Elle est si épaisse, si lourde et dans le même temps si élégante qu’on ne l’oublie jamais. Une fois franchie, sa présence flotte dans la mémoire. On sent qu’elle est là pour ça, pour marquer les esprits. Tel était son rôle. L’arrivant était bluffé et pour celui qui la quittait, s’ouvrait une bouffée de nostalgie. C’est un frisson posé là, énorme, avec ses deux tours qui n’en font finalement qu’une seule, et son ouverture en V assomme le passant d’un gothique répété qui est repris à l’arrière dans la déchirure d’une manière d’église camouflée. Elle est puissante de partout. Les pierres ne s’ajoutent pas monotones, elles tournent, elles s’enroulent en des ascensions phénoménales qui semblent des pattes d’éléphant au bord du fleuve horizon, au bord du vide. Le plus troublant est que les tours se meuvent lentement, doucement; l’un d’elle, Eve, sa parente, est même penchée en-deçà de la route. C’est une fameuse gorgée d’illusion car elle ne bouge pas; à ses pieds l’amateur de pierres, l’amoureux des temps anciens, s’attarde longuement alors que le touriste se fatigue par avance: il se dit en arrivant qu’il reviendra, mais ne le fait jamais. Une porte, allons donc, songe-t-il, où est le sacré? Or, il est là, il est dans la limite, il est dans le passage, dans la masse ahurissante. Il y a un dehors, il y a un dedans. Bien sûr dedans c’était la cité, mais justement c’était ma cité, c’était mon pays, mes amis, mes parents, ici rassemblés derrière la porte. Quoi de plus intime que tous ces gens qui firent ce que je fus? C’est un peu moi, c’est un peu mon privé; ce dont je prive le monde est mon obscure intériorité, mes rires, mes soirées, mon corps que je donne. Tout, enfin. La porte a cette puissance parce que les gens du temps savaient la valeur de ce ‘tout’. De nos jours on a vendu le privé à l’encan; c’est si beau la liberté. On a sans doute un peu raison. Mais la porte gardait presque rien qui est mon tout. Je la regarde et je me vois. Les deux pieds, l’ouverture comme une bouche, les meurtrières comme des yeux qui voient le monde sous tous les angles, oui, la porte est un visage. Passant dessous, j’éprouve un frisson dont je ne sais s’il est de joie ou de peur. Par habitude, presque distraitement je me retourne et là, stupeur, je vois que la porte, dont j’attendais tant, est déchirée, comme coupée longitudinalement, et ce qui m’attend derrière, dans les coulisses, dans ce théâtre ouvert à tous les vents ce sont mille ogives, cent fausses nefs minuscules, ça monte sur un étage, c’est envahi d’herbes folles mais ça chante, même en novembre, même en hiver. C’est une immense toile d’araignée d’ogives croisées qui, à travers les meurtrières, donnent du bleu en un liseré vertical qui fait retour sur les espérances que je laisse dans mon dos. Derrière la brusque massivité de l’avant, il est un arrière monde où les ogives se croisent comme des voix d’enfants. Ce chœur, hanté d’herbes folles, chante une cantate d’accueil. Si j’entre, si je franchis la porte et que je fais demi-tour, je découvre la magie de l’architecture qui hante la ville de part en part, ingéniosité humaine complexe et simple: l’ogive, c’est l’un qui rencontre l’autre dès la clef de voûte de la porte et qui signe le style omniprésent, de l’église jusqu’à la cathédrale. Je découvre également à travers la porte ouverte l’immense présence du monde ,là bas, très loin, là où le soleil couchant s’obstine à brûler rouge, là où notre astre chaud prend toutes les couleurs du monde. Vers le soir, il est à travers la porte une masse luminescente qui se glisse, ultime, à travers les rues de la cité; le jour perdure, la joie de vivre aussi, rayon solide et grave. Je peux passer.
Mois : novembre 2020
Cloître (11 la montagne couronnée)
Il en est de plus beaux mais peu sont aussi doux que le cloître Saint Martin. Il est parfois clos par une grille ce qui m’étonne grandement; ce petit paradis est incompatible avec l’enfermement; il est vrai qu’un cloître ouvert est une contradiction dans les termes, mais c’est ainsi qu’il convient d’y rester. On dirait que la vie seule y est glorifiée. Le vent y circule, le ciel donne tout et les graines et les arbustes s’y installent à loisir. Sans nous. Sans les êtres humains. Ce cloître est un lieu de méditation parce que nous n’y sommes pas, avec nos rires, nos bottines, nos foulards et nos amours; quand on entre on sent l’agitation et la peine qui refluent, le corps même s’allège, que l’on emprunte le gravier de l’allée ou que que l’on marche sur les dalles qui sonnent le rappel du vide. J’y pénètre et je sens que ma présence extérieure s’efface, ce qui fait que j’y viens aussi souvent que possible. La présence à soi n’y est troublée par aucun autre humain; parfois un égaré glisse là bas, discret et affairé. Qui es-tu, toi que voilà? Le carré magique qu’il forme avec l’église attenante a le charme des voix flatteuses qui nous dirent un jour que l’on était beau. Le vent qui décoiffe est soudain la main de l’aimée qui passa sur nos cheveux. Ce cloître n’a aucun des charmes de Moissac (cloître de ville) ou de je ne sais quelle abbaye qui cultive son splendide isolement. Taillé en pleine cité, défiguré par les moines du siècle classique, ce cloître dit la beauté de la pensée pure. La voûte qui devait au XIIème siècle être ogivale, étroite, et chargée de chapiteaux bien lourds, joyeusement animés de fables animales ou végétales, a été remplacée par l’impérieux mélange de brique et de pierres du XVIIIème siècle, abstraction finalement bien venue dans sa répétition uniforme, de même que les chapiteaux qui enroulent pauvrement leurs pierres géométriques. Il n’est rien qui vienne troubler le regard. La devise de Platon: nul n’entre ici s’il n’est géomètre, revient obstinément, lorsque l’esprit s’attarde aux faîtes, aux pentes, aux découpes du ciel et aux arches parfaites qui ouvrent le déambulatoire sur l’extérieur. Il faut beaucoup de patience pour l’apprivoiser vraiment. Son dépouillement oblige à apporter sa nourriture spirituelle. On ferme les yeux dans ce lieu sans distraction et c’est ainsi qu’on rêve. L’absence de bruit, de pas, de chiens, en fait un lieu qu’on chérit comme un amour d’autrefois égaré aux confins de la mémoire. Si la Chapelle des Templiers est un tombeau, le cloître est un paradis arrosé de lumière et ceint de pierres savantes. Il me semble toujours que ce serait le lieu idéal pour la musique, cette franche irruption du temps joyeux, ce serait une manière d’ auditorium en plein air où les murs moussus à souhait inventeraient un écho inoubliable. Sa sévérité rimerait avec la tension horizontale des cordes et s’adapterait à hauteur d’homme aux tympans des vivants. Une acrobatique clarinette, un trombone très huilé, apporteraient la fantaisie qui manque à cet écrin où la verdure repousse sans cesse. Car nulle part la verdure n’est mieux célébrée qu’entre les tuiles, au brisures des contreforts de l’église, sous les pas des affairés, qui, livres sous le bras, font crisser les graviers décidément trop bruyants. Aux habitués le cloître est un passage entre l’extérieur bourdonnant de la cité et le calme de la bibliothèque à laquelle on accède par un escalier vertigineux imité des coquillages. Tour de force du colimaçon sans appui, l’escalier a la vertu des chambres d’écho où le pas se fait présence folle, inattendue, après le solide silence du cloître. Je songe souvent dans ma rêverie cloîtrée que la proximité de l’hôpital a aussi son importance. Les livres à deux pas, les mortels gisant à vingt pas, le cloître est ainsi cet entre-deux qui joue du temps fragile de nos vies et du temps long des livres. Lorsque je lève les yeux, que l’apaisement me saisit presque par surprise après la lecture de textes bouleversants, il se fait une aurore que je reconnais aussitôt : ce sont les jardins zen que j’ai eu le loisir de contempler sur place. St Martin au Japon : même calme, même envie de se dépouiller de l’accessoire, même faveur de vivre, même ferveur du pas le plus léger.
Novembre
quand le pas broie du noir
quand la mer dès l’aube – paupières cireuses –
charrie des masses d’encre voilées
à peine inspirée
l’iode de novembre
se fait fièvre aux poumons
les cimes dépouillées
charmes ormes chênes xylophones affairés
s’entrechoquent dans la brume fatigue
l’affaire de vivre
en plein doute
fait de novembre un où es-tu entêté
c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés
le corps dépose les armes
au bout des alarmes maximales
la onzième saison sonne derrière la mort
et c’est alors
au bout de l’an ou presque
que remonte facile la mélodie des doigts
dans le filet des jours
la pluie joue du piano
le vent souffle ses symphonies improvisées
l’époque affolée bascule
dans la saison des œuvres chaudes
le noir rédige enfin
sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté
le chant joyeux des enfants de la vie
La montagne couronnée (10 Chapelle)
Cette église miniature est un morceau de Jérusalem tombé du ciel. Les Templiers ont versé quelques sous de leur immense fortune pour l’édifier en souvenir du tombeau du Christ, octogone parfait; une lumière perce parfois en oblique à travers cette tombe; on ne sait plus où l’on est; c’est si doux, la mort vaincue, j’ai l’impression qu’il n’y fait jamais froid, ma propre chaleur fait sans doute une manière de feu intérieur. J’observe l’agneau qui sert de clef de voûte supportant le modeste troupeau des pierres assemblées avec soin. Je finis par songer que c’est un bijou. Le rempart s’arrondit à cent pas, peut-être est-ce le joyau de la couronne? Son étrange toit qu’on dirait de pierre, lauzes importées des pays du soleil, lui fait, tant c’est beau, un chapeau d’un gris inoubliable de solide mélancolie. La tragédie des Templiers résonne entre les murs où durent se tenir des réunions secrètes, condamnations, meurtres, toutes ces choses qui disent la vie éphémère et la passion du temps, fragilité des corps qui pensent l’éternité des pierres. Je m’y réfugie souvent; ce lieu est mien quand je le veux, quand, au bord de l’expression, mes lèvres consentiraient presque à émettre un texte littéraire attardé dans les limbes de ma cervelle; je crois retrouver l‘attitude méditative des chevaliers qui devaient penser la politique, alors que j’en suis à ciseler la mélodie pressante de mes phrases. Ce qu’ils taillent de l’épée, je le pointe de mon crayon. Un carnet coincé sur les genoux, voilà tout mon bagage; eux avaient le monde à portée de main, orient et occident assemblés sous la poigne du maître, et le crime en guise de fable utile. Le grondement lointain des voitures me rappelle l’enchantement des voyages vers l’orient, vite je suis là-bas, à l’écart, le jardin traversé me rappelle celui des amours enfantines, où l’on criait contre les murs pour mesurer sa voix. Des morceaux de statues disent de leurs voix éraillées les rêves qu’ils eurent… et les nôtres, qui ne sont guère différents: aimer, aimer et encore aimer. Je pense tout soudain à ce qui se dresse à l’intérieur de la chapelle, dont personne ne parle et qui pourtant marque un tournant dans notre civilisation; ce sont deux prophètes, armés de leurs phylactères illisibles qui sont à la fois colonnes et statues (ce sont les seules qui nous restent des statues de la cathédrale d’origine). Je ne comprends pas pourquoi on ne porte aucune attention à ces austères. Ils sont notre espérance, tous ceux qui les ont vus disent mon dieu en secret, étouffent des larmes de joie, de voir sortir l’humain de la pierre avec cette audace élégante; les artistes eux mêmes peuvent y prendre de la graine. Que l’on considère la position de leurs pieds et l’on comprendra l’avance, le premier pas de notre modernité. On se défait de la masse des pierres pour oser la sortie et à partir du bloc, nous voici pensants, libres, ouverts et droits. Cette chapelle est un joyau qui dans son chaton recèle davantage encore: la joie de vivre, la joie pure, la joie d’être vivant. Nos prophètes dessinent nos destins; et ils se tiennent là discrets, presque souriants. A l’affût de notre courage à venir, ils nous attendent.
Jours noirs
Il est difficile à l’approche des jours noirs, de garder sous ses cils la petite joie qui chantonnait tranquille en avril, en juillet, sans qu’on y pense. On la portait aux jours de fête, elle était à tous, il suffisait de lever le regard. Les pupilles étaient autant d’étoiles au manteau du jour et les nuits sûres, nocturnes élégants, se berçaient toutes seules.
Et puis voilà l’avalanche du noir poisseux, les yeux en berne. La machine à songer se grippe à chaque pas. Que faire? Il va falloir arracher les jours un à un comme à l’éphémère,et, dans le silence du chemin qui se cherche, chanter, histoire de traverser ce lourd désert de flaques et d’ombres.
La montagne couronnée (9 chemins)
Lorsque le besoin se fait sentir d’une promenade digestive, c’est l’embarras. Deux chemins s’offrent aux pas. On peut préférer la promenade au niveau des pentes, là où le calme s’élargit à vive allure jusqu’à l’horizon. C’est l’avance du rêveur qui s’attarde sur son plaisir; il domine le paysage et songe en sa logique: ce pays m’appartient puisque je le vois tout entier. Parfois la vue est obstruée par un arbre, c’est vrai, mais cela ne dure jamais. Il avance, rêve, extérieur à la cité et assume tous les risques. Dans le dimanche irrésolu, il est au pied du mur, suit l’ombre des remparts, lorgnant en contrebas l’arrivée hypothétique d’un envahisseur. Il y en eut tant. Je ne peux m’en empêcher, je confonds leur souffle avec le vent du nord; les vikings – ou peu importe leur nom – n’ont jamais cessé d’affluer; le noroît les portait par la mer et les fleuves. Il me semble encore entendre les cris de ceux qui surpris par l’ennemi, dos à la pierre, furent cloués d’une lance ou d’une flèche; le malheureux, il lui suffisait pourtant de franchir la porte de la cité à quelques mètres pour conserver son seul bien, sa vie. Le chemin du bas était l’embûche assurée. Le lieu des plus affreux cauchemars. L’injonction: “Ne reste pas dehors”, semble s’être transmise depuis ces lieux risqués. Décidément, Il faut toujours emprunter l’autre chemin, celui où les remparts remplissent leur office rigoureux, quand la pierre appuie sur le nombril et que l’on a l’impression d’un chant de victoire avant que la bataille commence. C’est qu’on est dedans, on avance en prince, le sourire en prime. Rien ne peut arriver, le pas est ferme, jusqu’à rêver que l’on marche sur les cimes des subtils acacias qui nous font cortège dans le fond du vallon et semblent les contrebasses de la symphonie des pierres qui dansent. L’orchestre des rues étroites qui se croisent sans cesse est malicieusement perturbant, c’est vrai, et tout à coup on cogne au rempart alors qu’on se croyait perdu et la cathédrale et l’église de l’ouest, si juste avec son Martin qui donne plein vent son fameux manteau, elle, si audacieusement petite sœur de la grande, servent d’appuis soudains au regard reconnaissant de l’égaré. La promenade qui risquait la déroute est redirigée constamment par la ceinture habitée qui dégringole partout sous les pas. La splendeur des couchants vue depuis ce chemin est le long linceul dont parle le poète; la rambarde gémit presque sous la paume, comme pour rappeler qu’il n’y a pas que les orangés lointains, mais également la grise pierre calcaire posée par l’homme et sur laquelle j’appuie mes avant-bras : elle seule permet la longue contemplation de ce pays proche qui miroite longtemps.
Un livre: LE CHEMIN 14 18
(paru en septembre 2019)
LE CHEMIN 14-18
Recueil de poèmes bilingues (français et allemand)
Poèmes : Raymond Prunier
Traduction en allemand : Helmut Schulze
Illustrations : Élisabeth Detton
EDITEUR : Garcia Jean François (Éditions LUMPEN)
179 r Abbé Georges Henin, 02860 COLLIGIS CRANDELAIN
Tél : 03 60 49 99 65
C’est un hommage murmuré. Dix-huit rêveries devenues à mes yeux nécessaires pour dépasser l’effet centenaire. L’écrivain que je suis, aime à se perdre au chemin, chaque saison, chaque année depuis quarante ans. Mais je n’osais pas m’approcher d’eux par l’écriture… ces petits, ces tendres jeunes qui durent s’endurcir pour défendre nos terres contre l’ennemi, comment les évoquer ? Allais-je avoir la manière, le ton, la musique surtout ? En 2017, comme le temps approchait où mes vieux amis tant fréquentés aux monuments aux morts et parfois dans la vie réelle – je me souviens des survivants – allaient partir sur le chemin de la destinée définitive, je me suis mis à écrire, sans ponctuation ni majuscules, des vers qui bientôt s’accumulèrent au fil de situations rêvées.
J’avais beaucoup lu sur l’attaque Nivelle, je frémissais chaque 16 avril au souvenir des exploits impossibles. Je songeais au fil des rêveries non plus seulement aux petits, aux presque imberbes encore, fracassés sur l’ordre d’un général obtus, non, il me vint que les pères et les mères devaient avoir également leur place dans ce tohu-bohu, dans cette affreuse mêlée : comment traversèrent-ils l’épreuve majeure de la vie – qui n’est pas sa propre mort, mais la mort de ses enfants ? Les anciens le disaient déjà avec cette crudité : la guerre c’est quand les pères enterrent les fils. Puis d’autres situations se présentèrent à ma mémoire rêvée : le silence qui règne au Chemin des Dames a beaucoup aidé à faire lever mille fantômes, des fiancées, des vols d’oiseaux, des chants.
Bientôt j’ai laissé venir à moi d’autres songes, des images d’églises mordues par le feu, l’affreux bombardement de la cathédrale de Reims, l’abomination de Vauclair et de ses ruines automnales si douloureuses. Tout cela est venu presque sans que je le veuille : j’avais tellement marché sur ces terres, j’avais arpenté les chemins adjacents, j’avais même parfois couru autour des ruines pour exercer mon corps et aérer mon esprit. Il suffisait que je ferme les yeux pour voir revenir toutes ces scènes, toutes ces images, toutes ces absences. Je me surprenais parfois à penser : tu vois, ce que tu vis là à quarante ans, à cinquante ans, eux, les petits, ne l’ont pas connu, c’est là qu’est la vraie tragédie et c’est cela qu’il faut chanter.
L’essentiel n’est en effet pas de dire : « les pauvres petits », non, l’essentiel est de chanter leur destinée, si l’on veut que l’on se souvienne, si l’on veut que ces jeunes gens demeurent solidement dans le tréfonds de notre mémoire. Chanter devient alors articuler des syllabes de manière à ce que la mémoire du lecteur soit fixée fermement sur les destins détruits. C’est aussi exhaler une plainte. Il est normal de se plaindre lorsqu’on traverse des épreuves de ce calibre. On peut même risquer cette idée simple : se plaindre est la seule manière de survivre, de dépasser un peu l’horreur de ces vies perdues.
Je pense aussi à nos voisins, à ceux que j’appelle nos cousins, les (cousins) germains qui apparaissent dès le début du recueil. Helmut Schulze, poète allemand, est venu me rejoindre – traduire mes poèmes était une manière de me tendre la main : ainsi nous faisons-nous face, sur deux pages, côte à côte, la cassure du livre figurant l’opposition d’antan et ce qui nous relie aujourd’hui, délivrant à foison, s’il en fallait, les preuves de l’absurdité de ce honteux conflit. Ses mots ont autant droit de cité que les miens au bord de ce chemin où désormais il fait bon prendre le soleil et respirer les brumes. La fraternité est notre seule chance. Admettre l’autre, le différent, celui qui ne parle pas comme moi… l’accueillir, voilà le but. Tous nos malheurs sont venus de n’avoir pas su préserver l’accueil de l’autre, ce qui eût été un enrichissement exceptionnel, au lieu de vivre ce conflit abominable.
Revenir au Chemin c’est convenir également que ce lieu est splendide. Hanté, il méritait d’être chanté, ce que s’emploie à faire Elisabeth Detton, avec une modestie admirable. La peinture à l’eau, la simple gouache convient tellement bien à nos jeunes gens englués dans la boue et rêvant d’un idéal de paix. Le brun et le bleu se font face comme chemin et ciel, comme guerre et paix. Les illustrations sont des aide mémoires qui nouent la gorge. Ce sont des statues qui se fixent plein vent pour surplomber l’événement et qui ouvrent sur la compassion. On tourne les pages du livre et entre l’allemand, le français et les illustrations se produit un jeu grave total, musique comprise, les langues différentes et les illustrations délivrant tout un monde mélodique attentif à notre destin.
On l’aura compris, le Chemin est à lire plus largement encore : il s’agit du nôtre au présent. Ce recueil aide à traverser nos nuits et nos jours, c’est un viatique apaisé qui reprend nos passions et nos rêves donnant à notre présence ici et maintenant une plus grande fermeté.
Raymond Prunier
la montagne couronnée (8 remparts)
8 Remparts
Ce sont ces mains qui enserrent la cité; c’est un serpent qui tient sa proie du côté cathédrale et serre au plus étroit du côté du centre puis va s’évasant vers l’ouest où tout rosit dans les soirées d’automne. Je les arpente tranquille; même au fond du lit je n’éprouve jamais pareil sentiment de sécurité. Louis XI avait posté des sentinelles autour de son château pour tenir la mort à distance, or, passant à Liesse, sa vierge préférée, il aurait pu voir que Laon était un château fort de cet acabit. “C’est un rempart que notre Dieu” (psaume 46) chante le texte cardinal de Luther; à Laon il eût été persuadé de la chose. Rien ne peut arriver, au sens où l’ennemi certes peut bien lui aussi arriver, les citoyens de la ville, eux, sourient, ils sentent que le rempart est solide. Les gens du temps ne savaient rien des avions, des drones, et la terre qui colle aux pieds affirmait la ville imprenable. Puis il y eut la poudre à canon. Cette horreur. C’est dommage, car les habitants pouvaient dormir tranquilles, presque sans gardiens du sommeil; les remparts donnaient à rêver; il semble que les hommes se soient regroupés en cités à cause précisément de ce besoin de sommeil et de rêve; le poète est inséparable de la sentinelle; il faut bien dormir et c’est la raison d’être des administrations, car il faut organiser la surveillance, les roulements etc. Les remparts nous racontent cette histoire des cités. Battant la semelle aux remparts on entend les échos de ce récit effroyable des hommes hantés par les envahisseurs et qui ici trouvèrent leur chambre d’apaisement. Les remparts sont la peur inversée, la terreur de l’autre enfin contrariée. Mais pour des ennemis, les autres, quoi de plus passionnant qu’une cité perchée, imprenable, c’est-à-dire, qui, d’une certaine manière doit être prise. Elle nargue, cette belle femme. Elle est riche de ses habitants qui ont fait fortune et donc construit églises et châteaux là-haut. C’est à prendre. La laisser serait du gâchis. Hélène de Troie en Picardie. Derrière les remparts, la belle Hélène guette; elle attend les Grecs, ces barbares. Ce n’est pas l’histoire d’Ulysse je sais bien, c’est même l’inverse, mais la cité ici est franche du collier; elle déteste les ruses. Ici, en lieu et place des chevaux on a usé des bœufs, animaux placides et forts, comme les habitants. Les remparts roulent ainsi mille contes et s’il fallait marcher vraiment un jour à travers l’histoire des hommes, je conseillerais le tour des remparts de la cité.