Petite pause

 

J’éprouve la délicieuse sensation d’un automne qui n’en finit pas. On aperçoit à travers le doré découpé des bouleaux des trouées où l’on découvre enfin la forêt… ainsi les feuilles tombent réellement, c’est indéniable et les allées bordées de troncs sont des tapis de haute lisse longuement ouvragés par la chute des feuilles et les foucades du vent, l’ouest, le fabuleux, celui qui respire avec nous, ses poumons étant à l’inverse de la rotation de la terre. Ainsi donc à travers les feuilles persistantes on aperçoit la vérité des forêts; l’ombre n’était au fond qu’une fraîcheur douce qui nous rendit dupes du bonheur.  Hic et nunc, c’est bien mieux qu’en juin; c’est un mélange de terre et de lumière, brun et ocre mêlés, la nuit et le jour, la mort et la vie, en équilibre parfait. Mon pas sur le tapis des feuilles mouillées rend un son minimum et l’on perçoit avec une verdeur souriante, les appels affolés des merles du soir.

Je crois que ce temps est le mien. Je suis comme le bouleau, dépouillé et parfois défait, mais quelque chose persiste que la lumière de l’esprit réchauffe. Les allées qui vont vers la nuit sur une moquette épaisse et humide de feuilles pas tout à fait mortes donnent une idée du chemin qu’il me reste à parcourir. C’est une énorme chance. Pause bien heureuse avant l’avalanche.

Monologue du célibataire ( 3 )

Retrouvez les précédents monologues ici.

Pour l’amour, c’est comme au ‘Banco’,

Faudrait avoir une chance au grattage,

Enfin, je veux dire, une chance aux caresses,

Aux baisers, à la tendresse,

Donner du temps au temps, comme dit l’autre,

Pour voir si ça marche,

Mais là regarde, c’est comme à la loterie,

Tu tombes par hasard sur la plus belle fille du monde,

Et tu es amoureux à l’instant,

C’est ça qui ne va pas,

J’en veux beaucoup au coup de foudre,

Une vraie plaie, tu te crois gagnant,

Tu t’installes avec elle,

Et le temps te déchire tout ça en quelques années…

Ou alors il faudrait avoir plusieurs vies,

Une à l’essai et une autre où tu te méfierais de la loterie du coup de foudre

Et où tu aurais une vraie chance d’aimer parce que tu saurais…

Ça doit être pour ça que les curés ont inventé le paradis après la mort

C’est pour embêter la loterie

C’est un paratonnerre contre le coup de foudre…

Enfin, tout ça c’est du bricolage… Je n’y crois pas…

En amour, c’est bizarre, on n’a pas le temps de rigoler…

Oui, oui, on est content, sur le coup, c’est vrai…

On rigole un peu… oui, c’est vrai, j’exagère…

Oui, oh, ça va, on a bien le droit d’en rajouter nom de dieu

J’en rajoute parce que je suis tout seul, voilà !

Oui, je sais qu’il y en a qui vivent heureux ensemble, à deux,

Toute leur vie…

Je les envie

Je ne sais pas comment ils font

Ils ne doivent pas jouer au ‘Banco’

Ils vivent doucement,

Ou quand ils jouent, ils perdent, forcément,

Heureux en ménage, malheureux au grattage,

Je crois que leur truc c’est pas comme moi,

Oui je veux dire, moi, je parle, je parle,

Eux, les heureux, ils ne parlent pas,

Ils savent, ils devinent,

Un mouvement de paupières, une main qui effleure l’épaule,

Là, en pleine journée,

Sans rien dire…

Comme un adagio infini,

Pour elle et lui,

Piano et violon, doux, tu vois, très doux…

Moi, par contre, j’étale toutes mes loteries ratées,

Je donne des détails, j’invente, je tempête, je hurle,

Eux, les heureux, ils ne disent rien,

Ils n’en ont pas besoin,

Au fait, c’est peut-être ça la recette du bonheur à deux,

Ne rien dire… enfin, pas un mot de trop…

Faudrait que je me taise,

D’ailleurs, tiens, je vais le faire tout de suite,

Ah, oui, mais je n’ai pas la chance d’être à deux,

Oui, oh, ça ne fait rien,

Pour le bonheur il n’est jamais trop tard pour commencer,

Tiens, je commence tout de suite,

Allez, au revoir, je me tais, je me tais…

Au revoir dans le bonheur,

Au revoir…

Montaigne par FG Maugarlone.

Ce passage de l’ouvrage de FG Maugarlone est aux pages 219 et 220 de Présentation de la France à ses enfants paru cet automne chez Grasset.  Je n’en publie qu’un extrait pour donner envie de lire le chapitre XIX consacré à Montaigne et peut-être davantage…

 

Il y a chez Montaigne une notion fondamentale, assez normalement, qui est l’assiette. Elle ressortit premièrement à l’art équestre: un bon cavalier a une bonne assiette. Et quant à lui, c’est, il y insiste, l’assiette où il se trouve le mieux, d’où il s’autorise à railler d’un docteur en théologie la “plaisante assiette” sur sa mule. D’une manière générale, il faut prendre l’homme “en sa plus haute assiette”, mais le stoïcisme est excessif, il suffit de tenir l’âme en “assiette bien réglée et disposée à la vertu”, à l’exemple de Socrate. Toutefois, il est tant de vicissitudes, d’aléas, d’inévitables revirements, que chacun doit convenir qu’elle ne peut jamais être parfaitement assurée, son assiette, mais le courage implique précisément de la maintenir en équilibre nonobstant les assauts de la fortune. Et lui-même, malgré ses douleurs, entend pérenniser son âme en une “raisonnable assiette”, même s’il ne saurait prétendre rivaliser avec les planètes qui ont, elles, des assiettes définitives. La notion d’assiette commande jusqu’à sa position sur la religion; il se tient, dit-il , en l’assiette où Dieu l’a mis. Cependant, il ne convient pas d’oublier l’humilité de notre nature, laquelle se rappelle à tout un chacun, chacune, en une circonstance décisive, de sorte qu’il mérite d’être tenu pour un “affronteur”, le sage trop apparemment sage qu’on imagine dans cette assiette peu éluctable. Par rapport à cette situation de principe, il est secondaire de choisir ou non l’assiette la “plus effectuelle”.[…]

A cheval, point de métaphysique, il ne se demande pas d’où il vient, ni où il va, il vient de chez lui et il y retourne, dans cette libraire qui est la métaphore concrète de son intériorité. Le cheval, c’est sans doute un peu dépassé, mais reste l’assiette, même pour d’écologiques piétons. Montaigne s’oppose à Sartre, qui ne veut être que pur mouvement, simple tourbillon, fût-ce celui de la poussière de la route. Sartre n’écoute pas Montaigne qui lui conseille; au lieu de courir vers on ne sait quel paradis futur, ou vers le mirage du soi, vous feriez mieux de vous remettre dans le présent et vous contenter de penser que vous y êtes, de vous rasseoir au bon.

N’empêche qu’au départ des Essais il y a une perte d’assiette. Une chute de cheval qui l’a révélé à lui-même comme mortel, non pas abstraitement, “par effect” – il y a une telle différence entre savoir et réaliser… Du coup, il s’est apprivoisé à la mort, il s’en est avoisiné, il se prétend un mortel averti, et il nous dit, reprenant Socrate, que philosopher c’est apprendre à mourir. Or, il sait aussi bien qu’on n’apprend pas à mourir, car de la mort il n’y a pas de répétition, et quand nous y venons nous sommes tous “apprentifs”.

Ce passage est non seulement intéressant pour notre auteur, mais il met en valeur un événement : la chute de cheval, qui est non seulement décisif pour Montaigne mais également pour Claude Simon, qui en fait au XXème siècle (!) l’événement clef de tous ses récits. J’y reviendrai à propos de Claude Simon dans un article à venir.

Le mur

 

Au début de 1871, alors que la Commune couvait et que les troupes de Thiers se regroupaient autour de notre capitale, Hugo nota cet alexandrin:

“Le mur murant Paris rend Paris murmurant”

 

Lorsqu’en été 1961 les Russes et les Prussiens (dire Soviétiques et Allemands de l’est serait entrer dans leur mythologie) édifièrent un vrai mur de parpaings, l’ombre de la honte s’étendit au monde entier et l’on quitta les murmures pour les pleurs, l’accablement et l’amertume. Car les Russes – à la différence des nazis par exemple – avaient bâti un système qui prétendait vouloir le bien de l’humanité ; le marxisme aspirait au bonheur concret ici et maintenant… et au nom de ce bonheur, Lénine et Staline avaient assassiné des millions d’êtres humains. Et voilà que des affolés de la dernière heure remettaient une couche de ciment, balisaient des terrains vagues parcourus par des bergers allemands hurlants et protégés par des mitrailleuses à déclenchement automatique.

Il est faux de dire que les années 60 furent des années rose ou peintes de je ne sais quelle jolie couleur. Ce furent des années de peur, crise des missiles à Cuba, guerre du Viêt-Nam et surtout en arrière-fond toujours ce glacis réfrigérant du bonheur communiste, cette horreur, ce mensonge atroce qui donnait mauvaise conscience à ceux qui s’y opposaient.

Lorsqu’en 1970 j’ai franchi en visiteur le mur entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, la première chose que j’ai vue était un immense panneau: “Qui reconnaît l’Allemagne de l’Est, travaille pour la paix.” Car non contents de garder entre les murs de leurs prisons une moyenne de 3000 prisonniers d’opinion,  ils aspiraient en plus à être reconnus ! Errer dans les rues était effrayant: des jeunes gens s’approchaient de moi, touchant presque mon jean, ils exigeaient que je le leur vende. Je donnai un parapluie à une femme qui voulait me l’acheter. Les avenues n’étaient nullement avenantes, murs gris, quelques voitures pétaradantes, aucune lumière et de dérisoires statues de Lénine de vingt mètres de haut ou des représentations de clowns tristes et barbus, Marx et Engels, partout plantées, comme si l’histoire était une vérité de granit. Les conversations chuchotées ici ou là dans des gargotes laissaient percer des silences où l’émotion et la lassitude disaient à peu près: “Vous qui êtes là avec nous, au milieu de nous, laissez-nous dans notre murmure ronronnant de propagande viciée, je vous en prie, passez votre chemin, cessez de nous faire envie, partez, vous êtes obscènes, ne revenez pas, chaque geste que vous faites, chaque sourire est une insulte à notre condition d’habitant d’un pays communiste”. J’ai compris à ma grande honte que j’étais dans cet enfer gris pour mesurer mon bonheur, le bonheur d’être libre.

En avril 1989, quand les Hongrois ont coupé leurs barbelés, j’ai su qu’il y aurait des larmes et de la joie. J’avais touché leurs murs, j’avais effleuré leur tristesse, je savais que la liberté ne s’éprouve qu’entre des murs et qu’elle allait tout faire sauter.

Dans une vie humaine, il y a peu d’événements politiques qui rendent heureux jusqu’à l’euphorie. La chute du mur fut de ceux-là; suivie de près, elle ne fut dans toutes ses conséquences qu’une série de surprises délicieuses. On insiste sur les grincements qui ont suivis, on a tort. Aucun bien n’est supérieur à la liberté d’expression et la chute du mur est le début d’une époque de parole libre à laquelle avaient aspiré tous les grands esprits du passé.

 On s’étonne parfois que les régions de l’Allemagne dite de l’est aient tant de mal à s’adapter. La liberté est une rude école et, tout bien considéré, les habitants de ces territoires n’ont connu – sauf entre 1919 et 1932 – que l’arbitraire impérial et les terreurs nazies puis communistes. Ce sont des générations d’humiliés qui découvrent le droit d’être des humains à part entière. Leur convalescence va durer encore un peu, soyons patients. Guten Tag, Angela !

 

Ah, bon anniversaire à Neil qui, il y a trois ans, a eu la bonne idée de naître en ce jour de liberté !