Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (2/9)

Trois petites automitrailleuses se préparaient à l’assaut. Il tombait des cordes. On brûlait de passer à l’attaque ; l’attente était très pénible. Michels, le chef de la police, responsable du commando, hésitait encore. Il avait eu connaissance de l’ultimatum quelques heures auparavant, et depuis, il était sur des charbons ardents. Il était tiraillé entre le découragement et la colère. Il avait l’impression d’être observé par quelqu’un qu’il ne voyait pas mais qui ne le quittait pas des yeux. Il se faisait vieux et les décisions qu’il devait prendre lui pesaient. Il se mordillait la lèvre inférieure. Sans en avoir pleinement conscience, sa démission lui semblait la seule issue possible.

– Mais qu’est-ce qu’on attend ?

Hebbel tapotait sa boucle de ceinturon du bout des doigts de la main droite. Il voyait bien que Michels était épuisé et il en profita pour ajouter doucement :

– Allez, mettez fin à tout ça, qu’on en finisse !

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (1/9)

En 2005 paraissait aux éditions Tisch 7 (Cologne) un recueil de nouvelles d’Alban Nikolai Herbst : “Die Niedetracht der Musik”. J’en ai traduit quelques récits. Je propose ici la traduction en français de la nouvelle-titre: Misère de la Musique, qui s’organise en 9 courts chapitres que l’on pourra suivre à partir d’aujourd’hui et dans les jours à venir.

 

Doucement on t’y laissait entrer, comme si tu étais un signe
pour célébrer la paix. Le serviteur t’empoignait alors brutalement
– et, du fond des cavernes, la nuit jetait une volée de pigeons blancs
qui se bousculaient dans la lumière… Cela aussi est pourtant juste et bon.

Rilke, Sonnets à Orphée

1.

Au premier étage du consulat, la pièce d’environ vingt mètres carrés était équipée la veille encore de deux bureaux accolés contre lesquels on avait glissé des petites tables pour machines à écrire ; enfin, jusqu’au jour précédent. Car entre temps, Kastendieck avait entassé tout le mobilier disponible contre l’unique porte pour se prémunir efficacement contre une éventuelle attaque surprise. Les otages étaient assises à même le sol, à droite, face à l’angle éclairé par la fenêtre. Les deux femmes n’étaient pas attachées. Dans l’après-midi précédent, la plus jeune avait poussé de tels cris que Kastendieck l’avait fait bâillonner avec un tissu adhésif, tâche dont la plus âgée, Madame Marx, s’était docilement chargée – sans mot dire, elle s’était rapidement adaptée à cette prise d’otages, mais c’est seulement au lever du jour que l’effroi avait quitté son regard – puis, tard dans la soirée, constatant que Silvia Weinbrenner s’était effondrée de fatigue en se contentant de gémir doucement, Kastendieck l’avait libérée de son bâillon. Il y avait environ cinq heures qu’elle était réveillée, et sans plus se plaindre, elle regardait désormais droit devant elle de ses grands yeux étonnés.

Kastendieck s’était débarrassé de sa veste et de sa cravate, avait déboutonné son col de chemise et retroussé ses manches. Trempé de sueur et marqué par sa nuit blanche, il n’en demeurait pas moins assez séduisant. Silvia Weinbrenner estimait qu’il devait avoir environ trente ans, Madame Marx lui en donnait vingt cinq. Il se déplaça souplement vers la fenêtre en progressant sur les genoux ; le dos cambré, il s’appuya sur sa main gauche, de la droite il pressait la mitraillette contre son épaule, le canon dirigé vers le plafond, tête levée, comme à l’affût. Il jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur, cherchant à repérer les tireurs d’élite en position. La pluie s’interrompit quelques instants. Les nuages s’ouvrirent un court moment et le soleil perça. Un rayon d’automne se coula sur le terre-plein qui allait du mur aux façades des immeubles voisins. La lumière chargée de gouttes en suspension donnait à cet espace un aspect irréel, magie pure qui apparut au terroriste plus dangereuse que le déploiement des forces de l’ordre. Gêné, il dut s’écarter de la fenêtre et ferma les paupières un court instant.

– Vous êtes à bout ? , demanda étrangement Madame Marx.

Il n’eut pas le temps de répondre ; à ce moment, en effet, une voix venue du dehors retentit de nouveau. C’était un mégaphone qui s’adressait à lui pour la quinzième fois. Est-ce qu’il autorisait l’enlèvement du corps de la victime ? Pendant l’attaque, Kastendieck avait abattu un diplomate et jeté le corps par la fenêtre. Il gisait toujours là, au pied du bâtiment.

– Tout ça n’a aucun sens. Rendez-vous.

Il se redressa d’un coup et répliqua d’une salve de mitraillette tirée en l’air.

– Mais qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

Madame Marx reprenait sa question sans conviction.

Kastendieck haussa les épaules, jeta un dernier coup d’œil à l’extérieur et rentra la tête sous la fenêtre :

– Ça ne dépend pas de moi .

En face, aux fenêtres des mansardes, luisaient par intermittence les reflets des lunettes de visée.

Le testament de Segbor

La coupe – je veux parler de ce réceptacle qui nous différencie des animaux – déborde d’inconséquence et l’on doit bien constater ce fait troublant, hideux : il paraît désormais davantage de livres qu’il n’y a de lecteurs.
J’irai droit au but, et bien que le Duc de Luynes – mais peut-être était-ce Clerselier – , éminent styliste et traducteur en français des Méditations Métaphysiques ait affirmé avec une mélancolie bien tempérée, dès 1647, trois cents ans avant ma naissance, que (je cite de mémoire) : « les livres sont faits pour être écrits et non pour être lus », il semble qu’aujourd’hui, comme l’ozone se déchire au ciel, l’esprit se craquelle dans l’affadissement muet de hâtes biscornues et que les vivants, bousculés au pavement des zones piétonnes, s’en viennent désormais aux librairies comme on gaspille les meilleurs plats, et achètent de leurs deniers forcément profus des œuvres qu’ils ne lisent pas. Quant à celles qu’ils lisent, elles n’ont à mes yeux aucune valeur.
Un terrain vague s’étend entre l’écrivain – besogneux rêveur – et le lecteur – boulimique acheteur – ; ce vide ne cesse de mordre sur la trame du sens (mais y en eut-il jamais un ?), et ce tissu déchiré ne peut être recousu par ma vie passée à lire, à écrire, et quoique l’espérance de vie augmente (je ne me sens pas concerné), celle de penser diminue férocement, et me voici au bord de la tombe, couturier agonisant, chantant le vide cru des provinces où nous nous effilochons. Ma voix de fausset s’élève une dernière fois du fond de mon caveau matelassé (le crabe est si bon au gourmet du malheur) pour demander, pour implorer que les éditeurs au plus vite ferment boutique, que les libraires vendent des chemises (pourquoi ne pas réintroduire la mode du col dur qui faisait le cou gras et la nuque virile ? Pareil manque d’imagination confond…), qu’on arrête en bref ce déversement d’ordures dilatoires qui gorgent de gâtisme le lecteur d’aujourd’hui.
Car bien sûr, il se lit des objets qui, vus de l’extérieur, et qui, de quelque angle qu’on les observe, rassemblent des feuillets imprimés, livres donc, rédigés à la main parfois, puis vivement frappés sur word pour faire vrai; leurs ‘auteurs’ font accroire que nous avons affaire à des livres, mais c’est, on le sait, pure apparence, et si l’on veut bien comparer ce pullulement à Shakespeare ou à Kafka, on aspirera bien vite à voir disparaître ces choses sous la morsure du pilon ; ainsi cette prose de crime et d’amour (matière première des « meilleurs vendus ») ne mérite-t-elle pas les heures distraites qu’on leur accorde avec un manque de conscience (Selbstbewusstsein) qui fait froid dans le dos.
La peur de vivre est telle que la lecture de ce que je me refuse à appeler ‘livre’ perdure, alors que la télévision remplirait tout aussi bien le même office. Mais non, l’éternité accordée au papier imprimé (douce folie), fait que l’on écrit et que l’on édite toujours et partout, et de plus en plus. Certes, on lit bien encore un peu, mais ce jeu ne durera pas. La lassitude s’installera, et c’est alors que le livre reprendra les couleurs qu’il n’aurait jamais dû abandonner aux margoulins.
Pourquoi lire, et surtout lire ce qui paraît ? « L’obsession de la moisson » que le poète magnifie devrait bien plutôt occuper notre esprit, et la croissance du bouleau, et la poussée du noroît, puisqu’il faut à tout prix nous distraire… oui, que l’on prenne la peine de se jeter devant soi, oui, devant, là où l’espérance s’accroît, puisque le coquelicot est parfois bleu, que diable, lorsque le couchant etc. Qui aujourd’hui entend encore en foulant les feuilles mortes les murmures qui s’échangèrent sous les frondaisons d’été ? C’est pourtant l’évidence.
Mais il est temps, je le vois bien, de dire le vrai du testament : je joins à ce texte tous les manuscrits de grands écrivains du siècle, connus ou inconnus, que j’ai pu garder par devers moi pour les empêcher de paraître. En ce temps d’écrivaillerie, ce précieux froment aurait été étouffé par l’ivraie des publications ; j’en signalerai trois parmi la centaine qui me fut confiée au cours de ma brève vie : les derniers chapitres du Château de Kafka, la traduction de L’Odyssée en alexandrins par Klossowski et le Traité de l’Ombre de Maugarlone. Je me suis battu pour les avoir, je ne les lâcherai pas facilement. Je suis certain que dans cinquante ans le livre va se raréfier : c’est à cette date (2047) que tous les textes joints à ce testament pourront paraître.
Je voudrais évoquer en forme de divertissement – on voudra bien accorder au moribond que je suis cette petite joie maligne (Schadenfreude) – un Finnigan’s Wake lisible, ultime version composée par Joyce sur son lit de mort qui étonnera plus d’un lettré. Il flotte autour du manuscrit un parfum précieux de tabac d’orient qui fleure bon la vraie passion de son auteur : fumer. Écrire venait seulement après.
Que ces œuvres fassent grand bien à nos petits enfants qui découvriront ce Graal du XXème siècle ! Je me réjouis du bonheur qu’ils partageront un peu avec moi aux jours de leur lecture… et que la bête m’emporte puisque je lègue à ces happy few, et mes œuvres (ah, j’avais oublié ce détail), et la centaine de textes des meilleurs auteurs du XXème siècle qui grâce à moi ne connurent jamais le malheur d’être édités.
Je demande que l’on respecte mon vœu et qu’on ne livre rien au pillage de l’édition avant la date susdite. Lorsqu’on sera lassé d’écrire et de publier on pourra enfin lire vraiment. Ainsi aurez-vous de mes nouvelles.
Permettez-moi de sourire avec vous à l’instant où vous saisirez d’ici là toute nouvelle parution dite littéraire. Je suis sûr que vous la repousserez avec dégoût dans l’attente des textes que j’ai conservés pour vous.
L’espérance est dure, mais on a la télé pour passer le temps et vous pouvez me faire confiance, la surprise sera belle.

L.J. Seborg

(traduction préservée de tous droits de Raymond Prunier)

N.D.T. : Ce texte paru en norvégien en 1997, sans l’aval de l’auteur, a été traduit la même année en allemand par R. Zwetschgen in Zeitschrift zur Metaphysik der Unsitten (Göttingen, Band XX, Nr 1947, 12-16). C’est la version allemande de Zwetschgen que nous avons utilisée pour notre traduction.

Alban Nikolai Herbst: quatrième elégie de Bamberg

La traduction que j’ai proposée à cet endroit était largement défectueuse. Je m’étais mis de nouveau au travail pour en ôter les scories et rendre à l’élégie son caractère mélodique, lorsque deux traducteurs, une germanophone et un français s’y sont attelés en même temps que moi et de leur travail commun est sortie une version qui me plaît infiniment. Grâce à Zazie et Pierre Petiot nous avons désormais une traduction qui correspond parfaitement au lyrisme du poète; c’est pourquoi je la donne à lire en lieu et place de la mienne. Que les deux valeureux traducteurs soient remerciés de leurs efforts !

La Bête Restante                                                          
Élégies de Bamberg
IVème élégie

La Bête qui reste
Alban Nikolai Herbst –  Quatrième élégie de Bamberg

Nous l’avons trouvé, mais nous n’avons pas pu le retenir et nous avons échoué.
Ça a pris notre tête dans ses mains et ça l’a embrassée. C’est resté longtemps. Mais ce qu’on a passe toujours dès qu’on l’a. Ça s’enfuit pour demeurer effectif comme : ce qui était. S’il en allait autrement, ça devrait courber la tête devant le quotidien et ça se perdrait. L’amour est trop grand pour les portes basses, mon aimée, il se tord, humilié, se traîne à genoux quand on le pousse, il ravale sa fierté. Mais ne le supporte pas.

Est-ce que nous nous sommes pas rendu compte de ce que nous faisions ? Combien de fois nous sommes-nous brossé les dents ensemble, avons nous dîné sans rien dire, les attentions étouffées comme un écho dans la farine, la noire pour le pain qui nourrit, mais émousse : le pain terne, le cœur émoussé. Et nous mastiquons comme ça. La facture d’électricité, le loyer, les égards quotidiens, les courses, les désirs mis de côté comme s’ils étaient déshonorants. Les chambres sont trop exigües, nous ressentons la perte mais taisons le malheur. Car exprimer ce malheur. serait une trahison qui le susciterait et l’attirerait  pense-t-on. Et soudain, nous nous retrouvons étrangers à nous mêmes et étrangers l’un à l’autre. C’est là que tu es partie.

La perte est le début de ce qui reste. Le sexe retrouvé et le cœur aussi par quoi tu es partie et par quoi tu es revenue. Adieux et larmes. Un vent  se glisse du dehors, levé de la  Regnitz, et vert profond sur le gazon, grimpe le long des murs et par dessus le gravier de la terrasse jusqu’à la porte vitrée. Jusqu’à ce que la fenêtre et la chambre te respirent et qu’il n’y ait plus rien qui ne pleure. Chaises, bureau, étagères. Une eau qui soudain pleure toute seule dans le coin où l’on faisait la cuisine. Cela pleure par soi même, avec tout le reste.. Comme si quelqu’un d’autre pleurait. On ne peut pas arrêter ce chagrin que personne ne comprend tant il vient en retard. N’étions nous pas déjà depuis longtemps déliés ? Larmes vides de sanglots qui dévalent sans raison. Comme s’il y avait une fuite derrière les paupières. Est ce bien nous qui versons ces larmes ? Et dès que nous faisons ce constat, elles s’arrêtent. Traces qui sèchent en déchirures.. Tu cesses si vite d’être fière mon humiliée, qui a tant pleuré pour nous en nous. Ah ! Que la distance ne me la prenne pas.

Audition sans défense. Nous sommes assis, nous t’écoutons, nous qui sommes perdus en toi, cachés, gorge engourdie. Tu le veux. Tu suis.
Lorsque nous ouvrons les paupières, les voilà déjà desséchées  et le regard s’est évaporé.  Comme si le cours d’un ruisseau tari nous avait ouvert la peau. Plus personne ne chante. Le soleil, que le refroidissement de l’ondée a laissé là, joue sur le gravier et sur les bancs.. Comme si le courant de la Regnitz s’était inversé, et que tu t’étais trouvée toute entière emportée contre le cours du temps.

D’autres jours, mon aimée, tu reviens en images presque brusques et bouleversantes, qui ne sont pas plus que nous prêtes ni mûres pour se réaliser. Tes cheveux étaient si sombres et comme ils se répandaient. Nous avions pris pour femme la mère qui avait tant manqué à l’enfance. L’enfance recouvrait toujours tout cela. Ça geint quand ça jubile. Passé ! Il lui manque le creux du bras, il lui manque ton cou, ton oreille et la trace d´odeur de camélia, les parfums d´Arabie, les odeurs des forêts englouties. Nous les boirions si nous nous dévorions : passionnés. Sans distance. Maintenant un vent se lève de la Regnitz, contemplatif et insistant  Elle a fait demi tour à nouveau et de son bouillonnement hors du barrage se dégage hors de la brume de l’écume le plus douloureux souvenir : qu’elle, Ta voix ne se taise pas comme la passion qui s’est accomplie.  Je ne m’arrange pas de la perte. Use it or lose it. Ton corps lourd de sommeil est toujours là, allongé et attend. Il a pris froid lorsque que  la Bête qui reste est négligemment sautée par dessus et est partie se chercher une proie ailleurs et l’a trouvée – parce que ton parfum lui était trop familier, trop comme à la maison, où l’on aime bien dormir mais où on ne chasse pas. Testostérone errante !  Elle ne nous laisse ni le nid, ni le creux du bras, ni la maison où nous dormons enroulés.

On repousse la chaise en arrière. Nous voulons nous reprendre  nous sommes debout maintenant, nous sommes nerveux. Dans l’embrasure de la porte craque une allumette. Nous sommes là, à fumer, l’écharpe serrée autour du cou. Le soleil en a fini avec ses jeux. Des nuées se suspendent grisâtres au-dessus du flot, comme des sacs sur les toits. Et au dessous l’air file en hâte, tourbillons sales où les feuilles en route vers l’automne tournent sur place. Deux marches, un petit praticable de bois rendu glissant par la pluie. Nous l’empruntons, avançons sur le gravier qui cède en grinçant. On n’entend aucune voix, pas d’enfants ni de touristes, à peine une voiture. Même les oiseaux attendent.

Que veux-tu ? Une paix confortable, bonne pour les enfants, parce qu’elle est sociale et parce qu’elle allège la vieillesse? Elle ne protège que de la peur devant la Bête qui reste, qui entre par effraction et qui rôde et qui erre pour nous trahir. Comme tu étais seule, là, allongée. Tu as reçu ta douleur de femme sur tes lèvres, qui étaient ce Toi impeccable, utérus diadique aussi ! Mais la Bête avait toujours faim. Et maintenant elle ressent  la douleur fantôme qui vient des membres amputés.

Tous droits réservés: Elfenbein Verlag

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (3/3)

Puisque nous en sommes là, dit aimablement Monsieur C., je me vois obligé de vous raconter une histoire dont vous comprendrez aisément le lien qu’elle entretient avec notre propos.
Lors de mon voyage en Russie, je me retrouvai sur la propriété de Monsieur de G. , noble livonien dont les fils étaient à l’époque des passionnés d’escrime. L’aîné en particulier, frais émoulu de l’université, jouait les virtuoses, et un matin, alors que je m’attardais dans ma chambre, il me tendit une rapière pour échanger avec lui. Nous nous battîmes ; mais il se trouva que je lui étais supérieur ; sa passion n’arrangeait pas les choses ; presque chaque coup que je portais, touchait son but et sa rapière finit par atterrir dans un coin de la pièce. Partagé entre  l’amusement et la colère, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître : mais il ajouta que sur cette terre tout homme trouvait le sien et prétendit immédiatement me conduire vers le mien. Les deux frères éclatèrent de rire et en criant : allez ! allez ! en bas, dans la remise à bois ! il me saisirent la main et m’entraînèrent auprès d’un ours que Monsieur de G., leur père, faisait élever dans la cour.
Quand, étonné, je me présentai devant lui, l’ours était dressé sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée, prête à riposter, et il me fixait dans les yeux : c’était sa position de d’escrimeur. Je crus d’abord que je rêvais de me voir confronté à pareil adversaire ; mais non : attaquez ! attaquez ! dit Monsieur de G.  Essayez de lui donner une leçon ! Un peu remis de mes émotions, je me ruai sur lui, la rapière à la main ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para mon attaque. J’essayai de lui proposer quelques feintes ; l’ours ne bougea pas. Je me précipitai de nouveau sur lui avec un coup où la dextérité et la rapidité auraient pu toucher à coup sûr n’importe quelle poitrine humaine : l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. C’était à moi maintenant d’être presque à la même place que le jeune Monsieur de G. Le sérieux de l’ours fit également son œuvre et perdant tout sang-froid, j’effectuai une série d’attaques et de feintes, j’étais couvert de sueur : rien à faire ! Ce n’est pas seulement que l’ours, comme le meilleur bretteur du monde, parait tous mes coups,  mais c’est qu’il ne voulait pas (contrairement à tous les escrimeurs de la terre) entrer dans mes feintes : droit dans les yeux, comme s’il lisait directement dans mon âme, il se tenait devant moi, la patte prête à frapper et lorsque mes attaques étaient feintes, il ne bougeait pas d’un pouce.
Croyez-vous cette histoire ?
Evidemment ! m’écriai-je en approuvant joyeusement ; je la croirais de quiconque, tant elle est vraisemblable, à plus forte raison venant de vous !
Eh bien, mon excellent ami, dit Monsieur C., vous êtes désormais en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Dans le monde organique, nous constatons que plus la réflexion est obscure et faible, plus la grâce qui en surgit est souveraine et rayonnante. –  Comme l’intersection de deux lignes de part et d’autre d’un même point, après leur traversée dans l’infini, se retrouvent soudain de l’autre côté, ou que l’image d’un miroir concave, après s’être éloignée dans l’infini, revient soudain juste devant nous, il en va de même pour la connaissance qui, après avoir traversé l’infini, retrouve la grâce ; si bien que dans la même structure corporelle, l’homme apparaît le plus pur lorsqu’il n’a aucune conscience ou lorsqu’il a une conscience infinie, c’est-à-dire lorsqu’il est soit pantin, soit dieu.
Par conséquent, dis-je un peu distrait, nous devrions goûter de nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ?
C’est tout à fait ça, répondit-il ; tel est bien le dernier chapitre de l’histoire du monde.

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (2/3)

Je ris. – Il est certain, fis-je, que lorsque l’esprit est absent, il ne risque pas de se tromper. Mais je m’aperçus qu’il avait encore bien des choses à me confier et je le priai de continuer.
De plus, dit-il, ces poupées ont l’avantage d’être antigravitationnelles. L’inertie de la matière, ennemie impitoyable de la danse, leur est indifférente, car la force qui les élève dans les airs est supérieure à celle qui les tire vers la terre. Songez à notre bonne G…, que ne donnerait-elle pas pour être plus légère de soixante livres ou pour être portée par une puissance équivalente lorsqu’elle effectue ses entrechats et autres pirouettes ? Les poupées, comme les elfes, n’ont besoin du sol que pour l’effleurer et freiner un instant l’élan de leurs membres, ce qui les relance de plus belle ; le sol est au contraire pour nous une nécessité absolue, nous devons nous reposer  et souffler après l’effort : ce moment, à y regarder de près, ne fait pas partie de la danse et l’on ne peut rien en faire que de l’escamoter au mieux.
Je dis qu’il aurait beau pousser ses paradoxes à leurs extrémités, il ne me convaincrait jamais qu’il pouvait y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans un corps humain.
Il répliqua qu’il serait totalement impossible à l’homme d’approcher jamais le niveau du pantin. Seul un dieu pourrait dans ce domaine se mesurer avec la matière ; et c’était à cet endroit précis que les deux extrémités du monde circulaire se retrouvaient.
Mon étonnement allait croissant et je confiai que rien ne me venait plus face à d’aussi étranges considérations.
Prenant une pincée de tabac, il me répliqua que visiblement je n’avais pas lu avec assez d’attention le troisième chapitre du premier Livre de Moïse  ; et si l’on ne connaissait pas cette première période de la culture humaine, il allait de soi qu’on ne pouvait échanger sur les suivantes et encore moins sur la dernière.
Je dis que j’avais une idée très précise des désordres occasionnés par la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de mon entourage, à la suite d’une banale remarque avait pratiquement sous mes yeux perdu son innocence et il n’avait jamais retrouvé le paradis où elle se déployait, et ce, malgré tous les efforts imaginables. – Mais, ajoutai-je, quelles conclusions pouvez-vous en tirer ?
Il me demanda de lui préciser l’événement auquel je pensais.
Je lui racontai qu’il y a trois ans, je me baignais en compagnie d’un jeune homme dont le corps rayonnait à l’époque d’une grâce merveilleuse. Il devait aller sur ses seize ans et, éveillé par la faveur qu’il recueillait auprès des femmes, on voyait de loin en loin miroiter ses premiers éclats de vanité. Le hasard avait voulu que peu de temps avant, à Paris, nous avions vu l’éphèbe qui extrait une écharde de son pied ; le moulage de cette statue est connu et se trouve dans la plupart des collections allemandes. Au moment où il posait son pied sur un tabouret pour le sécher, il jeta un regard dans un grand miroir et le souvenir lui revint ; il me confia en souriant la découverte qu’il venait de faire. Pour tout dire, j’avais fait la même constatation à l’instant ; mais sans doute pour tempérer la grâce éclatante dont il débordait, ou peut-être pour atténuer légèrement sa vanité et le faire revenir sur terre, je me mis à rire et répondis… qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva une deuxième fois son pied pour m’en faire la démonstration ; mais sa tentative, comme on pouvait facilement le prévoir, fut un échec. Troublé, il leva son pied une troisième, une quatrième fois, jusqu’à dix fois de suite, en vain ! Il était totalement incapable de reproduire le même mouvement, et pire encore, les mouvements qu’il faisait étaient si comiques que j’eus du mal à ne pas éclater de rire .
A partir de ce jour, de cet instant précis, ce jeune homme connut une métamorphose incompréhensible. Il se mit à se regarder toute la journée dans le miroir ; et l’un après l’autre, ses charmes l’abandonnèrent. Une force invisible, insaisissable, sembla comme un corset de fer entourer le libre exercice de ses gestes et un an plus tard, on ne trouvait plus en lui aucune trace de cette aura qui autrefois avait ravi son entourage. Je suis demeuré en relation avec un témoin de cet événement aussi étrange que malheureux et cette personne pourrait confirmer mot pour mot le récit que je viens de faire.

Kleist: “Sur le théâtre de marionnettes” (1/3)

Je propose de découvrir ici en trois parties le texte intégral du dialogue (mais est-ce un vrai dialogue?) de Kleist “Sur le théâtre de marionnettes” qui passe pour un chef-d’oeuvre et que j’ai traduit ces dernières années pour la revue “Cadmos” aujourd’hui disparue. On voudra bien prendre cette traduction comme une lecture attentive d’un texte extrêmement dense et mystérieux à plus d’un titre.

Comme je passais l’hiver 1801 à M., je fis un soir, dans un jardin public, la rencontre de Monsieur C. qui était engagé depuis peu comme premier danseur à l’opéra de la ville et jouissait d’une immense faveur auprès du public.
 Je lui confiai mon étonnement de l’avoir aperçu plusieurs fois dans un théâtre de marionnettes que l’on avait dressé sur la place du marché pour divertir le peuple avec des petites scènes burlesques entrecoupées de divers chants et danses.
Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui procurait un vif plaisir et me déclara tout net qu’un danseur désireux de cultiver son art ne pouvait qu’en tirer le meilleur profit.
Sa remarque n’avait rien d’une boutade et elle était empreinte d’une telle conviction que je m’installai à ses côtés pour en apprendre davantage sur les raisons qui l’avaient amené à d’aussi étranges considérations.
Il me pria de lui dire franchement si je n’avais pas trouvé très gracieux certains mouvements des poupées, en particulier ceux des petits danseurs.
Je ne pus nier que c’était le cas. Un groupe de quatre paysans dansant la ronde sur un rythme endiablé n’aurait pu être rendu plus joliment par Teniers  lui-même.
Je m’informai sur le mécanisme de ces personnages et j’étais surtout curieux de savoir comment on pouvait commander isolément leurs membres et leurs articulations sans que les doigts s’emmêlent dans une myriade de fils lorsque le rythme des mouvements ou de la danse l’exigeaient.
Il répondit que j’avais tort d’imaginer que pour chaque pas le montreur posait et tirait séparément les membres des marionnettes.
Tout mouvement, selon lui, avait son centre de gravité ; il suffisait de diriger ce point à l’intérieur du personnage ; les membres, qui n’étaient rien d’autre que des pendules, suivaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’aucune intervention fût nécessaire.
Il poursuivit en affirmant que ce mouvement était des plus élémentaires ; quand le centre de gravité était tiré en ligne droite, les membres décrivaient des courbes et souvent, même en l’agitant sans le vouloir, l’ensemble était animé d’un rythme proche de la danse.
Cette explication me parut jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il avait assuré éprouver au spectacle des marionnettes. Mais j’étais à mille lieues d’imaginer les conséquences qu’il allait tirer d’un tel constat.
Je lui demandai s’il croyait que le montreur qui commandait à ces poupées, devait lui-même être danseur, ou s’il estimait qu’il devait seulement être sensible à l’esthétique de cet art. 
Il répliqua que le maniement avait beau être une mécanique simple, ce métier n’impliquait pas pour autant un manque de sensibilité. 
La trajectoire que le centre de gravité devait suivre était certes évidente et il estimait que dans la plupart des cas elle était rectiligne. Lorsqu’elle était incurvée cependant, la loi qui commandait cette courbure semblait être de premier ou de second ordre ; dans ce dernier cas elle ne pouvait être qu’elliptique, et l’ellipse étant le mouvement le plus naturel des extrémités du corps humain (à cause des articulations), elle n’exigeait de la part du montreur aucune habileté particulière.
Vue sous un autre angle pourtant, cette ligne était très mystérieuse. Car elle n’était rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il doutait qu’on puisse l’activer autrement qu’en se plaçant au centre de gravité de la marionnette, en d’autres termes, le montreur devait danser.
J’objectai que j’avais toujours entendu dire que cette activité était dénuée d’esprit : c’était à peu près l’équivalent d’un joueur de vielle qui tourne sa manivelle.
Absolument pas, répondit-il. Les mouvements des doigts ont au contraire un jeu assez subtil pour faire bouger les poupées qui leur sont attachées, et cette relation ressemble assez à celle des nombres envers leurs logarithmes ou de l’asymptote envers l’hyperbole.
Cependant il pensait que l’on pouvait aller jusqu’à supprimer des marionnettes cette intervention minimale de l’esprit, qu’il était possible d’abandonner leur danse au seul empire des forces mécaniques et qu’une manivelle, comme je l’avais suggéré, y parviendrait aisément.
Je ne lui cachai pas mon admiration de voir qu’il accordait à ce spectacle populaire une dignité égale à celle des beaux-arts. Il ne se contentait pas de constater que les marionnettes étaient capables d’évoluer vers un genre supérieur, mais il semblait aspirer à devenir l’artisan de leur promotion.
Il sourit et dit qu’il pouvait garantir que si un mécanicien acceptait de lui construire une marionnette selon ses instructions, il produirait grâce à cette invention une danse avec laquelle ni lui, ni aucun autre danseur talentueux de notre temps, y compris Vestris , ne seraient capables de rivaliser.
Avez-vous, fit-il, comme je baissais les yeux à terre sans dire un mot, avez-vous entendu parler de ces jambes mécaniques que des artistes anglais fabriquent pour des malheureux qui ont perdu leurs membres ?
Je répondis par la négative, je n’avais jamais eu l’occasion de voir de pareils mécanismes.
C’est dommage, répliqua-t-il ; car si je vous dis que ces malheureux dansent, je crains fort que vous ayez du mal à me croire. – Mais, que dis-je, danser ? Bien sûr leurs mouvements ont une amplitude réduite, mais ceux qu’ils peuvent effectuer, sont réalisés avec un calme, une souplesse et une grâce telles que toute âme sensible ne peut qu’en être émue.
Je risquai, en forme de plaisanterie, qu’à l’évidence il avait trouvé l’homme qu’il cherchait. Car l’artiste capable d’élaborer une jambe aussi remarquable, pourrait sans aucun doute lui fabriquer selon ses instructions une marionnette entière.
Comment, demandai-je, alors qu’à son tour un peu embarrassé il fixait le sol, comment se présenteraient les instructions que vous donneriez à cet artiste ?
Rien d’autre, répondit-il, qu’on ne puisse déjà voir ici ; harmonie, mobilité, souplesse – mais à un degré supérieur ; et je concevrais avant tout une répartition des centres de gravité plus conforme à la nature.
Et quel avantage cette poupée aurait-elle sur des danseurs en chair et en os ?
Quel avantage ?… ce serait surtout, mon excellent ami, un avantage négatif : elle ne serait jamais affectée. – L’affectation se manifeste en effet, comme vous le savez, lorsque l’âme (vis motrix ) se situe en un quelconque endroit du corps, sauf précisément au centre de gravité du mouvement. Le montreur, au contraire, avec ses ficelles ou ses fils de fer, ne dirige que ce point précis : tous les autres membres sont comme le veut leur nature, ils sont morts, ce sont de purs pendules, et ils obéissent à la seule loi de la gravitation ; c’est là une qualité éminente que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs.
Observez objectivement P…, poursuivit-il , lorsqu’elle joue Daphné et que, poursuivie par Apollon, elle se retourne vers lui ; son âme loge alors dans ses vertèbres dorsales, elle plie son corps et on a l’impression que, telle une naïade de l’atelier du Bernin, elle va se briser. Observez le jeune F…., lorsque dans le rôle de Pâris, il se dresse au milieu des trois déesses et tend la pomme à Vénus : l’âme est alors (spectacle effrayant) dans son coude.
De tels errements, jeta-t-il abruptement, sont inévitables depuis que nous avons goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Mais le paradis est verrouillé et le Chérubin est derrière nous  ; il nous faut faire le voyage autour du monde et voir si le paradis n’est pas ouvert, peut-être, par derrière.

CRISTAL: une nouvelle d’Alban Nikolai Herbst

Je publie ce jour une nouvelle brève de son dernier recueil : “Selzers Singen” (Selzer chante), Berlin 2010, aux éditions Kulturmaschinen. On aura ainsi une confirmation de tout ce que j’ai traduit et publié à propos de cet auteur d’exception dans la catégorie traduction. Toute réaction à ce récit étonnant est la bienvenue.

Karina prit ma main :

« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous ».
C’était étrange, je venais de faire sa connaissance à l’instant. Enfin, c’est beaucoup dire. Elle était assise au bar avec une amie quand je fis mon entrée – assez soulagé de constater que le Lützowbar était ouvert en ce réveillon de Noël. J’étais plutôt d’humeur morose, on a tendance à fuir ce genre de festivités lorsqu’on est séparés mais que l’amour dure encore. Les rues avaient été soigneusement balayées, il tombait une pluie fine qui n’aurait pas été désagréable si elle n’avait apporté avec elle ce froid humide. Quoi qu’il en soit, tout contribuait à ce que je me soûle. Le soir de Noël, quand on ne veut pas verser dans la sensiblerie ni jouer les rabat-joie, la tache est rude.
Voilà pourquoi j’avais atterri au Lützowbar. Je pouvais être à peu près sûr de n’avoir sous les yeux aucun arbre de Noël ni encore moins d’être confronté à une fête quelconque. Ce serait glacial, on garderait ses distances, mais du fond du bar tout en longueur, sorte de couloir, Mao-Tsé-Toung allait me fixer comme toujours. Il y aurait peut-être, installés ici ou là, quelques hommes d’affaires pitoyables en compagnie de filles que mon ami Gregor et moi avions coutume d’appeler des « sacs à main », Erica la Hongroise par exemple avec laquelle un jour j’avais eu des velléités de rapprochement jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle ne savait même pas qui était Staline. Elle n’avait jamais entendu parler de Karl Marx et l’affiche du fond l’avait amenée à me demander qui ça pouvait bien être. J’en avais tiré la conclusion qu’avec elle je n’arriverais à rien et que ce serait pire encore si je devais payer.
Je fis donc mon entrée et c’était à peu près comme je l’avais espéré. Sauf que je ne connaissais pas le personnel ; peut-être avait-on embauché des intérimaires pour la soirée. C’était inhabituel, car les tenanciers étaient très regardants sur le style de la maison, ils exigeaient de leurs employés une bienséance de bon aloi. De fait, les deux serveurs faisaient une curieuse impression. L’un était un nain – je sais que l’expression n’est pas convenable ; l’autre semblait s’être déguisé, il était d’une pâleur extrême, très maigre, comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Il s’était fait implanter des dents de vampires, ce que j’avais déjà vu dans des fandoms, et ne m’effrayait donc pas outre mesure. D’autant, il faut le reconnaître, qu’elles lui allaient bien. Dans la partie reculée du bar, à moitié penchés sous la photo de Mao, étaient installés trois clients, sans doute des représentants, au bar il n’y avait que deux filles : de belles femmes, presque transparentes. Au cou de l’une d’elles on remarquait d’emblée la chaînette, à laquelle était suspendu entre ses seins un cristal étincelant. Ce soir-là, quelque chose clochait dans l’éclairage. Tous dirigèrent leurs regards vers moi, m’observant tandis que j’accrochais mon pardessus au porte-manteau et lorsque je longeai les quinze mètres du bar pour vérifier si peut-être vers le fond il n’y avait pas là quand même quelqu’un que je connaissais. Mais non, personne d’autre que les trois hommes. Ils me saluèrent, comme si on s’était vus souvent. Il n’en était rien, mais je répondis à leur salut avec le plus grand naturel. Puis je pris place sur un tabouret vers le milieu du bar, sortis de ma veste un carnet, un stylo, mon portable et, bien enveloppé, le cigare de Noël que je m’étais réservé pour l’occasion. Je commandai alors au vampire un Talisker et tout en fumant je me pris à rêvasser. J’écrivis quelques notes diverses. Mais au fond je ne pouvais échapper à mon chagrin. Parfois je jetais des regards furtifs aux jeunes femmes mais je ne serais à aucun prix entré en conversation avec elles si le nain, arborant un sourire des plus joyeux, ne m’avait apporté une boisson entièrement nouvelle.
« C’est de la part des deux femmes », dit-il.
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Goûtez ».
Maintenant je ne pouvais plus me dérober et je les remerciai de loin. Les femmes sourirent, puis la plus brune des deux descendit de son tabouret et s’avança lentement vers moi. On avait l’impression que ses escarpins ne touchaient pas le sol.
« Allez, goûtez donc », dit-elle.
J’obtempérai. La boisson avait un goût – je ne vois pas comment le dire autrement – de velours aromatisé de bois. Elle s’assit à côté de moi.
« Mon nom est Karina, dit-elle, et je suis ici pour vous ».
« Pour moi ? Je ne comprends pas. »
« Buvez. Et reprenez vos affaires »
« Comment ça ? »
« Vous n’allez pas les laisser ici, j’imagine. »
Elle avait un je ne sais quoi aux oreilles qui m’incita à reprendre une gorgée, ses lobes semblaient de fine porcelaine.
« Et si je m’en vais ? »  demandai-je.
Elle éclata de rire, la voix aussi était grave.
« Vous voyez là-bas, dit-elle en montrant les trois représentants qui se levaient. Vous pouvez être sûr qu’ils ne se feront pas prier. »
« Que voulez-vous de moi ? »
« Mais n’ayez donc pas peur, la peur c’est humiliant. Je peux goûter, moi aussi ? »
Je lui tendis la boisson, elle but et me rendit le verre.
« Allez, maintenant, à votre tour ».
Elle me regarda pendant un long moment. Je suis certain que dans son regard des heures s’écoulèrent. Personne d’autre n’entra, mais parmi les clients, l’un d’eux vivait la même chose que moi avec l’autre femme. Je me contentai de les observer du coin de l’œil. Pendant un moment, on eût dit que le client miroitait à travers son corps.
Ce fut alors que Karina prit ma main.
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous. »
« Oui, mais où donc ? », demandai-je.
Elle portait un corsage qu’elle pouvait ouvrir des deux côtés. Ce qu’elle fit, si bien qu’il glissa par terre. Dessous elle portait un bustier.
« Il va falloir vous accrocher à mes ailes, dit-elle. Quoi qu’il arrive, vous ne lâcherez que quand je vous le dirai. Sinon vous allez vous écraser quelque part et une chute pareille peut être mortelle. »
Ce fut alors qu’elle déploya ses ailes, presque transparentes, en un large mouvement de ses plumes blanches, je m’accrochai fermement à ses épaules. Deux des trois représentants étaient déjà près de la porte à deux battants et la tenaient ouverte. Un petit virage, Karina amusée se mit à rire, et nous partîmes en surfant dans la nuit. Ce fut alors que j’en fis ma femme. Et je ne l’entends pas de manière symbolique.
Quant à savoir comment le lendemain matin, jour de Noël, je me réveillai dans mon canapé, je n’en sais rien. Mais il en fut ainsi. Ni sur la tablette à mes côtés, ni ailleurs, je ne vis des verres sales ou des bouteilles vides. Il était absolument certain que je n’avais rien bu. Et sur la tablette reposait le cristal. Avec la chaînette ; oubliés.

Rencontre entre un auteur et son traducteur

C’est un athlète souriant qui est venu me rejoindre à la sortie du métro. Poignée de main chaleureuse : retrouvailles, nous nous étions vus à Berlin l’an dernier. Nous avons remonté la Rue Caulaincourt jusqu’au petit logement qu’il occupe pour quelques jours avec une amie des plus charmantes. Nous avons bu du frais Crémant et j’ai été généreusement invité au restaurant ; l’après-midi a été animée de conversations les plus diverses sur l’écriture et les auteurs des deux langues qui nous font cortège depuis toujours. Alban Nikolai Herbst passe dans son pays pour un auteur controversé : on le trouve soit illisible, soit plus rarement pour un de nos grands contemporains. De son œuvre (voir bibliographie) j’ai traduit un roman, plusieurs nouvelles et une trentaine de poèmes. Redouté, parfois interdit de publication (Meere), ses merveilles sont en tous points semblables à sa personne subtile, profonde et ouverte au monde contemporain dont le chaos nous hante. Il éclaire nos présences ici et maintenant dans des fictions impeccables où, si on le lit de près, notre existence prend un relief étonnant. Le traducteur que je suis attendait des éclaircissements sur bien des points délicats de son dernier recueil de nouvelles (Selzers Singen) et j’ai été constamment conforté dans mes intuitions avec un luxe de détails très utiles.

Je n’oublierai jamais cet après-midi où nous avons presque toujours souri dans une écoute réciproque, douce, familière et revigorante. Car Alban Nikolai Herbst ressemble à l’impression de force qui se dégage de sa prose : la voix est bien timbrée, puissante, la langue allemande parlée correspond exactement, dans sa profondeur fine et légère, à la musique qui lui vient naturellement lorsqu’il écrit. Il faut lire si on le peut par exemple la description follement imaginative qu’il fait de ces jours-ci sur son séjour à Paris. Alors qu’un observateur extérieur pourrait croire qu’il mène une vie tranquille, son esprit distille dans ses textes une cascade d’événements stupéfiants de fantaisie heureuse. Il mêle avec raffinement des éléments vrais avec des aventures débridées qui forcent l’admiration, ce qu’il nomme lui-même : « umerfinden » inventer en modifiant. Son blog est ainsi un lieu irremplaçable où l’on s’égare avec volupté dans les considérations les plus variées.

Le jour gris et pluvieux de ce juin frissonnant devient dans sa voix, sous sa plume, derrière son regard à l’affût des moindres accents, une sorte de fête magique où les mots dansent et rêvent loin puis retombent dans un silence pacifié. Être alors à ses côtés devient une forme de récompense : toutes ces heures passées à le traduire dans la quiétude laborieuse de mon impasse se font soudain réelles, bouquets d’inventions qui m’avaient enchanté et que je vois confirmées par ses gestes éloquents et ses approbations chargées d’évidences limpides. Ce que j’avais parfois traduit du bout du crayon, hésitant, texte nimbé d’une légère brume, est déchiré comme on le fait d’un rideau ; sous la force de ses propos la brume se lève et je songe que j’avais raison et son sourire m’approuve.

Il flotte entre un auteur et son traducteur une lumineuse correspondance : il sait que je suis sans doute son meilleur lecteur – et par boutade je lui confie que je l’ai entendu parfois bien mieux que lui-même, voulant souligner le fait que son écriture propre lui est trop naturelle pour lui être aussi proche qu’à moi-même. Je n’y crois pas tout à fait mais qu’importe, je sais qu’il sait ce que je veux dire.

Reste quelque part dans ce ciel gris de juin une musique commune, un pas, un rythme qui nous tient ensemble. Nos dissemblances de tempérament nous servent, elles nous obligent à forcer doucement la porte du sens, à remonter sans brusqueries nos propres musiques afin qu’elles se retrouvent, comme si la Seine et le Rhin se mêlaient de loin dans les eaux salées à la fois semblables et dissemblables, entre Manche et Mer du Nord.

« Toi c’est toi et moi c’est moi » devient une formule usée au regard de cet échange de langues rendu possible par cette improbable complicité qu’on appelle la traduction.

Le retour mélodieux du traducteur

C’est le plus beau des voyages. Je suis ici, niché dans ma langue avec ses collines bleu horizon et ses fleuves d’évidence, mais je suis aussi là-bas, au pays où rien ne me ressemble, forêt noire et landes de bruyères. L’autre est à portée de main, j’en ai les caractères au bout de mes phalanges, c’est un cousin lointain que j’entends parfaitement ; ma tâche est de l’arracher à son altérité pour l’attirer dans mon palais, enfin dans ce qui est ma vie, mon souffle, mon rythme, raisons et rêves mêlés.
 Que faire ? Je prends des risques, moins des libertés comme on se plaît à dire que des nécessités ; je bouge prudemment la syntaxe comme on écarte les branches à l’orée de la forêt, je déplie la lisière des mots et l’autre pénètre dans mon royaume – là où le mot et la chose s’épousent un peu, où le dire et le voir se font inconsciemment des mines.
 Même si le sens m’en est clair, il se peut que le texte allemand ne consente pas à se défaire de sa gangue ; j’ai souvent l’impression que plus la clarté de l’étrangère est aveuglante, plus l’arrachement vers la langue maternelle est ardu. Tout est blanc soudain ; le prisme qui doit décomposer l’autre se trouble d’une opacité de roc gelé qui aveugle mon esprit pourtant lesté du sens : je guette un retour qui ne vient pas.
 Il faut s’attarder sur ce moment où rien n’advient, où la loi du sens fait pression pour exiger sa restitution dans la langue d’enfance. Je me dis parfois que c’est davantage un lieu qu’un sens : je vole sur place au-dessus du Rhin, je suis totalement frontière, je me vois sur la carte, isolé, battant des ailes contre le vent d’ouest, bloqué par le mur de ma langue bien aimée. Je rêve de péninsule d’Europe, de clarté tempérée où l’Atlantique tiédirait la verdeur du Harz, ce cœur d’Allemagne bien connu, bien entendu, qui viendrait se réchauffer à deux pas du Gulf Stream, au seuil de ma maison.
 L’aller est tellement facile, le mouvement est naturel, on a toujours envie de partir ; je vais à l’aventure, plein d’espoir, sûr de l’étranger dont je connais la langue et qui pourtant me dépayse si bien que je vois déjà miroiter le bonheur de sortir de ma peau. La difficulté est au retour : tant de connivences m’attendent, je vais renouer avec l’allure ordinaire de mes heures toujours jouées, un amont de souvenirs va dévaler sur mes épaules, tant d’affections anciennes à porter. Un trop plein d’amour pour ma langue embarrasse mon retour. L’effacement de l’autre – pure fiction, car avec ou sans ma traduction, il demeure – n’implique pas automatiquement l’ouverture sur le monde des mots où j’ai grandi : celui-ci m’est en effet si familier que mille chemins s’offrent à moi. Tant de voies pour un sens, j’hésite. Superbe attente, délicat retour : j’ignorais que ma langue maternelle allait vers toutes ces directions à la fois et sans l’autre langue je serais resté enclos dans le refrain des tournures moulinées étourdiment chaque jour.
 Mais j’anticipe comme si j’avais trouvé le chemin de la maison alors que je trébuche sur les marches qui nous séparent. Il faut prendre cet entre-deux à bras le corps, lorsque l’autre disparaît et que l’un n’a pas encore paru : je plonge en vérité, je me noie dans la perte du langage, flot d’oubli taciturne. Moment désolé en apparence, très proche de l’ouvert auquel l’écrivain est constamment confronté. Mais le poète aime l’aventure, il chérit ce risque, il éprouve sa force ; le traducteur face au vide, paralysé de stupeur, se reproche sa maladresse. Je me console en songeant qu’ainsi, hors de moi, hors des mots, je côtoie au plus près l’auteur que je traduis : je me penche par-dessus son épaule, je le vois incliner la tête pour que je suive l’avance de sa peine et je découvre alors sa main qui repousse la nuit du mot à venir.
 Je comprends tout à coup ce qui me manquait : j’avais oublié que le poète lui aussi est traducteur ; il traduit une réalité intérieure et c’est ce mouvement qu’au cœur du langage j’ai pour tâche de retrouver. Il a fallu le silence, il a fallu mon indécision pour que, dans la nuit de l’avancée vers la langue française, je croise mon écrivain allemand, dans l’autre sens. Nous nous saluons, nous nous reconnaissons : son effort est à la mesure du mien. Certes, le sien est d’un ordre différent, sa traduction va vers le tout autre, alors que la mienne surgit de sa main de maître. Mais il me donne au passage un conseil de la plus haute importance : je dois m’accorder à lui comme on le dit du violon et du piano. Parmi les mille voies possibles, le chemin que je choisirai dans ma langue est annoncé par son chant. Sa musique va me guider.
 Je dois saisir sa mélodie. Je lis une page de l’œuvre, je la relis jusqu’à la connaître par cœur ; je sens que mon corps assouplit ma bonne vieille langue familière, je m’accorde, je m’adapte, je dis oui à tout, je suis tout ouïe. Je m’efface, j’efface le texte étranger et guidé par la musique, une voix murmure enfin un chant d’eau claire qui sourd au beau milieu du silence. Je sors de l’autre, du livre, délivrant enfin le sens jusqu’alors prisonnier de ma langueur.
 Car une certitude dort au fond de la langue maternelle ; il suffit de dire, d’oser dire et le filet se fait tapis de mots ; la phrase fidèle et imprévue attendait patiemment que la pression du sens se dénoue en mélodie. C’était un jeu, le voyage retour était affaire de confiance, jolie petite peur suscitée mais nécessaire pour retrouver le chant de l’autre.
 On voit bien que le même jeu d’abandon court sous les doigts du musicien : le texte est écrit, croches, noires, blanches, tempo, et pourtant, sur le silence à venir, le soliste va inscrire sa langue au plein du jeu. La chance est au futur, sa règle est plus féroce que celle du traducteur puisqu’il est cloué au rythme, mais il va faire déborder le temps de toute la technique de son corps éprouvé. Il se doute de l’avenir mais il compte sur le ton général dicté par ce moment de son corps pour se surprendre. Il va vers le nouveau puisque tout fuit, mais comme le traducteur il obéit à une règle étrange, déroutante : plus je m’efface, plus je suis moi-même. Car être soi-même dans le temps, c’est vivre l’aube perpétuelle, devenir neuf à chaque instant, entrer dans un prolongement renouvelé de soi.
 En jouant, en traduisant, je me découvre ; je rencontre l’autre, je le devine, ma langue s’affine, le retour m’obligeant à ouvrir dans ma langue des voies que je n’aurais jamais frayées.
 Il n’est pas question pour Ulysse de rentrer sans avoir traduit tout l’espace lumineux de la Méditerranée ; c’est ainsi qu’en devenant « personne » il s’absente de soi pour découvrir les figures stupéfiantes de l’autre. Ce retors s’amuse à se perdre, on admire les mille ruses, mais Homère seul, on le sait bien, est le vrai traducteur de ce traducteur au long retour mélodieux.

Un poème d’Alban Nikolai Herbst (4)

Erwachsenes Herbst-Sonett.

Vorüber sind die Tage der Verzweiflung
und weichen einem milden Leid,
dem weichen. Es wird für Ruhe Zeit.
Sie hat den Glanz von Wein, von Reifung,

die für den Herbst die Blätter lässt,
vom trunkenen Grün, dem treibenden Fieber.
Sie führt und w i l l’s – hinüber.
Schon wird’s luzide. Das Geäst

schimmert hindurch und ist sehr filigran.
Bereit, nun bald den Schnee zu tragen,
unter dem in vollen Tagen

das Blattdach bräche, schau ich’s an :
den Winter und dass es sich gibt :
ein nächstes Frühjahr. Das euch liebt

Adulte sonnet d’automne

Ils ont fui les jours désespérés
laissant place à une bien douce peine,
si douce. Ce temps où l’on reprend haleine.
Il a l’éclat du vin, de la maturité,

ce temps d’automne où les feuilles s’épanchent
d’un vert ivre de soi vers la fièvre en dérive.
Il conduit et l’e x i g e – passer sur l’autre rive.
Nous voici déjà plus lucides. Les branches

apparaissent luisantes, très filigranes.
Prêtes à supporter maintenant la neige,
alors qu’aux beaux jours son poids

ferait crouler le toit de feuilles, je regarde surgir
l’hiver qui, c’est certain, passera de lui-même :
un printemps prochain. Qui vous aime.

Un poème de Alban Nikolai Herbst (3)

Es ging der Sommer heimwärts.

Es ging der Sommer heimwärts
schlich auf ein städtisch Sterbelager
und legte sich da hin

um morgens seine Kühle
anästhesierend auszuhauchen
Nun fiel ihm jedes Blatt von hoch herab

lag armvoll an den Bordsteinrändern
in warme Haufen aufgerecht
Vom Fruchtsein frei die Haselnüsse

bereit zu platzen
unter den Rädern der Kehrfahrzeuge
orangefarbener Fahrer

warteten über den Fußweg gestreut
daß man sie kämmt

L’été s’est retiré chez lui.

L’été s’est retiré chez lui,
il s’est hissé sur son châlit citadin d’agonie
et s’y est allongé

afin le matin d’expirer sa froidure
souffle anesthésiant
Voici que les feuilles lui tombent des cimes

gisant misérables sur les bords des trottoirs
elles sont ratissées en tièdes entassements
Les noisettes vidées de leurs fruits

prêtes à exploser
sous les roues des balayeuses
de chauffeurs tout d’orange vêtus

attendaient dispersées sur le trottoir
qu’on les enlève

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 2 )

Sanft vergeht der Nachmittag.

das Wasser ist grün wie ein Ruf,
und so schnell wie er fließt es hin

doch verschwindet nicht, scheint es
sondern schillert in Zeit

hinterm Stein
in dem Licht
über dem Grund

wisperts von dem, was ich bin

 

(der engel ordnungen: dielmann Verlag, Frankfurt a.M., 2008)                                     

Doux glissements d’après-midi

l’eau est verte comme un appel,
et comme lui vite elle fuit

ne disparaît pas pourtant, semble-t-il
mais miroite dans le temps

derrière la pierre
en pleine lumière
au-dessus de l’abîme

ça chuchote sur ce que je suis.

 

(hiérarchies des anges: dielmann éditeur, Francfort, 2008) trad. R. Prunier

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 1 )

Bin gestanden, Frau

morgens am Grab deines Trakls
ach wie es mich dann am Abend
beschämt

(sehr viel Schnne war aufgewölbt
blendend
starr die jähe Nordwand)

ihm kein
Steinchchen dagelassen zu haben
von dir auf seinen Namen gelegt

(Diese Geste allein läβt ihn die Toten empfangen
den Kuβ :
zitternd ihre Lippen der kleinen Last dargeboten)

– vergessen, unfaβbar, hatte ich dich
als hätte e r, hätte T r a k l, nicht d e i n e r
gedacht

solch ein Vorbei ist der Schnee gewesen

[Dem nahsten Orient. 4.]

Je fis halte, ma dame

ce matin à la tombe de ton Trakl
ah comme vers le soir je me sens
désolé

(tant de neige était amoncelée
aveuglante
l’abrupte paroi nord dévalait)

de ne lui
avoir pas laissé là quelque pierre
déposée de ta part sur son nom

(Car ce geste est offrande à nos morts
un baiser:
léger lest offert à leurs lèvres tremblantes)

– je t’avais, impensable, oubliée
comme si l u i, comme si T r a k l, avait sur t o i
fait silence

négligence à l’image de la neige

[Très proche Orient.4.]