murmures

lorsque l’année a commencé
avec ses lisses lenteurs de glace
j’avoue que songeant à la neige
bouleversante je perdis mes appuis
et comme la terre rigidifiée
le temps me parut aboli et sans suite

la visiteuse couvrant les nappes
de sa longue cape bleu gris
désigna de ses cils l’univers
Vénus et les Pléiades reflétés
sur mon jardinet miroir de poche
et soupirant gaiement désigna l’orient

l’avenir était à l’aube sourde
où je marche guilleret adulte
désormais raccroché au tempo vif
allegro du concert général désarmant
où les fureurs cuivrées des soirs
se préparent tous les jours aux bosquets

tant d’appels de plumes perdues notes
jetées au vent et qu’on caresse distrait
c’est la crête du monde au lissé délicat
crème et brune la plume pèse à la terre
un soupir de visiteuse presque rien
autant que ces décasyllabes bancals

l’abandon de la mesure ce silence
ouvre pourtant un chaos que je tente
d’ordonner à la lumière du grand jour
où je vais solitaire dans la foule espérance
chercher des murmures dynamiques
que la saison distribue ironique

Autour de la Marquise d’O. Dialogue. (3)

Ce texte est le troisième sur le même sujet; voir 1 et 2 en cliquant sur les chiffres.

« a » pour auteur  et « c » pour critique.

c : Quelque chose ne va pas.

a : Et quoi donc cher ami ?

c : Je ne suis pas votre ami.

a : Et qui êtes-vous donc ?

c : Le tout autre.

a : Rien que ça ? Ben dites-donc !

c : Ne jouez pas les malins. Vous dites que Rohmer abandonne le marivaudage lorsqu’il met Kleist en scène.

a : Ah, j’ai dit ça ? J’avais oublié.

c : Perdu entre vos poèmes, récits et considérations diverses, évidemment.

a : Et mes rêveries, vous oubliez mes rêveries !

c : Parlons-en de vos rêveries…

a : Dites voir, ça m’intéresse.

c : Non, pas maintenant, revenons à Kleist.

a : Comme vous voudrez. Oui, la Marquise d’O.

c : Vous dites qu’il abandonne le marivaudage. Nous entendons marivaudage en un sens positif évidemment. Inutile de donner des définitions, on comprend.

a : Oui, oui, bien sûr. Enfin, cette affaire de marivaudage… hem… Il faudrait tout reprendre.

c : Permettez-moi de résumer d’abord le récit, on y verra plus clair. Une forteresse italienne est prise d’assaut par des soldats russes. La Marquise d’O, fille du commandant de la place forte, va être violée par les soldats. Un officier russe s’interpose et sauve la Marquise du viol. Elle est évanouie. Il la viole. Elle tombe enceinte. Le soldat russe est envoyé en mission, revient, apprend que la Marquise a été chassée de chez ses parents. La Marquise fait paraître une annonce dans la presse pour retrouver le père de l’enfant. L’officier russe se présente. Ils se marient. Puis, elle lui interdit de l’approcher. Il faudra bien du temps pour qu’elle lui pardonne. C’est ça ?

a : Vous n’avez pas oublié grand-chose en effet.

c : Qu’ai-je oublié d’important ?

a : Elle est veuve, a déjà deux enfants au moment de l’horrible forfait.

c : Ce qui place l’acte au comble de l’atrocité. Son honneur ne lui appartient pas à elle seule, ses enfants et la mémoire de son défunt mari sont également touchés… et quoi encore ?

a : Ah, ça me revient. Nous n’avons pas évoqué l’ironie.

c : De l’ironie ? Une femme violée… étrange…

a : J’évoque ici une très haute forme d’ironie… disons pour faire bref, l’ironie de la vie.

c : Très grossièrement alors.

a : Tiens, puisque nous parlons de grossièreté, je vais l’être jusqu’au bout.

c : Ça promet d’être intéressant.

a : C’est bon, c’est bon… Tenez : supposons qu’un homme et une femme se rencontrent, que font-ils ?

c : L’amour.

a : Mais non, voyez comme vous êtes vous-même très grossier !

c : Je vous remercie !

a : Attendez : un homme et une femme se rencontrent : ils parlent, ils échangent des mots, ils ne disent pas ce qu’ils veulent, ils se servent du langage pour tourner autour du lit. Ils s’embrassent, enfin vous voyez, quoi…

c : Je vois très bien. De nos jours, ça s’appelle flirter. Ils ne se jettent pas tout de suite l’un sur l’autre. C’est même peut-être là le meilleur moment de l’amour.

a : Je vous laisse la responsablité d’une semblable assertion ! Disons qu’ils usent de codes, surtout dans ces milieux sophistiqués, une marquise, un officier… Vous vous rendez compte à cette époque, avec ces rôles sociaux, on est au maximum de la complexité.

c : Ça marivaude, quoi.

a : Oui, et dans notre histoire au contraire, rien. Il la sauve à la manière romantique du feu et de la soldatesque – jusque là rien de plus cliché – puis il la viole… et là le romantisme qui est attente et mélancolie s’en trouve tout inversé.

c : Il profite de son évanouissement pour la violer.

a : Oui, sur ce point précis il faudrait peut-être… comment dire…

c : Être plus précis. Je décris : Il la tient dans ses bras, elle est évanouie, il la touche, il est bouillonnant de colère contre ses soldats, sans doute la robe de la Marquise a-t-elle bougé, enfin quantité de petits détails qui ne sont pas dits mais qu’on devine et qui… comment dire ?

a : Excusent le viol ?

c : Non, pas cela… mais réveillent l’animal qui sommeille en chacun de nous, les hommes. La bête mâle.

a : D’autant qu’ils n’échangent pas un mot. Elle est évanouie. Si la Marquise avait pu parler, sa voix lui aurait servi de rempart.

c : Oui, la voix de la Marquise aurait éveillé l’humanité en lui. Il aurait entendu les interdits civilisationnels qui permettent une relation sexuelle consentie par les deux protagonistes, car seul l’officier obéissant à sa libido assouvit son plaisir. Un viol c’est ça. Mais revenons à votre ironie…

a : Ce n’est pas la mienne. Je reprends : un homme et une femme se rencontrent ; ils parlent, ils échangent, et là tout compte : on échange des regards, les goûts et les couleurs, on estime le grain de la peau, les gestes et le timbre de la voix. Je pourrais évoquer les parfums, les froissements de tissu pendant la marche, les effleurements légers, enfin je veux dire…

c : Oui, que voulez-vous dire ?

a : Je veux dire que ce petit théâtre du non-dit est la vie du monde. C’est la civilisation. Et dans notre récit, ironie suprême, ils couchent d’abord (elle contre son gré) et marivaudent ensuite, bien plus tard. Ce qui est l’aboutissement naturel, est ici au début. On commence par la relation sexuelle violente. C’est cette inversion que j’appelle ironie. La prise de la place forte est en outre une image limpide de l’acte.

c : Oui, oui…Au fait, il est passé où, notre Kleist ?

a : Et Rohmer ?

c : Oh, ce sera pour une autre fois. Ce récit est inépuisable. À bientôt !

a : À bientôt !

Maurice Leblanc: Alcor et La Comtesse de Cagliostro

Sans dévoiler le mystère de ce roman exceptionnel, je reviendrai sur un passage étonnant où la recherche d’un trésor est liée aux étoiles de la Grande Ourse : celles-ci projetées sur la terre du Pays de Caux reproduisent l’emplacement des abbayes et l’on apprend que le trésor se trouve auprès de l’une d’elles. Arsène Lupin devine qu’un mot est la clef du lieu où repose le précieux objet ; ce mot est caché dans une phrase latine : Ad Lapidem Currebat Olim Regina (la reine courait autrefois vers la pierre). On voit que chaque lettre initiale de la phrase latine forme le mot Alcor. Le héros s’aperçoit que ce mot désigne lui-même une étoile qui ne fait pas partie à proprement parler des étoiles de la Grande Ourse, mais qu’elle se trouve juste à côté de l’une de celles-ci qui est tellement brillante qu’elle cache Alcor. Ce mot d’origine arabe signifie épreuve. Il suffit pour la voir de fixer l’étoile brillante (il s’agit de Mizar) et de laisser aller son regard pour percevoir sur les bords de la rétine la fameuse Alcor. C’est une « épreuve » que les anciens utilisaient pour tester l’acuité des yeux. Projetée sur la terre, le lieu qu’occuperait Alcor va donner l’emplacement exact du trésor.

Je n’insiste pas sur la suite que l’on pourra lire ou relire, mais il me semble que cette technique proposée ici a une valeur inestimable pour la recherche de la vérité quelle qu’elle soit. Cette technique est simple : laissons-nous fasciner par notre objet, mais n’en quittons pas moins tout le champ alentour pour y voir clair. La lumière jaillit de l’errance du regard autour de l’objet qui nous occupe. Une leçon est ainsi donnée : lorsqu’on se heurte à un problème, il convient d’en observer attentivement tout ce qui l’entoure pour trouver la solution. Le trésor n’est pas dans la luminosité de Mizar mais derrière celle-ci, au-delà ou en-deçà. Que l’on s’éloigne du centre qui nous attire et nous aurons la solution. François Jacob raconte qu’il découvre ce qui lui valut le Prix Nobel en s’installant épuisé dans une salle de cinéma après une journée vaine où il a fixé son objet toute la journée sans trouver de solution. Il nous est arrivé souvent de voir surgir une intuition au moment où nous étions en dehors de toute réflexion. C’est lorsque l’on oublie ce que l’on cherche que l’on trouve ce que l’on ne cherchait plus. Les poètes ne fonctionnent pas autrement.

Si l’on revient à l’histoire contée, on ne peut qu’admirer la virtuosité de Maurice Leblanc, accumulation d’inventions stupéfiantes qui fait tout le charme élégant de ses récits : la citation latine, les initiales, l’étoile cachée et pourtant présente etc… ces détails mis bout à bout donnent une impression de tournis où jamais cependant le lecteur ne perd pied. Une telle allure confond et l’on se demande pourquoi l’œuvre de cet auteur d’exception ne figure pas parmi les grands du XXème siècle. Il y a cependant un avantage à cette relative méconnaissance (due à la vanité qui hante notre vision bien française de la littérature officielle) : ces textes sont peu étudiés à l’école et on n’en dégoûte pas les adolescents, ce qui permet de les découvrir seul, dans toute leur pureté.

On pourrait s’arrêter sur cet étonnement face à une œuvre aussi ingénieuse que puissante, mais quelque chose nous dit que le fin mot d’Alcor n’est peut-être pas le dernier. Le fond de l’histoire nous y invite : Alcor cache un autre trésor. On se souvient alors que Maurice Leblanc était un fin lecteur d’Edgar Poe et qui ne voit dans l’affaire évoquée ici brièvement une sorte de reprise de La lettre volée, où Dupin (Maurice Leblanc lui emprunte presque le nom du héros) découvre ce qui était caché en décalant le regard ? Pour conclure je me permets de citer le même Edgar Poe, père fondateur du roman policier ; cet extrait se passe de tout commentaire, mais on peut être sûr que Maurice Leblanc le connaissait parfaitement et qu’il lui a permis de stimuler son imagination pour écrire l’ébouriffante histoire de La Comtesse de Cagliostro . Ce passage est extrait de Double assassinat dans la Rue Morgue. Après une critique des méthodes Vidocq : « Il diminuait la force de sa vision en regardant l’objet de trop près », Edgar Poe ajoute un peu plus loin :

« On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des échantillons excellents de ce genre d’erreur. Jetez sur une étoile un rapide coup d’œil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière faible que la partie centrale), et vous verrez l’étoile distinctement ; vous aurez l’appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui s’obscurcit à proportion que vous dirigez  votre point de vue en plein sur elle. »

J’ai fait paraître :  Deux Nouvelles de Maurice Leblanc chez Libretti (vol.19304 de Le livre de Poche), où la relation Maurice Leblanc-Edgar Poe est explorée plus avant, puisqu’une des deux nouvelles est une imitation avouée de Double Assassinat Dans La Rue Morgue.

La cabane

Tandis que je coupe les légumes, les cris des enfants, leurs rires et peurs me remontent irrésistiblement. Il a fallu ce printemps (éxubérance jouée soixante fois) et pas un autre, pour qu’au milieu des chants ininterrompus, à côté des arbustes qui s’habillent pour l’été, reviennent en plus grand nombre d’anciens précipités plus forts que le présent.
Souvenir.
Je tiens la main des petits, un de chaque côté, le pas est lent, je plie les genoux pour que ma prise ne les oblige pas à lever les bras; ils posent des questions, n’écoutent pas le début de réponse que je propose, parlent d’une cabane qu’ils rêvent de construire et d’habiter, et pris par leur mouvement – occultant ma propre enfance, cette ombre blanche – ma voix s’élève grave contre les milliers de chants d’oiseaux qui nous font cortège:  – Nous la construirons en haut d’un arbre! – Oh oui, quelle bonne idée, dit l’une. – Comme ça, les renards ne pourront pas nous attaquer. – Et les loups non plus, dit l’autre. – Les loups non plus. J’évoque les chambres, une bleue pour la petite, une rouge pour le petit. – Oh oui, rouge comme… il hésite… rouge comme le soleil du soir. – Rouge orangé, dis-je, c’est ça orange comme la terre du soir. Je décris le toit de tuiles, rangées comme les fils d’un tissu, la gouttière, c’est important, et les fenêtres qui donnent sur la forêt entière; de là-haut personne ne pourra nous déranger… Oui, il y aura une salle de bain. Une objection s’élève dans le silence: – Enfin, il y aura quand même des oiseaux pour venir nous visiter. – Tu as peur des oiseaux? – Mais non, crie le petit, ce sont mes amis tu penses, ils ne peuvent rien nous faire! – On mangera quoi? dit-elle. – La forêt est pleine de bonnes choses: des noisettes par exemple. – Oui, par exemple, des noisettes bien sûr.
Je prolonge longtemps le rêve, agrémentant le tableau de détails précis, une entrée, un canapé, des meubles lourds, des tables, des chaises et tandis que nous prenons le chemin du retour et qu’au loin la voiture garée luit dans le couchant, ils lâchent ma main et me précèdent en courant. Le petit s’arrête soudain, se retourne et lance: – Notre cabane, ce sera comme la maison, en fait!
– Bien sûr, dis-je.
Je retire les légumes de la poêle et m’installe en souriant; ce n’était pas pour rien… les premières bouchées passent difficilement, puis le présent se réinstalle, meubles lourds, tables, chaises, tout est là comme autrefois, mais le silence…

perspective

impeccable déroulement du jour
à peine d’ombre vers midi
le pas ralentit à cause des parfums
sucres et épices venus du nord
portés par le vent horizontal
c’est un visage poudré à neuf
les chemins glissent menus
j’y vois les parements d’un habit
le vert se noircit au fil des heures
les collines vêtues d’églises froides
parlent en toute simplicité d’un temps
d’un temps perdu supplicié oublié
où la ville chantait tandis qu’en bas
les miséreux labouraient crânement
derrière encore se dressent les hauteurs
et là j’avoue que je ne sais plus
confusion des canons et des morts
par centimètre carré tant de casques
puis plus haut encore liseré perdu
un nuage qui respire semble-t-il

Début de paroles

C’est une esquisse de voyelles lactées s’élançant hors consonnes dans le silence gardé à chaud par les adultes profus qui se taisent soudain, les yeux concentrés sur la bouche énonçant ses premiers “a” (elle a répété pendant des semaines et débute sans prévenir); la petite devine l’attention des parlants, entend dans la rupture de leur flot une attente, elle essaie aussitôt de stopper: on a le temps d’entendre un roucoulement amusé, jeu de voix où des consonnes viennent exploser, manifestement mues par le manger de maman, non pas le moment où elle aspire le lait merveille, pures voyelles, mais celui où elle pince et pause, en puisant dans son corps exposé, lieu des consonnes. Le chapelet de syllabes qui s’ensuit va être mélange du désir vocalique et du physique consonnant: le squelette des consonnes va s’habiller de chair vocalisée. La soprano d’opéra seule en garde pieusement le souvenir ébloui et tragique.

Reverdie

… tellement fin et saoul que j’ose à peine poser mes pieds sur le champ dont chaque brin d’ivraie témoigne du chemin peu frayé à la verticalité dynamique et dont l’aspiration au ciel laisse à la fois admiratif et hanté de stupeur. J’ai peur de blesser. J’entends bien que c’est la loi de la vie, j’entends bien que l’on doit vivre et donc marcher, écraser, détruire ce que la sève s’évertue à lancer au plus droit, fierté fiévreuse, ouvertures d’une audace délirante, où un vert translucide domine au point de virer au gris lorsqu’un nuage avance rappelant la longue peine gravée au ciel des ramilles croisées sombres, c’était à quelques semaines d’ici, quelques jours. Le fracas de ces craquements d’écorces par millions, je l’écoute, tentant de ralentir au maximum ce temps qui trépasse à chaque pas de jour comme de nuit ; autant essayer de stopper la machine ronde, car ces innombrables élancements ne cessent d’être aspirés vers le ciel où je crois bien qu’ils nicheraient volontiers pour faire de la terre un paradis, ce lieu dangereux où les épousailles du bleu et du blé feraient mourir la sève et le temps, si bien que ( perdu dans l’habillement des halliers craquant de leurs coutures si utiles lors du voyage d’hiver et auxquels les pépiements en cascade restituent seuls un équivalent sonore) je me contente d’observer, désirs suspendus. Mais par un retour où je m’arrache à cette fascination, je constate que c’est à un nid que je songe, à un lieu où je serais suspendu entre le ciel et la terre – l’ange sourit -, lieu du temps lui aussi suspendu, cet à peu près silencieux où pour écrire on se retire du monde débordant d’allégresse. Durant cet exil, la visiteuse laisse tranquillement sonner ses pas sur l’humus ; je l’interroge du regard mais les froissements de sa bure étonnamment riche m’interpellent: qu’importe ton pas qui écrase et ta peur de blesser, qu’importe ton retrait, n’est-ce pas justement ce remuement universel qui te pousse à laisser monter tes chansonnettes artisanales, et n’es-tu pas tout compte fait partie intégrante de cette croissance effrénée lorsque tu en décris le décours ? – Je suis à la fois dedans et dehors, d’où le malaise. – Non, dit-elle, tu es entièrement immergé dans la saison. Interroge ton corps, il te le dira mieux que mes froissements murmurés.