À l’image des commandements religieux des siècles passés, il faut aujourd’hui savoir ce qui se passe dans le monde, il faut avoir vu le dernier film de, il faut avoir écouté le groupe un tel, il faut posséder tel objet de communication, contraintes émouvantes qui témoignent de cet oubli de soi exigé par toute société. La solitude à l’inverse est connotée négativement alors qu’elle est la condition première non pas du bonheur, mais plus modestement de la joie de vivre.
L’aventure de vivre en communauté commence à la naissance où, fragile, dépendant de tout, le bébé a un besoin absolu des autres, il est rivé à l’autre et l’émotion profonde qui nous saisit à leur observation en dit long sur notre douce nostalgie de la dépendance. Et l’éducation réussie est bien sûr celle qui mène à la prise de distance: plus le jeune adulte s’éloigne volontiers de ses parents qui l’ont élevé, plus il acquiesce à sa liberté ( dont le nom réel est peut-être solitude). Les parents responsables suscitent le départ des enfants et ils cultivent soigneusement l’éclat noir de cette nécessité. Souvent alors le jeune adulte s’accroche à l’autre (s’aliène) s’enfonce littéralement dans le collectif, foule, rassemblement, concert, comme s’il voulait jeter aux orties sa liberté fraîchement conquise. Il a raison, ainsi saura-t-il en retrouvant sa chambre minuscule ce qu’être seul veut dire. Il est bon de boire la tasse quand on apprend à nager.
Lorsqu’on rencontre l’amour, le fol brasier de la fusion est notre lot; nouvelle perte de la solitude: enfin je ne serai plus jamais seul; ce vœu touchant n’a heureusement qu’un temps, la solitude revient au bras de l’autre, il le faut, pour que l’amour ait quelque chance de perdurer. Respect, tendresse ne peuvent être donnés que si la solitude a pris la première place. Je ne peux aimer que si je suis d’abord en accord avec “cette douce compagne”.
Quant à l’amitié que l’on lit si heureusement au visage de l’autre, elle a dans son fond le même aspect d’indépendance farouche où le respect couve la braise d’autonomie, ce tact qui nous épargne du feu de l’autre: lui c’est lui et moi c’est moi. La véritable amitié est une avancée sur les boulevards où chacun marche à son pas tandis que le langage les relie au milieu du fracas des moteurs à quatre temps. On entend derrière les mots échangés une vibration au fond assez étrange où la liberté de ton se paie de la solitude risquée. On peut affirmer alors qu’on est adulte puisque la franchise avance au même pas que les mots bordés de ce silence où la solitude palpite.
Avec les décennies le sourire remplace les mots, car nous n’éprouvons plus le besoin de prouver quoi que ce soit; la liberté totale ne se conquiert plus dans le babil mais dans l’accueil heureux que l’on fait de nos journées et de ceux que nous aimons. Ainsi, allons-nous vers l’étang où la barque nous attend. Pourquoi une dernière fois nous penchons-nous sur l’eau immobile? Sans doute pour voir encore un peu à contre-jour notre visage à nul autre pareil.