Eduquer des enfants

Tout le mérite d’une bonne éducation nous revient, à nous parents, car nous ne pouvons puiser dans notre passé marécage aucun réflexe qui soit utilisable. Il nous faut inventer constamment, car chaque enfant est particulier et les livres trop généraux, et le passé personnel plus ou moins un jardin ravagé; je ne parle même pas des conseils qu’on peut entendre ici ou là… où le pire côtoie le meilleur, mais comment savoir distinguer?

Je redoute toujours les réflexes qui font régresser et reprendre les solutions d’autrefois, solutions qui n’en étaient pas puisqu’elles étaient seulement la conséquence de l’égoïsme des parents dénués d’empathie envers leurs enfants. Disant cela, je sais bien que ce n’était pas vrai de tous les parents et j’en ai connu de bons qui aimaient vraiment leurs enfants et ils me furent très utiles pour comprendre très tôt, a contrario, que j’étais moi-même dans un nid de guêpes et non dans une famille. Poursuivant ma rêverie, je m’aperçois que j’avais envers ces quelques rares bons parents une réticence terrible, car ils me montraient ce que j’aurais dû avoir et c’était un supplice de Tantale de les voir agir ainsi, passant la main dans les cheveux de tel ou tel ami en lui murmurant des mots d’affection vraie. La jalousie envers l’ami était alors incommensurable.

Je vois également que parlant de l’éducation – mais le mot ne convient pas, il faudrait parler de “l’attitude quotidienne des parents” – on fait constamment retour sur sa propre enfance, comme un élastique qui se tend puis revient en pleine figure. On ne peut s’empêcher d’y revenir irrésistiblement. Nous sommes cet enfant que nous élevons et la vérité, et l’élégance, et l’intelligence est de dire: non, justement, nous ne le sommes pas, ils ne sont pas nous, nous ne les élevons pas pour qu’ils soient nous et plus ils seront audacieux – alors que je suis si réservé – plus ce sera réussi. Plus ils seront ouverts aux autres, alors que je suis si farouche, plus je pourrai dire que je les ai élevés à l’autonomie la plus totale possible.

Symbolique au plus haut point est ce moment où ils font leurs premiers pas: nous les soutenons sous les bras, ils hésitent, ma voix se fait profonde, aimante, stimulante, encourageante; la voix dit: va, quitte moi, reste là mais quitte moi, imite moi mais ne m’imite pas, trouve ton pas, apprends ta propre allure, fais ta trace de pas, trace ton sillage cher petit voilier fier de vivre, ne redoute rien, je suis ton port d’attache, mais surtout n’oublie pas de faire le tour du monde. L’émotion est la même que celle qui fait nuage autour de notre métier de professeur. Nous les envoyons au devant avec un bagage que nous leur livrons avec prodigalité, sans en attendre un quelconque remerciement. Nous nous effaçons de toute notre âme, c’est là notre tâche; à la maison comme à l’école.

Ce n’est même pas un sacrifice, mais l’idée simple qu’un peu d’amour entièrement donné apporte au monde ce “plus” qui lui manquait. Ce faisant nous voilà rejetés dans la solitude et il est donc hautement utile d’en parler, d’échanger sur les attitudes concrètes que nous devons avoir envers ces êtres qui ne demandaient même pas à venir au monde et que nous avons lâchés dans la vie pourtant, fiers de nous ôter de leur passage pour les pousser loin de nous.

Nocturne

Nocturne pour piano en ut dièse mineur Op. posthume par Claudio Arrau
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Aucun doute, Chopin cherche l’écho du sol perdu. La nuit, il rêve qu’il effleure la terre de Pologne, et le jour ses doigts se résignent à toucher la note qui bravera la nuit, toujours il retourne vers le bel avant, qui évoque à la fois l’antérieur et la marche à venir, souriant de l’art fabuleux dont il s’est rendu maître. Car le temps devrait être son allié, mais il ne peut comme Bach dire que le présent est assuré d’un futur habité – il faut un Dieu pour être tout entier sur la note – , il ne peut non plus comme Beethoven mordre rageusement sur la seconde qui s’avance, c’est affaire de tempérament, alors il combat en sous-main le sens naturel du chant, il s’y dérobe, refuse d’approuver l’évidence d’un pas qui ne demande qu’à s’engager vers l’allant commun d’un cœur en hâte de s’affirmer.

Le liquide des notes dit que le nocturne coule au plein jour de nos vacations, c’est du passé composé pour soi seul, endroit virtuel visé dans les soupirs qui suivent l’inspiration perpétuelle. Les phalanges n’avancent jamais sur la voie toute tracée que suppose l’émeraude de l’œuvre, et j’ai l’impression qu’elles tombent de la fin pour aller vers l’aube, que la première note est toujours la dernière. Après le silence obligé qui précède le chant, le contact du doigt, que j’attends en bloquant mes poumons, libère une brûlure de givre doux, et le soulagement rusé vient aussitôt glacer contre sa volonté l’art mélodique traditionnel ; je veux dire qu’au lieu d’entrer au portique d’évidence où les deux mains frappent d’emblée pour fasciner les tympans en une hardiesse qui s’ingénie à se superposer au temps, il nous joue d’emblée la faiblesse du piano où chaque note une fois dite, et ce malgré la pédale, s’en va forcément diminuant, et la note est alors comme chaque vie, un éveil chanté qui se dilue doucement dans le souvenir de sa naissance : cette perte chantée, douceur forte, piano forte, est d’une rare fermeté, et la note est si sûre dans l’impuissance que je songe soudain que la main qui pousse la porte du silence étreint en fait un sable sec qui coule d’autant plus vite que la main serre plus fort.

Pourtant, je me dis que le défi lancé à la grosse machine du vivant, et que le piano figure dans la tension croisée des cordes, n’est pas, en cette nuit défaite d’étoiles, le seul moyen de dépasser la logique qui veut que la vie aille toujours vers sa fin. Elle peut être rejouée. Ce trop doux du toucher retenu est la pire violence que l’on puisse faire à la fuite du temps, c’est une charité sans motifs, le sourire d’un visage qui songerait soudain à s’abstraire du ravage des années. Quelque chose ici serre le cœur. C’est sans doute un trop plein de brutalité qui s’inverse en trop doux et pénètre d’autant plus profondément qu’on pourrait le chanter : cette première note ne demande qu’à se hisser vers nous pour relancer le souvenir et elle naît comme au premier jour où je l’entendis ; c’est qu’entre temps j’ai tant bougé, et elle, au contraire, figée aux cimaises de ma mémoire, sonne son grand glas triomphant, éveille un présent somptueux où le regret explose de fierté reconnue. Je croyais savoir, mais je redeviens premier auditeur d’un mystère modeste et fondamental. Je suis balayé. Ma vie m’est dérobée par une autre, je m’y noie avec volupté car je sens bien qu’elle n’est pas loin de la mienne, à deux doigts, mais quels doigts… et d’emblée je vois un homme surgir dans l’autre sens pour me serrer la main, le cœur surtout, et m’aider à survivre sur le fond vide d’un sol dérobé.

J’ai cru longtemps, comme tout le monde ou presque, que Chopin avait peur, à cause de l’alangui et du suspend perpétuel des appoggiatures qui refusent d’avouer qu’elles vont retrouver le temps fort de la note qu’elles décorent par avance, mais je sens au-delà du milieu de ma vie, qu’elles ne sont finalement qu’un autre moyen de dire non au monde qui exige le rythme, auquel chacun est sommé sans raison de se soumettre.

Le dit de Chopin est refus d’amollissement ; or, s’il veut bien nous concéder un chant qui tienne face au vent, c’est aussi une moquerie de sa facilité qu’il brouille vite de mille zébrures rageuses, comme si la part jetée nerveusement au chien de la corbeille revenait violemment s’imposer juste après le Lied qui m’avait mis au bord de l’oubli de moi – le Lied, ce Styx d’où jaillirent Mozart et Schubert. Prodromes d’orages, les appoggiatures nous avaient prévenu que la rage surviendrait, mais on avait été naïvement au chant, comme on se gave de sucre. Et ces brusques déflagrations nous avertissent qu’on ne revient pas en arrière pour le seul amour bleu de la mélancolie. C’est la terre toute entière qui tourne dans l’autre sens, la nuit revient, Chopin la rappelle, et les deux crépuscules, sépulcre du soir et aurore carmin, se percutent sous le séisme embrasé des deux mains, les soleils s’entendent pour s’effacer devant la nuit intérieure qui ne cesse de s’accroître dans l’aveugle sursaut des triples croches.

À défaut de faire remonter la terre de Pologne, c’est toute l’orbe qu’il secoue dans la machine tendue ; des sons monte alors la crise présente, et l’on pourrait songer aux appels du destin à la manière de Beethoven, s’il n’y avait au contraire un abolissement du silence, une envie de désespérer longtemps, un crève-cœur sans horizon, une noire affaire de vouloir mourir que l’homme de la cinquième ne connut jamais.

Chopin n’est pas parmi nous ; il nous aide parce qu’il vient de l’autre bord, il nous tend la main depuis la nuit des temps tandis que nous allons au cru du jour, croyance fade, là où le présent suit le présent, et il nous conte qu’il y eut un passé simple qui fit de nous des rêves ambulants, nous fûmes debout longtemps à l’ombre des grands ormes et nous vécûmes alors une éternité fastueuse qui s’élargit à toute la destinée humaine ; nous crûmes que la Pologne était le monde, que le pas du père était plus fort que la guerre et les bras de maman le doux rythme des herbes, des fleuves et des nuages.

Une fois ces évidences perdues, chacun s’arrangea, mais Chopin s’enfuit puisqu’il n’était plus Frédéric, il choisit l’au-delà de la vie pour unique source et c’est de là qu’il composa, qu’il nous envoya le compte rendu de ses errances nocturnes et du pas retrouvé.

Puis il n’est plus revenu, nous laissant en souvenir cette empreinte, écharpe d’un noir éblouissant, presque bleue à force d’avoir été trempée au grand fluide de la nuit.

L’été

Participe passé d’être, l’été avertit qu’il laisse derrière lui une soie adolescente, de tendres éclosions verticales à foison sur la terre où nous avons marché ce premier temps, printemps où tout croit, foi et croissance, espérance et loi. L’été est l’âge adulte, les blés y sont certes encore hésitants et les fenaisons démarrent, mais le printemps aux aubes vives ornées de nuées où le bleu garde en réserve parfois, même en mai, une blancheur glacée de décembre, ce printemps est bien mort, les fleurs en sont l’image, elles s’inclinent, quelques-unes s’éteignent ou se perdent aux fougères rouges des sous-bois grandissant ; il n’est qu’à voir aux orées les fouillis des mûriers et le pas incertain de l’errant qui, visant le cœur du massif, doit faire mille tentatives pour trouver le sentier de l’ombre bourdonnante. Livres couchés aux mille pages, les céréales s’attardent au vert pour appeler les coquelicots à venir aviver la tranche des champs vaguement mouvants. Le rouge vif danse. Il s’arrange naturellement pour faire bouffer les fossés déjà secs et ouvre sur les milliers de brins de blé en gésine des éclats exaltés que les houles grises tempèrent habilement d’un violet très sombre. Le ciel a pris ses quartiers d’été du côté du bleu franc et vient rehausser de son velours un peu clair le vaste miroir terrestre où les pains déjà dorent lentement aux menus épis clos.

L’été est aussi aux tympans. Le soleil s’arrête (sol stat, solstice) mais bizarrement si l’on prête l’oreille une fable cède à nos instances. L’axe de la terre craque. Oh bien sûr il faut être horloger ou musicien pour percevoir cette brisure de notre axe, mais elle s’enclenche comme une porte sur une autre demeure – et pourtant la même – où nous ne restons pas enfermés car le jour sans fin nous attire dans le lacis de ses heures nombreuses au cœur desquelles nous n’avons pas soif de dormir, d’autant que la terreur est grande d’entendre cette infime rupture décisive qui fait repartir le globe dans l’autre oblique ; en témoigne la touchante institution de la fête de la musique dont le but inconscient est de couvrir le craquement astronomique, serein et glaçant. La technologie fait vibrer les cordes à l’intérieur de nos poumons en alerte, tandis que les haut-parleurs jettent leurs diatribes contradictoires vers les pavés où les pieds se tordent à l’envi. Cette fête est aux citadins le relai auditif des feux de la Saint-Jean qui inondaient les ciels durant l’espace bref séparant le couchant du levant afin qu’une fois l’an la lumière l’emporte sur la nuit.

L’électronique vibratoire a remplacé les feux du village qui eux-mêmes étaient fils d’anciens cultes et pratiques, mais rien n’est plus émouvant que ce passage en force de la lumière-musique entre deux jours successifs. Victoire sur l’effroi, car désormais le temps du jour est au déclin.

Approche d’une langue étrangère (traduction, apprentissage)

On s’aperçoit (désespérément disent les coincés) qu’une langue est tout simplement intraduisible. Or, nous, spécialistes de langue étrangère, nous savons qu’une langue est traduisible ; que c’est sur cette prétendue impossibilité même que nous bâtissons notre vision du monde.  L’apparente impossibilité de traduire est ce qui rend magnifique la traduction ; il est normal en effet que l’Autre ne soit pas Moi. C’est ma chance d’en apprendre davantage que si j’étais resté coincé dans les évidences supposées de ma langue propre. La peur est ici: “le différent n’est pas mon évidence et donc rien n’est évident”: voilà qui peut paraître terriblement angoissant, c’est ce qui fait la difficulté pour certains, difficulté purement psychique, d’apprendre une langue étrangère: ils en sont restés à maman, à la langue maternelle, à cette évidence que maman et moi c’est une fusion unique que l’on ne peut séparer, sinon alors je perds tout repère, je suis perdu dans le monde où tous bientôt vont apparaître comme étrangers. Inversement, celui qui n’a aucune difficulté d’apprentissage d’une autre langue, celui-là peut affirmer qu’il est passé à l’âge adulte, puisqu’il admet qu’une table n’est pas une table, un piano un piano, en bref qu’il a accepté avec beaucoup de grâce la séparation du signifiant et du signifié (avantage supplémentaire: il sera d’autant plus souple dans sa propre langue maternelle qu’il aura accepté avec volupté de se plonger dans le fleuve de l’Autre, car je ne me connais bien que si je baigne dans l’altérité, c’est mon miroir).

On en revient toujours à cette absurdité de cour de récréation d’école primaire (et même plus tard) que l’Autre est insupportable dans sa différence. Si j’accepte la langue étrangère, alors l’Autre, l’étrangeté de l’Autre, va devenir non seulement supportable, mais permettra de relativiser avec la plus grande sagesse ma propre évidence d’être au monde. Je dois admettre que je ne suis pas le centre du monde et que l’Autre a tout autant que moi le droit d’être au monde, comme je le suis. Ainsi l’apprentissage d’une langue étrangère n’est pas comme on le croit le plus souvent la possibilité d’entrer en contact avec l’Autre (cela vient après, comme récompense), elle est d’abord un immense travail de fond sur ma propre personne qui se doit d’admettre que “ma propre personne est relative”. Apprendre une langue étrangère est un exercice de modestie, contrairement à l’apprentissage de la langue maternelle qui fut pour l’enfant sa possibilité de conquête première du monde et des relations à l’entourage immédiat. Ceux qui résistent à l’apprentissage d’une langue étrangère, projettent leurs efforts pour comprendre et échanger avec leurs parents (qui fut un moment crucial de leur développement et fit d’eux des êtres humains) sur cet autre pas qui consiste à aller vers le monde, vers le tout Autre qu’est une langue étrangère. En bref, la langue maternelle ME fonde, et la langue étrangère fonde mon acceptation de l’Autre et inaugure mon premier pas vers les autres ; éthiquement, politiquement, ce second effort pour aller vers l’Autre est à la base de ce que l’on appelle la démocratie, seul système où l’autre est reconnu à la même valeur que moi-même.

On sait bien malgré tout que ma vision du monde n’est pas celle du voisin puisque ses yeux, l’intérieur de sa tête ne sont pas les miens. Chacun a sa vision des choses, il en a le droit, il en a le devoir même s’il veut être libre. Mais on voit bien que l’apprentissage d’une langue étrangère dérange cette belle ordonnance où les mots et les choses coïncidaient (c’est au passé puisque c’était le temps de la petite enfance) ; comme professeurs de langue nous pratiquons un déchirement terrible à l’intérieur de la psyché des enfants qui deviennent adultes. Nous devons le faire avec douceur puisqu’on en décrypte aisément la violence cachée: non, tu n’es pas le centre du monde, non, tu devras cohabiter avec d’autres qui auront autant que toi le droit d’être à leur guise; l’immense intérêt de notre métier est alors de prouver que non seulement cette violence est nécessaire, mais qu’en plus elle est enrichissante, exaltante, qu’elle travaille au plus profond de notre intimité primitive pour en faire une psyché socialement ouverte.

 

Il découle de tout cela une attitude simple pour nous qui prétendons être professeurs de langue: le respect. Ne jamais parler de “faute” mais d'”erreur”… ne pas rire, ne pas sourire: qui aurait l’idée de se moquer d’un enfant qui trébuche dans ses premiers pas? Ouvrir au maximum sur eux-mêmes le discours, puis plus tard sur les réalités du pays de la langue d’origine… Ne pas punir, ne pas mettre de notes désastreuses, ne pas confondre cette matière avec les autres… c’est une matière dangereuse et pleinement instructive, directement applicable à la réalité du pays de la langue (les autres matières n’appuient pas aussi profondément dans l’être que celle-ci).

Un poème d’Alban Nikolai Herbst ( 1 )

Bin gestanden, Frau

morgens am Grab deines Trakls
ach wie es mich dann am Abend
beschämt

(sehr viel Schnne war aufgewölbt
blendend
starr die jähe Nordwand)

ihm kein
Steinchchen dagelassen zu haben
von dir auf seinen Namen gelegt

(Diese Geste allein läβt ihn die Toten empfangen
den Kuβ :
zitternd ihre Lippen der kleinen Last dargeboten)

– vergessen, unfaβbar, hatte ich dich
als hätte e r, hätte T r a k l, nicht d e i n e r
gedacht

solch ein Vorbei ist der Schnee gewesen

[Dem nahsten Orient. 4.]

Je fis halte, ma dame

ce matin à la tombe de ton Trakl
ah comme vers le soir je me sens
désolé

(tant de neige était amoncelée
aveuglante
l’abrupte paroi nord dévalait)

de ne lui
avoir pas laissé là quelque pierre
déposée de ta part sur son nom

(Car ce geste est offrande à nos morts
un baiser:
léger lest offert à leurs lèvres tremblantes)

– je t’avais, impensable, oubliée
comme si l u i, comme si T r a k l, avait sur t o i
fait silence

négligence à l’image de la neige

[Très proche Orient.4.]

Vingt aphorismes

Les galets sont l’aloi du roc usé des eaux.

 

La nuit blanche a mis du givre à mes tempes.

 

Le tact nous garde du feu de l’autre.

 

L’exploration spatiale a commencé avec l’invention de la semelle.

 

La musique contre la crise de foi.

 

Le faire-part de la mort de dieu est au verso des circulaires.

 

Du haut des cols les cyclistes dévalent vers l’abîme en pressant des quotidiens contre leur coeur.

 

Le mardi est jour de liberté pour les peintres: la plupart des musées sont fermés.

 

J’ai vu une veuve de guerre essuyer ses larmes au tablier d’un pont.

 

La culture est conversion de l’être en avoir, d’où l’amertume qui pimente nos bâfrées.

 

Etait-ce bien nécessaire de remplacer l’encens des nefs par l’odeur de latrines du groupe scolaire Jules Ferry?

 

Sur l’île déserte tu n’auras pas besoin de brosse à reluire.

 

Presque tous les matins le facteur vote pour moi.

 

Enfant j’ai cru au sourire du boucher; l’étal me cachait son tablier.

 

Les jeunes filles se maquillent soigneusement avant les épreuves écrites du bac pour se faire la main.

 

Qu’on autorise la télé sur les plages et la grève des nègres éclatera aussitôt.

 

A défaut de l’effleurer, Valentin lui offrit des fleurs.

 

On ne gagnerait rien à échanger nos dépressions contre les tranchées de 14-18.

 

Une fois le péché déclassé la faute s’est crispée sur l’orthographe.

 

Les pères d’aujourd’hui baissent la tête certes, mais c’est pour écouter enfin leurs enfants.

Les deux temps

 

Jour venteux: le virtuose Ce qu’a vu le vent d’ouest  de Debussy (Livre I, prélude VII pour piano) invite à s’interroger sur la provenance des courants systématiques qui nous visitent.  L’ouest est assimilé à l’occident, ce lieu où l’on meurt, occidere, le soleil couchant se ruant sur cet horizon inépuisable. On peut imaginer que ce vent venu d’ouest est une figure issue des grottes de la mort, là où le soleil glisse. Vu de ma fenêtre, la présence du vent occidental est constante, même lorsqu’il est nul : les arbres tels des flèches inverses désignent dans leur inclinaison sa direction féroce. La mort, surtout en hiver, s’inscrit sur les branches penchées soumises à cette loi que les nuages reprennent constamment à l’intérieur du temps qui passe; les nuées massives sont notre horloge intérieure; le temps de l’écrire et le ciel en est tout autre, il a changé et moi avec lui.

L’ouest: memento mori de la nature, mérite davantage qu’une mention fugitive; il s’y croise rhumes et frissons que les brindilles frémissantes, courbées vers la terre, imitent à l’envi; c’est nous dans la descente chaque jour plus rapide.

On constate au passage que le temps qu’il fait tient la main de celui qui passe: rares sont les langues où le temps a ce double sens; notre français se fait subtilement abyssal en regroupant deux idées différentes en un seul terme, et il s’ensuit que cette remarque est un peu plus qu’une notation pathétique. Le langage nous dit ces épousailles dans un mot que l’on chante, un lieu du temps que l’on espère habiter toute l’année: le printemps, primus tempus, premier temps; il est vrai que la musique, où le premier temps joue un rôle clef puisqu’il nous éloigne de notre quotidienneté, nous apparaît souvent comme un printemps, même la plus mélancolique des mélodies ou le plus mineur des requiems. En nous sortant de l’emprise du temps, en l’ordonnant selon la fantaisie de son auteur, la musique nous suspend à distance, comme pour nous faire visiter la maison du temps qui passe.

C’est une approche possible du prélude de Debussy.

[mp3]http://lenep.com/jepeins/wp-content/uploads/2009/06/Michelangeli-Debussy-Ce-qua-vu-le-vent-dOuest.MP3[/mp3]

Petite annonce de traduction

A partir du 2 juin, nous allons commencer à publier, suivant en cela l’édition internet en allemand, le roman d’Alban Nikolai Herbst: “In NewYork” en langue française à l’intérieur du blog de l’auteur: “Die Dschungel” – dans une rubrique particulière intitulée “PruniersRomanDeManhattan“, pour permettre la découverte de cette œuvre aux lecteurs de langue française.”

Courage Amélie (première en mars 2009)

La jeune Amélie s’interroge sur son avenir et n’est guère enthousiaste : Arlequin, son double dynamique, lui montre des situations concrètes qui vont lui permettre de réagir. Au cours de la pièce on va voir alterner des scènes sur les années cinquante et sur notre époque, ce qui permettra à la jeune fille de mieux comprendre dans quelle époque nous vivons.

A la fin du spectacle il semble que l’orientation de son destin se fera plus facilement mais la pièce a pour ambition de décrire de façon positive cette véritable rupture de civilisation que nous avons vécue dans l’espace de deux générations. Les scènes successives présentent la manière dont ces mutations énormes ont eu des échos concrets dans le monde du travail, à l’intérieur du cadre familial ou dans les relations entre les hommes et les femmes.

Ce n’était pas mieux avant, c’était simplement différent.

Ainsi se dessinent de manière facétieuse des perspectives encourageantes pour la jeune Amélie. Tour à tour amusé ou ému, le spectateur est amené à tirer les conclusions qu’il veut, l’essentiel du spectacle étant de le divertir et de l’encourager à prendre le monde présent avec optimisme, peines et joies mêlées.

Téléchargez « Courage Amélie ! » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

(Années cinquante / années deux mille)

« Courage Amélie ! »

1
Amélie :
Ma jeunesse m’encombre, Arlequin.
Arlequin :
C’est ta chance !
Amélie :
Ne te moque pas, où vais-je ?
Arlequin :
Ta mélancolie m’amuse, Amélie.
Amélie :
Ne te moque pas, je ne sais pas quoi faire, je ne sais rien.
Arlequin :
C’est heureux, tu as tout à découvrir, quelle chance !
Amélie :
Pourquoi suis-je perdue, c’est de ma faute ?
Arlequin :
Mais non, ta jeunesse m’emplit de joie, Amélie !
Amélie :
Ah ah ? Eh bien, moi, elle m’accable !
Arlequin :
Tu sais que j’ai raison.
Amélie :
Parce que tu es toutes les couleurs du temps ?
Arlequin :
Exactement ! Je suis le passé, le présent…
Amélie :
Et le futur ?
Arlequin :
Oui, et le futur… un peu…
Amélie :
J’ai eu mon bac, tu sais, et puis…
Arlequin :
Et tu voudrais savoir…
Amélie :
Où je vais…
Arlequin :
Ce que tu peux choisir…
Amélie :
Ce que sera ma vie…
Arlequin :
Tu as peur de t’enfermer…
Amélie :
De me tromper dans mes choix, oui.
Arlequin :
Ah, ah, autrefois tu n’aurais pas eu toutes ces angoisses !
Amélie :
C’était mieux avant !
Arlequin :
Bécassine ! N’importe quoi !
Amélie :
Tu m’insultes ?
Arlequin :
Ne le prend pas mal !
Amélie :
Explique-toi !
Arlequin :
Écoute bien : avant, il y a cinquante ans, tu n’aurais eu aucun choix !
Amélie :
Donc aucune angoisse !
Arlequin :
Oui, mais quel boulot !
Amélie :
De quoi parles-tu, quel boulot ?
Arlequin :
Attends, clouée dans ta cuisine, tu aurais sans le vouloir mis des enfants au monde, si ça se trouve, à ton âge tu serais déjà mère…
Amélie :
Maman ! Ouh là !
Arlequin :
Eh oui !
Amélie :
Sans espoir ?
Arlequin :
Tu rigoles ! Si ! Avec de l’espoir partout…mais clouée tu m’entends, bloquée !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 2)

2

(La scène est dans la cuisine. On ne voit pas les enfants ; ils sont censés être présents)

Roland :
Et vous les enfants, on ne moufte pas, hein ? !
Roseline :
Tu sais, Roland, ils ont été très sages, ce matin !
Roland :
Manquerait plus que ça !
Roseline :
Tiens, mange mon Jacquot !
Roland :
Mais regarde-moi ça ! Il laisse le gras du jambon ! C’est ce qu’il y a de meilleur ! Et puis, le gras, on le paye comme le jambon ! Tu sais ce que ça coûte le jambon ? Et moi qui me saigne aux quatre veines, tu parles d’un moins que rien celui-là !
Roseline :
Laisse-le, Roland ! Arrête de le harceler !
Roland :
Oh ça va hein ! Prends pas leur défense !… Et toi, là, tu vas manger ton jambon et le gras avec ! …Nom de Dieu ! (Il donne une gifle dans le vide par-dessus la table)
Roseline :
Arrête !
Roland :
Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est toi qui commandes maintenant ?
Roseline :
Oui, c’est moi.
Roland :
Elle est bien bonne celle-là ! Et ça date de quand ?
Roseline :
J’en ai assez que tu te fâches sans arrêt contre eux !
Roland :
Mais je suis chez moi ! Et je commande comme je veux !
Roseline :
Non, c’est moi.
Roland :
Elle est raide celle-là : moi, j’ai jamais rien commandé ! Jamais rien décidé ! On m’a fourré chez un patron, on m’a emmené à la guerre, on m’a emprisonné dans un camp… Eh… Dis-moi, quand est-ce que j’ai décidé quelque chose ?! Jamais, tu m’entends, jamais ! Même pour les enfants ! Qui c’est qui les voulait ? Pas moi ! Alors ne t’avise plus de dire que je ne suis pas maître chez moi ! J’en ai marre ! Marre, marre et marre !
Roseline :
Tu vas les laisser tranquilles ! Les enfants ne sont responsables de rien ! Maintenant qu’on est en paix, fiche-leur la paix.
Roland :
Nom de Dieu ! Si c’est comme ça, je décampe d’ici ! Débrouille-toi avec les mômes ! On en reparle ce soir, tu vas voir un peu qui c’est qui commande ! (Il quitte la scène)
Roseline :
(Elle s’adresse à ses enfants, mais très vite, elle parle directement au public. Quelques femmes surgissent habillées comme elle et du fond de la scène prononcent des phrases de son monologue en alternance avec elle.)
Quel dommage que je sois bouclée à la maison ! Si je pouvais sortir, je pourrais vraiment faire comme je veux ; oh mais je trouverai bien un petit boulot…/
en attendant, mes enfants, pardonnez lui, il ne sait pas ce qu’il fait./
Ce n’est pas de sa faute … Déjà pendant la guerre, quand il était là-bas, je songeais en lisant ses lettres : la guerre le dévore, elle lui mord l’énergie, sa rage le consume. /
Je vous le promets, vous pouvez compter sur moi./
S’il y a un Dieu quelque part, prions pour qu’Il le guérisse au plus vite et s’il n’y a pas de Dieu (ce qui est probable), eh bien tant pis, nous ferons avec Son absence. À moi de faire des miracles, une rude tâche m’attend./
Ce vide dans la cuisine au lino craquant, ces casseroles que j’entrechoque après chaque repas, c’est la mélodie de mon abandon froid…/
oui, oui, il vous faudrait un père, un vrai, à moi aussi, mais c’était autrefois, dans ma tête de jeune fille naïve…/
mon Dieu, j’étais bien incapable d’imaginer qu’un jour les blés seraient fauchés par des panzers luisants sous le mai ensoleillé de mille neuf cent quarante./
Il a vécu longtemps sans moi votre père, et j’ai végété quatre ans (presque cinq) à mille lieues de ses bras./
Je l’imagine encore arpentant son stalag : son pas s’énerve sur les planches disjointes de son baraquement englouti sous la neige, il remâche ses rages futures./
Vous savez, il est revenu les mains outrageusement abîmées, mes chers enfants, des traces de blessures crevaient ses bras, il n’avait plus le souvenir des caresses… /
ou peut-être avait-il honte, honte d’avoir été battu, ligoté, enfermé ;/
alors pour les caresses, on aurait dit qu’il avait oublié, qu’à force de tenir un fusil ou d’étreindre des morts, il était devenu un peu glacé, un peu indifférent, je ne sais pas, j’imagine…/
sa vitalité fraîche a tourné vinaigre et sa vigueur est morte d’avoir longtemps espéré une libération mille fois reportée./
Il en a vu des morts et s’il vous bat, si sa violence se déchaîne parfois contre vos corps tendres, c’est une vengeance qui ne s’adresse pas à vous, mais à lui, battu, vaincu, déporté comme feuille dans l’automne d’une histoire atrocement subie. /
Nous devrons vivre avec. Vivre avec ! Je vous jure que je vous protègerai, mes chers enfants, je vous aimerai, je vous aiderai, comptez sur moi. /
Je sais, mes chers enfants, je sais que vous n’êtes pas de ce passé et que l’avenir seul vous importe, oui, vous grandirez sous les frondaisons pacifiques des fêtes populaires,/
vous danserez sans plus songer à ces horreurs, mais je vous le demande comme un service, comme un petit merci : je vous en prie, souvenez-vous et pardonnez ! /
N’ayez les cœurs contre eux endurcis, les pauvres pères, les petits pères, /
ils en ont tant vu, ils n’étaient pas faits pour ça /
– mais au fait, qui est fait pour ça ? quel monstre est capable d’assumer une chose pareille ? – /
soyez leur consolation, je vous aiderai pour deux, je vous aimerai pour deux, vous pouvez compter sur moi, sur nous, les femmes…/
voyez comme malgré les contraintes qui nous accablent, repas, repassages, vaisselles, lessives, nous faisons face, /
nous savons que les décennies à venir nous appartiennent, nous vous ferons un monde où vous pourrez chérir vos propres enfants, débarrassés de la terreur du ciel qui tombe sur la tête (les bombardements, si vous saviez !). /
N’écoutez pas les voix qui vous disent que c’était mieux avant. C’est une vaste blague : avant… c’était l’horreur !/
Je déclare la guerre hors la loi, je vous promets un monde pacifique dans nos contrées ravagées,/
je vous promets des printemps vrais, des primevères toujours,/
je vous promets de l’amour, on va enfin pouvoir aimer les enfants, c’est nouveau, c’est incroyablement neuf, aimer les enfants… Pour plus tard, le bonheur à l’âge adulte, je ne sais pas, ça va ça vient, mais nous, les femmes, nous vous ferons les conditions nécessaires à un bonheur possible./
Je vous aime, je vous aime … parlez, parlez sans crainte, l’azur chante, soyez présents, souriants, vivez, espérez,/
je vous aime tant, mes chers enfants, mes … chers… mes chers enfants, mes chers enfants, mes chers enfants.
3
Amélie :
Elle y va pas de main morte, dis-donc ! On vient de là ?
Arlequin :
Oui, oui, enfin, c’est l’auteur qui pousse le bouchon un peu loin, il adore le drame…
Amélie :
Mais il a raison, c’était dramatique !
Arlequin :
Mais pas du tout ! C’était plein d’espérance ! Tu n’as pas bien écouté !
Amélie :
C’est ça, je suis trop bête pour comprendre !
Arlequin :
Laisse tomber ! Attends, tu as vu, à cette époque tu n’aurais pas rigolé tous les jours.
Amélie :
Mais je ne rigole pas tous les jours, qu’est-ce que tu crois ?
Arlequin :
Tu as peur ?
Amélie :
Je suis tiraillée…
Arlequin :
Écartelée ?
Amélie :
Oui.
Arlequin :
Tu n’en as pas l’air !
Amélie :
Tu ne sais pas ce que c’est.
Arlequin :
C’est vrai… je suis l’Arlequin des couleurs du temps : je ris de vivre.
Amélie :
J’ai le mal de vivre.
Arlequin :
Ah, ah ! On va avoir des difficultés à se comprendre, toi et moi !
Amélie :
Je vais faire des efforts, promis !
Arlequin :
Merci. Je suis la joie, tu sais…
Amélie :
Je sais…. Euh, je peux te demander quelque chose ?
Arlequin :
Aux jeunes filles tristes on ne peut rien refuser !
Amélie :
Non, pas triste, je flotte, je suis écartelée, désemparée…
Arlequin :
Oui, excuse-moi !
Amélie :
Je voudrais l’équivalent du tableau de tout à l’heure, mais de nos jours !
Arlequin :
Oh là, oh là, oh là là ! Mais tout a changé aujourd’hui ! Tout ! L’équivalent ? Impossible !
Amélie :
En à peine deux générations ?
Arlequin :
Oui, oui, une vraie métamorphose ! Je vais te dire un mot simple.
Amélie :
J’adore quand c’est simple !
Arlequin :
Ah ah ! En 50 ans, tout est différent. Tu m’entends, ce n’est pas pire, c’est mieux, sans aucun doute, mais surtout c’est différent ! Différent !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ? (Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 4)
4

(Julien et Justine sont assis dos à dos. Un portable en main)

Julien :
Allô ! Oui, je t’appelle… oui, c’est Julien. Qui veux-tu que ce soit ? Un de tes nouveaux mecs ?
Justine :
Ouaff, ouaff ! Ça va hein ! Ce n’est pas un mec que j’ai, c’est mon ami, et lui, il travaille, lui….
Julien :
Et tu le trompes avec qui, celui-là ?
Justine ; Avec personne ! Obsédé ! Parano !
Julien :
Parano toi-même !
Justine :
Qu’est-ce que tu viens me casser les pieds, abruti !
Julien :
Calme ta joie ! Ça ne t’a pas suffit de me traîner dans la boue devant le juge ?
Justine :
Ah, quel bon souvenir ! Oh que c’était drôle ! Avoue-le, tu ne l’avais pas volé !
Julien :
Écoute, j’ai pas le temps là, je suis au boulot !
Justine :
Ah bon, ah oui, c’est vrai ! T’as un job maintenant ? Ça doit te changer drôlement ! Tu n’es pas fatigué j’espère ?
Julien :
Ne me parle pas sur ce ton, s’il te plaît !
Justine :
Dis-donc, ce n’est pas moi qui appelle ! Je parle comme je veux, je suis libre, gros tas !
Julien :
Stop, stop ! Arrête !
Justine :
Droit au but! Qu’est-ce que tu veux?
Julien :
Je ne veux rien du tout ! J’appelle à cause de Nicolas et Jennifer !
Justine :
C’est quoi ton problème ? Tu t’occupes de tes enfants ? C’est nouveau, ça vient de sortir ! Ils sont en parfaite santé et j’ajoute qu’ils se portent bien mieux sans toi ! Alors grouille-toi, j’ai autre chose à faire qu’à écouter ton baratin !
Julien :
Oui, oui, euh… euh, je t’appelle pour la garde du week-end qui vient.
Justine :
Ah ah ! Voilà un bon papa qui réussit à force de mensonges à convaincre le juge de garder les enfants le week-end et à la première occasion, ça ne lui convient pas, alors bien sûr… Ah je flaire le traquenard ! Ah, je vois venir l’embrouille !
Julien :
Y’a pas d’embrouille, vipère !
Justine :
Vipère! Tu m’appelles pour me traiter de vipère ! C’est tout toi, ça ! T’es qu’un abruti ! (Elle raccroche).
Je t’en ficherais moi, des vipères, je l’ai nourri logé, pendant des années ! J’ai bossé au bureau comme une dingue pendant qu’il me trompait, j’ai fait les courses, la cuisine, le linge, je me suis occupé des enfants… et lui rien ! Et voilà que (Il rappelle)… Ah, c’est encore ce boulet, pfff !
Julien :
Euh, excuse-moi…
Justine :
J’en ai rien à faire de tes excuses !
Julien :
Écoute ! Arrête !
Justine :
J’arrêterai si je veux.
Julien :
Écoute !
Justine :
J’écoute parce que tu es le père de mes enfants, mais grouille-toi, là tu me déranges !
Julien :
Pour ce week-end, exceptionnellement, est-ce que tu ne pourrais pas les garder, je suis…
Justine :
Non, non, non et non ! Tu ne t’es jamais occupé d’eux…
Julien :
C’est même pas vrai !
Justine :
Je te dis que tu es un incapable ; tu n’as jamais été fichu de les éduquer, et là, le juge te donne la chance inouïe d’être avec eux….
Julien :
Il faut bien qu’ils voient leur père, ces enfants !
Justine :
C’est bien ce que je dis ! Donc, tu les as, ce week-end, de quoi te plains-tu ?! Voilà. On n’en parle plus. Et ne me rappelle pas. J’ai autre chose à faire qu’à écouter les…
Julien :
Mais enfin, Justine, au nom de tout ce qui a fait notre vie commune, avant…
Justine :
Ah non, pas ça ! Tu devrais avoir honte (avec emphase): « au nom de tout ce qui a fait notre vie commune » non, mais tu t’entends ? !… tu te fiches de moi, c’est pas possible, dis-moi, tu veux encore m’humilier, me prouver une fois de plus que je suis la dernière des dernières, une cruche, une moins que rien ! Oh, et puis, quand on a vécu l’enfer, on n’en parle pas ! Va te faire voir ! (Elle raccroche et quitte la scène)
Julien :
(hésitant) Bof bof bof bof ! Méchant, là ! Ça craint, ça craint, ça craint !(Il se résout en hésitant à composer un autre numéro) Euh…Allô ? Amandine ? Oui, oui, c’est Julien…euh… non, non… c’est la faute à mon ex… non, non, elle ne veut pas… Ben je sais bien qu’on avait prévu le week-end à la mer ! Ça va pas le faire, non ! Mon ex refuse, non, elle ne veut pas les prendre ! Mais tout ça c’est la faute à mon ex… non, non, attends, on pourrait changer de date, prendre des congés ensemble… attends, Amandine, non, non, ne raccroche pas… (Il écarte le téléphone et murmure) ne raccroche pas, ne raccroche pas, je t’en prie, ne raccroche…
5
Arlequin :
T’as vu ça ! Ouh là là ! l’auteur en remet une couche dans le drame !
Amélie :
Pas du tout ! Mais pas du tout !
Arlequin :
Ah bon ?
Amélie :
C’est exactement ça !
Arlequin :
Puis-je savoir d’où tu tiens ce savoir ?
Amélie :
De la vie ! De ma vie !
Arlequin :
Ta vie ? Mais elle commence à peine et…
Amélie :
En dix-huit ans d’existence j’ai eu le temps d’avoir deux beaux-pères !
Arlequin :
Trois pères ! Y’en a visiblement deux de trop en effet !
Amélie :
Ma mère est charmante, mais elle est… comment dire ?
Arlequin :
Versatile ?
Amélie :
Oui, changeante… mon père aussi d’ailleurs.
Arlequin :
Avec ces trois là tu as dû avoir trois game boys, autant de portables et tout le bazar !
Amélie :
Sans oublier deux demi frères et une demi sœur !
Arlequin :
Tu as de l’expérience !
Amélie :
Je ne suis pas une exception.
Arlequin :
C’est bien, ça change, ça fait de la vie qui bouge ! Quelle joie !
Amélie :
Ça détruit, ça divise intérieurement, ça fait des gens comme moi ! Avec un vide !
Arlequin :
Qu’est-ce qui t’a manqué ?
Amélie :
Un vrai père.
Arlequin :
Ah le fameux petit père de tout à l’heure ? C’est dur ?
Amélie :
Euh, non… on s’y fait. C’est comme un mur lézardé !
Arlequin :
Au bout d’un moment on n’y prête plus attention.
Amélie :
Euh si ! On n’oublie jamais le jour où…
Arlequin :
où ils se sont séparés…
Amélie :
Oui, tu te sens coupée en deux et c’est irréparable !
Arlequin :
Fragile, fragile…
Amélie :
Oui, et tu te sens obligée de prendre parti… mais c’est impossible.
Arlequin :
Tu deviens une faute vivante qu’ils ont commise à deux.
Amélie :
À peu près, oui.
Arlequin :
C’est pour ça que tu hésites, que tu es…
Amélie :
Irrésolue, tendue, incertaine…
Arlequin :
Tu aurais voulu bien sûr que ton père et ta mère restent ensemble… évidemment !
Amélie :
Je ne crois pas ! Le désamour, ça ne se commande pas.
Arlequin :
Ben dis-donc, t’en connais un rayon !
Tiens, j’ai là sous le coude une petite scène, du temps où les gens ne pouvaient pas se séparer. Enfin, où ce n’était pas encore la mode, si je puis dire !
Amélie :
J’aimerais bien voir ! Ça me changera !

(Arlequin désigne l’endroit où va se dérouler la scène 6)

6

(Il porte une casquette ; il a sa musette à l’épaule. Il jette son mégot)

Oufff ! Ça fait du bien une bonne gauloise dans l’air frais du matin. On se sent un homme, un vrai, un costaud. Malgré la brume qui persiste, je suis sûr qu’il va faire beau. Une belle journée à trimer, malheur ! J’aimerais tant être ailleurs. Un jour… un jour, je ne m’arrêterai pas au portail du patron. C’est pour lui le jour qui vient, pour moi c’est des heures payées une misère… et ça, six fois par semaine. Je vois à peine les gosses. Enfin, cette tâche des jours à réparer les lavabos qui fuient, a au moins un avantage, je ne croise pas le visage raviné de ma pauvre femme. Mais les enfants, Marie-Jeanne, avec sa frange blonde et ses yeux verts qui m’admirent (si elle savait, si elle savait) et le petit Jean qui chante comme un oisillon dans son parc de buis, tout frais tout rose ; avec la chance qui nous caractérise, lui, il sera plombier, comme son père, j’espère que non, mais je n’y crois pas trop ! Ses mains sont douces, potelées, ce serait dommage. Enfin ! J’aimerais tant que…. Ah, il fait bon respirer l’air du matin, même dans le brouillard… non, il vaudrait mieux que le ciel soit bleu… qu’est-ce que je fais ici ?… bleu azur, bleu azur….
Six jours par semaine, de sept heures du matin à sept heures du soir. Un jour… un jour je ne franchirai pas le portail du patron. Mes mains creusées, gercées, la peau cassante, les paumes comme des cratères glacés, drainées par les outils, j’ai beau les frotter le soir avec du savon de Marseille, tu parles, la graisse s’accroche dans les crevasses et sous les ongles, et mes gros doigts qui se crispent sur l’acier douteux des siphons, c’est drôle, ce sont les mêmes doigts qui font les marionnettes le dimanche pour faire rêver les petits. La maison de briques rouges aux marches inégales s’est refermée sur nous, sur moi. Qu’est-ce que je fais ici ? Tout ça n’a pas de sens. Le curé a beau dire, le ciel, heureux les pauvres, et la suite, tu parles, je préfèrerais un vrai ciel bleu, ici et maintenant.
Six jours par semaine. Un jour… un jour je ne passerai pas la porte du patron. J’irai plus loin, scruter l’azur, sentir la mer, guetter les rayons du couchant plutôt que de m’accroupir pour trois sous à l’ombre des placards de formica crasseux. Un jour, je partirai. C’est drôle, après la guerre, j’avais cru avoir fait le plus dur ; quelle joie c’était de revenir du camp de prisonnier, de danser sous les lampions et l’autre là, ma pauvre femme, il faut bien le dire, elle n’a rien fait pour me déplaire, et moi, le délivré, j’étais libre, libre, libre et amoureux, et fou d’aimer, ça tournait, tournait, et insensiblement, sournoisement, sans prévenir, cette folie s’est fait fardeau, fadeur, froideur, le cœur froid, on ne sait pas pourquoi, ça vient un matin, comme ce matin, tu t’accroches à ta cigarette de l’aube, c’est une bouée, ta seule grâce du jour. Qu’est-ce que je fais ici ?
Six jours par semaine. Un jour… un jour je ne frapperai pas à la porte du patron. Un jour, j’irai droit devant ; j’aimerais bien emmener Marie-Jeanne et Petit Jean, je les laisserais fouiller dans ma musette pour qu’ils partagent ma gamelle de midi. Je m’en fiche de manger, de ne pas manger. J’ai faim d’autre chose, d’une autre paix, d’une vraie paix rieuse et fraîche. Je serrerais Petit Jean dans mes bras et je lui chanterais des valses, des tangos… des javas, tiens. « C’est la java bleue, la java la plus belle… » et Marie-Jeanne sautillerait auprès de nous avec son éternel sourire et sa main de velours serrée dans ma poigne. Nous irions au loin dévorer la vie comme on le fait d’un quignon de pain, nous irions je ne sais où… qu’est-ce que je fais ici… je ne sais où, loin, très loin.
Ah tiens, voilà la porte !
Bonjour Monsieur Martin, oui, oui, tout va bien, on a quoi aujourd’hui comme dépannage ?
7
Amélie :
Je l’aime bien ton bonhomme de plombier !
Arlequin :
Tu as vu, il survit dans le rêve !
Amélie :
On en est tous là !
Arlequin :
Bravo, Amélie ! Ah que ça fait plaisir à entendre ! Tu me plais !
Amélie :
C’est vrai ?
Arlequin :
C’est vrai, on vit tous dans l’arc en ciel.
Amélie :
Quand je vois un arc en ciel, je ne peux pas m’empêcher de chanter !
Arlequin :
Quelle chance : Les couleurs engendrent les voix. Quelle joie ! Le rêve !
Amélie :
Ton plombier n’était guère différent, avec ses rêves !
Arlequin :
Que veux-tu ! L’homme descend du songe.
Amélie :
Ah ah, très bien, l’homme descend du songe ! Et là on ne peut pas dire que l’auteur en rajoute dans le drame.
Arlequin :
Si, enfin… à l’époque au moins tu avais la sécurité de l’emploi.
Amélie :
Il est où le drame ?
Arlequin :
Ils y laissaient leur peau pour presque rien !
Amélie :
Ils touchaient une misère… de quoi survivre, non ?
Arlequin :
Il y avait plein d’heures supplémentaires.
Amélie :
Le beurre dans les épinards.
Arlequin :
Oui oui, c’est ça
Amélie :
Sauf que moi, le beurre ça me fait grossir et je n’aime pas les épinards !
Arlequin :
Ah ah , enfant gâtée !
Amélie :
Crétin d’Arlequin !
Arlequin :
Ce que tu es susceptible !
Amélie :
Je suis gâtée, oui, ça on peut le dire ! Drôlement, même !
Arlequin :
Attends tu vas vider ton sac… mais avant permets-moi d’en rajouter un brin !
Amélie :
Ok, gros malin d’Arlequin.
Arlequin :
L’époque du plombier c’était les trente glorieuses.
Amélie :
Et alors ?
Arlequin :
Plein emploi, métiers garantis à vie ou presque…
Amélie :
Le paradis quoi !
Arlequin :
À écouter notre plombier ce serait plutôt les trente piteuses.
Amélie :
Je crois comprendre.
Arlequin :
Il travaillait tous les jours, parfois le dimanche !
Amélie :
Il gagnait peu, on l’a dit.
Arlequin :
Très peu. Tiens, il était payé en billets, dis-donc !
Amélie :
Il dépensait tout ou partie de sa paye au bistrot…
Arlequin :
Pas toujours ! Mais les femmes… ouh là !
Amélie :
Les courses, la lessive à la main, la tripotée d’enfants… l’enfer !
Arlequin :
Pour les femmes, les fameuses trente glorieuses, c’était comme depuis la nuit des temps.
Amélie :
Donc à cause de ça, moi, je serais une enfant gâtée ?
Arlequin :
La pilule contraceptive a tout changé.
Amélie :
Je me plaindrais pour rien ?
Arlequin :
Tout est ouvert pour toi, ma belle !
Amélie :
Là où je demande du boulot, on m’envoie bouler !
Arlequin :
Attends…
Amélie :
Non, toi, attends. Tu m’énerves, je sais ce que tu vas dire.
Arlequin :
Eh bien va z’y !
Amélie :
Tu vas me dire : faut étudier, faire des études…
Arlequin :
Voyager, aller à l’étranger, apprendre des langues, foncer, embrasser l’équateur…
Amélie :
Embrasser l’équateur, n’importe quoi !Londres, Tokyo, Berlin, Washington, Rome… T’es en cheville avec une agence de voyage ? J’ai pas un sou !
Arlequin :
Mais tu peux travailler là-bas… Débrouille-toi !
Amélie :
On vit dans un pays si pourri qu’on doit aller se faire voir ailleurs ?
Arlequin :
Que tu es drôle ! Mais non, des jeunes étrangers viennent chez nous ! Ça les change ! Il faut apprendre l’Autre, le monde !
Amélie :
Pour quel métier ?
Arlequin :
On ne sait pas quels seront les métiers dans dix ans ! Mieux vaut en attendant, étudier et s’arracher à la maison où tu croupis !
Amélie :
Donne-moi ta carte bleue, je pars demain matin !
Arlequin :
Encore ça ! Mais débrouille-toi ! Va ! File ! Cherche du boulot là-bas !Aère-toi !
Amélie :
J’ai peur.
Arlequin :
Tu l’as déjà dit.
Amélie :
Mais là j’ai déjà moins peur.
Arlequin :
Comment ça ?
Amélie :
Rien que le fait d’en parler… je ne sais pas.
Arlequin :
Tu vois, tu ne risques rien. L’école aujourd’hui, ce n’est pas toujours quatre murs d’une université graffitée par des enfants perdus. L’école, c’est le globe terrestre!
Amélie :
Ben t’as pas peur toi avec ton globe terrestre !
Arlequin :
Je reconnais que là l’auteur m’oblige à dire des trucs…comment dire ?… un peu pompeux…
Amélie :
Ah, ah ! « Un peu pompeux, un peu pompeux » ça me fait rigoler !
Arlequin :
Bon, attends ! On va prendre l’exemple inverse. Tiens, j’ai une caissière là.
Amélie :
Caissière, ça, jamais de la vie !
Arlequin :
Elle est bien de ton avis.
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où va se passer la scène II, 2)

8
Le psy :
Ah bonjour, notre petite Séverine !
Séverine :
Bonjour, docteur, enfin, petite, petite…(Elle se regarde en souriant un peu gênée)
Le psy :
Oui, oui, j’ai recherché dans mes dossiers, il y a bien longtemps que…
Séverine :
La première fois que je suis venue, j’avais huit ans je crois, ma grand-mère m’avait amenée…
Le psy :
Oui, oui spasmophilie, je me souviens, tu ne voulais pas rentrer, tu te débattais, et on s’est vus à intervalles réguliers pendant pas mal de temps… mais là, ça fait bien vingt ans que…
Séverine :
Écoutez, écoutez…euh, je peux m’asseoir ?
Le psy :
Installe-toi ! Je t’écoute.
Séverine :
Euh…euh… ça…Ça me prend là !
Le psy :
Tu étouffes ?
Séverine :
C’est ça, oui, c’est ça.
Le psy :
C’est ton travail ?
Séverine :
Oui, non, enfin oui, en partie…
Le psy :
Il faudrait que tu…
Séverine :
Oui, oui j’y viens : je suis mariée, quatre enfants, on a une maison dans les environs… et… et j’ai peur.
Le psy :
Peur de quoi ?
Séverine :
Ça me vrille l’estomac, ça me retient soudée à la terre ; des chaussures de plomb ; comme un scaphandrier, je suis incapable de respirer sans assistance ; c’est pour ça qu’il fallait que je vienne. J’étouffe.
Le psy :
Oui, oui, je comprends… Et ton métier ?
Séverine :
Caissière.
Le psy :
Au supermarché ?
Séverine :
(Elle fait oui de la tête et se prend la tête dans les mains) C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress !
Le psy :
Au travail ?
Séverine :
Partout ! Sans arrêt ! Jamais le temps !
Le psy :
Quatre jeunes enfants, une maison, ton travail, il n’y a rien de plus banal, tu es…
Séverine :
Oui, je suis stressée. Je devrais trouver ça normal, mais…
Le psy :
Les enfants vont grandir et je suppose que ton mari te donne un coup de main.
Séverine :
Lui, oh, un vrai papa poule, il les adore, il m’adore.
Le psy :
Vu de l’extérieur, ça paraît idéal.
Séverine :
Et c’est l’enfer, c’est flippant, c’est un piège diabolique, d’ailleurs, regardez, vous aussi, vous vous demandez : mais de quoi vient-elle se plaindre, celle-là ?
Le psy :
Pas du tout ! Qui te dit des choses pareilles ?
Séverine :
Les voisins, les voisines…. J’étouffe, docteur, je n’ai jamais le temps. Ma vie est médiocre, docteur, ma vie est un torchon qui tourne au gré du vent sur le fil des jours…
Le psy :
Mais encore ?
Séverine :
Je suis invisible, docteur. Invisible, vous voyez ce que je veux dire ?
Le psy :
À peu près.
Séverine :
Je voulais tout, je n’ai rien eu. Moi qui rêvais de grands espaces à conquérir, j’ai l’impression d’être dans un entonnoir prête à couler à pic dans une bouteille… liquéfiée. Je suis un rôle, pas une personne, pas quelqu’un, pas un être humain. Je suis invisible. C’est pour ça que je braille tout le temps.
Le psy :
Personne ne te regarde ?
Séverine :
Personne. Ni les clients, ni mes enfants. Je suis trop médiocre, râleuse, engoncée dans un rôle. C’est normal, je sais…
Le psy :
Mais pas du tout. Parle-moi de ton travail.
Séverine :
Vous savez ce que c’est caissière ?
Le psy :
Je devine.
Séverine :
C’est cinq mille fois par jour le bip du code barre des marchandises qu’on passe sous le scanner. Chaque seconde est rythmée par le son de la machine… et des visages, j’en vois toute la journée, mais ce que je voudrais, c’est…
Le psy :
Des sourires ?
Séverine :
Non, pas spécialement. Tenez, certains soirs je vais au bistrot, rien que pour entendre autre chose que bonjour, bonsoir. Je veux des histoires, des voix, de vraies voix d’hommes, même embrumées, je préfère ça au silence bruyant de la baraque où mes cris résonnent pour rien.
Le psy :
Tu cries ?
Séverine :
Je râle tout le temps.
Le psy :
Et les enfants ?
Séverine :
Ils sont habitués. Ils s’en fichent.
Le psy :
Et ton mari ?
Séverine :
Oh, c’est le brave type. Il est normal, lui, il accepte tout, il laisse faire les enfants, c’est moi qui tiens tout d’une main de fer, mais ça m’épuise, ça me dégoûte, j’ai l’impression d’être de trop, d’emplir la maison de mon corps tout entier. J’ai une boule là, c’est un rôle vous comprenez, je stresse, je suis où moi dans ce chaos ? Je suis où ? Personne ne me dit jamais…euh…
Le psy :
Jamais quoi ?
Séverine :
Personne ne me dit jamais : j’ai du respect pour toi, je t’aime, je comprends ta colère, repose-toi, arrête, calme-toi, prends ton temps, je te comprends…
Le psy :
Ton mari ?
Séverine :
Il m’adore je vous dis.
Le psy :
Et donc ?
Séverine :
Eh bien, il trouve notre existence parfaitement normale. Il est satisfait. Vous vous rendez compte : sa-tis-fait ! Et moi, avec ma boule à la gorge, ça me fout en boule ! Je passe pour une emmerdeuse ! Il ne sent rien, il ne voit rien, alors je hurle ! Je… je…
Le psy :
L’étouffement qui revient.
Séverine :
Oui, et quand cette boule se libérera, ce sera terrible.
Le psy :
Et que faudrait-il pour empêcher ça ?
Séverine :
Ça c’est marrant ! Le psy qui demande le remède au patient, elle est bien bonne celle-là ! Je me demande ce que je fais ici. Tiens, je m’en vais, je perds mon temps (Elle se lève ; il la rassoit des deux mains sur les épaules).
Le psy :
Non, non, bon sang de bonsoir, assise, tu restes là… Parle-moi de tes rêves : tu rêves de quoi ?
Séverine :
Comme dans les jeux d’enfants, je rêve qu’on fasse « pouce, on arrête tout ! », je rêve de suspendre le temps, il faut que je réfléchisse, je dois redevenir visible, visible… vous voyez, visible…
Le psy :
Oui, Séverine !
Séverine :
Je rêve d’une épaule calme, d’un creux d’épaule sobre sur lequel je pourrais poser ma joue, doucement surtout, tendrement, l’amour à l’intérieur du temps suspendu, ma main qui froisse son col de chemise en remontant vers son visage, il ne bouge pas, esquisse un sourire, alors je pose mon autre main contre la tempe opposée et je le fixe, et dans ses yeux, docteur, dans le fond de ses yeux, je me vois, je deviens moi, je redeviens moi, enfin, moi, enfin moi.
Le psy :
Je crois que nous faisons tous ce rêve, mais vous le décrivez avec une telle crudité…
Séverine :
Tiens, vous me vouvoyez tout d’un coup !
Le psy :
Excuse-moi… euh… ça m’a échappé.
Séverine :
Vous êtes tout excusé !
Le psy :
Hum, hum… Voyons, voyons, disons un mois d’arrêt de travail… on le renouvellera sans doute. On se revoit la semaine prochaine. Si je te prescris des antidépresseurs…
Séverine :
Pas la peine, docteur, je ne les prendrai pas.
Le psy :
Je m’en doutais. Très bien, très bien… Ils se lèvent ensemble, il lui parle en la raccompagnant.
9
Arlequin :
Elle a du cran, la petite !
Amélie :
Oui, enfin, pas si petite que ça !
Arlequin :
C’est vrai, mais reconnais qu’elle a du courage !
Amélie :
(dubitative) Oui, oui…
Arlequin :
Ben qu’est-ce qu’il te faut !
Amélie :
Je ne comprends pas sa rage.
Arlequin :
Le destin l’a coincée… elle n’y peut pas grand-chose !
Amélie :
Elle n’a qu’à partir !
Arlequin :
Avec quatre enfants ! Partir ? Et c’est toi qui dis ça ! Toi qui t’ennuies, qui tergiverses, qui hésites !
Amélie :
Oui, là, je suis de ton avis.
Arlequin :
Son courage, c’est d’accepter son destin… je suis certain qu’elle trouvera !
Amélie :
Trouver quoi ?
Arlequin :
Le moyen d’être heureuse… toutes les couleurs du temps.
Amélie :
Comment peux-tu en être si sûr ?
Arlequin :
Elle est intelligente, vive, rageuse, pleine d’énergie.
Amélie :
Tu l’admires ?
Arlequin :
Oui.
Amélie :
Et moi, tu m’admires ?
Arlequin :
Je suis la vie.
Amélie :
Permets-moi d’insister, tu m’admires ? Dis-moi.
Arlequin :
Tant que tu ne joues pas le jeu de la vie, je ne peux rien dire. Elle, elle fonce, elle se bat, donc je l’admire…
Amélie :
Qu’est-ce que je dois faire ?
Arlequin :
Oh non ! Pas encore la même question !
Amélie :
Je t’en prie !
Arlequin :
L’époque est magnifique, Amélie ! Tout a tellement changé, jette-toi, lance-toi, on en reparle après. Là, franchement, je crois que… (Il fait mine de s’en aller)
Amélie :
Non, non, attends, raconte-moi une histoire d’aide et de fraternité, je sens que ça va me faire du bien ! J’ai encore besoin de tes rêves, un peu, un tout petit peu !
Arlequin :
Bon, bon, d’accord ! Si ça te fait du bien… tiens, on va parler de… oh, puis non, je ne te dis rien… je crois que ça va t’intéresser.
10

(Devant l’école. Bérénice se tient sous son parapluie. Aïcha est en retrait dans l’ombre. Catherine arrive.)

Catherine :
Bonjour !
Bérénice :
Euh… Bonjour ! Vous voulez peut-être profiter de mon parapluie…
Catherine :
Ce n’est pas de refus. Qu’est-ce qui descend !
Bérénice :
Ah c’est la rentrée ! La pluie de septembre, ça a du bon… (Catherine vient se placer sous le parapluie)
Catherine :
On s’était presque habituées au beau temps. Ça fait drôle, et puis les enfants qui sont à l’école ! Ah là là !
Bérénice :
Ça fait un vide, hein, on a hâte de les retrouver !
Catherine :
Euh, non, pas trop. Je me demande comment se sera passée cette première journée avec la maîtresse. Mon Baptiste est tellement agité !
Bérénice :
Moi, elle me manque déjà, ma petite Manon !
Catherine :
Ah tu as une fille, Bérénice ? Que tu dois être heureuse !
Bérénice :
(stupéfaite) Nous nous connaissons ?
Catherine (Elle rit):
Bien sûr ! Il y a trente ans on passait ensemble la porte de cette école !
Bérénice :
Je ne vous remets pas, c’est bizarre, pourtant, d’habitude…
Catherine :
Oh c’est normal que tu ne me reconnaisses pas, c’était tellement dur.
Bérénice :
Qu’est-ce qui était dur, si je puis me permettre ?
Catherine :
Oh, tout, le mariage raté, mon Baptiste qui s’agite le jour et la nuit, tant de nuits surtout, seule, ça marque, tu t’imagines.
Bérénice :
Non, je ne sais pas ce que c’est. Manon est un amour !
Catherine :
Je me sens vieille, c’est affreux… (Silence) Euh… je suis Catherine, on était là, à la maternelle, ensemble.
Bérénice :
Catherine ?…Catherine, bien sûr ! Et moi, comment tu m’as reconnue ?
Catherine :
Oh, Bérénice, tu as toujours tes beaux yeux gris que j’admirais tant quand j’étais là toute petite, tu ne le voyais pas, mais moi, je te dévorais, j’enviais tout de toi. Tu n’as pas changée !
Bérénice :
Que c’est étrange !
Catherine :
Et puis ton mari c’est le médecin, là, tout près. C’est bien ! C’est très bien !
Bérénice :
Ne m’envie pas trop, va. Je suis heureuse, oui, oui, c’est vrai, mais enfin… toi, tu as toute la vie devant toi. Ton Baptiste il ne va pas t’ennuyer si longtemps la nuit, il est petit c’est tout, les enfants c’est si mignon !
Catherine :
Sans doute, sans doute !
Bérénice :
Tu sais, ce serait bien, si tu veux, tu pourrais venir à la maison tout à l’heure, juste là.
Catherine :
Oui, oui, je sais, je passe devant pour aller travailler, je te vois parfois, je soupire.
Bérénice :
Oh, c’est toujours mieux chez les autres, il ne faut pas m’envier, je t’en prie. Tu viendras quand on aura récupéré les enfants, là, tout à l’heure.
Catherine :
Je ne sais pas si je peux.
Bérénice :
C’est moi qui t’invite ; ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une ancienne de la maternelle ! Attendons ensemble et on y va, d’accord ? (silence)
Tu aimes le thé ?
Catherine :
Je ne sais pas. Je n’en bois jamais.
Bérénice :
Eh bien tu goûteras !
Catherine :
Je ne sais pas si je dois. Une si grande maison. Et si belle.
Bérénice :
Tu viendras. Ma maison t’est ouverte. Une amie d’enfance… oh, c’était si bien, cette école, mon dieu !
Catherine :
Je vois que tu as de bons souvenirs.
Bérénice :
Mais bien sûr ! C’était extraordinaire ! (Silence) Ah oui, maintenant, je me souviens que nous étions souvent ensemble, n’est-ce pas ? On nous appelait ‘les jumelles’, c’était amusant !
Catherine :
Oh oui, c’était si tendre, on était inséparables… jusqu’à la catastrophe !
Bérénice :
Nous nous sommes disputées ? Je ne m’en souviens pas.
Catherine :
Non, je parlais du divorce de mes parents ; j’ai dû changer d’école en entrant en grande section. L’horreur ! Tu m’as manqué.
Bérénice :
Je t’ai manqué ! Ça alors ! Ah ça alors, on va rattraper ça, il faut que tu viennes, tout à l’heure, avec moi et les enfants. Je suis sûre que Manon s’entendra bien avec ton Baptiste.
Catherine :
Tu ne le connais pas, une vraie teigne.
Bérénice :
Ne parle pas comme ça de ton petit, je t’en prie Catherine ! Tiens, il ne pleut plus. (Elle replie son parapluie ; Aïcha s’approche).
Catherine :
Mais c’est Aïcha ! Décidément c’est le jour des retrouvailles !
Aïcha :
Oui, maintenant j’habite là tout près dans le grand immeuble.
Catherine :
Ah, c’était bien quand on était voisines dans le grand ensemble de la ZAC !
Aïcha :
Je ne t’ai pas oubliée, Catherine, tu as été si courageuse quand ton mari t’a laissée tomber. Et tu m’as rendu tellement de services.
Catherine :
Oui, oui, merci ! Mais ils vont bien, Mehdi et Djamila ?
Aïcha :
Ben oui, tu vois ils viennent de faire leur rentrée ! Tu sais ils parlent souvent de toi ! Ils vont être contents de te revoir !
Catherine :
Tu travailles toujours dans les bureaux, de 5 à 7 ?
Aïcha :
Oui.
Catherine :
Et comment tu vas faire avec les petits ?
Aïcha :
Ben, je ne sais pas. Je vais les emmener avec moi au travail, je crois ; ils attendront que j’aie fini de nettoyer les bureaux, qu’est-ce que je peux faire d’autre ?
Catherine :
C’est comme moi, faut que je trouve quelqu’un, mais pour l’instant je prends des congés en fin de journée, plus ou moins officiellement, voilà. C’est bien embêtant.
Aïcha :
Oui, c’est embêtant, mais les enfants, c’est si doux ; mes jumeaux tu sais, ils sont tellement sages. Dommage que leur père ne les voie pas plus souvent.
Catherine :
Il est toujours parti toute la semaine ?
Aïcha :
Oui. Et même des fois, il travaille sur le chantier le week-end ! (Silence)
Bérénice :
Hum, hum !
Catherine :
Ah oui, pardon Bérénice, tiens je te présente Aïcha… Aïcha… Bérénice (les deux femmes se saluent d’un « bonjour » )
Bérénice :
Excusez-moi, j’ai surpris votre conversation. Catherine, je t’en veux !
Catherine :
Mais de quoi ?
Bérénice :
De ne pas m’avoir dit tout de suite que tu prenais sur ton temps de travail pour venir chercher ton Baptiste… tu vas faire ça toute l’année ?
Catherine :
Peut-être, oui, comment faire autrement ?
Bérénice :
Et vous Aïcha, vous allez emmener vos enfants dans les bureaux que vous nettoyez le soir ?
Aïcha :
Oui. Je ne vois pas bien, comment…
Bérénice :
Vous n’avez pas une gardienne quelque part ?
Aïcha :
Si, si, mais…
Bérénice :
Je vois, je vois, et en plus j’imagine que ça doit être plus difficile encore pour vous à cause de vos … comment dire ? euh, de vos origines ; les gens sont tellement bornés … et toi Catherine, ton histoire de gardienne, c’est aussi que ça coûte cher ?
Catherine :
Ben oui, j’attends d’être augmentée et puis je prendrai une gardienne !
Bérénice :
Tu ne risques pas d’être augmentée si tu prends sur ton temps de travail pour aller chercher ton fils. Le patron va te dire : qu’est-ce que c’est que ces âneries, les gosses et tout ça !
Catherine :
Tu as sûrement raison.
Bérénice :
Tout le monde se fiche des mères célibataires qui travaillent ou de celles dont les maris sont partis toute la semaine.
Catherine :
Ben oui, qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça. Y’a bien des aides, mais c’est tellement dérisoire.
Bérénice :
Bon, écoutez toutes les deux ! (Elle prend une grande aspiration, appuie ses mains sur son parapluie fermé et se lance) Bon, vous faites comme vous voulez, je ne veux pas vous empêcher de rendre vos enfants malades en les emmenant sur votre lieu de travail après l’école ; ils n’ont rien à y faire, bien sûr ; après la journée d’école ils vont se retrouver dans des bureaux… c’est un lieu ça, pour des enfants ? Dites-moi, c’est un lieu fréquentable ça, pour des petits qui ont passé la journée dans les cris ? C’est vivable, ça ? Mettez-vous dans leur peau, essayez de sentir ce qu’ils vont vivre là, dans vos bureaux, à la fin de la journée, épuisés, à bout de nerfs, affamés ! Dites-moi ! Répondez !
Aïcha :
Je ne vois pas comment…
Catherine :
On ne peut guère faire autrement. Pourquoi tu te fâches ?
Bérénice :
Oh je ne me fâche pas contre vous, bien sûr ! Je ne vais pas en plus vous culpabiliser ! Mais franchement, si vous aviez une autre solution, est-ce que vous les laisseriez traîner, dormir, somnoler dans vos bureaux ? Non, hein, Non ! Non ?
Catherine :
Non, évidemment.
Bérénice :
Vous aimez vos enfants, vous voulez que vos enfants en fin de journée passent un moment tranquille, agréable… (Silence)Dites-moi franchement Aïcha, vos deux enfants, Mehdi et Djamila, est-ce que cela vous gênerait que je les garde le soir tous les jours d’école ? Je ne vous demanderai rien.
Aïcha :
Et pourquoi vous faites ça, vous ne me connaissez pas ! Et je…
Bérénice :
Eh bien ce sera l’occasion de vous connaître ! Et je suis certaine que pour Manon ce sera une très bonne chose. Elle va devoir apprendre à partager, à échanger avec d’autres enfants, ça ne peut que lui faire du bien. Dites-vous que mon offre est égoïste… c’est pour ma fille que je vous demande de me confier vos petits.
Aïcha :
C’est sûr ? C’est sérieux ?
Bérénice :
Rien de plus sérieux ! Ma maison là tout près est immense, elle ne demande qu’à être agitée un peu de temps en temps ! Ça va faire du bien à tout le monde !
Aïcha :
C’est sûr ? Vous ne me racontez pas des blagues ?
Bérénice :
Ce n’est pas mon genre. Je le fais de bon cœur. Ça me ferait plaisir. Alors, c’est oui ?
Aïcha :
(Se rue sur elle pour l’embrasser) Oui, oui, oui ! Je ne sais pas comment vous remercier… Je… je ne… oh vraiment, que c’est bien… que c’est bien !
Bérénice :
Je vous en prie. C’est pur égoïsme ! Tenez, venez prendre le thé avec nous tout à l’heure ! On arrangera ça, les horaires et tout !
Aïcha :
Oui, je vais même vous le préparer, le thé, à la mode de chez nous, vous verrez !
Bérénice :
D’accord !
Catherine :
Moi, non ! Désolée ! Je ne peux pas faire ça !
Bérénice :
Faire quoi ?
Catherine :
Baptiste est trop agité, non, ça ne marchera jamais !
Bérénice :
Écoute, c’est comme tu veux, mais mon offre tient toujours, toute l’année. Quand tu veux !
Catherine :
Ça me gêne… et puis il va t’encombrer. Il est trop agité.
Bérénice :
Avec toi peut-être il est agité, mais avec d’autres, je n’en suis pas persuadée ; enfin, c’est toi qui vois.
Catherine :
Arrête, Bérénice, ça m’énerve !
Bérénice :
Je vois. Tu te méfies. Tu n’as pas l’habitude. Tu n’y crois pas.
Catherine :
Oui, oui, ça doit être un truc comme ça.
Bérénice :
Bon, on accueille nos petits et on va se retrouver ensemble autour d’un thé. Là au moins, pour ça, tu es d’accord ?
Catherine :
D’accord. À tout de suite. (Elle s’éloigne)
Aïcha :
À tout de suite et merci…merci encore… (Elle s’éloigne)
Bérénice :
C’est dur de donner, ah que c’est dur de donner. C’est sans doute que partout… tout se vend ! Tout se vend, quelle misère ! Tout se vend !
11
Amélie :
Bravo ! Alors, là je dis bravo !
Arlequin :
Tu l’aimes bien Bérénice ! Tant mieux ! Un bel exemple !
Amélie :
Peut-être un peu trop beau !… Euh, c’est tellement facile d’être généreuse quand on en a les moyens.
Arlequin :
Ah je m’en doutais : mais, bêtasse, ne peuvent donner que ceux qui ont quelque chose à donner !
Amélie :
La bêtasse te remercie !
Arlequin :
Pardon, pardon ! Excuse-moi ! Comment tu la trouves ma Bérénice, allez !
Amélie :
Oh je ne sais pas, c’est tellement trop cool ! J’y crois pas !
Arlequin :
T’es comme Catherine, toi. Je t’assure que des gens comme ça, ça existe ; simplement, ils ne passent pas à la télé, on n’en parle jamais !
Amélie :
Pourquoi ?
Arlequin :
La télé, c’est une machine à émotions fortes; la générosité, l’altruisme, la bonté, ça n’intéresse personne. Faut des malheurs, tu comprends, des morts.
Amélie :
Moi la télé, c’est comme si je me promenais dans le cimetière du monde, donc je ne la regarde jamais.
Arlequin :
Ben oui, ne marche que ce qui fait pleurer dans les chaumières ! Et les bons sentiments, ça fait ringard !
Amélie :
Ta Bérénice, là, ça pourrait bien être une héroïne du futur, alors ?
Arlequin :
Tu as tout compris. Qui sait ? Ah la fraternité !
Amélie :
J’ai été choqué que l’autre, là, sa copine…
Arlequin :
Catherine ?
Amélie :
Oui, Catherine… qu’elle n’accepte pas.
Arlequin :
La générosité tu sais… c’est tellement pas évident.
Amélie :
Elle doit être jalouse de Bérénice.
Arlequin :
Ben oui, c’est normal. Y’a encore beaucoup à faire !
Amélie :
On va essayer d’améliorer tout ça !
Arlequin :
Tu vas avoir du boulot !
Amélie :
(Elle rit) C’est sûr !
Arlequin :
Mais Bérénice, c’est plutôt rassurant, non ?.
Amélie :
Ah oui, quel soulagement !
Arlequin :
Toutes les couleurs du temps sont là.
Amélie :
Les différences, oui, toutes les différences, tout sera accepté. Je m’y engage.
Arlequin :
C’est beau !
Amélie :
Tu crois que ça va marcher ?
Arlequin :
Foi d’Arlequin, j’en suis certain !
Amélie :
Mais pourquoi les gens sont-ils souvent égoïstes, durs, indifférents ?
Arlequin :
C’est par là qu’on aurait dû commencer…
Amélie :
C’est si compliqué ?
Arlequin :
Oui. En gros, des progrès technologiques énormes après des guerres effroyables.
Amélie :
On se plaint beaucoup.
Arlequin :
C’est parce que c’est rapide, on s’y perd un peu.
Amélie :
Mais on y gagne beaucoup.
Arlequin :
Toi, oui, c’est sûr !
Amélie :
D’autres non ?
Arlequin :
Les anciennes générations grincent sur l’axe des temps nouveaux !
Amélie :
La vache, l’auteur te fait dire de ces trucs !
Arlequin :
Qu’est-ce que tu veux, il aime le drame, alors que moi je suis l’amour de la vie.
Amélie :
Donc, tu me parles contre ton gré ?
Arlequin :
Ah mais pas du tout ! Avec l’auteur, on se dispute un peu mais on est d’accord sur l’essentiel.
Amélie :
Bon, bon… tu as un e-mail ?
Arlequin :
Euh… (très naturellement)« lamourdelavie@libreoptimisteénergique.fr ».
Amélie :
Merci. Je ne le note pas, c’est facile à retenir ! Tu me répondras, hein ?
Arlequin :
L’amour de la vie répond toujours.
Amélie :
Merci.
Arlequin :
Tiens, à propos d’arobaz machin chose, j’ai un truc là…
Amélie :
Ça m’intéresse !
Arlequin :
Je m’en doute ; en plus ça parle d’amour !
Amélie :
Comment ça ? Comment ça ?

(Arlequin désigne l’endroit où la scène va être jouée)

12

(Lucas, Jacques, Elodie et Liliane sont par groupe de deux, éloignés l’un de l’autre, debout ; quand un groupe parle, l’autre se tient immobile le regard fixe)

Lucas :
Pauvre Jacques, c’est le jour de Pâques et on croirait que tu vas nous pondre un œuf !
Jacques :
Je balise méchant ! Une trouille bleue !
Lucas :
Un jour de résurrection, t’es pâle comme un mort !
Jacques :
Te marre pas Lucas, s’il te plaît !
Lucas :
Les cloches, ça te réussit pas. T’as mangé trop de chocolat ?
Jacques :
Attends, ne te fiche pas de moi !
Lucas :
Raconte, va z’y !
Jacques :
Je l’ai rencontrée sur internet.
Lucas :
Qui ? Un extraterrestre ?
Jacques :
Lily 80, elle s’appelle.
Lucas :
C’est pas un nom ça !
Jacques :
C’est son pseudo. Elle est belle, jeune et on se comprend parfaitement. Elle est balance, je suis poisson.
Lucas :
Balancez les poissons!
Jacques :
Arrête, Lucas !
Lucas :
C’est ce qu’on dit sur les bateaux ! …Oh je rigole !
Jacques :
Oui, ben, c’est pas drôle, j’ai la peur de ma vie. Ça fait six mois qu’on échange…
Lucas :
Ah le grand t’amour avec un « T »… comme tendresse ! (Silence)
Jacques :
(murmurant) Lucas… j’ai besoin de toi.
Lucas :
Et pour quoi donc mon cher ami ?
Jacques :
Je voudrais que tu m’accompagnes.
Lucas :
Pour voir Lily 80 ?
Jacques :
Oui.
Lucas :
Tu veux que j’emporte un revolver ?
Jacques :
Que t’es con ! Arrête ! Non, non, on s’est tellement parlé…
Lucas :
Jacques, mais ça fait vingt ans qu’on se parle !
Jacques :
Mais non ! C’est pas ça ! Elle et moi, on se parle depuis six mois, c’est l’entente assurée, c’est pour ça que je balise à mort !
Lucas :
Bon, bon, ok, si tu crois que…
Elodie :
Il s’appelle comment, tu dis ?
Liliane :
Jack 59 !
Elodie :
C’est pas un nom ça, ma Liliane !
Liliane :
C’est son pseudo.
Elodie :
Et tu le connais bien ?
Liliane :
On se connaît par cœur, Elodie. Il est jeune, tu sais, et je crois bien que je suis amoureuse.
Elodie :
Et alors ?
Liliane :
Il est poisson, je suis balance.
Elodie :
Et un maquereau d’une livre, comme on crie chez le poissonnier.
Liliane :
Arrête de te moquer ! C’est trop facile !
Elodie :
Excuse-moi…
Liliane :
Je vois bien que tu n’y crois pas.
Elodie :
Non… à nos âges, tu sais.
Liliane :
Oui, mais là, ça fait six mois qu’on échange. Ça marche à fond.
Elodie :
C’est surtout dans ta tête que ça marche à fond.
Liliane :
Mais on se connaît bien, lui et moi. Il me connaît comme tu me connais.
Elodie :
C’est bien ça qui m’inquiète !
Liliane :
Il faut que tu viennes avec moi.
Elodie :
Aïe, aïe, aïe ! Ah j’en étais sûre !
Liliane :
Je t’en prie, Elodie !
Elodie :
Enfin, Liliane, les gens qui se cherchent sur internet, mais c’est du rêve, c’est de l’amour camelote !
Liliane :
Tu ne veux pas ?
Elodie :
Mais ces gens, s’ils étaient bien dans leur tête et dans leur peau, ils ne chercheraient pas l’amour sur le net. Ils iraient dans la vie comme tout le monde !
Liliane :
Accompagne-moi, je t’en supplie !
Elodie :
Tu as peur à ce point ?
Liliane :
Oui. (Long silence)
Elodie :
Oh, et puis allez, c’est une expérience comme une autre. C’est où ?
Liliane :
Au restaurant « Les deux amis », à midi. Alors tu viens, hein ?
Elodie :
Ben, euh…oui, je viens… à Pâques tous les miracles sont possibles. Allons z’y pour les « deux amis », après tout, on n’y mange pas si mal…

(Les deux groupes se rapprochent lentement, en hésitant, puis Lucas s’avance plus vite que Jacques…)

Liliane :
Ah… oh… Jack 59, mon dieu, tout à fait ça ! Que tu es beau !
Lucas :
Ah non y’a erreur … Jack 59, c’est lui, enfin il s’appelle Jacques…euh, bonjour quand même !
Liliane :
Bonjour…euh…alors, Jacques, c’est vous… ben ça alors, si je m’attendais à ça !
Jacques :
Vous c’est bien Lily 80, hein ? Oui, ça fait drôle. Hum…bonj… bonjour ! C’est… c’est… comment dire… inattendu…surprenant…
Lucas :
Eh bien après ces salutations enthousiastes, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Lucas ! (Jacques et Liliane restent immobiles, sans expression)
Elodie :
Et moi Elodie !
Lucas :
Bonjour Elodie !
Elodie :
Sans mentir Monsieur que vous êtes galant homme !
Lucas :
Jamais furent accordés de si brillants atours !
Elodie :
Que l’on me pende si vous êtes mauvais homme !
Lucas :
Écartons-nous madame de leurs odieux discours !
Elodie :
Que le net les garde s’ils veulent s’amouracher !
Lucas :
Mais que l’ADSL ne nous vienne cacher,
Les sentiments que spontanément je vous porte.
Elodie :
Mon dieu, fasse le ciel que je ferme la porte
À ces mots que sur internet ils échangèrent.
Lucas :
Non, je ne vous hais point ma chère Bérengère.
Elodie :
Non, pas Bérengère, Elodie est mon nom.
Lucas :
Mon dieu voilà que je dérape nom de nom,
Pardonnez-moi chère Elodie si je bafouille !
Elodie :
C’est qu’à l’évidence notre amour vous embrouille !
Lucas :
Ah oui, je le vois bien, assez de ces vilains,
Qui prennent internet pour le monde du bien.
(Les couples s’installent à des tables séparées)
Jacques :
Je sais pas quoi dire !
Liliane :
Moi pareil…
Jacques :
On avait dit qu’on aimait Elvis Presley et Mozart ? C’est vrai ?
Liliane :
Ouais, bien sûr, on n’a quand même pas pu mentir sur tout.
Jacques :
Le truc… euh, c’est l’âge, non ?
Liliane :
Ouais ! C’est l’âge ! Mais bon !
Jacques :
Ouais, « mais bon » ! Voilà, tout est dit.
Liliane :
Tout est dit. Bon, qu’est-ce qu’on mange ?
Jacques :
Je connais pas les « deux amis ».
Liliane :
On va prendre le menu du jour, c’est rarement dégueu.
Jacques :
« Andouille-lentilles »… euh… avec « avocat-crevettes » en entrée.
Liliane :
Pas mal ! On prend un cahors pour arroser la rencontre.
Jacques :
Le rouge, ça me monte à la tête, mais bon…
Liliane :
Ouais, allez, c’est pas tous les jours dimanche de Pâques !
Jacques :
D’accord pour le cahors !
Liliane :
Et que le vin, lui, au moins, te fasse tourner la tête !
Elodie :
Installons-nous loin d’eux afin de deviser.
Lucas :
Voilà bien un conseil qui me semble avisé.
Elodie :
Ressentez vous comme moi…
Lucas :
L’effet du coup de foudre !
Elodie :
Vous m’arrachez les mots ; je sens de mon cœur sourdre
Les sentiments d’antan que je pensais usés. (Silence)
Lucas :
L’amour ma belle dame m’inclinerait plutôt
À quitter cet endroit pour un autre plus chaud. (Il se lève)
Elodie :
Si vous voulez, Monsieur, me serrer dans vos bras (Elle se lève)
Lucas :
O rien ne me ferait plus plaisir, foi de Lucas !
Elodie :
Eh bien allons rejoindre ma douce chambrette…
Lucas :
Pour nous blottir tous deux au fond de votre couette ! (Ils quittent la scène)
Jacques :
Ils font quoi ?
Liliane :
Le coup de foudre, tu connais ?
Jacques :
Et nous avec notre internet, on a l’air malins !
Liliane :
Sois pas chien ! Trinque à leur santé !
Jacques :
Trinquons ! Trinquons toujours! On verra plus tard.
À ta santé aussi, ma Lily 80 !
Liliane :
À nos mensonges, cher Jack 59 !
13
Amélie :
Bien joué mon Arlequin ! Mais c’est quand même des gens compliqués !
Arlequin :
Ils sont comme ça, que veux-tu ? C’est émouvant, non ?
Amélie :
Oui, oui, très. (Son portable sonne) Excuse-moi, Arlequin !
Arlequin :
Je t’en prie !
Amélie :
Oui, allo ? Sébastien ? Oui, mon gros chat… ben qu’est-ce qui t’arrive ? T’as une drôle de voix… Comment ça ? Quoi ? Licencié ! Ils t’ont licencié ! Pauvre chat, attends, j’arrive… oui, oui… tu vas voir, on va trouver une solution ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? Attends, je te rejoins ! Calme-toi mon gros chat, mais oui, j’arrive… non, non, là, je ne fichais pas grand-chose, j’étais en train de rêver ! Tu vas voir, on va se battre ! Oui, fais-moi confiance ! À tout de suite, bisous mon chat ! (Elle raccroche) Excuse-moi, Arlequin, j’ai une urgence, c’est mon copain…
Arlequin :
J’avais compris, t’en fais pas pour moi ! Courage, Amélie !
Amélie :
Merci, je file…
Arlequin :
Courage, ma belle !
Amélie :
(s’enfuit en courant) Merci… merci ! On s’enverra des e-mails !
Arlequin :
Oui, oui, courage Amélie…courage Amélie…oui, on s’enverra des e-mails !
Arlequin, Arlequin, t’aurais pu la prévenir, aussi ! Lui dire la vérité sur le chômage ! Tu aurais pu évoquer également, je ne sais pas, moi, le réchauffement de la terre, les bouleversements de la planète avec ses six milliards et demi d’habitants.
Oui, c’est vrai, mais à quoi bon ? Tu as une réponse à ça, toi ? Non. Tu n’es que les couleurs du temps et puis, pour les réponses, elle a toute la vie devant elle ! En vérité, je crois que je commence à l’admirer… oui, c’est ça, à l’admirer.

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Un métier ennuyeux?

Enseigner

Il peut l’être lorsque le maître ne considère qu’un seul chemin du savoir: de Lui vers l’Autre. Il ignore ou feint d’ignorer que le savoir doit non seulement être dit mais qu’une vérification s’impose également dans l’autre sens, de l’élève vers Lui.

Dans le cas où le maître s’ennuie, le mieux est de changer de métier, car il n’a pas compris qu’enseigner, c’est s’assurer que l’élève a intégré le savoir qu’il lui dispensait. Ce chemin unique qu’il emprunte du haut de la chaire est une voie sans issue. Le monologue est forcément ennuyeux, car le savoir qu’il octroie avec morgue souvent – la suffisance est inhérente à la position stratégique qu’il occupe dans l’espace de la classe – est celui de la doxa des connaissances, il n’est en aucune manière original et ne peut pas l’être. Mais ce n’est pas pour cela que le maître est ennuyeux, car tout savoir est pour l’élève entièrement neuf.

Le savoir est ennui aussi longtemps qu’il n’a pas été intégré dans l’esprit de celui qui assiste au cours, et il ne l’intégrera pas tant que le maître n’aura pas compris où l’élève trébuche face à ce savoir, tant qu’il n’aura pas trouvé pour chacun d’eux la manière de contourner l’obstacle où l’élève ne comprend pas. Répétons-le: sa vraie tâche n’est pas de DIRE – cela, n’importe quel imbécile autoritaire le peut – mais de faire aimer ce qu’il dit, d’user de détours pour vérifier que chacun des jeunes gens et jeunes filles a compris, de libérer la voix des élèves pour que le savoir trouve une voie. C’est dans ce lieu que le maître est vivant, original, il est maître parce qu’il ne joue pas le rôle de maître, il l’est vraiment parce qu’il sait qu’il a affaire à des êtres vivants et non à des corps coupés en deux par une table. Le problème du maître n’est pas le fond de son discours mais la forme qui doit être agréable, audible; le bon maître dont nous avons un souvenir ému n’était pas plus savant qu’un autre, il était seulement plus authentiquement humain, il savait que son savoir n’était presque rien, qu’il traîne dans les livres et qu’il n’y a pas de quoi en faire un fromage.

C’est non seulement une loi pédagogique, mais aussi une loi sociale générale: je me dois d’écouter l’autre si je veux que mon discours soit entendu. Ce qui fait l’indifférence sociale, l’ennui social (de la politique, de la morale ou de la religion) c’est que le discours fonctionne à sens unique comme la publicité, comme la télévision – mais elles, en revanche, fascinent, car elles ont pour unique souci la réception positive du message et usent de moyens déloyaux comme la répétition à l’infini, le slogan réducteur, ou pour la télé, les malheurs du monde, le crime et les façons de tuer les plus diverses. L’auto dérision fonctionne aussi très bien sur le mode: je me moque de moi-même, donc je suis le plus fort. Je l’emporte sur le sérieux de la vie, tout cela n’est pas sérieux, donc écoutez-moi ! Il vaut mieux consommer ce produit que de réfléchir à notre situation dans le monde, à la valeur de notre moi. La dévalorisation de soi va de pair avec la valorisation de la marchandise. Enfin tout cela se moque du monde et n’a d’intérêt que métaphorique pour expliquer la tentation du maître récitant auquel on pourrait le plus souvent substituer la télévision, l’enregistrement vidéo, ce qui lui éviterait le désagrément d’avoir à se déplacer pour “faire cours” comme il dit.

Le maître est un homme d’action pas un chantre, cet unique cordeau.