Lorsque j’étais au Japon en 2012 pour saluer ma fille Lucie (elle y resta quatre ans), que j’appelle dans ce texte “Antigone”, j’ai rédigé une manière de journal de voyage que j’ai nommé: “Un pékin au Japon”. Je fais part de mes étonnements – j’avais pris soin de n’emporter aucun livre guide qui eût pu troubler mes découvertes; ma fille était mon seul et unique guide – et parmi ceux-ci une stupéfaction qui résonne aujourd’hui très étrangement. Il s’agit du port du masque qu’à l’époque les Japonais portaient déjà presque systématiquement:
“A vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Masques blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – les Japonais se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !- bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.”
Extrait de Un Pekin au Japon dans ce même blog:
Savoureux ce pékin au Japon.
Quelle agilité quelle précision dans le trait. C’est formidable.
Merci à vous Catherine Stef ! Je suis très touché…