(paru en septembre 2019)
LE CHEMIN 14-18
Recueil de poèmes bilingues (français et allemand)
Poèmes : Raymond Prunier
Traduction en allemand : Helmut Schulze
Illustrations : Élisabeth Detton
EDITEUR : Garcia Jean François (Éditions LUMPEN)
179 r Abbé Georges Henin, 02860 COLLIGIS CRANDELAIN
Tél : 03 60 49 99 65
C’est un hommage murmuré. Dix-huit rêveries devenues à mes yeux nécessaires pour dépasser l’effet centenaire. L’écrivain que je suis, aime à se perdre au chemin, chaque saison, chaque année depuis quarante ans. Mais je n’osais pas m’approcher d’eux par l’écriture… ces petits, ces tendres jeunes qui durent s’endurcir pour défendre nos terres contre l’ennemi, comment les évoquer ? Allais-je avoir la manière, le ton, la musique surtout ? En 2017, comme le temps approchait où mes vieux amis tant fréquentés aux monuments aux morts et parfois dans la vie réelle – je me souviens des survivants – allaient partir sur le chemin de la destinée définitive, je me suis mis à écrire, sans ponctuation ni majuscules, des vers qui bientôt s’accumulèrent au fil de situations rêvées.
J’avais beaucoup lu sur l’attaque Nivelle, je frémissais chaque 16 avril au souvenir des exploits impossibles. Je songeais au fil des rêveries non plus seulement aux petits, aux presque imberbes encore, fracassés sur l’ordre d’un général obtus, non, il me vint que les pères et les mères devaient avoir également leur place dans ce tohu-bohu, dans cette affreuse mêlée : comment traversèrent-ils l’épreuve majeure de la vie – qui n’est pas sa propre mort, mais la mort de ses enfants ? Les anciens le disaient déjà avec cette crudité : la guerre c’est quand les pères enterrent les fils. Puis d’autres situations se présentèrent à ma mémoire rêvée : le silence qui règne au Chemin des Dames a beaucoup aidé à faire lever mille fantômes, des fiancées, des vols d’oiseaux, des chants.
Bientôt j’ai laissé venir à moi d’autres songes, des images d’églises mordues par le feu, l’affreux bombardement de la cathédrale de Reims, l’abomination de Vauclair et de ses ruines automnales si douloureuses. Tout cela est venu presque sans que je le veuille : j’avais tellement marché sur ces terres, j’avais arpenté les chemins adjacents, j’avais même parfois couru autour des ruines pour exercer mon corps et aérer mon esprit. Il suffisait que je ferme les yeux pour voir revenir toutes ces scènes, toutes ces images, toutes ces absences. Je me surprenais parfois à penser : tu vois, ce que tu vis là à quarante ans, à cinquante ans, eux, les petits, ne l’ont pas connu, c’est là qu’est la vraie tragédie et c’est cela qu’il faut chanter.
L’essentiel n’est en effet pas de dire : « les pauvres petits », non, l’essentiel est de chanter leur destinée, si l’on veut que l’on se souvienne, si l’on veut que ces jeunes gens demeurent solidement dans le tréfonds de notre mémoire. Chanter devient alors articuler des syllabes de manière à ce que la mémoire du lecteur soit fixée fermement sur les destins détruits. C’est aussi exhaler une plainte. Il est normal de se plaindre lorsqu’on traverse des épreuves de ce calibre. On peut même risquer cette idée simple : se plaindre est la seule manière de survivre, de dépasser un peu l’horreur de ces vies perdues.
Je pense aussi à nos voisins, à ceux que j’appelle nos cousins, les (cousins) germains qui apparaissent dès le début du recueil. Helmut Schulze, poète allemand, est venu me rejoindre – traduire mes poèmes était une manière de me tendre la main : ainsi nous faisons-nous face, sur deux pages, côte à côte, la cassure du livre figurant l’opposition d’antan et ce qui nous relie aujourd’hui, délivrant à foison, s’il en fallait, les preuves de l’absurdité de ce honteux conflit. Ses mots ont autant droit de cité que les miens au bord de ce chemin où désormais il fait bon prendre le soleil et respirer les brumes. La fraternité est notre seule chance. Admettre l’autre, le différent, celui qui ne parle pas comme moi… l’accueillir, voilà le but. Tous nos malheurs sont venus de n’avoir pas su préserver l’accueil de l’autre, ce qui eût été un enrichissement exceptionnel, au lieu de vivre ce conflit abominable.
Revenir au Chemin c’est convenir également que ce lieu est splendide. Hanté, il méritait d’être chanté, ce que s’emploie à faire Elisabeth Detton, avec une modestie admirable. La peinture à l’eau, la simple gouache convient tellement bien à nos jeunes gens englués dans la boue et rêvant d’un idéal de paix. Le brun et le bleu se font face comme chemin et ciel, comme guerre et paix. Les illustrations sont des aide mémoires qui nouent la gorge. Ce sont des statues qui se fixent plein vent pour surplomber l’événement et qui ouvrent sur la compassion. On tourne les pages du livre et entre l’allemand, le français et les illustrations se produit un jeu grave total, musique comprise, les langues différentes et les illustrations délivrant tout un monde mélodique attentif à notre destin.
On l’aura compris, le Chemin est à lire plus largement encore : il s’agit du nôtre au présent. Ce recueil aide à traverser nos nuits et nos jours, c’est un viatique apaisé qui reprend nos passions et nos rêves donnant à notre présence ici et maintenant une plus grande fermeté.
Raymond Prunier