillaire nous montre que chaque être, tout ce qui vit, est placé en perspective croissante, ce qui rend l’écriture de fictions, de poèmes, infiniment renouvelée. Sa richesse pour nous étrange, vient d’une conception du monde reliée de tous côtés par des inventions qu’il s’est fabriquées et auxquels il s’est accroché avec une persévérance et une ingéniosité que nous ne connaissons plus. Lire Goethe devient alors un exercice de récupération du tout vivant, c’est un printemps perpétuel qui fait d’une branche un axe de la terre.

Il meurt en 1832 avec l’arrivée du printemps qu’il salue avec soulagement.

Les havres éternels

Puis sur la pointe des pieds elle avança vers le forsythia, je la vis là-bas sur le goudron que le couchant dorait, son pas mettait en pluie les secondes passant d’aujourd’hui au jadis et retour, vive présence de l’existence suspendue à travers son avancée réelle et pourtant ralentie ; son cou soulignait un repli de cheveux que j’avais entraperçu dans mes errances, était-ce quand les branches de troènes bas griffaient mes tympans ou quand libre encore je me voyais déjà revenu de toute épreuve parce que j’avais enfin vécu plus de temps dans l’enfance qu’il ne m’en restait à parcourir pour être adulte? C’est si loin. Elle me faisait signe du bout de ses cheveux maillés de boucles infimes que je voulais toucher comme un drapé de jour qu’on rêve de froisser pour qu’il se passe quelque chose ; sa musique crépitait sous les semelles, elle reprenait le rythme d’une lente rengaine qui parle d’amour et de bateaux qui reviennent lorsque le soleil frappe au plus droit de nos contrées variables et fraîches. J’ai tant de havres en mémoire.

A l’instant, ma vie, ma longue vie tentait je le vois bien de me rejouer la jeune saison alors qu’au reflet de la vitre obombrée maintenant je réalise mon âge, visage grisé d’adulte en fin de course. J’entends à partir de ces cheveux qui surgissaient ce soir un peut-être oublié qui signe la liberté d’aller au milieu des silences, magie d’un soir dans la réalité du jamais plus, lorsque chaque pas compte sobrement l’énergie qui me reste et que je me crois cependant habité d’éternité, non de ce que j’écris, mais dans le moment où ces mots me sont dictés.