Comme s’il me fallait compenser l’empan court de mon pas, je gravis allégrement les marches deux à deux, les sensations se pressent : pont, porte, marches d’entrée sont les lieux que je préfère ; là se fait un silence unique, souriant, amusé ; je ne suis jamais aussi solitaire que dans cet entre deux, tout autant que l’oiseau qu’on voit miroiter sur le fond velours du ciel, vertigineux, à cent pas de la terre.
Je pousse la porte, persuadé que le château est vide et je le dis à haute voix à la Visiteuse qui me suit. Un doute me prend, je me retourne, elle a disparu ; elle avait sans doute mieux à faire, d’autres rêveurs à visiter, vieillards délivrant leurs dernières paroles, jeunes gens submergés par le trop plein des mots, comme je la comprends… or, il se trouve que d’emblée, en tournant la poignée de cuivre de la serrure souple, une chaleur douceâtre me charge les épaules, un tapis s’avance sous mes pas, on entend sans la voir une présence dans ce que je croyais être une suite de pièces poussiéreuses : diable, diable, songé-je, me voilà frais, ce qui ne correspond en rien à mes sensations… oh, la douce tiédeur de l’air sans doute alimentée par une cuisinière à bois ; j’en perçois les craquements, j’en goûte dans mon haleine le piquant calculé et au lieu de faire le tour du propriétaire comme l’aurait fait n’importe qui (un homme se penche vers son passé) me voilà affalé dans le fauteuil qui me coince agréablement dans la première pièce à gauche.
J’attends. On pourrait croire que je suis précisément dans la salle d’attente d’un médecin particulier, sorte de spécialiste du passé, moins un psychiatre (bien trop évident) qu’un passérologue… ou une peut-être, pensé-je soudain, eh oui, c’est même probable, une femme sans aucun doute à en juger par les napperons installés partout même sous ma nuque dans le fauteuil à oreillettes où je me prépare à l’inconnu ou à l’inconnue, après tout je n’en sais rien. Je m’endors et dans mon rêve je revois la scène de l’homme de la campagne (ce que je suis) avec des variantes heureuses, lumineuses, loin de l’interprétation que l’on fait communément de cette scène si brillamment inaugurée dans notre vie par le texte de Kafka.
– Bonsoir, fait une voix claire qui m’éveille. Vous avez bien dormi ?
– Oui, oui, murmuré-je.
– Ah dites-donc, fait-elle avant même que j’ouvre les yeux, vous avez choisi le meilleur endroit pour rêver.
– Je ne l’ai pas fait exprès, dis-je, ça c’est présenté comme ça, chère Visiteuse…
– Ah vous m’avez enfin reconnue…
– Oui, évidemment, fais-je, vous m’aviez indiqué le château, vous vouliez m’inviter en quelque sorte. Je vous croyais partie en quête d’un rêveur.
– Je ne suis là que pour vous, fait-elle.
Elle porte une longue robe brune sans ornements, sa voix a des accents que je connais bien pour les avoir toujours perçus, mezzo, accentuée, comme si elle était étrangère, comme si notre langue ne lui était pas spontanément familière. Elle a ramené ses cheveux vers l’arrière pour dégager son regard direct, limpide comme une eau dans laquelle on baigne depuis toujours.
– Vous êtes mon passé, je vous connais tellement, vous m’avez tant de fois rendu visite.
– Il était temps, fait-elle, que vous veniez au château qui n’en est pas un – je m’en excuse, ajoute-t-elle en riant – vous étiez attendu ici depuis longtemps.
– Je me demande pourquoi j’ai tant tardé, dis-je en souriant. On rêve si bien dans ces lieux familiers et étranges à la fois.
– Oh, s’exclame-t-elle, mais le château n’est pas si facile à découvrir. Certains passent leur vie à le chercher sans jamais le trouver. Vous pouvez dire que vous avez eu de la chance.
– Je le mesure, dis-je en me levant pour m’approcher d’elle et saisir le verre pétillant qu’elle me tend. Santé !
Santé ! répond-elle en riant.