Souviens-toi des agréments que nous avions pris aux pas qui tombent seuls au lever du jour, tant de secondes vécues main dans la main, tu étais fière, nous allions au rythme de notre sang, la chance de la rencontre nous portait et nous tournions le dos à la ville, insoucieux des rôles, des masques et des lois, la porte souviens-toi avait battu dans le vent d’octobre et nous étions partis légers en âge, nos habitudes gisaient derrière nous, oh, qu’importe disais-je d’une voix ferme, laissons nous emporter par la fraîcheur lourde de ce bout de saison, le vent pourvoira aux fruits qui n’attendent que nos dents. Il n’est pas impossible parfois de rêver sa vie, tentons-le lorsqu’il en est encore temps et dieu sait que nous l’avons puisque le jour se lève sur notre rencontre, il salue de son premier ocre les pas qui nous firent tout quitter pour vivre un jour, ce jour seul d’amour, mille baisers avant la brume des mois, des années où l’on va s’oublier, c’est sûr, où l’on va s’oublier.
Peu importe mon amour, que nous n’ayons rien emporté de particulier pour cette randonnée, dis-tu après une nuit à peine dormie, une douche suffit et nous voilà partis ; je regrette l’eau sur le corps car nos transpirations étaient gage de notre peau, de peu de peau laissé à l’autre, nos doigts se serrent, j’entends la ville qui s’éveille contre nous ; nous sommes loin déjà, notre avance est énorme et nos muscles éprouvés dans leur souplesse tellement crue ne demandent rien d’autre qu’une marche commune, chant main gauche main droite au piano du chemin pierreux où nous progressons égaux vers une grotte où nous ferons du feu, car vite, je le sais, nous aurons froid, une légère brume monte de ma bouche en vapeur matinale, baisers dissous dans l’air avant même d’avoir eu l’idée de t’effleurer les lèvres. Tu redoutes ce moment où après les maïs brisés et la traversée du village endormi – quelque part un raclement de carrioles, des appels , un coq impatient, presque rien – oui, tu redoutes cette ascension de l’autre mont, mais souviens-toi nous l’avons dit toute cette nuit, là-haut enfin nous serons fiers, lune de miel à pied, nous l’avons répété en riant, et maintenant au pied du mont ta main me serre, je te sais épuisée, c’était folie ; ne te retourne pas sur la cité, tout à l’heure nous verrons si le miel de cette randonnée valait le détour dans le silence venteux des plaines. C’est un essai avons-nous dit, j’entends ton rire, je sais que le soleil donne déjà, merci pour la pomme cueillie, je mords, des éclats jaillissent sur nos fronts, nos joues tendues de carmin vif ponctuées de larmes lourdes que l’on essuie sur la manche ; j’ose passer mes doigts sur tes pommettes, tu le fais pour moi, nous sommes arrêtés, pause au bas du mont, baisers, étreintes, je crois qu’on dort dans le talus ; au réveil on est l’après-midi, il fait froid. On se secoue et l’ascension commence, le soleil nous sèche vite.
Ce sont des sauts sur les pierres plates, parfois moussues, gambades concentrées ; il faut viser juste, du bout du pied, le corps n’est qu’une fois et si l’on tombe, amie, on se fracasse, le danger, le risque était compris dans le forfait du voyage de noces. Parfois une pierre dolmen consent à nous offrir son grès chauffé et l’on s’allonge et je rêve de toi et semble-t-il tu rêves de moi puisqu’on se jette aux bras au-dessus des éboulis verticaux qui nous appellent. Nous ne nous abîmerons pas ; l’effroi est surmonté grâce au sommeil sur le bas-côté qui nous protège encore. Progressions en avancées lentes, spiralaires. Si je tremble, dit-elle, en me saisissant la main pour franchir le vide, ce n’est pas de peur, mais d’amour, j’ai hâte tu sais. Je sais. Le vertige s’apprend, lui ai-je affirmé lorsque j’ai conçu l’ascension : elle est sûre de son pas parce qu’elle l’est de nous. Régulièrement un morceau de rocs effleuré se jette au ravin ; nos regards s’évitent ; c’était folie, on continue. Haussements d’épaules, enfin on se sourit. Le soleil décline, le vent tourbillonnant fait flotter les pans de nos blousons : un minuscule sentier s’engage sous nos pas. Sauvés.
Une fois sur la crête je lui murmure : tu peux te retourner. La cité au loin cueille la lumière rouge, ocre, bleu, rose, scintillement perpétuel ; on lit la cathédrale à ciel ouvert, stries noires, dentelures comme des fils, tendresse périlleuse des tours, l’humanité. Aucun mot ne vient. Le temps fait retour ; en quelques minutes le soleil bascule sur tous les tons et bientôt sa lumière grise la cité, puis s’éteint.
La grotte est là derrière nous ; maison taillée dans le roc, bouche souriante, gravier, fleurs. Je sors la clef, ouvre la porte, elle m’effleure en me précédant. Un léger cri : quel silence ! Un feu de bois éclaire la pièce, elle m’interroge du regard.
– C’est un gite rural, j’ai demandé qu’ils préparent tout. Ce sont les gens du village qui s’en sont chargé, c’est compris dans le forfait.
– Pourquoi n’est-on pas passés par le village, au lieu d’escalader au risque de…
Je ne réponds pas. Elle s’effondre sur le canapé, ferme les yeux. J’ouvre le réfrigérateur et prépare le repas.
– Ah dit-elle, il y a même la télé.
– Oui, ils voulaient me louer l’option canal+, j’ai cru bon de refuser.
Elle éclate de rire.
J’aime beaucoup ce texte. Je vois que tu ne poste plus tous les jours !
Ah oui, Helena, ta remarque m’oblige à en dire davantage sur ces textes sur la “montagne couronnée”… en réalité j’en ai programmé une douzaine, peut-être treize, je ne sais pas encore… mais ces textes exigent une concentration qui n’est pas possible tous les jours. J’ai bien des notes, naturellement, je crois même que j’en ai trop (!), cependant il faut pour ce genre d’écriture une détente intérieure et un silence très vaste comme le mois de juillet qui commence. Donc tu peux être certaine que la suite va venir bientôt… Merci en tout cas de tes encouragements.