Brasil 9

8 septembre 2010

Lorsque dans un lit, à l’étranger, on est éveillé par un bruit familier, on est en droit de nourrir quelque inquiétude : clac, pataclac, entends-je comme si des doigts enfantins cognaient contre les feuilles raides ; l’odeur qui me parvient me rappelle la noire terre de chez nous, son humus lourd et ses cadences saisons ; en bref, il pleut. Il ne fait pas froid, ni frais, simplement l’absence de stridences me submerge d’interrogations nouvelles : tous ces jours précédents, ai-je rêvé ? Et le printemps éternel, où ? Et le jeu des vagues qui se contrarient sous le soleil habillé de vert ? Et l’éclat aux tympans des écorces frappées de biais par la lumière ?
Je me rendors : nous devions aller à une fête religieuse, messe à huit heures etc., excellente raison pour n’en rien faire. Marie ne m’en tient aucunement rigueur puisque vers les onze heures lorsque nous embarquons pour Porto Seguro, le soleil, plus vigoureux que jamais, a effacé les traces humides ; seule flotte encore une humeur liquide qui fait monter des flaques contre les garde-boues des véhicules dévalant sur les pavés vers la baie des riches. Le ciel accroche quelques oripeaux de blanc crème ombrant parfois les eaux d’un vert presque aussi grave que celui des sapins de chez nous, quand au bord des étangs ils se reflètent en noir sur les eaux mortes. La mer cependant, tout au fond, allume ses feux crépitant, crachant l’écume et les lames éblouissantes, invitant à bouillonner avec elles ; la jeunesse court et s’agite sur le bateau qui nous porte, des marchands de bière, de café, nous sollicitent joyeusement au milieu des volutes de diesel dont le transporteur nous gratifie.
On va marcher longtemps le long de la plage puis escalader une haute falaise taillée de marches énormes, innombrables, harassantes, pour déboucher sur un plateau où une église semble faire l’objet d’une vénération particulière puisque des centaines de gens de tous âges se pressent entre les bords de la falaise et l’entrée de l’édifice : c’est Nostra Senora de la Pena qu’on honore depuis la veille. Trois ou quatre jours de congé sont octroyés à cette occasion qui permettent à la foule de s’égayer en souriant et nous voilà trébuchant d’emblée sur un cortège sorti tout droit de Fellini : en tête des garçons déguisés en moines, robes de bure, cordon blanc et capuches, des petites filles les suivent couvertes de plumes blanches pour figurer les anges et juste derrière un tracteur tirant une remorque énorme sur laquelle est juché le prêtre au micro entouré de baffles qui répercutent les rythmes des guitaristes et du batteur qui l’entourent. Le bruit – difficile de parler de musique – est infernal, des annonces sont lancées mais tout le monde attend devant l’entrée de l’église. L’un après l’autre sortent alors des statues de saint(e)s en procession, chacune d’elle portée par quatre hommes sur des brancards couverts de fleurs. On peut lire leurs noms sur des « phylactères » de tissu : Luzia, Explicite, puis, très applaudis, en vraies vedettes : Antonio et Francesco qui frémissent dans leur plâtre coloré. Cris, chants, bravos, psaumes, appels, rien ne manque pour marquer l’admiration que la foule porte à ces représentations. À l’étage supérieur de l’église des femmes passent déjà leurs bras par l’ouverture, un silence se fait spontanément et soudain, effleurant le haut du portail de l’église, avance lentement une énorme statue de Marie en gloire, carton et plâtre, et du haut de l’ouverture pleuvent en milliers de papillons lourds des pétales de fleurs sur la mère de Dieu tandis qu’alentour monte une clameur sincèrement admirative. La musique redouble, chants hurlés, invocations vers Elle, appels à l’aide, cris de reconnaissance, « Maria ! » mille fois repris, et l’ensemble s’ébranle enfin pour descendre vers la ville suivi d’une foule éclatant de joie. Les bras sont levés tout ce temps, ils se balancent comme agités par une bise régulière où l’on respire une vaste ferveur envers ces personnages de plâtre qui s’éloignent. Miracle pompier d’une apparition où l’on ne boude pas son espérance.
Retour aux choses humaines : des dizaines de gens saluent la Reine des Lieux qui en profite pour présenter son mari à la communauté croyante, son vrai monde. O meu filho fait bonne figure, salue, embrasse, caresse et parfois je suis contraint d’en faire autant. Ce n’est pas désagréable, tout ce petit monde est si pimpant ; comme nous restons sur le vaste plateau qui s’étend bien au-delà de l’église, nous voilà embarqués vers une sorte de kermesse hétéroclite où l’on vend des casseroles, vêtements, boissons, nourritures, enfin tout ce qu’une foire improvisée peut proposer. La foule est considérable, on a parfois du mal à avancer. Un groupe politique en faveur de la candidate de Lula nous pose presque d’autorité des autocollants sur la poitrine ; nous nous laissons faire avec bonne humeur.
Je me demande cependant ce que nous faisons là. Le mariage a lieu dans deux jours et il y a peut-être plus urgent que de flâner entre les tire-bouchons, vêtements, ballons et stands de boissons qui refusent du monde dans un tintamarre sonorisé à tout va. Je me trompe. Je comprends soudain au détour d’une réflexion sur cette ferveur marchandisée – combien de statuettes de Marie sont dressées là partout à la vente ? – que o meu filho ayant refusé un mariage religieux (il frise l’hérésie !), a quand même dû sacrifier à sa future épouse cette journée en l’honneur de Maria, Senora de la Pena… c’est sa seule concession.
Nous croisons beaucoup de pauvres gens qui viennent avec leur tribu d’enfants, leurs chiens, dépenser leurs quelques sous, mais qu’en dire ? La religion est circulation de chaleur communicative et mon scepticisme n’est décidément pas à la hauteur de leur ferveur. Une voix dit : à part ça, tu as quelque chose de mieux à proposer ? Quelle consolation proposes-tu en lieu et place d’une effigie de plâtre de Maria afin de leur apporter dans leur vie une joie équivalente ? Donne-leur, bel esprit, d’autres prières bien réelles ! Tu ne trouves rien, n’est-ce pas ? Tu as beau chercher, que vas-tu leur offrir contre la misère, contre la mort ? Qui va les soulager de leurs peines et maladies ?  Que leur donnes-tu en rêve, en échange ? Comment suggères-tu d’aménager leur imaginaire ? La peur de l’existence, comment proposes-tu de la contourner autrement que par des identifications avec des saints de carton ? Crois-tu que ce soit si différent avec les vedettes du showbiz et du cinéma chez ceux qui se flattent d’être des non-croyants ? Chez nous, ces lunes ne sont plus de saison, cependant mille autres ont pris leur place, allez, bois un coup dans ce tohu-bohu et fais bonne figure !
Plus tard, nous nous attardons enfin sur la rambarde qui domine l’océan, le plus vaste panorama qu’il m’ait été donné de découvrir. C’est un gigantesque toit d’ardoise léché d’écume sur lequel un dernier soleil s’en vient jouer son regret des couleurs, des arcs en ciel s’esquissent, des mains énormes lèvent leurs paumes à l’horizon, nuages peut-être, silences bleuis des ciels où je crois voir paraître des étoiles – feux de Saint Elme des bateaux portugais qui débarquèrent ici ? – mais ce ne sont sans doute que des reflets de la ville qui sur les eaux s’accrochent au hasard dans le grisé de la nuit proche. Je ne me souviens plus que d’une course heureuse jusqu’au bateau, d’où la baie nous envoie ses guirlandes tandis qu’à l’oreille, au milieu du brésilien volubile de la Reine des Lieux, j’entends un grincement de chaînes qui nous libèrent du rivage pour nous porter loin là-bas vers l’auberge du soir.

Brasil 8

7 septembre 2010

Tel ce petit bonhomme qu’on croise à l’intérieur du narrateur de La Prisonnière et qui devine entre rêve et réalité, sous la porte, à travers les contrevents, le temps qu’il fait, je me roule dans les vagues éphémères du drap, et mon premier regard s’en vient peser contre le seuil large comme le sourire d’une bouche qui brûle. L’appel de la mer sert de basse aux musiques frappées toujours de la même manière par les haut-parleurs déjà branchés pour les vingt heures de la totalité du jour et d’une partie de la nuit. La joie cliché est en route. J’ai un court instant la nostalgie du silence de chez moi avec la pie entre nuit et jour et la tourterelle dont le poète dit qu’elle emprunte son rose gris au couchant tardif.
Je trottine vers la baie qu’on voit depuis l’église. L’air est si pur que les condors, planant pour la journée contre la brise, tracent des ombres à peine visibles sur l’abime ; l’océan soulève à l’approche de la plage ses immenses épaules rectilignes puis déverse depuis son cordeau maximum des torrents moussus que les palmiers verdissent au dernier moment. M’étant assuré, satisfait, que le printemps éternel avait à peine bougé depuis la veille, je m’installe tout ouïe à la terrasse du café bien connu. Le hasard veut que ce matin la lambada ne résonne pas trop fort, si bien qu’on entend à merveille les chuintements exhaussés de la langue connue-inconnue, doux balancement de mots des hommes. Et dans ce silence défait de musique où le calme me prend avec une infinie langueur – je me sens presque un touriste – la catastrophe s’abat près de moi. Bruit d’étoffe. Froid. Vivant pourtant. C’est une jeune fille entre 16 et 18 ans, guère plus. Je lis la mort sur son visage ; derrière la rage qui rôde dans ses syllabes graves, j’entends bien la sollicitation qui me fend, m’effondre, me mord, m’épuise d’avance. Comment lui expliquer que les teintes pâles de mon visage ne doivent pas la tromper sur mes désirs, qu’elle est plus jeune que mes enfants, que je ne suis pas là pour ça et même que je ne suis pas là du tout, puisque j’ai sous la main, à côté du café et du gobelet d’açaï, le carnet noir qui est mon vrai langage, mon seul mode présent de communication ? N’entendant pas un traître mot – les mots assurément sont traîtres – de son discours par-dessous, je me lève puis me rassois à distance, bien en face. Ses traits sont réguliers, sur les cernes un soupçon de bleu, le menton fier s’agite avec insistance, elle semble sûre de son affaire, frappe de la main, mime l’impatience. Mon regard erre hors d’elle puis je dis en rattrapant ses yeux bruns : « Nao, nao, nao ! » Je saisis mon carnet et inscris sur la page de garde : « 63 anos ». Le silence fait retour au creux des appels des clients affairés autour d’une bière ; j’applique alors la recette provisoire qui consiste à ne plus rien entendre… les musiciens attendent ainsi la baguette qui se lève, instant laïque entre la prose qui précède l’accord des instruments et l’attaque du morceau sacré. Je peux ainsi écarter sa présence, je fixe avec indifférence ses mains soudain brutales qui m’arrachent le crayon des mains, elle tourne le carnet vers elle et inscrit quelques mots entrecoupés de cœurs maladroits au plein cœur de la page. Je constate qu’elle a écrit avec une lenteur infinie, tirant la langue, des suites de lettres incompréhensibles : ce temps d’écriture est en ma faveur, c’est, au cœur de sa sollicitation désastreuse, une pause où la tentative de séduction tombe à plat, s’estompe, s’efface sur les lettres tracées. J’éprouve ce que des penseurs disent paradoxalement de l’écriture… que c’est un discours de mort. La lecture faussement patiente que je fais de son texte me permet de maintenir le silence plus longtemps encore ; enfin, de l’air le plus désolé que je peux, je reprends « nao » fermement, claque mon carnet sur la table et boit une gorgée de café : je croise ses yeux remplis d’une rare exaspération. Elle se lève enfin. La misère qui me collait à la peau consent comme un souffle tiède à se défaire de moi ; sa jupe bruit, suaire inutile ; elle s’éloigne après avoir fait racler bruyamment sa chaise, ses pas sur le plancher de la terrasse sonnent un glas de misère, j’entends la mort dans la vie, la colère d’un corps qui n’est que corps réactif, voué à l’absence totale d’estime de soi. Sa silhouette qui fuit me rappelle qu’il est des êtres dont le chant est totalement absent ; l’humanité seule a ce corps fait pour être vendu ; le moindre chien a conscience que ses désirs sont justifiés par la vie. Cette jeune fille, inverse d’Égérie, défait par tous ses pores la plus infime caresse d’espérance.
Du fond de ma solitude, je sens que le vide revient, je l’emplis alors de considérations générales sur le blanc égaré dans un pays de misère, ça devait t’arriver, tu es seul, ton visage dit que tu as des dollars autour du cou, mais ces clichés ne diminuent pas d’un iota l’effroi qui me traverse, même lorsque je songe que c’est arrivé au moins une fois à tous les hommes dans toutes les villes du monde. L’extrême fragilité de cette croûte de pensées sert toujours de faux-fuyant, ces idées rationnelles ne m’aident en rien à surmonter mon glacé ; cela m’est arrivé à moi, à l’instant, et j’ai senti le boulet de la mort m’effleurer. On pourra prétendre que ce deuil soudain déposé sur les épaules de cette frêle jeune fille est l’inversion d’un désir que j’ai éprouvé envers elle : rien de plus faux que cette psychologie de bazar, c’était la mort au paradis, c’est tout.
O meu filho qui survient m’interroge sur mon air désolé, prend la chose avec son énergie habituelle, m’oblige à boire un autre café et la Reine des Lieux qui se joint à nous m’envoie un sourire conciliant, magnifique bonjour, présence belle où la poésie des ses traits semble dire : encore deux jours ! Je rêve de cette alliance et moi qui fus toujours (comme mes pesants contemporains) un adversaire sceptique de cette cérémonie – il faut bien se marier mais ne pas en faire tout un fromage – voilà que dans ce cas précis je lui trouve toutes les vertus ; contrecoup salutaire de ma rencontre catastrophique avec la mort en jupons ; mais aussi comment faire autrement si l’on veut qu’un jeune européen vive avec une brésilienne ? Et puis, c’est pour nos consciences archaïques (malgré la mondialisation, les êtres sont lents à évoluer et les civilisations dessinent des failles profondes à l’intérieur des psychés) un effort énorme que seul le mariage peut aider à traverser comme on le fait de la baie qui nous sépare de Porto Seguro, lieu prévu du mariage officiel. Et puis, je le sais, la joie est au bout du voyage, liens improbables, lieux découverts, enfants, petits-enfants, sourires souvent… querelles parfois, mais quoi, c’est la vie, allez, qu’on ne tarde pas, inutile de regimber, notre nature l’exige, destin, poursuite du vent, courage, amis.
Et de courage o meu filho n’en manque pas, qui m’annonce tout à trac : « On va nettoyer ! » Je ne sais pas quoi mais je fais oui, me doutant que nous allons monter vers le quartier misère auquel je suis presque plus attaché qu’à l’océan ; la tristesse n’y est pas réelle, je compte retrouver l’espoir d’une vie meilleure dans les chemins de terre crevés, au milieu des aboiement de chiens et des enfants sans école, livrés à la course des heures du jour ouvert à leur croissance hésitante mais à peu près joyeuse sous le soleil immuable, leur plus solide allié.
Dans notre avance à travers les maisons ébauchées, peintes parfois de couleurs vives, qui détonnent tellement avec ici l’absence de toit, et là des parpaings posés à la hâte – faute d’argent pour acheter le ciment –, je fouille du regard les intérieurs comme si j’étais un habitué et j’aperçois dans les cours, les entrées, quantité de cages d’oiseaux multicolores. Sur un seuil je m’accroupis auprès d’un enfant maigre qui sourit en jouant avec son perroquet ; j’imite les cris aigus du bel ara, il me répond, l’enfant bat des mains… on a bien du mal à se séparer… impossible de m’attarder, je vais avoir le quartier sur le dos, j’ai perdu les amoureux de vue. Errance, perte d’orientation, la solitude encore, des rideaux bougent, des lamelles de jalousies frémissent, je marche en évitant les flaques – d’où vient cette eau ? – je me crois égaré, je le suis, rêve sans goudron sous les pas dans une rue inconnue, des vélos m’effleurent peut-être une menace, mais peut-être pas, la chaleur m’exalte, le septembre de chez moi et ses premières brumes me reviennent insidieusement, je flotte, aucun pas n’est assuré, un bus me dépasse soufflant sa poussière jusqu’aux cheveux déjà blancs, j’essuie mon front et au moment où la sagesse fait retour en un murmure : « La vie, la vie ! » , j’aperçois à deux pas la maison de la Reine de Lieux.
On frotte le sol et les murs carrelés de tout le rez-de-chaussée vide où va avoir lieu le mariage. Quatre pièces. La mère est semble-t-il au travail et le père après avoir recollé deux carreaux estime que ce n’est pas pour lui et s’assied avec un voisin sur un tronc d’arbre qui longe le mur d’en face. La tâche est rude. J’apprends que la famille aux dix enfants a vécu là, puis le père ayant récemment eu quelque argent, il a construit un étage et surtout, luxe du luxe, un toit sous lequel ils vivent désormais, d’où le rez-de-chaussée délaissé. O meu filho me déclare au bout de deux heures que nous avons fait le tour et qu’on va à l’océan pour se remettre. Fameuse idée. La Reine des Lieux nous rejoindra après avoir passé un coup de jet final. Après cinq étapes de bus nous voilà dans la brise où l’on se lave de la crasse en nous abandonnant aux vagues, crépitement minuscule contre ma peau des mille gouttes fabuleuses comme autant d’émeraudes émiettées. O meu filho me tend une noix de coco avec une paille… mon premier vrai repas ! Le soleil est au déclin, la Reine des Lieux surgit à contre-jour, on repart quand la nuit tombe, leurs deux silhouettes enlacées sont au chaud dans l’obscur de ma mémoire… et pour longtemps. L’ultime rayon de soleil, pincé là-bas, les éclaire d’une dignité détachée, presque fière. Ce n’est pas un cliché et je me félicite d’avoir oublié mon appareil photo.

Brasil 7

6 septembre 2010
Je me suis levé de bonne heure, c’est le jour des achats pour le mariage, fleurs, tissus pour les robes qui seront faites maison. Les réverbères sont allumés en plein jour, personne sans doute pour les éteindre, ce que j’interprète comme un signe de bonne santé : le gaspillage est un luxe, dynamique d’un pays qui s’étonne de devenir un peu riche. Un scrupule d’écologiste me tire par la manche, je m’indigne un peu malgré tout en bon occidental fatigué, alors que cette aberration – la lumière électrique au pays du soleil – dit à peu près : « L’électricité ? T’en fais pas, c’est comme les enfants, on en fera ». Partout, on voit sur les artères principales des employés municipaux qui balaient tout le jour les feuilles et les déchets divers ; on dirait une manie nationale, à l’intérieur des appartements et des maisons, des balais s’activent, corps courbés, immenses poubelles sur roues, raclement qui veut signifier qu’on n’est plus tout à fait dans un pays pauvre.
 J’aperçois sur la place principale un attroupement qui ouvre sur un vide aux aspects inquiétants ; je crois à une lutte d’ivrognes mais les uniformes gris de la police, devant une voiture banalisée, s’affairent autour d’un corps tiré puis poussé à l’intérieur du véhicule. Effroi devant tant de brutalité ; la petite foule suit sans broncher, sans parler, à une distance respectable l’embarquement du présumé délinquant ; on entend les claquements des matraques sur son dos, ses jambes, même la tête est visée. Mes réflexes me dictent des mots comme « droits de l’homme », « respect de la personne », mais la réalité d’une action qui paraît évidente ne soulevant aucune protestation, me murmure des choses contradictoires : ce pays est jeune, une dictature traîne encore dans l’air, il faut assurer l’ordre à tout prix… et la voiture démarre en trombe laissant deux policiers en faction sur la place ; ils sont effrayants, flashball sur la hanche gauche, revolver à droite, ils ne sourient pas et personne n’ose les approcher encore moins les saluer. Plantés solitaires, ils dessinent autour d’eux une sorte de halo stupéfiant, les passants les contournent de loin ou traversent la rue dès qu’ils les aperçoivent. Ces soldats gris bougent à peine, observant les véhicules qui spontanément ralentissent dès que leurs silhouettes se profilent au travers du pare-brise ; leurs matraques pendent au côté droit comme les épées des seigneurs d’autrefois. C’est la première fois que je suis pris ici d’une forme de peur réelle, je redoute un contrôle, je n’oublie pas que je suis blanc, de ce blanc qui dit l’étrangeté, et ma peur s’étend soudain à celle que j’ai lue parfois sur les visages de maghrébins dans la salle des pas perdus de la Gare du Nord, lorsqu’ils se font contrôler par des policiers armés jusqu’aux dents. L’inquiétude ne se dissipe pas, car ils se tiennent là, hiératiques et solides, les pouces dans le ceinturon, le regard légèrement levé, l’un d’eux porte même de terribles lunettes de soleil qui bougent à peine ; la glace transpire de ces statues, leur immobilité fait comme une ombre supplémentaire sous les riants cocotiers ; ils semblent avoir été choisis pour ce rôle en raison de leur largeur d’épaule et de leur haute taille : des fauves prêts à bondir à la moindre incartade.
 O meu filho suppose qu’il s’agit d’une affaire de drogue, il a lui-même été sollicité sur la place en plein jour pour acheter du cannabis : « Des vendeurs reviendront dès qu’ils seront partis ; la drogue est pourchassée sans pitié. À Salvador de Bahia, la veille encore, un homme a été poignardé en pleine rue pour les mêmes raisons. Il faut être prudents… surtout nous ! », dit-il d’une voix calme.
 Et nous voilà partis vers Porto Seguro. Voyage dans l’autre sens, cahoteux, sur les pavés ; je sens dans cette bousculade motorisée que mon corps n’a pas encore oublié les coups de matraque s’abattant sur les os du délinquant présumé ; la chaleur me colle déjà partout sur la peau. Heureusement, la brève traversée de la baie nous attend ; dans ce sens, le voyage est gratuit et l’envol bleu gris sur les eaux lourdes entame un clapotis comme un pianissimo contre la coque solide du ferry et j’ai l’immense joie de voir mes amis les condors qui se parlent là-bas sur l’autre rive malgré le grondement du diesel si lent dans ses heurts brisés. Je me dis que c’est l’eau qui porte les sons, que j’invente peut-être un dialogue, que le soleil craque, éclate plutôt sur les cacaoyers lointains ; mais ce sont les vagues immenses des bords de la baie, là où l’océan s’écroule moussu, qui font ce raffut fruité dont l’écume semble nous toucher de loin comme une souple bénédiction ; les doigts de la mer nous effleurent de leurs gouttes salées, passant au-dessus des lauriers roses qui débordent sur le flot saturé de miroitements, mille éclats posés sur l’eau calme aux replis de tissu.
 À Porto Seguro nous retrouvons les parents de la Reine des Lieux. Le père ne dit pas un mot, portant déjà quelques paquets ; la mère ravie nous conduit dans la rue principale où l’on erre de boutique en boutique ; elle nous fourre dans les mains des sacs dont on ne sait ce qu’ils contiennent ; suivant la leçon de sagesse de o meu filho, je ne pose aucune question ; « Il est bon d’être là pour porter », dit-il. On se charge comme des mules attendant longtemps devant les boutiques où les choix se font sans nous. Il règne une petite joie maligne où les femmes nous transforment en animaux de trait. Le père sans doute lassé disparaît ; on le retrouvera au bateau du retour.
 La traversée dans l’autre sens est payée par le père… je m’en étonne, mais mon guide m’explique que si c’est nous qui allons acheter les billets ils vont nous faire payer le prix fort ; si les acheteurs ont le faciès des gens du cru on paye deux fois moins cher. Je me garde bien de crier au racisme ou même de m’indigner, je préfère me perdre dans les odeurs de fleurs que nous portons. Le soleil écrasant de l’après-midi me fait tourner la tête – ah oui, je n’ai pas mangé une bouchée depuis l’açaï du matin – et pris de faiblesse, je laisse courir la folle du logis, sans contrôle : je n’oublierai jamais cette baie pacifique d’une langueur grave, vagues où l’on ne s’ennuie jamais ; elle me rappelle a contrario les rives du Lac Trasimène en Italie où il y a près de quinze ans je m’étais arrêté sur l’écoute des hurlements des Romains terrifiés par les éléphants d’Hannibal, eaux que je crus, que je vis rouge sang… mais qu’est-ce que l’effroyable carnage des Carthaginois comparé au Chemin des Dames, à vingt kilomètres de ma petite campagne où les blés neufs, coupés de frais, comptent autant d’épis qu’il y eut de morts en 1917 et dessinent comme ici des vagues tranquilles et roides à la fois, la vie, les vies, tant de vies, tant de siècles ? Ainsi la baie, ainsi le Lac, ainsi à perte de vue les carnages sous les blés… la paix alizée, la mer au loin rythmée par les appels des condors qu’on envie de n’être pas des hommes.
 Et pourtant quoi de plus réjouissant que de voir la mère de la Reine des Lieux serrant contre son corps un pot de fleurs roses emballé dans un papier transparent qui craque à chaque remous du ferry ? Peut-on oublier cette image ? Le mariage, union de l’occident et de l’Amérique livrée si longtemps à la cupidité des chrétiens de chez nous, cette fête qui nous attend et se déploiera comme une fleur dans peu de jours… allons, n’est-ce pas le signe optimiste et courageux des beaux enfants de Marie ? Je sens que dans la brise un autre message nous est envoyé, quelque chose de rassurant et qui ressemble en très discret à l’« embrassez-vous millions d’êtres » du poète, que je trouve tout à coup un peu trop solennel. Il vaut mieux s’attarder très concrètement sur cette paix humaine et douce d’un couple improbable, et qui prit feu quelques mois auparavant : on y respire le salé piquant des rencontres impromptues et le long sucré de l’haleine du temps.
 À l’instant où je pose le pied sur la pente qui remonte vers la terre où tout aura lieu, un souvenir me revient, presque rien : c’était au bord du Lac Trasimène justement, ma dernière petite fille avait alors huit ans, et je la tiens là, je serre sa main encore minuscule pour dominer les cris des Romains écrasés par Hannibal, je lui souhaite ainsi la paix, il y aura la paix et je suis si muet, tellement impénétrable, que sa petite voix parfaite lance : « Qu’est-ce qu’on fait ici ? Il n’y a rien à voir… – Rien en effet, ma douce, rien… » Et je lui serre un peu plus fort la main. Trasimène, les Romains, les Carthaginois, combien se souviennent du latin qui rapporte ces histoires aujourd’hui à peine lisibles ? Il en sera ainsi un jour du Chemin des Dames ou de la conquête du Brésil… après le débarquement des Portugais dans la baie de Porto Seguro (Pourquoi cet événement lointain me revient-il à travers l’histoire de notre occident, mais caché, voilé par des horreurs équivalentes ?).
 Un bus nous ramène après de nombreuses haltes – pour le faire arrêter il suffit de tirer sur un fil de fer qui longe en hauteur tout l’intérieur du véhicule – et nous revoilà dans la misère totale après avoir traversé mille obstacles, ornières, nids de poule, qui nous firent sursauter au rythme d’une basse incohérente soutenant la mélodie des trois lieux qui sont autant de classes sociales : au bord de la baie résident les riches, au niveau de notre pousada les petits-bourgeois et là où nous arrivons sur un plateau poussiéreux, balayé des vents, rayé de rues terreuses où le bus frissonne comme un cheval épuisé, l’incohérent niveau des pauvres, des très pauvres (et où, honteux d’avoir acheté, nous traînons nos paquets rutilants). Ainsi va l’ironie sociale : plus tu montes, plus tu es pauvre et Jésus l’avait dit qui promettait le paradis aux va-nu-pieds et les flammes de l’abime aux richissimes, joli tour de passe-passe dont, jusqu’au marxisme inclus, nous connaissons les avatars sanglants. L’idée était pourtant bien belle.
 Et la soirée fut d’une lenteur extrême, tranquille, d’une douceur que l’on retrouve rarement parce qu’on oublie de vivre au présent ; je me souviens des bières, des plats du cru et du rire commun des amoureux dans une nuit pleine d’étoiles illisibles à un habitué de l’hémisphère nord.

Brasil 6

4 septembre 2010 (suite)

Ce samedi, je peux à loisir rassembler mes esprits, regrouper mes notes, ne rien faire, surtout savoir attendre, et la machine à rêver me reprend vers le soir sous la forme d’une guitare qui traîne là, que j’accorde longuement à partir de la chanterelle (ce qui n’est pas le meilleur moyen !) ; me revient durant ce petit bricolage où me hante le risque de casser une corde, une très ancienne remarque de Brassens expliquant à Philippe Nemo qu’il chante en définitive « à la brésilienne » et par piété – à l’instant où les chrétiens du pays se confessent pour illuminer de leur pureté les heures qui les séparent de la communion du lendemain… ils feront cette nuit je l’espère l’amour avec un préservatif et n’en auront aucun remord, n’en déplaise à Dieu, Benedictus et ses corbeaux meurtriers – par piété donc, j’entonne « Le Gorille » avec « Putain de toi », ce qui dans la pousada close fait trembler les cocotiers, même si c’est le vent qui a la plus grande part dans ce remuement. Je songe en chantant que sa façon brésilienne consiste à placer les syllabes à côté des temps et je m’efforce avec application de respecter ce décalage si plaisant qui en effet est la marque de la musique d’ici, tout aussi bien que celle des musiciens qui ont traversé l’histoire du jazz. Brassens le casanier, qui ne mit qu’une seule fois les pieds hors d’un pays francophone, eût été peut-être content d’apprendre que ses pépites explosèrent ce soir là en toute vigueur distraite à des milliers de kilomètres de sa modeste impasse Florimont où il y a soixante ans – sûrement davantage – il construisit ces petits récits tremblotants, allègres, en noir et blanc… oh, la voix perdue, grevée de tabac, je l’entends encore… et toi, m’entends-tu ? Non, bien sûr et je confesse à o meu filho combien ces paroles et musiques essayées là, sont débordées de partout par la perte du goût pour ces choses… car qui comprendra la critique de la peine de mort exposée avec tant de malice dans « Le Gorille » alors qu’elle est désormais banalement incluse dans nos sensibilités et la tromperie avec le boucher dans « Putain de toi » qui relève aujourd’hui de l’anecdote quotidienne ?
 Quelques parties de billard plus tard, je m’allonge dans la moiteur fabuleuse d’un rêve où je vais me rejouer à l’envers une enfance – qu’est-ce d’autre que Morphée sinon les bras qui auraient dû me bercer ? – , ce temps du gâchis où claques et plaintes inscrivirent sur mon corps la détestation ferme d’une vie adulte… et je berce ma chance, j’endors mes enfants, je me félicite absurdement du lot qui m’échut, serrant entre mes doigts le drap humide qui dans mon esprit forme des replis de hasard, vagues de l’océan, mille détours empruntés contre le destin qui me vouait à la croix de l’esclavage des usines et me mena, comme bouchon sur l’eau, vers les rives enchantées du langage et de l’écriture mélodique. Ma dernière pensée consciente fut pour mes enfants, mes petits-enfants : et vous, vous êtes bien ? Ce n’était pas une question.

5 septembre 2010

Je ne suis pas réveillé mais au bord de ma conscience un sourire déjà : pourquoi ai-je tant d’indulgence pour les erreurs d’orthographe et si peu pour les fausses notes (sauf dans la musique baroque) ? Une voix éraillée, sans doute féminine, crève peu à peu les limbes de mon esprit ; serait-ce le retour du diable qui cogna mon enfance ? Mais non, ma mère ne chantait jamais. D’où alors cette voix stupide qui vocalise dans la chaleur tremblante de l’aube ? Je me vêts à la hâte, me rue au dehors et la voix portée par un haut-parleur entêtant poursuit avec une netteté écœurante ses litanies où portugais et latin se chevauchent dans l’air recuit. Petit poucet rêveur, je suis à l’oreille le chemin qui me rapproche de cette Édith Piaf des plages de l’Amérique du sud et mon regard trébuche sur l’église de Marie, bourrée à craquer de fidèles bruns et heureux. L’assistance lève les bras en cadence, chante à pleine voix comme au football, applaudit celle qu’il faut bien appeler la chanteuse, puis, le prêtre reprenant la parole pour parler de Dieu, du Christ, du Saint Esprit en une personne, les clients de l’office échangent à haute voix des propos qui visiblement – je commence à entendre un peu  le portugais – se fichent de ces considérations transcendantes et préfèrent évoquer avec leurs voisin(e)s de banc la naissance du petit dernier ou l’augmentation du kilo de mangues. Dès que la voix cependant relance la glorieuse image de Marie, un silence se fait, suivi d’applaudissements aussi vifs qu’une volée d’oiseaux colorés.
 Remontent à ma mémoire les cent lectures que je fis avant d’écrire mon opuscule sur la « Cité Intérieure » et où je découvris avec étonnement la naissance du bleu et du culte de Marie qui fit se dresser les cathédrales (dont celle du lieu où je réside) et j’imagine alors sans peine que les nefs retentirent il y a huit cents ans des mêmes cris, des mêmes applaudissements… Il avait fallu ce long voyage pour que je revienne huit siècles en arrière, comme si l’espace franchi me permettait de comprendre ce qui s’était passé sous les lumineuses verrières des vaisseaux de Notre-Dame, au moyen-âge, temps obscurs pour ceux qui ne sont jamais allés au-delà de la place du parvis. C’était ici, dans la région de Bahia, que la religion des pauvres endimanchés de frais luisait de tous ses feux… pour combien de temps encore ? Et tandis que je m’installais à distance pour déguster mon café, là où je savais que o meu filho et la Reine des Lieux me rejoindraient, je revécus très tranquillement l’écoulement des siècles, cultivant en point de mire l’image désolée de ma propre cathédrale, vide ou presque à la même heure – combien étaient-ils à l’office la dernière fois que j’y fus ? Moins d’une cinquantaine… – et je me souvins de ma schadenfreude de constater que les endimanchés de chez nous attendaient dans la nef glacée, et grandiose pourtant, que la cérémonie s’achève pour engloutir rôtis et gâteaux ruisselants, tandis que l’officiant murmurait la gloire de Dieu d’une voix frêle qui se perdait vite vers les clefs de voûte parfaites, enfermant dans cet écrin miroitant les mystères effilochés d’une religion à bout de souffle.
 Comme les futurs mariés se font attendre, je longe l’église d’où sortent étrangement cette fois des « Happy birthday to you ! » – o meu filho m’expliquera plus tard que ce dimanche est le jour anniversaire du prêtre… ce qui a déchaîné cette monumentale absurdité – et j’aperçois, taillée dans la masse latérale de l’église, une sorte de crypte à ciel ouvert entièrement recouverte de photos jaunies ou récentes, petite pièce où figurent les visages de morts avec les dates et les noms, cimetière debout, grotte sans miracle qui n’a d’autre fonction que le souvenir des ancêtres… sans doute un rite païen très ancien que l’église (et son grand estomac) a englouti à son profit.
 À quelques pas, l’océan éclate, toute la baie s’y découvre, le soleil grave des éclats d’émeraude, infini des marins mais aucune voile, aucun bateau, c’est l’eau d’avant l’arrivée du Dieu catholique qui brave le temps et brise les rêves trop humains. Tant de splendeur stupéfie ; une main se pose sur mon épaule… et la voix de o meu filho railleuse : « Alors, on rêve ? – Oui, bien sûr, que peut-on faire de mieux ? »  Il fait oui de la tête, éclate de rire ; la Reine des Lieux nous invite d’un geste gracieux, mais pressant, à descendre vers l’océan. Le chemin pavé nous porte en cadence, anticipant sur les vagues régulières qui enrouleront de toute leur puissance les heures de l’après-midi.
 La nuit est tombée depuis deux heures lorsque nous nous affalons à la terrasse de la pizzeria où trône en hauteur un grand écran de télévision qui retransmet le match du dimanche soir : Sao Paulo contre Vittoria, les roses contre les bleus, à moins que ce soit l’inverse, et par jeu, comme seuls savent le faire avec naturel les vrais amoureux libres et confiants, la Reine des Lieux prend le parti des roses et o meu filho celui des bleus. Entre bouchées de pizza et gorgées de bière, les buts dégringolent dans les hurlements des commentateurs où la voyelle « o » de « gol !» est prolongée sur dix secondes, long cri de joie qui est censé mimer le plaisir intérieur de chaque spectateur. « Tu supportes qui ? », demande o meu filho. « Je supporte le football », dis-je. Rires. Autour de nous des dizaines de gens debout applaudissent, crient, indifférents aux invitations à consommer des serveurs empressés. Pendant la mi-temps, le public se clairseme et j’aperçois de l’autre côté de la rue, à une trentaine de mètres à peine, un attroupement plus important encore ; je m’imagine qu’eux aussi suivent le match, mais le murmure, les chants scandés solennellement, le balancement des corps m’obligent à me lever pour aller voir l’assemblée de plus près. C’est une réunion d’une des cinq églises évangéliques de la petite ville dans une salle banale où un meneur, en forme d’officiant, dialogue avec la foule ; c’est un authentique échange où il est question de maladies, d’argent, de paradis et de Dieu. L’ensemble donne une impression de vivacité joyeuse, de dynamisme où les passions se purgent contre le football et autres vilénies, pour la vie éternelle qui est quand même autre chose que des gars en culottes courtes qui se disputent un ballon. « Ce sont eux l’avenir religieux du pays », me glisse o meu filho qui semble en savoir long mais ne consent pas à s’étendre davantage sur le sujet car les bleus sont menés par les roses et il est hors de question de remplacer le plaisir d’une lutte très réelle contre de fumeuses considérations sociologico-métaphysiques. Au vu de l’histoire et de la brièveté de la vie je lui donne tacitement raison.

Brasil 5

4 septembre 2010

L’açaï, avant d’être un nouveau système de wikipedia, est un sorbet fabriqué avec les fruits d’un palmier sud-américain et qu’on boit, mange, laisse fondre dans la bouche. Âpre et sucré ; o meu filho affirme qu’il est bon d’en manger le matin (une glace pouah ! au petit déjeuner, pouah !) et comme je doute qu’un sorbet au sortir d’une nuit agitée – où je me suis vu entrant en scène devant un public médusé, mémoire en berne, sans pouvoir proférer une phrase ; allusion sans doute à mon impuissance à dire un mot dans la langue du pays, obrigado – qu’un sorbet puisse atteindre les limbes sommeillantes de mon esprit encombré, il prend mon hésitation pour une approbation, cligne de l’œil en riant, fonce au comptoir et revient avec un gobelet rempli d’açaï… ou plutôt d’un gobelet rempli des fruits ou des baies d’açaï écrasées puis glacées. Aspect de confiture de myrtilles. Le premier passage de cuiller est engageant, c’est souple, moelleux ; il n’y a plus loin de la coupe (plastique) aux lèvres, on y est invité par l’obscur du violet noir et la texture sablée de cette merveille. L’acerbe du cru prend au palais des teintes sucrées, le soleil vif est ramassé dans la noirceur des cuillérées ; c’est si bon que l’on ne sait plus les visages, ni le matin ou le soir, et quand le gobelet enfin craque, vidé, on pense soudain que le reste de sa vie on aura la nostalgie de cette aventure glacée un matin de septembre à trente degrés Celsius. O meu filho me confie qu’on en trouve un peu en occident et nous jouons un moment sur le mot, car les avantages de l’açai sont précisément d’être antioxydants… Il est alors longuement question des indiens d’Amazonie qui se nourrissent de ces baies. Sa commercialisation, son succès – il existe même des bars spécialisés dans l’açaï – ont privé en partie les indiens de cette merveille énergétique. Le regret se profile ; je vois revenir en force cette obsession, cette réflexion qui me hante depuis toujours, que je ramasserai dans cette interrogation simplissime : mais pourquoi donc, parmi les 3000 civilisations du globe, est-ce la nôtre, l’occidentale, qui l’emporte partout, en tous lieux, faisant rêver ou rager, peu importe, les êtres qui habitent la « machine ronde » ? Cet événement colossal que nous vivons hic et nunc, me revient comme un boomerang, réengage mes neurones dans un dédale abyssal par-dessus lequel je vois soudain surgir la haute et maigre silhouette de Claude Lévi-Strauss en maître tanceur de ce phénomène qu’autrefois je critiquais abondamment à sa suite – lui-même reprenant Rousseau qui reprenait Montaigne – et qu’aujourd’hui avec un calme mesuré, sceptique, je ne parviens plus à juger… C’est ainsi ; et pourquoi faudrait-il toujours juger ?
Mes pensées s’immobilisent sur le Brésil ; Lévi-Strauss a tout déroulé à partir d’ici. Je m’émeus d’y songer. Puis je repars sur les fruits de l’açaï, ces palmiers en gésine, pourquoi les leur vole-t-on ? D’ailleurs, les leur vole-t-on ? Je n’ai pas envie de faire une enquête, une recherche, la vie est trop courte, je sais à peu près ce que je vais trouver, je préfère voir, sentir, et tandis que o meu filho ramène la Reine vers ses Lieux, je m’avance d’un pas solide vers l’église qui m’intrigue et mon pas est si ferme que je manque de me faire renverser par une camionnette taxi, d’où le chauffeur me lance des insultes ; ignorant cette langue, je m’amuse de comprendre qu’il ne tient pas la vertu de ma mère en haute estime et si j’avais été un natif, je lui aurais prouvé qu’au lieu de ma mère, c’était la sienne qui le mettait en fureur ; en bref, je lui aurais fait un cours sur l’Œdipe… on a parfois bien de la chance de ne pas parler l’idiome local.
Je m’avance vers Marie, je vous salue église… s’il n’y avait la statue de plâtre sur la place où Jésus ouvre ses bras (quel type sympa comparé à nos lamentables crucifiés rhumatisants qui se dressent aux carrefours de nos villages !) et s’il n’y avait la croix stylisée en haut de l’édifice, on pourrait croire que les autochtones vénèrent Marie et uniquement elle, que le Christ est un pauvre pégreleux victime d’un accident de croix et que Dieu, le Saint-Esprit, toute la petite troupe transcendante s’est abimée dans les flots de l’océan proche. Car Marie est partout ; peinte au chevet, sur le fronton, elle éclate de joie, un bébé sur les genoux, à travers les vitraux qui donnent sur les vagues. Je me promets de revenir le lendemain pour assister à l’office de cette superstition étrange, le culte de Marie, que l’on assimile un peu hâtivement à l’autre croyance, la catholique. Cette joie affichée me réjouit – je n’en suis pas une miette, je n’y crois pas un moment, mais je suis heureux (sans supériorité, ni suffisance) que la joie de Marie les remplisse de bonheur ; après tout, ce n’est pas si souvent que l’on communie ainsi dans la joie, vita brevis. Je me déplace latéralement et je découvre l’époustouflant paysage sur l’océan, la ligne ferme au loin, j’essaie des photos comme on prend des notes, je voudrais tant recueillir le violet mauve qui dort sous l’horizon, la mer qui tire vers le noir, l’océan açaï.
Contrepoint à cette joie qui miroite sur les lames lointaines illuminées par la loi du flot se lançant à l’assaut des plages, j’entends monter l’étude opus 10 n°3 de Chopin… du haut de ce plateau. Je constate, pire encore, que cette musique me hante depuis l’aube, et même que je l’avais déjà en tête lorsque je survolais la forêt qui s’étend entre Sao Paulo et Porto Seguro, que je me la murmurais à tout instant, même dans les pires moments de Lambada qui frissonne vingt heures par jour dans les rues, ruisselant de partout comme un chant national à la veille d’une guerre, dans ces moments-là, oui, j’ai entendu cette étude ; je me souviens que ma mémoire en choisissait même les interprètes, préférant somme toute la version de Maria Joao Pires, évidemment. Et soudain je me souviens : c’est un texte fameux de Tristes Tropiques où Lévi-Strauss décrit son sentiment lorsqu’il aborde le plateau où pour la première fois il va entrer en contact avec les indiens qui deviendront ses modèles pour la vie. Il raconte qu’au moment où il touche ce plateau, il entend monter cette étude opus 10 n°3… et je me souviens surtout de ma lecture agacée, où je songeais que Lévi-Strauss nous la jouait facile en nous lançant un numéro d’opus, comme si nous étions des spécialistes de Chopin, ce qu’alors je n’étais pas encore vraiment. En réalité, cette étude de Chopin est la fameuse Tristesse, et je me disais alors, lecteur novice, qu’il aurait pu nous le dire, on aurait su immédiatement, quel pédant!… oui, mais s’il cachait sa tristesse derrière des numéros, c’était parce qu’elle était déjà dans le titre de l’ouvrage et qu’il est bon de ne pas en rajouter. Au fait, pourquoi la tristesse ? Parce qu’il sait qu’approchant des tribus qu’il va fréquenter, il va en détruire la culture ; c’est le thème essentiel du livre. Et moi, pourquoi cette tristesse ? Le bout du monde je crois, ce qui m’apparaît tel ; et puis la fin d’un monde … il allait se marier. Quantité de souvenirs de lui m’assaillaient, des plus heureux, c’est vrai, magnifiques, comme si toute son enfance se ramassait là au bord improbable de cet océan à l’horizon presque noir comme l’açaï ; et l’étude de Chopin décrivait parfaitement, à travers l’austérité du maître en ethnologie, ce temps où les tribus meurent, où histoire et géographie se confondent soudain, déflagration, et seule la tristesse sublimée par Chopin me permettait de dépasser le regret souriant de toutes ces années vécues dans la joie aux côtés de o meu filho.

Brasil 4

3 septembre 2010

À travers le jour qui glisse sous la porte, je tente de deviner le temps qu’il fait ; je l’imagine resplendissant tant la lumière crue, blanche, laisse son liseré craquant s’étaler sur le carrelage de la chambre, tandis que des oiseaux lancent leur musique atonale sur fond de froissement gras, feuilles de palmiers sans doute qu’un souffle heurté déchire dans l’air déjà chaud du printemps de septembre. Mon rêve, ma vie, je songe aux brumes de chez moi, je plains un moment les cimes des hêtres et des chênes que j’ai abandonnées à la fraîcheur naissante, mais un oiseau malin revient faire sa cour virtuose, sèche. Un éclair : le souvenir d’une poignée de main à la fin d’un concert, j’avais vingt ans, nous étions une quarantaine dans cette salle de province glacée et l’homme avait tenu à nous serrer à tous longuement la main après la présentation ébouriffante de ses œuvres… la poigne était lourde, chaude, ferme et de sous ses cheveux blancs, il nous avait donné à chacun comme un message, un merci sincère, viatique inoubliable… oui, les oiseaux, le Catalogue d’Oiseaux, oui, c’était bien lui, Olivier Messiaen, le compositeur absolu mais maître modeste qui, pour réenchanter la nature, l’avait imitée à l’aide du piano et des Ondes Martenot… joie étonnée du jeune homme, était-ce bien moi ? Oui, sans doute, je n’invente jamais rien, et je me demande pourquoi nous étions si peu et pourquoi ce si peu m’avait ému à ce point… la musique contemporaine, bien sûr. Mais au fait, celle de Messiaen ne l’est déjà plus, aujourd’hui, quarante ans plus tard… et il a fallu ce voyage au Brésil pour que me revienne cet instant de bonheur total, cette poignée de main, ce sourire, cette voix… et tout cela à partir du chant inconnu d’un oiseau exotique ! L’espace franchi en avion s’est fait temps, musique, chaleur… il faut décidément que je me lève pour essuyer mon visage. La voix de o meu filho à travers la porte n’arrange rien. « Tu verras, c’est le meilleur café de la ville ! »
Nous marchons sous l’écrasante moiteur des rues. La Reine est en robe comme il se doit ; on boit le café violent, superbement sec, à côté d’hommes qui attaquent la journée à la bière en plein soleil, visages cuits aux trait indiens, ils parlent à peine puis se lancent soudain dans un flot tranquille de syllabes ; malgré les explications de o meu filho, je ne peux pas croire qu’ils se disputent, le ton est égal, balayé par la brise qui fait voler les mots loin de nous. Ils se querellent à propos du football : cela vaut mieux que de s’étriper à la machette. Un ballon, deux fois onze joueurs, la belle invention !
 On va à la plage ? On y va. Cela fait deux jours que je suis arrivé, elle est à deux cents mètres, pourquoi n’ai-je pas… je suspends mon objection, mille motifs, cent explications, à quoi bon ? La descente vers la mer sur les pavés inégaux est un délice, des arbres dépeignés par le vent caressent les toits légers tout de tuiles vêtus ; la langue inconnue anticipe l’écrasement des lames, craquements humides des syllabes concertées. La Reine des Lieux s’arrête tous les vingt mètres pour serrer des corps, jeunes et vieilles ; on s’étreint au milieu des motos et des buggies qui dévalent en hâte vers les flots. Je ne suis pas impatient, je traîne même un peu ; retarder l’éblouissement. Des magasins de luxe côtoient d’innombrables restaurants et cafés devant lesquels on balaye les feuilles avec acharnement.
C’est bien plus qu’une plage ; une immense baie de sable blanc s’offre sous nos pas glissés. L’océan. Les vagues solides me rappellent une vieille chanson : « Y’avait les chevaux d’la mer/ Qui venaient fracasser leurs crinières/ Devant le casino désert ». Il n’y a pas grand monde ; nous esquivons les chaises et tables qui font encore écran et on enjambe quelques corps posés là, comme s’ils avaient accepté l’évidence : la mer, on ne va pas plus loin. Mon esprit emberlificoté s’amuse à faire le chemin inverse, suggéré par la houle qui nous souffle en pleine face : c’est ici que les Portugais vers 1500, m’a-t-on dit, ont abordé ce qui allait devenir le Brésil, apportant le monothéisme et les massacres. La splendeur des falaises rouges a dû attirer leurs vaisseaux débordant d’armes et de chevaux. Je repense aux « chevaux de la mer » de la chanson qui m’obsède… ce sont eux qui me cachaient les conquistadores. Puis vient un vers détaché de la chanson qui m’étouffe brusquement : « Et moi qui suis vieux comme l’hiver »… Là, bien sûr, je marque une pause ; les futurs mariés, souriant au soleil, m’attendent patiemment et je les rejoins au petit trot, les sandalettes à la main ; évidemment, ils ont vu ma perplexité… « J’admirais », dis-je, et c’est vrai, rien de plus vrai. Puis, apercevant mes pieds rayés par le port des sandalettes où le bronzage n’a pas pu s’appliquer uniformément, La Reine des Lieux esquisse un rire ; brune comme le soir tiède, elle découvre le miracle du bronzage, je crois qu’elle m’envie un peu d’avoir une peau qui s’ombre au soleil ; nous rions bientôt tous les trois et comme l’atmosphère nous y pousse, nous nous installons à l’écart et o meu filho sans nous consulter commande une bière… à midi ! La bouteille est pour trois, glacée, emballée dans un corset de polystyrène qui la protège de la chaleur. Plus tard, à quelques pas, la Reine des Lieux s’enveloppe dans un châle bleu et sommeille longtemps à même le sable pendant que o meu filho s’en va explorer au loin les creux de la falaise, les failles, les passages survolés par des condors qui se reposent en l’air, immobiles, tenus sur place comme des cerfs-volants par la brise imperturbable.
 J’essaie de m’habituer au paradis… difficile ; je cherche en vain une laideur, une tache, un angle de misère. Rien. Vers le soir enfin, comme on est vendredi, des gens du bout de la semaine aux corps gras se multiplient alentour, tirés par des chiens immondes, et je me surprends à examiner l’horizon, oui, je lève finalement le regard et j’aperçois une ligne parfaite jamais vue auparavant. Elle taille son trait vif dans le ciel ; au-dessous, l’océan est plus sombre que partout ailleurs, presque violet, et je me dis que c’est sans doute dû à la courbure du globe – ici de l’océan – qui fait repasser la part de l’eau que l’on ne voit plus dans la transparence de la part d’océan que l’on voit encore. Je rêve longtemps de ce violet inattendu qui vient toucher le fil de l’horizon tendu au cordeau. Comme je ne suis sûr de rien, voyageur sans guide, sans explication, je me sens plus libre que l’oiseau qui se plaint là-bas, caquète sur des notes impossibles, découpant contre le fracas blême des vagues, des zébrures sans fin. À ce moment, la musique épurée, débarrassée de ses séductions habituelles, devient aussi réelle que mon souvenir des mélodies aventureuses d’Olivier Messiaen et je revois dans l’écume éblouie par les rayons déclinants, carrément grise, la chevelure du compositeur que j’avais oubliée ou à peu près. Je me souviens à propos que désormais c’est moi qui porte sur la tête cette écume des décennies. Heureusement la nuit a dégringolé à vive allure, on n’y verra plus grand chose avant demain matin.
 Au retour, je marche loin devant, dans une obscurité relative où tous les parfums de la terre et de la mer se mêlent une dernière fois. Je crois apercevoir au loin une barque qui se rapproche insensiblement de la baie où j’avance sans plus penser.

Brasil 3

2 septembre (après-midi) 2010
Et nous voilà lancés sur la route : o meu filho, la Reine des Lieux, un oncle et moi-même. Alors que les débuts sont vraiment délicats – faire du vélo dans un quartier labouré par les bus, les voitures, les motos est une épreuve olympique, à tout le moins l’équivalent de la trouée d’Arenberg – voilà qu’au sortir des quartiers pauvres de la ville, une route nous accueille (départementale normale) longée par une piste cyclable, ce qui suscite ma première véritable indignation : comment ont-ils les moyens de goudronner les pistes cyclables et pas les rues du quartier effrayant d’où l’on vient ? Mon esprit vagabonde entre les décisions de conseils que je vois siéger, les réclamations des pauvres gens que l’on froisse dans la poubelle, la démagogie des uns : « Un jour… des rues, promis ! » et la ruse des autres écolos: « Il nous faut des pistes cyclables ! » Je constate que j’invente des querelles de chez nous : les pistes cyclables mordent sur une petite largeur de la route, on a posé des plots de ciment et voilà tout ; elles sont en outre bien utiles pour les sans voitures, c’est-à-dire les pauvres. O meu filho a raconté à la Reine que chez nous les pauvres ont souvent des voitures, ce qu’elle a accueilli avec une incrédulité admirable : « Mais enfin s’ils ont des voitures, ils ne sont pas pauvres ! C’est une plaisanterie !» O meu filhio lui a ainsi donné sa première leçon d’occident ! Ces imaginations m’ont fait perdre un temps précieux et sous le soleil à 30°, la casquette aux couleurs du drapeau brésilien vissée sur la tête – je ne lésine pas sur les symboles et je suis ravi qu’on n’ait pas pris de photos – je tente de combler mon retard. La route peu fréquentée ne cesse de monter et descendre ; ils roulent tous les trois en un groupe compact, je pédale seul loin derrière eux, parfois ils disparaissent et je suis pris par le grand frisson de la solitude, j’invente l’histoire d’un occidental de 62 ans qui se perd sur les routes bordées de cocotiers, hanté par l’odeur forte d’essences rares, de cris d’oiseaux dont j’ai bien du mal à retrouver les notes : c’est parfois moins une mélodie qu’une verticale de sons où graves et suraigus acrobatiques se chevauchent. Je me souviens de mon écoute de la veille dans l’Eden de la Pousada où les virages abrupts de chants au-delà du contre ut basculaient dans un ronronnement de chat, puis un silence troublé par la pluie mimée des feuilles de cacaoyers balancées par le vent. Oui, mais écouter, humer, ce n’est pas pédaler, et tout à coup j’entends un appel sombre et une ombre très large s’est lancée à ma poursuite ; le soleil dans le dos, se dessine au devant de moi une énorme forme, gigantesque chauve-souris, qui anticipe mes tours de roue et sans presque m’en rendre compte j’accélère, je panique un peu, n’osant pas me retourner ; soudain l’oiseau énorme me dépasse à dix mètres au-dessus de ma casquette, je reconnais immédiatement un condor, plumes blanches à l’extrémité des ailes, il crie affreusement et embarqué dans ma rêverie de persécuté fragile – Woody Allen dans la forêt vierge – je me sens visé par la bête : il a bien vu que j’étais en retard et qu’il était possible de s’attaquer au traînard, le lâche, il va me dévorer tout cru ! Il va me béqueter les yeux puis je roulerai au milieu des fleurs, on ne verra pas mon sang ; eh, mais j’étais venu là pour un mariage pas pour mon enterrement …
Non, décidément, je ne suis pas une proie intéressante et il repart vers les hauteurs planer tout à son aise avec ses compagnons d’errance. Je l’envie de découvrir un paysage vallonné et riche de rouges qu’enfin j’aperçois vraiment. La couleur vive ne me quittera plus de tout le séjour : c’est un éclatant feu d’artifice de fusées vermillon que l’océan de vert agite comme autant de mouchoirs. Il n’existe pas dans nos pays d’arbres aux rouges si vifs, des arbustes oui, mais des arbres jamais. Ce décor frissonne dans un incendie joyeux permanent, fracassant d’audace. Les palmes les surmontent, le vert des cacaoyers leur forme un haut décor cependant que l’ardeur de ces présences vives posées sur les arbres de taille moyenne me remplit de joie : « Toute la vie… toute la vie ». J’ai rattrapé mes sprinters qui bientôt s’arrêtent, je n’ai aucun mérite. C’est un oncle de la Reine des Lieux qui vit là avec sa famille, au bord de la route, j’espère voir la grand-mère ; o meu filho me fait signe que non, ce n’est pas encore notre destination finale. Repos. Je contourne la maison sans crépi au toit de tuiles que l’on voit de l’intérieur par les volets ouverts; c’est un homme et deux garçons que la Reine des lieux entoure, serre des deux bras lentement, embrasse, puis elle leur fait une accolade qui dure longtemps passant la main sur la colonne vertébrale, tendre caresse ; chacun en fait autant. Cela dure longtemps. Les corps se touchent vraiment dans la sueur et le souffle court. « Tudo bem » est murmuré, parfois seulement « bem », et le prénom que je n’entends pas. En se séparant, il semble alors qu’on ait le droit d’aller où l’on veut, dans un jardin ou un champ sans limites précises où les cocotiers poussent côte à côte ; l’oncle est en train de détacher les noix. Il monte à l’échelle, tranche ; elles sont ramassées par les garçons dans des brouettes et portées devant la maison. Un grossiste passera les ramasser. Je n’envie pas ces petits gars aux douze ans encore frêles qui poussent ces engins remplis de noix énormes à travers les creux et bosses du jardin, travail herculéen. L’oncle prend sa machette d’un mètre, taille une ouverture à coups rapides en tournant la noix dans sa main. Il en tend une à chacun de nous ; ils boivent, j’en fais autant. Je n’aime pas la noix de coco, je m’attends au pire. O meu fihlo me rassure en souriant. Il a raison. La première gorgée est celle d’une eau lourde très légèrement visitée par un parfum chaud, comme si l’atmosphère de la forêt environnante avait pu mystérieusement pénétrer à l’intérieur de l’écorce verte aux parois internes blanches (je me demande si celles qu’on vend au supermarché de chez moi ont ce même goût… sûrement pas, me dis-je, pour justifier le voyage). Tiens, je n’ai pas mangé depuis le matin, c’est vrai ; je me souviens d’avoir vu des enfants manger des morceaux de noix de coco pour seul repas de midi ; j’avais trouvé ça effrayant, mais je l’avais vite refoulé. Et là le liquide me coule admirablement, on dirait l’eau d’un fleuve pur, cette invraisemblance. L’océan sans sel aurait peut-être ce goût primitif ; ce n’est pas du lait, mais ça en a la chaleur lorsque le matin etc. Je ne m’attarde pas, car je vois que la conversation tourne autour d’un arbre flanqué d’un autre. On s’interroge, puis on aperçoit des citrons, je me disais bien que j’avais déjà aperçu quelque part cette ombre tranchante troublée par des éclats de soleil que l’ondulation du vent provoque. C’était à Menton, il y a si longtemps… je chasse ce souvenir ; je demande à mon traducteur. Un citronnier a été planté trop près de l’autre si bien qu’il ne donne pas de fruits. La lutte. L’un donne, l’autre pas. C’est injuste, c’est ainsi. On se prend à caresser le tronc de celui qui ne donne pas de fruit. On le plaint, on aime tant l’égalité au pays de misère. Un mot de l’homme, et l’on comprend qu’il ne va pas tarder à l’abattre. Puis la conversation roule enfin – je crois bien que c’est la première fois – sur des choses très concrètes. Oui, les cocotiers, c’est intéressant. Tous les deux mois la récolte est possible, oui c’est vivable. Enfin, c’est vu ainsi par l’homme. À voir ses muscles fins, sa poitrine creuse, on se dit que ce n’est pas évident, d’autant que la maison semble à demi construite. Mais non. Il y a même des animaux domestiques… quelques-uns, abandonnés dans des enclos ; en fait, on n’en sait rien.
On repart après un « tchau » lancé comme si j’avais toujours vécu dans le pays, et la route reprend avec ses lenteurs tranquilles, la boisson fait son effet, les jambes me permettent maintenant de suivre l’allure imposée. Quelques kilomètres toujours en compagnie des condors qui cette fois se le tiennent pour dit, et nous arrivons à la fameuse maison de la grand-mère. Elle est bleue avec des contrevents bruns ; pas de fenêtres. La bâtisse sent le délabré, l’accueil est aussi lent que chez l’oncle. Le corps de la grand-mère est minuscule : les bras, le visage profondément ridé, tout est maigre, des os sur la peau. La porte est en deux morceaux pivotants et elle se penche sur la partie basse, appuie ses bras pour nous parler. Elle parle fort car la télé marche à fond dans une pièce qui n’est meublée que par le poste de télévision ; je note qu’il n’y a pas de chaise ; au fond dans une autre pièce on aperçoit un lit défait ; une autre femme plus jeune est là avec ses deux enfants ; je ne parviens pas à comprendre qui ça peut être ; une tante, une cousine ? Peu importe, on se sourit, ils semblent contents de nous voir, la télé hurle contre la forêt environnante, personne n’a l’idée de la baisser, c’est une musique brésilienne jouée par des artistes pour qui l’art se résume à ce rythme très particulier ; ça braille, on dirait la télé de chez nous, mais ça balance drôlement, comme si on avait emprunté au vent dans les feuilles des palmiers le va et vient heurté de cette musique acide et douce à la fois. Je retiens le chuchotis des syllabes qui passe comme une brise dans les paroles.
Je m’interroge : pour quelle raison est-on allé chez la grand-mère ? D’une autre pièce on apporte un tapis roulé qu’on étale sur le sol carrelé de la pièce vide. Il est bleu et marqué de dessins orientaux d’un brun rougeâtre, indéniablement resplendissant, il illumine la chambre, rivalisant avec l’éclairage sautillant de la télévision. Dans la tempête de musique fanfaronnante, sa surface étend un calme incongru que nous apprécions avec force exclamations sincères ; c’est un cadeau de mariage ! La Reine entoure la grand-mère de ses bras, la serre prudemment comme une poupée de porcelaine et la langue court entre les murs, dominant les chants guitarisés de la TV extatique, rouleau de mots qui charrie des chuintements précipités que la vieille femme accueille avec des mouvements modestes ; son visage ridé s’empourpre légèrement. Nous ne restons pas très longtemps, juste une petite errance aux alentours, entre la parabole énorme qui semble capter les étoiles, c’est-à-dire les stars hip-hop lancées vers le ciel et retombées ici dans la cabane perdue, et l’énorme citerne bleue qui sert de château d’eau, assise comme un gros crabe à carapace de tôle. Il semble qu’il y ait à peine un jardin jonché de noix de coco à moitié dévorées, d’outils qu’on a rangé à la va vite. L’oncle qui nous accompagne s’exerce à couper en deux une énorme branche qui traîne à l’aide d’une hache très affûtée : tous les coups portent, les morceaux volent sans qu’il fasse aucun effort, le seul poids de l’acier entame la branche. Il s’acharne, puis sans aucune raison repose la hache contre le mur de planches de l’appentis vermoulu, c’était un exercice, juste comme ça, pour rien.
On roule le tapis, l’oncle le met en travers du porte-bagages, mille tendresses s’échangent et l’on repart précipitamment. La nuit tombe tous les jours à 17h30 et la hâte nous a saisi, la route est longue, aucun vélo n’a d’éclairage. Sous l’effet de la ruée, je me sens pousser des ailes et je m’aperçois soudain que contrairement aux autres bicyclettes, la mienne possède trois plateaux et cinq pignons. Je parviens à les utiliser au mieux et me voilà cavalcadant en tête jusqu’au retour dans le quartier misère. O meu filho en profite pour m’encourager, tandis que l’oncle, tapis en travers, s’empresse de rouler à gauche sans que je comprenne bien pourquoi : par bravade ? Pour être mieux perçu des autres véhicules ? Nous retrouvons la piste, puis les cahots des rues de terre qui traversent les lieux de la Reine. Une fois le tapis déposé, la nuit étant tombée, nous voilà à pied traversant le quartier coloré, pitoyable, passant lentement d’une maison à l’autre. Presque à chaque seuil, des vieilles, des jeunes entourent la Reine des Lieux, on la félicite, la serre, c’est un palabre sans fin à propos des morts, des malades, rhapsodie de noms propres dont je capte les accents à la volée. Une camionnette passe, c’est la bonne, elle va nous ramener à la petite ville : porte coulissante ouverte à la main par le chauffeur. On se sourit et on s’effondre sur les sièges encore disponibles. L’arrivée à la pousada se fait sans un mot : on glisse les billets de Reals de main en main ; le chauffeur défait un paquet roulé dans sa paume pour régler la différence tandis qu’un flot hurlant de musique cascade contre nos tympans. Retour à la civilisation.

L’événement de l’année

De retour du Brésil, je ne résiste pas à l’envie de publier la photo de O Meu Filho et de la Reine des Lieux lors du jour fameux où ils s’épousèrent: le 10 septembre 2010. Il n’en reste pas moins que je continuerai dans les jours qui viennent à raconter jour après jour ce qui s’est passé avant et après cet événement.

Brasil 2

2 septembre (matin) 2010
« Tu veux toujours comprendre le comment du pourquoi des choses », me dit plaisamment l’autre voix, la raisonnable, alors que la folle du logis, l’acharnée veut absolument savoir : celle-ci est le fruit du jardin d’enfer, en France, l’enfance, ah le temps où je me jurai de comprendre ; on rêve, non pas seulement que les coups s’arrêtent, mais enfant on songe aussi : pourquoi moi ? Et l’on se gave ensuite de savoir, le célèbre savoir, pour répondre à la question du destin, les coups beethovéniens, oui, oui, prodigieux stimulant dont le poète parle peut-être lorsqu’il évoque la « fameuse gorgée de poison » qu’il a avalée, une manie abyssale, un vice d’esprit tordu ou une vertu de curiosité insatiable, peu importe… rhétorique tout cela… rhétorique, ami, c’est joué, laisse aller…
 Le lendemain de mon arrivée, les amoureux me poussent aimablement dans une camionnette à porte coulissante, on y va ? On y va. J’aspire une dernière goulée de vieux savoir recuit et nous roulons amis vers les hauteurs, là où s’illuminent dans la poussière les voies orthogonales qu’on peine à appeler des rues. Chaque tour de roue est un sursaut à l’estomac, flaques, ornières au pied des habitats colorés, certains murs hésitant à monter, d’autres s’effondrent lents et bosselés puis on est jetés là contre un croisement. Deux reals par personne pour le transport, une misère ! Nous venons de traverser une partie du royaume de la Reine des Lieux et voici sa maison. « Tu verras, son père vient de finir le toit, après plus de vingt ans, il a pu s’acheter des tuiles », dit o meu filhio avec une admiration émue dans la voix. Il a connu encore il y a six mois la maison à l’air libre, lorsqu’elle n’avait pas d’étage. Entre temps le papillon a refermé ses ailes sur un étage pavé d’admirable carrelage qui dans la cuisine remonte le long des murs, et l’on se salue là, on se serre là : la main du père, puis son bras caresse le mien, j’en fais autant, on se touche les joues à la française et l’on finit dans un rire à se passer les bras autour du cou, on se tâte les biceps comme pour s’assurer qu’on est des costauds… même exercice plus tard avec la mère et sa remarque traduite en riant par o meu filhio : « C’est bien, ton père est fort, il a de larges épaules », propos que je n’avais jamais entendus en forme de prise de contact. On se contemple : statues animées et campées à la fois, « tudo bem » est murmuré. Parmi les dix enfants, quelques-unes des filles s’attardent autour de moi, trois, sept, onze ans… les deux plus jeunes s’enfuient puis reviennent avec des boîtes, des poupées, on joue longtemps à les nommer : je propose des prénoms à chacune d’elles en portugais, elles me font répéter la bonne prononciation, en profitent pour me glisser le leur, je dis le mien et le jeu recommence ; entre temps j’ai oublié les prénoms des poupées, elles rient, corrigent, je répète. Le père a quitté la pièce, la mère l’a rejoint devant le poste de télévision dernier modèle Sony ; vient un moment où les petites se lassent, je rejoins o meu filhio autour de la télé. Il a beau me parler des élections présidentielles dont on voit les promotions sur l’écran (une femme, remplaçante de Lula, est favorite) c’est une autre femme statufiée reproduite en dix exemplaires de toutes les tailles et qui se dressent comme des lutins sous l’écran plat qui retient mon attention : quantité de statues de Marie en bleu, en rose bonbon, en plusieurs couleurs, en blanc crème sont alignées, l’une d’elles porte même un chapelet autour du cou, poupées de plâtre, de porcelaine, et Jésus montrant son cœur trône à gauche de l’écran, tableau sulpicien de taille respectable parfaitement touchant, mièvre si l’on veut bien donner à cet adjectif un peu de sincérité douce. Je lève le regard vers la droite, parcours la pièce, et là-bas dans l’entrée Jean-Paul II dans son cadre doré. Je m’efforce de ne rien penser, même si le démon du criticisme à la française chatouille mes neurones.
Au fait, que fait-on là depuis près de deux heures ? J’interroge mon traducteur et lui aussitôt : « On doit aller voir sa grand-mère, mais ils ont un problème avec les vélos. On ne peut pas les aider, ils ont leurs trucs à eux. Ça peut durer, car pour trouver un câble de frein ou une chambre à air, ici, ce n’est pas simple. » Il me propose de faire un tour dans le quartier. Surgit alors le délicat problème des photos. Je décide de ne pas en prendre. « Tu comprends, le premier jour, comme ça, j’ai honte. – Je suis d’accord, dit-il, les gringos que nous sommes ne peuvent pas se faire voyeurs. – Évidemment. » Il sourit et l’on avance calmement en faisant semblant de ne pas trop fixer les lieux et les gens ; il faut être naturels comme des acteurs sur une scène. Des chiens en grand nombre qui aboient en relai, surgissant de partout, ne semblent pas agressifs ; le démon me souffle que l’on a tant de chiens pour avoir quelqu’un à qui commander ; j’écarte l’interprétation, il ne faut pas penser trop vite sinon on referme la boucle d’ouverture à l’autre. Ou pour le dire brièvement : c’est ainsi, c’est réel, regarde et tais-toi ! O meu filho m’avait prévenu avec une fermeté toute stoïque : « Ici, on ne pose pas de question ! » Que pensez-vous de Lula, comment gagnez-vous votre vie, vos enfants vont-ils à l’école, si oui où et comment sont-ils accueillis etc ?  Tout cela est obscène, n’a aucun sens. Je comprends enfin dans la situation ce qu’il en est de leur vie, et le démon du pourquoi et du comment consent à se taire. J’observe des couleurs vives partout, pan de mur jaune qui comme l’autre eût foudroyé Bergotte, toit bleu ciel, maison vermillon, porte carmin et la misère et la poussière et les flaques et les vélos qui explosent, les cris, la musique. Des groupes vont et viennent (les enfants ne vont-ils pas à l’école ? Et pourquoi ? – Démon, tais-toi!), tous sont noirs. On ne croise pas les regards, des volets ou ce qui en tient lieu pivotent doucement, la télé semble marcher partout en pleine fin de matinée. Sur les rues de terre on a déposé en vrac des cailloux qui une fois tassés forment des dos d’âne pour empêcher les véhicules, bus, motos, camionnettes, de foncer au risque d’écraser des enfants qui courent dans tous les sens.
 Une camionnette survient justement à toute allure comme si le chauffeur avait pris le virage au frein à main ; un enfant d’environ dix ans à cheval sur la barre d’un vélo conduit par un autre vient presque percuter la camionnette, le vélo bascule, l’homme sur la selle tombe et l’enfant aussi. Des cris affreux crèvent les murs : pareils gémissements sont rarissimes, ce sont des hurlements murmurés, le tréfonds de la douleur résonne dans le petit puits humain de l’enfant qui en tombant s’est pris le pied entre la fourche du guidon et le pneu avant ; il est coincé au sol, cloué, le bouger ou faire tourner la roue lui casserait la cheville. O meu filhio se précipite le premier et tire sur la roue pour libérer le pied, l’adulte qui le conduisait s’est relevé et lui apporte son aide, mais les cris s’accentuent, o meu filho tire de toutes ses forces vers lui pour tordre la roue. Je suis pétrifié : quelque chose me bloque dans ces quelques secondes. Le chauffeur de la camionnette vient leur prêter main forte. Je ne bouge toujours pas ; la pitié qu’il y a dans ce monde me paralyse ; s’il fallait faire un geste collectif je ne comprendrais pas ce qui se dit, je ferais plus de mal que de bien, je tempête contre ma méconnaissance du portugais. Mais les voilà dix, vingt, pères, mères, enfants qui s’en mêlent. O meu filho est au plus près du drame, il parvient avec l’aide des deux autres à tordre enfin la roue, le pied est décoincé et tandis que le père porte l’enfant dans ses bras, je surprends un geste et un sourire brûlant de reconnaissance d’un d’entre eux envers o meu filho qui fait semblant de ne rien voir, se redresse, secoue la poussière de son t-shirt devant la petite foule admirative. Il me prend le bras, des « obrigado » fusent, il m’entraîne, n’écoute rien, le père parlemente rapidement, semble vouloir rentrer chez lui avec l’enfant mais le chauffeur lui intime l’ordre de l’emmener à l’ « hospital »… Le père rentre enfin dans la camionnette avec l’enfant serré contre son cœur et le véhicule démarre en trombe. Nous avons fait trois pas, un jeune adulte touche le bras de o meu filho, lève le pouce en signe de victoire avec un sourire éclatant. Le gringo est sur l’instant une sorte de héros que tous fixent avec bonheur ; lui me pousse encore, il veut fuir, pense peut-être qu’on ne doit pas remercier l’auteur d’un acte aussi évident. Avant que la foule ne se disperse nous avons fait vingt pas. Aucun mot n’est échangé. Bientôt nous parlons d’autre chose. Pour lui, l’accident est clos. Pour moi, il commence ; je constate que des souvenirs m’assaillent avec insistance, c’est toute l’enfance de o meu filho qui défile – le narrateur de la Recherche qui trébuche sur le pavé mouvant de la cour de l’hôtel de Guermantes subit le même mouvement que ma petite tête de sexagénaire ; je souris de ma comparaison : le narrateur est dans le lieu le plus privé et le plus luxueux de Paris et moi dans un chemin poussiéreux ouvert au vent, dans une rue des plus pauvres de la planète. Je me revois trois fois, dix fois, penché vers o meu filho, l’angoisse au ventre, il avait quatre ans, six ans, je le recueille, le ramène à la maison, parfois dans la voiture pour l’emmener à l’hôpital, il a le front dégoulinant de sang. Je me dis que c’est cela qui m’a pétrifié. Le passé trop présent me fait frémir rétrospectivement. Et je revis la scène dans la couleur ocre de l’autrefois gémissant : o meu filho ramasse et sauve un fils dans la rue, comme je l’ai fait tant de fois avec lui. Et je songe qu’il va se marier dans quelques jours. La roue tourne, la roue tourne. Je fixe un instant, en m’éloignant à ses côtés, le vélo tordu dans la poussière, et nos voix continuent de parler d’autre chose.

Brasil 1

1er septembre 2010

Dans le petit avion qui me mène vers la fin du voyage, de Sao Paulo à Porto Seguro, où « O meu filho » doit épouser le dix septembre la « Reine des Lieux », les hôtesses de l’air portent des tabliers, avouant enfin ouvertement leur rôle : des mères nourricières, des mamans pour bébés coincés un bout de temps – et d’ailleurs ici ce n’est pas justifié car le voyage dure à peine une heure et demie – des bébés qu’on gave avec sourires, repas, boissons à profusion, si bien que l’avion est lié à des ripailles et des ballonnements… on ne bouffe pas seulement des kilomètres. Parfois, par le hublot, apercevant l’aile, j’ai l’impression de voir un aileron de requin dont Monsieur Tournesol dit quelque part qu’ils sont excellents ; la machine aspire l’air, le recrache, et quand on traverse les nuages, la bête broute du coton. Ah, mes chères hôtesses laborieuses avec leur chariot métallique qu’elles tirent, entre les rangs des consommateurs alléchés par ennui : on se voit tout petit, la tablette couverte de plats parfois étranges… ah, sur Air France, que j’ai emprunté jusqu’à Sao Paulo, il faut reconnaître avec une fierté gamine qui sent bon son terroir, que c’est excellent ; oui, car la ruse est là, je m’éloigne de mon pays, il convient de raviver l’éventuel regret d’un substitut de terre qui passe par la bouche : on vole, la terre est loin, on la fait remonter sur un plateau, petit souviens-toi au bout de la fourchette (en plastique quand même !). Je crois qu’on aime les hôtesses de l’air à cause leur nom, elles habitent l’azur donc, rappellent les anges, la cuiller de maman, c’est vrai, mais aller jusqu’à supposer qu’elles habitent l’air plus souvent que la terre nous donne du courage : si ces fragiles hirondelles – tiens, justement, les hirondelles sont parties un peu avant moi dans la même direction, je leur aurais volontiers fait cortège, je le leur avais demandé, elles avaient joué les silencieuses et la veille du jour où je m’envolai, elles avaient disparu sans pépier, me snobant par envie sans doute de mon Boeing 747, enfin, c’est égal, tant pis pour elles – oui, si ces dames n’éprouvent aucune terreur apparente à voler à des milliers de mètres d’altitude, pourquoi moi, gentiment pleutre, pékin des feux rouges, éprouverais-je quelque appréhension à la moindre secousse de la baleine métallique ? Elles sont nos modèles, stoïques, aimables même dans les effondrements de la bête, admirables hirondelles, hôtesses des champs de bleu ! Je pense à la phrase de Caton l’Ancien : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».

Après un voyage dont les épreuves seront tues – onze heures de vol depuis Paris, dix heures d’attente avant de prendre le petit avion pour Porto Seguro ne se commentent pas – je resonge à ce petit saut de puce d’une heure et demie sublime au-dessus des montagnes brésiliennes, des forêts comme un tricot tout chaud, et l’océan qu’on devine là-bas, infini sur infini, immense bouche azurée grise, et l’avion se pose sur un tarmac petit qu’on touche bientôt ; oh, atterrir vraiment est si rare, de l’avion au sol quelques marches, descente au village depuis le château volant, sensation de seigneur, comme si le mérite de ce vol nous revenait tout entier alors que nous avons bâfré comme des idiots, mais ils ne faut pas le dire à ceux qui nous attendent, ils nous croient héroïques. Et l’aventure commence vite, très vite. O meu filho m’a fait signe, j’aimerais retarder ce moment où j’attends encore ma valise, car le temps de la tendresse mitonne chaudement, sourire éclatant ; la Reine des Lieux qui va l’épouser dans dix jours, parfaite d’élégance, peu de mots, et d’ailleurs je n’y comprendrais rien et elle non plus ; elle me pose le bras sur l’épaule, semble vouloir se bercer sur mon cou, on se sourit, il faut s’apprivoiser. Pour le corps tendu de partout à la suite de près de vingt quatre heures d’embarquement, c’est un baume et la Reine serre mes épaules de tout son bras, cela me détend totalement, massage d’affection. Je crois qu’elle dit des mots, je la serre aussi ; voilà c’est fini ou plutôt la vie ici commence. O meu filho traîne ma valise vers un taxi, parlemente, la tête me tourne : je ne connaissais pas sa voix en portugais, elle est chaude, inhabituellement douce, la Reine se tasse contre lui, me regarde à la dérobée, lumière du couchant, longs sourires auxquels je réponds, parfois il me semble qu’elle me touche le dessus de la main pour s’assurer que je suis là. Le taxi nous dépose à l’embarcadère d’où un bateau étrange, sans moteur, tiré par un remorqueur latéral, nous conduira jusqu’à Arraial d’Ajuda, dix minutes de rêve où l’on glisse sur la baie : il faut dire que j’ai fait un tour rapide de Porto Seguro, mille couleurs sous le couchant, côtoiement chamarré, camaïeux gribouillés, sans souci d’harmonie, sorte de : chantons, il faut chanter, entêtement des heureux dans la boue des rues souvent à peine couvertes de goudron. Sur le bateau malgré la valise dont o meu filho s’est chargé, nous montons à l’étage de cet énorme plateau métallique, marches de fer, l’air est encore gris rosé, ascenseur pour le couchant, un vague vent ne rafraîchit rien, j’ai sur les lèvres un goût de bière, mais la Reine me sourit, elle ne perd pas o meu filho des yeux, de temps à autre seulement un sourire glissé vers moi, contre le vent debout ; les êtres humains ont parfois le sentiment fugitif d’être des déesses des dieux, maîtres en songerie, c’est cela la traversée de la baie avec mon fils admirable de tranquillité d’esprit, parlant comme un vieil ami ; un rêve, au loin, les vagues de l’océan dressent leurs chevelures rousses, l’écume orange signe la fin du jour. Nous remontons le débarcadère, bruits de ferraille, de chaînes, des voix de tous âges, des hommes et des femmes usés par le jour et surtout des enfants, partout, criant, jouant au bord du sommeil, infatigables.

Il faut aller à la Pousada en bus officiel ou en camionnette privée, peu importe, c’est le même prix. La camionnette est la première. On monte, valise, personnes prisonnières de la porte coulissante. Ce sera à travers l’obscurité à peine trouée par des lampadaires mignards, un cahot permanent, on roule vite, chemins de terre périlleux, rares rues pavées étourdissantes pour les tympans. Ma petite tête de pioche effleure parfois le plafond du véhicule, je n’y prête aucune attention. La porte latérale s’ouvre à la demande des passagers, la Reine n’a pas cessé de se coincer contre o meu filho ; c’est fini : on arrive, on se déploie, je respire tandis que le jeune homme glisse les billets dans la main du conducteur. Une fois bien debout sur la place, évidemment, la tête me tourne ; je crois qu’à cet instant je ne vois que des éclairs de lumière très crus et je sens des bousculades involontaires sur le lieu surpeuplé.

« Tu verras, le patron de la Pousada est français, très sympa », dit-il en traînant ma valise. Je songe que le contraste avec le portugais brésilien sera d’autant plus brutal. Daniel à l’entrée de sa Pousada me tend les clefs et (ce que je ne fais jamais) je le tutoie comme un ami d’antan… le seul étranger à ne pas l’être ne peut être qu’un proche et le saut au-dessus de l’Atlantique nous sert de lien. Très vite, mon esprit gambade autour du double sens d’ « étranger » : celui qui est du même pays mais que je ne connais pas, et celui qui est d’un autre pays ; je suis par exemple un étranger au Brésil où tout m’est étrange. Je me perds un moment dans des considérations germaniques sur l’aliénation où étranger (fremd) joue son rôle, et j’abandonne vite ces choses qui ne sont décidément pas de saison, il fait trop chaud.

La chambre salle de bains est très vaste, sans table, j’écris bientôt quelques mots dans le carnet sur les genoux après avoir rangé mes affaires sur les nombreuses étagères de bois brut. On se retrouve au jardin de la Pousada : l’Éden a ces ombres peu franches, tendres caresses du vent. La Reine des Lieux décroche directement de l’arbre une gousse ( ?), pomme ( ?), enfin un fruit du cacaoyer, la brise en deux sur le pavement, coup sec ajusté, puis elle nous distribue de petites capsules dont j’apprends qu’elles contiennent le cacao. Pas question de les mordre, ce serait immangeable, il suffit de les sucer, bonbon naturel au goût amer et sucré à la fois ; après douze mille kilomètres, c’est la première fois que j’éprouve quelque plaisir à ingérer un petit aliment, c’est un soleil adouci. C’est un bonsoir filtré par la terre, un geste comme on en fait peu dans sa vie, où tout le pays descend au palais en un minuscule coup de langue. Je remercie en portugais, c’est la première fois que je dis un mot qui convient : obrigado. On collecte les noyaux dans la coupe brisée ; enfin quelques minutes où on ne fait rien, je n’ose pas m’allonger sur le hamac qui pend là, invite enfantine, puis tergiversations, je comprends très vaguement que la conversation s’étire entre les amoureux sur le choix de l’endroit où un génie nous servira de sa bouteille réfrigérée une bière très frappée ; ils font semblant de n’être pas d’accord. Puis la Reine des Lieux s’éloigne ; on attend en réchauffant notre langue qui résonne dans la cour intérieure déserte de la Pousada, vieilles incongruités gauloises au pays sans saison et qui nous font bien rire ; on est à l’équivalent du premier février, il fait entre 25° et 30°, le temps s’est arrêté, les rêves flottent au futur, noix de coco, cacaoyers, coassements d’oiseaux multicolores. La Reine revient et je risque mes pas au Brésil, hésitant et ébloui par la nuit encombrée de chants dès que la porte s’ouvre.