Le temps des couples (le conte de vivre)

Lui : Les couples se déchirent vite, consomment l’amour comme on le fait des viandes, des marchandises, rien ne tient, les mains se désembaguent au rythme des saisons, ils se hâtent alors de refaire la même chose, se jurent en étreignant la nouvelle autre qu’on ne les y reprendra plus et répètent le conte de vivre avec la même candeur spécieuse, le même automatisme qui les plaque sur l’horizon sans joie va du lit au boulot en passant par les transports, et quels transports !

Elle : Pas du tout ! Il est d’autres histoires ; la nôtre commence, patience, et les couples ne tournent pas forcément vinaigre ; je connais des mains qui tiennent leur faveur tête haute contre le temps. J’en connais qui ne lassent pas leurs yeux de l’autre regard et s’il le faut – ce n’est pas toujours – ils se séparent, s’éloignent un peu, empruntent un chemin de traverse pour l’un, une voie rapide pour l’autre, puis un matin les mains vides, bras ballants, bouche sèche, ils se recroisent, ils se revoient et du bout des doigts etc.

Lui : Cela n’arrive jamais ! Enfin peut-être mais notre temps est à l’excitation perpétuelle, l’adoration dure quoi quelques mois, allez trois ans je veux bien; un jour tu me diras on arrête et je ne serai pas surpris, un pantalon s’élime, une chemise s’effiloche, il n’est aucune cousette pour l’amour chahuté des désirs, trop sollicités que nous sommes par l’ailleurs des flatteries marchandes et les fascinations par écran interposé où la chair ne pèse rien, pur rêve qui tue le quotidien du lourd conte de vivre.

Elle : Je te l’ai dit mille fois, je t’aime en dormant, ce qui veut dire que c’est tout moi qui s’engage, ce n’est pas une lubie, je me sens respectée, et voilà que tu me disputes le droit de vivre avec toi sous prétexte que d’autres couples etc.

Lui : Je ne te dispute rien, je constate en pékin lambda qu’un couple sur deux… tu connais ça comme moi… c’est un conte, le conte de vivre à deux et je redoute la loi qui s’étale en cercles de plus en plus larges, genre : tes rides et ton sourire moins engageants, et ma peau qui cède et ta peau qui s’assèche et nos pas ralentissent et le limon des mensonges dépose sur nos visages la patine de la confiance perdue. Je ne veux pas cette légèreté grave de nos pas faussement complices parce que l’habitude s’y est mis comme on le dit de la rouille sur les ferrailles de la clôture.

Elle : Je vais te dire ce que je veux vivre : le poids des corps dans le décours des jours, un jour plus un jour, des semaines, des mois et pourquoi pas l’éternité, entre brosse à dents et liste de courses oubliée, entre pièce pour le caddie et découvert à la banque ; toutes ces mains qu’on serre dans la rue et mes paumes qui tiennent tes joues serrées pour que ton visage heureusement réduit vienne faire son nid dans ma mémoire, douceur de ton velours contre mes lignes de vie et pour finir la morsure des pupilles, or qui jamais ne s’usera et qui vient susciter parfois jusqu’à l’aloi des larmes. Pourquoi ce sont toujours les femmes qui chantent cette résolution où tout avance contre le temps à force de volonté crue ?

Lui : Je ne pense qu’au chemin dépeuplé, au bitume allumé du couchant, à la mauvaise foi du fleuve, ce temps où je te touche n’est bientôt plus que perle éteinte, j’attendais une valse et c’est un tourbillon de calendrier gris chaque fois que deux assiettes cognent, cet éclat de porcelaine sur le pavement de la salle où tu te tiens, ne pose pas ton pied, n’avance pas, je n’ose pas dire, je n’ose pas que veux-tu, l’océan du futur me semble un antarctique…

Elle : Voici le conte de vivre. Il était une fois une peau musicale en un seul exemplaire qui décida un jour d’élan de toucher une autre peau, aussi désirante, aussi unique, aussi douce, il y eut des paroles, un flot de mots pour tout dire, parfum de voix qui nimbe les amants, et une fois la peau touchée il n’y eut plus rien que l’écoute et depuis ils vont errant par les chemins vers la quête de ce trop qui n’est jamais assez. Les arbres inclinent leurs cimes ; les genêts s’inquiètent lorsqu’ils accélèrent le pas, ce n’est pas normal disent les fusains, preuve de décrue murmurent les bruyères. Les bouleaux qui savent sourient : « Ils ont hâte de s’embrasser et cherchent un abri, voilà tout », et mille feuilles de s’affoler au plein des halliers, c’est un rire qui circule de branche en branche, mimant par défi l’écrasement des vagues universelles. Leurs amours sont touchantes à cause du hasard, des yeux un jour croisés, puis perdus, puis retrouvés, mon amie je ne te savais plus si belle…. Et toi non plus dit-elle sans parler, prenant sa main pour la porter à ses lèvres : elle saisit le plein de sa paume, y enfouit le bas de son visage, rêve, dit enfin « jamais » pour dire jamais plus nous ne nous quitterons. Car ce qu’ils trouvent dans ce conte d’amour est aussi simple qu’un enfant solidement campé : ils n’ont plus peur. En accomplissant le chemin de la paume vers les lèvres, de la bouche vers la bouche, ils ont fait le plus grave, et les jours ont beau être ordinaires, hantés des chicanes trop humaines, ils savent que quelque part il est là, qu’elle est là, qu’ils s’attendent au plein du conte de vivre.

Lui : Garde ton joli conte ; permets-moi de hausser les épaules et si tu les croise salue- les de ma part !

Elle : Si nous le voulons, idiot, c’est nous bientôt !

Kafka: Devant la Loi (une lecture simplifiée)

Cet apologue ou cette légende, peu importe la nature du texte, a déjà fait l’objet de plusieurs interventions dans ce blog. La persistance de ce texte dans ma mémoire – je l’ai lu il y a cinquante ans pour la première fois – m’amène à revenir encore de manière claire et simple sur le fond de l’affaire.
La Loi n’est rien d’autre que les conventions, codes et lois qui régissent une société. Lorsqu’un être humain est au monde, son destin est de se déployer dans la société. De deux choses l’une : soit il accepte la société telle qu’elle est, entre dans la Loi sans se poser de questions et devient un rouage du fonctionnement social, soit il se révolte contre la Loi, considérée comme le fonctionnement social qui fait obstacle à la liberté de l’individu.
Kafka réfléchit sur les rapports que la Loi entretient avec l’individu, incarné ici par l’homme de la campagne. Ce dernier sert de contre exemple : il représente ce qu’il ne faut pas faire. Habituellement, on n’attend pas devant la Loi, on entre et on n’interroge aucun gardien de porte. On passe le seuil pour tenter de s’affirmer dans la Loi. La Loi n’attend rien de l’homme de la campagne ; avec ou sans lui la société fonctionnerait pareillement ; lui, il a son entrée (fixée par le temps de sa vie – cf.le Procès– , l’espace dans lequel il vit – cf.le Château) et il doit emprunter ce passage pour affirmer sa présence, assumer ce que l’on appelait autrefois son destin.
Alors pourquoi n’entre-t-il pas dans la Loi ? Il a peur. Il est cet homme moderne du monde industriel, forcément de la campagne (la vie rurale a toujours été le monde réel qui le précédait), qui redoute d’être pris dans un réseau social antérieur à lui, de ne pouvoir affirmer sa liberté et d’être écrasé par le rouleau compresseur de la totalité du monde existant. Il craint de ne pouvoir, dans le maigre temps de sa vie, devenir entièrement ce qu’il est. Le problème semble abstrait, il est au contraire très concret : il est à cet endroit précis du recul qui nous saisit lorsque l’on doit se rendre dans une administration où l’on doit justifier de son identité, exposer son « problème » ou la nature de sa demande. L’homme de la campagne voudrait être pris par le gardien dans son entier, comme il l’était au village, où il était connu de tous et n’avait pas besoin de justifier sa présence.
Kafka est cet homme de la campagne : comme écrivain, il prend distance pour comprendre le monde et il est déjà à cet instant « hors la Loi » ; mais il en va de même de chaque être humain qui ne veut pas se perdre dans le social, dans la masse humaine, et qui exige d’avoir des garanties pour pouvoir s’épanouir librement. Il veut deux choses contradictoires : être libre et être dans la société à part entière. Il a peur de se perdre ; donc il attend.
L’action de l’apologue n’avance pas ; l’homme de la campagne vit et meurt ; il subit l’écoulement du temps et rien d’autre ne passe que le temps de sa vie. Il n’agit pas. Dans les légendes et apologues divers le héros traverse des épreuves pour s’affirmer ; romans et épopées de la tradition décrivent des actions successives où l’homme part puis revient « barbu et rauque » : il a vécu, il a appris et il s’est enrichit d’une expérience qui fait de lui précisément un héros. Avec l’homme de la campagne on a affaire à un anti-héros parfait. Il s’assied, il attend. Il n’ose pas, il a peur, on n’insistera jamais assez sur ce trait étonnant, terreur foncière, ahurissement passif d’un homme qui détruit sa liberté d’entreprendre et stoppe le déploiement de sa destinée.
Décrire ce qui se passe ainsi, ou plutôt ce qui ne se passe pas, c’est donner un sens tragique à cette expérience. Or, il se trouve que Kafka ne l’entendait pas sur ce ton, il voit les choses avec humour, se moque, on l’a vu, des récits traditionnels et même de la sagesse qui invite à « faire sa vie ». On sourit par exemple lorsque, le gâtisme approchant, l’homme de la campagne implore les puces de la fourrure du gardien. Dès le début l’humour noir de l’auteur nous invite à ne pas prendre cette leçon de sagesse, cet apologue, pour argent comptant : un homme de la campagne demande à entrer dans la Loi. Le lecteur avisé voit d’emblée que cette demande est ridicule. Il est engagé dans la vie depuis sa naissance, qu’a-t-il besoin de demander ? C’est une question qui ne se pose pas. Et pourtant (paradoxe) c’est une question qui se pose : la conscience, cette spécificité humaine, nous amène à nous interroger. Dans quoi vais-je m’embarquer ?, songe-t-on lorsqu’on prend une décision.
Le gardien de la porte provoque notre hésitation, suscite notre indécision, nous prévient de façon neutre mais bienveillante que des dangers nous attendent. Chaque décision est hantée de scrupules dont l’auteur s’amuse, ne s’excluant pas lui-même de ce mouvement. Le gardien de la porte est le surmoi (imagination) qui se dépeint par avance les dangers que l’on va devoir affronter. Ce n’est pas ironie ni moquerie. L’humour est une forme de compassion qui touche tous les êtres. S’ils pensent, ils sont perdus, condamnés à l’attente, s’ils ne pensent pas, ils deviennent l’équivalent des animaux dépourvus de conscience. Double contrainte, insoluble contradiction de l’existence.
Kafka est un révolté qui a fréquenté les cercles anarchistes à l’époque de l’écriture de l’apologue. Sa révolte est totale, métaphysique et politique ; il ne se fait cependant aucune illusion sur la résolution du conflit qu’il décrit entre l’individu et la Loi. Il est bien au-delà d’une solution ! Cette réussite parfaite dont il était fier, lisant volontiers l’apologue à ses proches, ne me quitte jamais ; je le réveille à la moindre occasion concrète dans la vie de tous les jours pour surmonter l’impression d’engloutissement dans un monde dénué de sens.
Je n’ai volontairement cité aucune référence. Véritable mythe du monde moderne, ce texte cardinal a suscité des milliers d’interprétations divergentes, Kafka n’étant pas le dernier puisqu’il s’interprète lui-même dans le cours du Procès ! Son texte parodie les textes sacrés des religions, essentiellement ici le Talmud, mais on peut songer aussi bien aux innombrables apologues des sages bouddhistes qu’aux récits hassidiques. On retiendra que la froideur désespérée est constamment compensée par un humour personnel souvent crypté mais d’autant plus éblouissant. Peu d’écrivains ont décrit notre existence avec une telle concision et chaque jour qui passe apporte à son propos une confirmation stupéfiante. Seule la littérature a ce pouvoir de décrire pour toujours (le texte a bientôt cent ans !) la raison primordiale de notre difficulté d’être.

Un jardin japonais

jardin-sous-la-neige-Koya-Japon-Lucie” … douceur … on se demande ce que tu fais sur la terre. ” (Malraux, Antimémoires, p.11) …

A Koya, Japon, ce jardin photographié il y a peu de jours par ma fille : lieu de méditation, régulièrement ratissé à la main, le voici rhabillé de nuages bleuis par la lumière du jour. Des stèles dissemblables émergent avec leur douceur ferme, leçon de tranquillité d’âme, traces de l’esprit qui osera chanter, défaites de pas, forme d’écriture spirituelle donnée à voir. L’étonnement est saisi dans la glace déposée flocon après flocon ; le vide qui sépare les stèles nous salue, la rêverie s’y glisse sans toucher, elle dit : ” Modestie, c’est moi ; douceur, c’est moi ; craindre quoi que ce soit serait insulter le paradis, ce jardin de la généralité la plus haute, où absence et présence se côtoient, affirme avec moi qu’il n’existe rien d’autre à viser que ce calme intérieur dont je suis l’offrande préparatoire. ”

Entre l’art et la nature quelque chose s’immisce, fond d’humanité pensive, ce n’est pas encore un chant, je l’ai dit, c’est la condition du chant, le silence qui précède. Page blanche tombée des nues où l’esprit des stèles prépare au texte ; peindre le passage, c’est très beau, mais avant la peinture du passage, des esprits désencombrés ont posé les ombres, visant des lois, un ordre souple que notre œil contemple hors du temps.

Nous savons désormais, sans le savoir vraiment, nous sentons bien plutôt que les conditions sont réunies pour que là, sur notre terre, un chant ait droit de cité ; plonger son regard dans le jardin c’est voir en résumé tous les jardins du monde ; nous voici cependant avant eux et l’on effleure du bord des cils le hasard très construit où l’immortalité rêvée suspend son charme fluide.

On croit que nature et art sont séparés. Ce jardin nous persuade du contraire : qui écrivant, peignant, n’a jamais senti au moins une fois qu’il n’est plus ici, que la table sur laquelle il écrit, le chevalet contre lequel il peint, se dérobent et que le rêveur avance alors en une sorte de jardin qui ressemble étonnamment à celui-ci ? Sous la neige plus encore.

(Je songe un moment en une parenthèse lourde que le Japon est justement ce pays grièvement blessé, aspiré par la mer et les abysses qui le tirent vers leurs tréfonds et je frémis de ce modèle qui flotte là-bas, jardin d’Eden craquant peut-être un jour prochain, lui, ce parangon de stabilité apaisée s’engloutirait, lui, condition du chant un jour se ferait cri, ce n’est pas possible… mais que les dieux sont ironiques…)

Derrière le blanc, sous lui, ce sont toutes les couleurs assemblées, tassées, chuchotis qui pèse peu mais couvre implacablement. Ainsi mon visage quand j’écris ? Je croyais être à la douceur ; les rocs suggèrent une forme d’entêtement ; la douceur alors sera têtue lorsqu’elle posera ses stèles, car ce qui est doux, c’est de n’être plus là, cœur, bras, tout est oublié, tout est allé en ce jardin où je pousse mon texte, halluciné.

Un poème de Hesse (1877-1962)

Ce petit poème est paru ce dimanche 17 février dans le blog d’Alban Nikolai Herbst. En hommage à ce blog exceptionnel et parce que nous entrons dans une période de brouillards, il m’a paru intéressant d’en reprendre le texte et d’en proposer une traduction. En France, nous avons une connaissance assez bonne des romans de Hesse, mais sa poésie toute de simplicité et de lyrisme proche du romantisme nous est demeurée fermée. Ses poèmes (près de 700) sont en revanche très lus dans les pays de langue allemande.

Im Nebel

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Einsam steht jeder Busch und Stein,
Kein Baum sieht den andern.
Jeder ist allein.

Voll von Freunden war mir die Welt,
Als noch mein Leben licht war;
Nun, da der Nebel fällt,
Ist keiner mehr sichtbar.

Wahrlich, keiner ist weise,
Der nicht das Dunkel kennt,
Das unentrinnbar und leise
Von allen ihn trennt.

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Leben ist Einsamsein.
Kein Mensch kennt den andern,
Jeder ist allein.

Dans la brume

Étrange de marcher dans la brume !
Chaque buisson, chaque pierre est solitaire,
Aucun arbre ne voit l’autre.
Chacun est seul.

Le monde m’était plein d’amis
Quand ma vie était encore claire ;
Voici que la brume tombe
Et l’on n’en voit plus aucun.

En vérité il n’est pas sage,
Celui qui ignore cet obscur
Qui, inéluctable et sans bruit,
Le sépare de tous.

Étrange de marcher dans la brume !
Vivre c’est être solitaire.
Personne ne connaît l’autre,
Chacun est seul.

Kleist: “Note géographique sur l’île d’Helgoland”

Ce texte apparemment anecdotique n’est presque jamais mentionné lorsqu’on évoque les œuvres de l’écrivain. Je l’ai traduit avec grand plaisir pour les « Œuvres Ouvertes » de Laurent Margantin lorsqu’il a pris l’heureuse initiative de traduire la prose de Kleist afin de célébrer – c’était en 2011 –  les deux cents ans de la disparition de l’auteur ; il me semble intéressant  de le reprendre dans ce blog, d’autant que j’ai déjà fait paraître ici une traduction de Kleist : « Sur le Théâtre de Marionnettes », œuvre d’une autre ampleur et qui a suscité mille interprétations. Je me garderai pour l’instant de tout commentaire sur ce dernier texte (je le ferai prochainement), mais si je l’évoque c’est que le « Théâtre de Marionnettes » est à quelques jours près le contemporain de cette « Note Géographique » (tous deux sont de décembre 1810).

La caractéristique unique de Kleist est son enchâssement stylistique à la fois précis, rigoureux et rêveur, dérive lente et rapide pourtant, qui entraîne le lecteur dans des lieux improbables à l’aide de ce que nous prenons pour des mots – c’est bien sûr le cas ! – et qui est pourtant autre chose, une force nous guide, élan inimitable ( Kafka, fasciné, ne peut s’empêcher de penser à lui lorsqu’il écrit la première phrase du « Procès »), un ton féroce, droit, qui semble neutre et pourtant, à l’antique, ne cesse d’avancer vers l’inéluctable, imitant en cela l’allure de nos destins. Que l’on relise n’importe quelle nouvelle de l’auteur, on se sent immédiatement emporté ailleurs, happé dès l’attaque ; ce n’est chez lui que rupture, lire est aventure immédiate, et surtout, la complexité du réel rêvé apparaît aussitôt au lecteur fasciné. Kleist s’empare sans ménagement de notre imaginaire, il nous susurre de gorge à gorge l’essentiel dès le début et il n’est plus question de le lâcher, notre esprit subjugué suit de bon gré ce flot incroyable d’histoires toutes plus folles les unes que les autres : j’entends ici tout à coup non seulement les nouvelles mais aussi les pièces qui sont à l’imaginaire des prises qui ne lâchent pas leurs proies, vives morsures au plein du rêve dont la dévoration de Penthésilée est l’image la plus spectaculaire. Je n’ignore pas que nous goûtons à ce fruit fort tous les jours avec la télévision et ses images pressantes, mais justement, l’œuvre de Kleist est monument de langage, notre imaginaire est encore davantage sollicité, or cet auteur est de ceux qui s’approchent au plus près de nos cauchemars, de nos rêves, car sa violence, son balancement entre la matière et le divin, sa recherche de la grâce est à tout prendre sans doute notre souhait le plus enfoui. Son style n’est pas la surface d’un fond qui resterait à découvrir, son style est une présence, un corps qui bouge sous nos yeux, une imagination qui se meut non pas devant nous mais au-dedans de nous si nous voulons bien faire l’effort de nous absenter un moment de la présence aux autres et demeurer tels que nous sommes, fragiles, isolés, mortels.

Il n’existe pas d’autre texte de Kleist qui décrive de manière aussi précise un lieu géographique et un temps où histoire et politique s’entrecroisent en si peu de pages avec une telle virtuosité. On admirera une fois encore la première phrase de ce texte apparemment banal où tout est dit, où tout commence.

Mais je vois bien que le contexte manque ; plantons le décor : nous sommes le 4 décembre 1810, l’article paraît dans les Berliner Abendblätter dont Kleist est le rédacteur en chef depuis octobre. Il s’agit d’un quotidien qui paraît jusqu’en mars 1811 (le poète se suicide en novembre de la même année) ; ces ‘feuilles du soir de Berlin’, c’est son œuvre ; parfois, certains jours,  il en est le seul et unique rédacteur. Pourtant l’entreprise suscite beaucoup d’émotions dans le milieu littéraire car Kleist s’attaque aux traditions théâtrales de son temps tout en y mêlant quantité d’anecdotes puisées aussi bien dans les faits divers que dans le passé culturel. Il veut faire un quotidien divertissant ( voir la remarque appuyée dans le texte même de la « Note Géographique »), et populaire, à des fins d’édification du peuple allemand. C’est que le contexte général est à la guerre. Napoléon occupe la Prusse, les censeurs sont à Berlin et Kleist s’efforce de faire vivre sa fragile barque de papier le plus longtemps possible. Il ruse sans cesse.

Cette Note est ainsi une description qui se veut objective de la situation de l’île d’Helgoland (au large la Mer du Nord ; Hambourg et Brême sont les ports les plus proches). Plaque tournante des relations commerciales entre l’Angleterre et la Prusse, elle est menacée dans sa survie économique par le blocus continental imposé par Napoléon (1806). De place forte des anglais, la voilà devenue interdite de tout commerce. La Note est donc un texte dirigé contre la tyrannie napoléonienne mais elle contourne la censure en se présentant comme une description géographique et en ne citant pas explicitement les raisons de la misère à laquelle l’île est exposée à brève échéance.

On pourrait songer qu’il s’agit d’un banal texte de propagande anti française habilement déguisé sous des considérations géographiques fort intéressantes, mais au fond relativement locales. Il n’en est rien. Avec Kleist la moindre petite prose prend une ampleur hors du commun ; le ton est constamment tenu à une hauteur de vue universelle, tous les détails sont émouvants, insistant sur la fragilité, la richesse et la pauvreté qui guettent, et l’on se dit tout à coup que l’île dans son dénuement et sa richesse instable, son seul arbre, son unique point d’eau potable, en pleine mer du nord, est sans doute aussi une image cryptée de son auteur et plus généralement de l’être humain. C’est que, lisant Kleist, nous ne pouvons jamais nous défaire du coup de pistolet de novembre 1811, et donc de nous, avec notre destinée si fragile, tellement exposée . L’île idéale, l’île libre et riche qui devient pauvre parce que la politique du temps le veut… le destin pèse, quelque chose émeut au-delà des considérations géographiques, l’île se fait petite, écrasée d’êtres, d’autres, affreusement isolée dans un monde qui dépasse la volonté humaine. On admire ce passage par exemple où l’auteur évoque « la place pour faire passer un cercueil », ou plus loin dans l’unique dernière phrase cette succession de « que » dont le lecteur hors d’haleine se demande si les misères vont finir. C’est notre existence parfois aux instants de déshérence : la gorge nous fait défaut et le mûrier est le seul lieu où la nature hospitalière est encore envisageable. On a affaire à un texte de propagande ; le ton de revendication se cache sous l’accumulation de réalités successives et une ironie de haute volée flotte par delà pour défendre des droits à une forme de  survie.

Texte de Kleist :

« Il y a quelque temps, on a pu lire dans les journaux que l’Île d’Helgoland , qui fait face aux embouchures de trois fleuves – la Weser, l’Elbe et l’Eider – est devenue, grâce à sa situation exceptionnelle, une plaque tournante de la contrebande entre l’Angleterre et le continent (jusqu’aux derniers décrets de la France impériale) ; on y aurait accumulé près de 20 millions de livres de marchandises coloniales et de produits anglais. Lorsqu’on songe au nombre de gens nécessaires au fonctionnement d’une entreprise aussi considérable – que l’on peut qualifier de gigantesque – qui sont rassemblés dans cet espace, on voit tout l’intérêt que peuvent avoir des informations sur la géographie physique de cette île, telles qu’elles ont paru récemment dans la Revue du Divertissement Pour Tous :  par son mélange d’articles instructifs et distrayants dont le ton demeure constamment objectif et léger, ce magazine a gagné à bon droit le qualificatif (fort enviable!) de  populaire, bien supérieur en cela à ceux qui prétendent à ce titre. Selon cette revue (N° 43), le périmètre côtier du rocher argileux où se dressent les modestes installations, dont quantité de problèmes on favorisé l’avènement, ne fait pas plus de deux kilomètres ; sa surface n’est par conséquent que d’un kilomètre carré, et bien avant le début de la guerre, les 400 maisons qui se tenaient là, ainsi que les 430 habitants qui y résidaient, souffraient déjà du manque de place. Büsching note que la population compte désormais 1700 âmes ; c’est  une masse énorme qui dépasse d’un tiers les îles les plus peuplées d’Angleterre ou de Hollande (où la densité y est de 1100 âmes au kilomètre carré). De plus, bordé de hautes falaises abruptes baignées par la mer sur ses trois côtés, le rocher où s’élève le village est menacé par les intempéries, car il est bâti sur une terre fine qui s’effrite sous les doigts, provoquant failles et effondrements de la base au sommet; si bien que par crainte des éboulis et autres glissements de terrain qui se produisent régulièrement, on a déjà dû raser plusieurs maisons menacées de basculer dans le vide, comme cela s’est produit il y a quelques années avec l’écroulement du poste de la garde royale. La perspective de voir le rocher  anéanti par un effondrement a alerté depuis bien longtemps les autorités sur la nécessité de ménager des pentes;  le sommet ne disposant que d’un espace toujours plus restreint tandis qu’inversement le nombre des habitants ne cesse de croître de façon exponentielle, les responsables repoussent d’année en année la mise en œuvre du projet. Il faudrait diminuer la taille des maisons, en resserrer l’espace, les rapprocher les unes des autres, ou rétrécir les rues tracées par leur côtoiement, mais tout cela est impossible ; construites sur un étage elles ne comportent qu’une chambre, une mansarde, une cuisine et une salle à manger, et quant aux rues, elles sont si étroites depuis l’origine, qu’aucun véhicule ne peut les emprunter et qu’il y a tout juste la place pour faire passer un cercueil.  Au sud est, l’île dispose certes encore d’une langue de terre – ou bas pays – constituée de replis sablonneux : à l’endroit le plus élevé, contre la falaise, nichent 50 maisons, mais à marée haute le flot recouvre cette dune et, dans les périodes de tempêtes ou de gros temps, les vagues déchaînées menacent de raser complètement les habitats qui s’y trouvent. On ne perdra pas de vue que la roche est  totalement stérile ; que c’est sur cette langue de terre ou bas pays qu’au milieu des habitations jaillit la seule source potable d’eau douce ; que dans le hameau lui-même on doit se contenter de la simple eau de pluie et que pendant les périodes de canicule, on est contraint d’emprunter un escalier de 191 marches pour puiser à la source ; que sur le plateau ne poussent que quelques groseilliers, un peu d’orge (400 tonnes selon Büsching) et le pacage pour le bétail ; que dans la cour intérieure de l’église perchée sur les hauteurs et jouissant d’une protection relative, on trouve le seul et unique arbre (un mûrier) ; que depuis les débuts de cette entreprise toutes les urgences même les plus simples et les plus pressantes ont dû être prises en charge par les ports du continent dont les plus proches sont à trente ou quarante kilomètres ; que la guerre et l’impitoyable blocus continental ont rendu tout transport vers cette île totalement impossible ; qu’à cela il faut ajouter le fait que mis à part la viande, le beurre, la bière, le sel et le pain, on doit tout importer des ports d’Angleterre au prix d’efforts insensés : ainsi ce commerce d’une valeur de 20 millions de livres Sterling qui se fait continuellement et dépasse en activités et en échanges toutes les foires du continent et qui a dressé ses entrepôts (qui vont vraisemblablement très vite faire faillite) sur ce plateau rocheux, désolé et nu, totalement abandonné par la nature, en pleine mer, ce commerce donc est certainement un des phénomènes de notre temps les plus extraordinaires et les plus dignes de considération. »

La poésie et le blanc

La poésie est issue du blanc. Le poème ne va pas au bout de la ligne amorcée, pend dans le vide et commande à celui qui lit (ou écrit) un rythme qui déjà donne un sens et se mêle à l’autre sens, celui des mots. Ainsi le blanc en bout de ligne est-il partie prenante du texte. La poésie est mise en valeur du blanc, du non dit, du silence. Le vers aux caractères noirs est présence et par le vide qui est son essence, il suscite l’absence. C’est cette absence silence qui est le vrai fond du vers, en-deçà des mots proférés alentour.

S’il y a rythme, il y a musique ; or la raison d’être de la musique est de dessiner sur le silence un temps humanisé qui un moment prend en charge le temps de notre vie, comme un monument occupe le regard qui volerait à l’infini si la chose bâtie n’était là.

La poésie est affirmation de celui qui écrit, contre la page blanche qui, elle, figure l’absence. Elle est présence chantée sur le silence, comme l’enfant sifflote dans le noir pour se rassurer. Le blanc et le noir sont ici très proches, extrêmes qui se touchent. « Ma peur se mue en rythme et musique » pourrait être une définition de la poésie.

La poésie est toujours danger à cause de l’abîme qu’elle prend en charge au bout du vers. Aucune autre forme d’expression n’est aussi fragilement exposée à la mort, au silence. Elle est à l’image de nos corps, plus encore qu’une statue qui nous représenterait, car la statue est lourde et pleine, et les vers si légers, tellement exposés au vide qu’ils ouvrent .

À cause de sa fragilité, la poésie demeure ; elle est mémoire, elle est inoubliable, puisque comme notre corps elle risque tout à chaque avancée, à chaque pas vers le vide. Sa fragilité fait sa force.

Panique du lecteur ; il a envie de la protéger comme on le fait d’une flamme dans le vent : on l’apprend par cœur. On l’enfouit non dans le crâne du savoir mais dans le cœur, là où le rythme bat. Poésie et chamade, c’est tout un. Le stéthoscope seul capte au plus près le fond de poésie.

On est étonné d’apprendre que la poésie fut l’art majeur de certaines époques : parole sacrée qui maintenait l’espace pur entre les hommes et les dieux ; c’était le temps du poète chamane qui parlait en vers car les dieux entendaient leur musique. L’univers chantait.

Elle flotte aujourd’hui entre moquerie et respect solennel, on ne sait trop. Chacun en son secret est poète, mais soit il l’avoue en rougissant, soit (pire) il le tait.

On écrit beaucoup de poésie, peu en lisent.  L’autre est devenu fatiguant et si l’on honore la poésie, c’est peut-être par habitude scolaire, comme on se souvient du préau avec un serrement de cœur. Nous voilà loin du sacré.

On trouve parfois de la bonne poésie. Le texte monte du fond du blanc ; le vers ou ce qui en tient lieu jaillit de la page, de derrière la feuille ; chaque caractère, chaque mot donne l’impression d’être né du silence, de l’absence à soi, comme si la feuille habillée du poème se mettait à exister vraiment, à battre diastole-systole : la page est devenue nécessaire au monde réel. On a envie évidemment de l’apprendre par cœur ou de la recopier.

Il est peu de bonne poésie.

Pas de cadeau (comme une suite à la question sur le jour de l’an)

Le temps ne connaît aucune trêve et donc nous fabriquons avidement des moments monuments, anniversaires, 14 juillet ou son équivalent déprimé du 11 novembre, dates des morts, et nouvel an évidemment. Ce dernier est étroitement lié à noël, lors de la renaissance du jour : les étrennes sont des dons que l’on fait passer par le père noël pour que les enfants n’éprouvent pas la culpabilité des cadeaux achetés par les parents. L’invention du père noël est récente. Le don aux enfants à la fin de l’année est très ancien. La religion l’a récupéré sous la forme des rois mages qui offrent des parfums à Jésus.

Pascal Quignard encore (« Les Paradisiaques », P. 97 et suivantes) : « Strenae est un vieux mot sabin. Suétone dit que ces petits dons étaient de bon augure pour commencer l’année. Il s’agit donc d’un sacrifice qui cherche à étrenner le temps à l’aide de petits cadeaux afin d’attirer les jours dans le neuf et d’empêcher la régression temporelle et la réitération de l’hiver… Les étrennes étaient aussi appelées dons de l’Avent. Avent n’est pas un mot descriptif mais énergique. Adventus est actif : qui fait arriver, qui pousse l’année, qui fait advenir les pousses. »

On voit que ce don ouvre avec optimisme sur l’année nouvelle et s’il m’est arrivé de n’avoir parfois aucun cadeau à noël, ce n’était pas cruauté consciente de mes parents, mais seulement l’idée ancrée en eux qu’il n’y avait rien à espérer de la vie. Ils avaient connu la guerre civile ; la dépression mondiale 1940-1945 résonnait en eux comme une vibration sourde, irrépressible. Et pourtant ils me firent un don : la vie.

C’est ce don qui est répété autour de la nouvelle année avec  la lumière qui revient. Offrir des cadeaux aux enfants, c’est leur rechanter ce don que les parents se firent dans le lit conjugal. Sans doute mes parents n’avaient-ils pas eu la chance d’éprouver quelque joie de vivre et leur désabusement se traduisit parfois par des chaussons vides, ou plutôt ces années-là nous ne mettions pas de souliers au pied de la crèche ou du sapin, ainsi aucune déception.

Étrenner, c’est mettre un vêtement neuf, essayer une nouvelle peau, se réjouir d’un cadeau qui a sans doute pour nom premier « naissance ». Si la vie ne fait pas de cadeau, ainsi que j’ai pu le vivre, il est difficile de remonter la pente, de croire en la vie. On y parvient cependant peut-être plus librement que si l’on a été doté de cadeaux princiers : chaque jour est un jour de l’an (ce qui est la vérité) et donner, offrir, m’a toujours paru une évidence. À mes yeux le jour de l’an précédé des étrennes n’est qu’un cas particulier d’une attitude générale qui consiste à donner. Recevoir – sauf à la boxe – n’est pas si délicat que les moralistes nous le font accroire. Il suffit de tendre la main. C’est donner qui est la seule attitude possible. Donner c’est donner de la voix, donner à rêver, donner à penser, donner des sourires, donner à être au milieu du monde pour le chanter encore. Le reste n’est que dogme pour les pauvres d’esprit.

Qu’est-ce que le jour de l’An? (étonnant Pascal Quignard)

En 2005, Pascal Quignard nous gratifia de deux livres du « Dernier Royaume » (œuvre qu’il poursuit avec un acharnement admirable) qui ne cessent de danser sous mes yeux ; la parution récente de son livre sur les « Désarçonnés » m’a subjugué au même titre, mais je voudrais parler des deux volumes qui parurent cette année là : « Les Sordidissimes » et « Les Paradisiaques »… Ils sont proposés en folio, parmi des centaines d’ouvrages sans doute fort estimables… Pascal Quignard a  l’immense avantage d’être vraiment cultivé, alors que bien des fictionneurs cités dans la suite des auteurs folio sont avant tout des êtres passionnés par leur propre imaginaire et qui pour la plupart se moquent bien des temples du passé, ou se contentent de clichés.

Rien de tout cela chez Pascal Quignard ; à le lire, on sent immédiatement que l’on a affaire à un styliste de haut rang doublé d’un érudit merveilleux.  On sent qu’il a horreur de la pédanterie et qu’il s’amuse même de son érudition pour en faire tout autre chose que ce qu’on en fait par exemple à l’université. Il s’intéresse à des auteurs presque oubliés et les arrange à sa manière qui rappelle irrésistiblement Montaigne ou Borges.  Je défie quiconque se lance dans la lecture de ces deux ouvrages de n’être pas saisi par la destinée troublante  de Marie d’Enghein, épouse d’Albert de Cany, qui connut une aventure peu commune et qui est contée par notre auteur avec force détails impressionnants (« Les Paradisiaques », chapitre XXIII et suivants), et où le bâtard d’Orléans, compagnon de Jeanne d’Arc, apparaît dans un détour inattendu et tout compte fait stupéfiant. Je songe également à ce passage des « Petits traités » (ces écrits antérieurs sont les prodromes de cette œuvre qui fera date) où l’on voit Clovis entrer dans l’eau de son baptême par Saint Rémi, comme si l’auteur avait été présent et s’en faisait le conteur objectif (quel humour de haut vol !).

Il convient de faire un sort à l’érudition : celle-ci n’existe le plus souvent que comme un cache-misère à la pauvreté d’esprit de ceux qui ressassent le passé. Ici, rien de tout cela. La vie nous est plus réelle que notre propre vie, et Pascal Quignard s’amuse de nous, comme il se rit de l’histoire pour nous faire pénétrer dans l’intime de chaque personnage qu’il évoque. On n’est plus dans l’histoire, ni dans l’érudition, on est dans la chambre à coucher de ceux qui firent l’histoire ou qui en furent les jouets, on demeure dans l’intime, on est au plus près des personnages du passé qui nous sont si proches. Des fictions réelles succèdent aux fictions vraies, le conteur est habile, tranchant et modeste, presque à regret. Tout est sérieux, amusant, drôle, comme ce chapitre XX des « Sordidissimes » intitulé : « Sur la braguette saillante des Portugais en 1542 » qui à lui seul est un résumé de l’humour tempéré de notre auteur (qui passe pour un raseur morbide ?!) et forge sous nos yeux une œuvre qui comptera parmi les plus importantes de notre siècle.

Voici ce qu’il dit dans ce même chapitre du jour de l’An (« Sordidissimes » pages 80 et 81 de l’édition folio) :

« Il n’y a pas que la mort des humains qui compte dans le déroulement de la vie des hommes. Plus périlleuse que les morts des humains il y a la mort de l’An. À la Neuville-au-Pont dans la Marne on sortait ce qu’on nommait le « balai de silence ». Avec le balai de silence on barbouillait de boue les fenêtres de maisons et les figures des femmes avant de les asperger de paille d’orge et de paille d’avoine.

Tout ce qui purifie est interdit dans le dernier jour de l’année comme il doit l’être dans la maison d’un mort. Tout est voué au sordide. Il ne faut plus balayer, il ne faut plus jeter les ordures, il ne faut plus récurer la batterie de cuivre, il ne faut plus polir le miroir, il ne faut plus crier, il ne faut plus se raser, chanter, siffler.

Il faut se couvrir d’ordures afin de rester dans la marge du groupe. Dans la laisse de la mort. Dans la marge de janvier ou de mars. Dans la marge du jeûne consenti au Dieu mort. Carnaval et Carême se battent.

Gras et Maigres s’étripent comme Vivants et Morts.

Depuis la préhistoire Rouge et Blanc s’affrontent. Chair et os, joie et détresse luttent. Printemps et hiver se font face. Ils s‘entretuent. Il faut que le printemps gagne. »

Outre que ce passage décrit avec sécheresse ce que l’on voit si bien exploité dans les tableaux de Breughel, on entend bien les résonances de ces tabous du dernier jour dans nos affaires présentes. L’An et les bonnes résolutions, ce dernier jour où la télé ressasse les erreurs de l’année et où nous-mêmes aux prises avec cette superstition nous déblayons le passé, ravis d’en avoir fini avec ce temps qui nous charge les épaules ; sorte d’examen de conscience dans la stupeur, on se défait de lui, espérant qu’au premier de l’An le jour sera meilleur, comme on part en voyage avec l’illusion de renaître plus jeune, loin, mue spectaculaire vers le pur( ?!) et où le nouveau chiffre de l’an chasse nos angoisses profondes, dues à la persistance du passé forcément sale dans le présent.  À la vérité, ce soir là, nous dansons et chantons sur la mort qui s’approche chaque jour, mais celui-là plutôt qu’un autre à cause du changement de chiffre. C’est un jour bilan, et que l’on suive la tradition ou non ne change rien à l’irrésistible besoin de nettoyer l’impur( ?!). Il reste que le 31 le jour se cabre.

Je cite cet exemple du jour de l’An pour montrer combien Pascal Quignard peut nous aider à relativiser nos émois et nos aventures quotidiennes. C’est en ce sens que ses récits sont sagesse.

Goethe et la lumière du 21 décembre (de Werther à Eckermann)

image de GoetheLa saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe célébrer la venue du 21 décembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement à Eckermann,  son interlocuteur; la scène est émouvante au possible et curieusement à chaque 21 décembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, même si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscurité, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de Méphisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanité se bouge… On comprend que l’auteur de la « Théorie des couleurs » ait professé cette attirance pour la lumière qui fait retour.

Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait être question pour moi de bien finir ». On se souvient alors avec stupéfaction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus célèbre de la littérature, a lieu justement un 21 décembre. Contradiction.

Né en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songé au plus noir de l’année pour suicider son héros. Soixante ans plus tard, la même date est gage d’espérance alors qu’il entre dans la dernière année de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes à son fauteuil, il sait que sa tête un matin, un soir, va basculer sur le côté et il prévoit ce mouvement involontaire, sorte de « non »  à la mort qui émeut le témoin. Goethe est un antique, il sait cela.

On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcément une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goûter médiocrement le grand homme allemand et préféré Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment préférer un homme si équilibré à pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversée par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgré tout, malgré tous les auteurs, malgré tous les écrivains, le seul qui ne soit pas déséquilibré. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hésité entre la peinture et l’écriture, il a élu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands à réinventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments où la lumière nous manque le plus (décembre et son cortège de noirs ancrés dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu être l’équivalent pictural du « Faust ».

Certainement pas ce que Delacroix nous a livré ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop Méphisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust » par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons.  Un peu comme Picasso, plagié de partout, il nous apparaît usé et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sérénité ; depuis, mille reprises ont limé sa prose et son art poétique uniques. La langue allemande, très malmenée au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, à la manière de Montaigne, transmet à nos esprits égarés une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps où les hommes pensaient la vie à travers la nature. Ainsi était-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était évidemment pas un attardé, bien plutôt un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.

Monologue d’une femme sur le harcèlement

Amené à modifier ma pièce sur les violences conjugales (Des Illusions Désillusions), j’ai repris une idée que j’avais notée dès le début de l’écriture de la pièce il y a cinq ans : parler dans ce cadre du “harcèlement” dont les femmes sont victimes.

 

Les mecs vous vous rendez pas compte ! Autour de notre corps, c’est comme une aura, un halo invisible, normalement infranchissable, c’est quelque chose comme le quant à soi, c’est la distance, le tact auquel on n’a pas le droit de toucher. C’est pour ça je crois qu’on se serre la main ou qu’on se fait la bise, c’est pour dire : à part ta main que je serre, à part tes joues que j’effleure, à part ça donc, mon corps est libre de respirer, de vivre libre, de marcher, de courir, de rêver ma vie, et personne, tu m’entends personne n’a le droit de pénétrer dans ce lieu près du corps si je ne le veux pas, ma vie est là, tout autour de mon corps, au bord de ma peau, là où est le charme, là où les vêtements chatoient, se froissent, là où le corsage et la jupe dansent et miroitent, tout ça c’est pour le seul plaisir d’être femme, d’être belle, d’être admirée, d’être respectée.

Le respect nous y voilà. Eh bien ce lieu tout autour de notre corps, ce chant de notre corps, cette mélodie qui nous entoure comme un parfum est constamment  désaccordée, empuantie, dévorée du bout des doigts, des paumes, des mains par les mecs, par les pauvres mecs, par les sales mecs (Elle murmure) les sales mecs, les pauvres mecs, les mecs quoi !

(Elle pousse un grand soupir pour reprendre son souffle)  J’aime bien mon copain, on s’adore ; quand on marche dans la foule et que je lui dis qu’un mec m’a touché les fesses avec la paume de sa main, il se jette sur le type, bagarre, ça finit toujours mal ! C’est nul ! Je suis fier de lui bien sûr, mais c’est nul, ça me fout la honte quand même et en plus ce genre de truc tu peux rien prouver, alors bon au fin fond de toi tu te sens responsable de ce déchaînement de violence … Oui, c’est moi  qui suis responsable, tu te rends compte, et je suis coupable de quoi au fait ? ! Eh bien d’être une femme, d’avoir des seins de femme, d’avoir des fesses de femme, d’avoir des jambes de femme. Tu es coupable d’être née femme ! Eh, les mecs, les femmes c’est la moitié de l’humanité, alors moi quand on me parle des droits de l’homme je pense à mes fesses cent fois pelotées depuis ma naissance et je me dis que c’est pas demain que les droits de l’homme s’appliqueront à la femme.

Un exemple tout bête : le soir après vingt heures, une femme seule est bouclée chez elle jusqu’au lever du soleil. À part ça, les femmes sont libres, les femmes sont libérées, li-bé-rées !, tu parles ; à la nuit tombée donc, quand vient le couvre-feu, elles doivent se cloîtrer comme des bonnes sœurs. Au dodo les nanas ! Je monte vite fait retrouver les quatre murs de ma cellule… et bien heureuse si tu ne te fais pas peloter dans l’ascenseur par le voisin qui – si tu protestes  – te claironne aux oreilles que tu n’as pas le sens de l’humour, le salaud !

Oui, je l’annonce à toutes les femmes : il faut à tout prix avoir un copain pour pouvoir profiter des soirées de printemps ! Si tu vas te balader seule, tu es sûre que le mâle va croire que tu cherches ! Alors, pour être libre tu dois, oui, tu DOIS partager ta liberté en deux avec un mec ! Ce qui est terrible, c’est que ça a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire du chasseur et du gibier. Nous les femmes, nous sommes le gibier, nous sommes des proies, les femmes sont faites pour être prises, battues, humiliées, c’est comme des bêtes. Non, c’est moins que des bêtes, les chevaux on les caresse avec attention, les chats on les bichonne. Moins que des bêtes, moins que des bêtes.

Ah, à propos de bêtes, voilà : j’ai été secrétaire de direction pendant cinq ans et tu peux pas savoir le nombre de fois où le patron ou les employés ont eu besoin d’un objet qui traînait là devant moi, un stylo, un rouleau de scotch, ou, tu sais, ils voulaient me montrer un truc sur mon écran d’ordinateur, et à chaque fois ou presque le bras du mec qui vient te toucher les seins, ou alors c’est un regard qui plonge dans mon décolleté, un genou qui s’attarde contre ma cuisse, une main qui flotte comme une aile de vautour autour de mes épaules. Que faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ben oui, au bout de cinq ans j’ai claqué ma démission. Voici ma définition personnelle de la secrétaire : avant même d’être la voix qui répond au téléphone, une secrétaire c’est d’abord la chair palpée par les mecs. Je ne parle même pas de celles qui doivent donner bien davantage pour être embauchées, promues ou simplement conservées à leur poste. Ah oui, ah ça évidemment, je vois bien de solides épaules mâles qui se lèvent avec inélégance et qui répondent à cela : (Elle imite une voix d’homme) « C’est la nature humaine, on ne peut rien y changer, faut être réaliste, c’est comme ça ! » Ben tiens, ça les arrange tellement les mecs de dire que ça a toujours été comme ça et qu’y faut s’y faire ! Tous ces petits viols successifs qui font de ta vie un enfer… c’est la nature, c’est normal, ben tiens, c’est normal. Le pire c’est quand les mecs te disent : « Arrête de te plaindre ! Si on te pelote, c’est que tu es mignonne ! » Ils croient qu’ils te flattent les mecs, tu parles, ils essaient de te convaincre que le harcèlement de ton corps est une chose naturelle parce qu’ils sentent bien qu’ils sont coupables ! Comme ça ils font coup double : un ils te draguent et deux ils se déculpabilisent !

Pour résumer : dans la vie il y a des hommes et des femmes et le plus souvent les femmes sont des proies et les hommes des prédateurs, voilà, ce sont mes mots à moi et je les préfère à la résignation générale. Tu me diras que parfois les femmes s’habillent comme des proies consentantes, minijupe, décolleté. Et les hommes sur les plages, ils mettent pas des shorts moulants ? Quelle femme oserait les agresser ? Aucune ne le fait. Et puis pour revenir aux vêtements de femmes, dis-moi : qui organise ce grand déguisement des femmes en proies sexuelles ? Qui invente ces fringues où on montre outrageusement nos seins et nos cuisses ? Non, je ne répondrai pas. Inutile, ça va de soi, c’est évident.

Attendez, j’ai pas fini, juste encore un petit truc. Non, qu’est-ce que je dis, c’est l’essentiel, c’est tellement important que ma gorge hésite, s’enroue, mes cordes vocales se voilent d’un crêpe noir. (À partir de ce moment le débit se fait hésitant, elle doit donner l’impression qu’on lui arrache les mots) Figurez-vous que ce que je viens de dire du gibier, des femmes proies… ça commence… ça commence… dès le plus jeune âge… Rares sont les petites filles… qui ont… qui n’ont pas… c’est ignoble, ignoble…quant aux adolescentes, aux jeunes filles, c’est presque un rituel… je ne vais pas raconter les … non, je passe cette horreur, excusez-moi… c’est tellement douloureux… tellement… excusez-moi !

(Elle reprend son souffle, change de voix, devient soudain presque joyeuse) C’est tellement beau d’être une femme ! Tellement beau… Je voulais… j’aurais voulu… Vous savez, vous savez, l’immense joie d’aimer un homme, un vrai, l’immense joie de mettre des enfants au monde, d’aimer encore, (la voix va tombante) et encore et encore et encore et encore… Aimer… Aimer… Oui, enfin, dommage, ce sera pour une autre fois !

Souvenirs 3/9 (signature)

Ce fut le plus beau des voyages ; à peine un kilomètre sans un heurt ; avec lenteur, la petite ville se transforma en une série d’images tenues à distance par la vitre ; je ne dis pas que la ville devint belle, elle vivait cependant ; parfois un toit que je croyais usé des yeux s’animait de larges pans bleus, tel bout de mur effondré laissait flamber les mousses sur son arête, telle asphalte crayeuse mimait une pente neigeuse ; ce qui avait été le lieu de mes arpentages depuis toujours, se fit plume, pays imaginaire, rêve souple qui flottait sur la colline. En un recul pittoresque, j’étais là, j’étais loin, les pneus chuchotaient une berceuse, ami, pas d’inquiétude, exilé dans mon pays j’avais droit au carrosse d’acier chromé avec un chauffeur tout sourire qui me menait, je le vis bientôt, vers le château Richelieu, tout là-haut.

Le château : je me souvenais des ruines fatiguées, des troncs et des branches qui s’étaient emparées de l’espace, crevant d’antiques plafonds ; j’avais piétiné les toits, ardoises jetées comme des cailloux de ballast sur une terre sans voie. J’avais juré de n’y revenir jamais ayant dans ma petite vie déjà beaucoup donné en fait de déceptions.

Le moteur de la Fermina tournait encore, lorsqu’il tourna vers moi son regard gris :

« Voilà donc le fameux prof de maths !

– Vous êtes son père ? (Il hocha la tête)

– Je ne sais pas si mon aide…

– Allons, allons, ne faites pas le modeste !

– Non, si… enfin…

– Vous savez, elle est un peu malade, elle a besoin de compagnie, venez !

– Oui, mais je dois être libéré pour midi… rentrer manger… tout ça ! »

Je m’enfonçai dans la banquette arrière, buté, comme si je voulais retrouver une famille dont je me languissais après un périple autour du monde.  « Vos parents, je m’en occupe ! », dit-il. La voix venait de loin, il y grondait un orage qui s’apaise naturellement ; sa présence résonnait dans l’habitacle avec une évidence de lumière estivale ; tourné de biais, il souriait dans le silence et je sentis que je commençais à me détendre, les muscles de mes jambes prêtes à bondir se relâchèrent, ma main droite plantée sur la poignée de la portière consentit à s’éloigner.

Nous voilà marchant sous la charmille qui mène à une placette de sable rose cernée de buis : les lignes orthogonales du château découpent des fenêtres soulignées de briques glissées dans les meulières et j’admire le toit gris plombé aux éclats de mica. Splendeur. Je cligne des yeux, marque un temps d’arrêt ; il se tient à ma hauteur, les pans de sa veste retrouvent leur immobilité ; j’essaie de comprendre mon trouble : les chants d’oiseaux bien sûr ! Quelle variété de tons ! Je crois même entendre des appels de chouette, ce qui est peu probable. Un souvenir revient, nébuleux d’abord, puis de plus en plus précis : c’est à l’automne dernier, une femme à la robe émeraude joue du clavecin dans la salle des fêtes où je me suis égaré ; guidé par les sons pincés  j’ai pénétré dans l’espace luxueux et debout, voleur de sons, j’ai suivi longtemps la danse d’autrefois ; soudain pris de panique j’ai dévalé les escaliers de l’hôtel de ville. Ai-je rêvé ?

Une main me pousse dans le dos et je gravis les marches du perron ; il a une clef à la main, la glisse dans la serrure et annonce : « Nous sommes là ! » Il me fait signe de déposer ma vache sur une commode, dit : « Je vais voir vos parents. Installez-vous ! » ; il referme la porte derrière moi. Ses pas s’éloignent.

« Bonjour ! », fait-elle en me tournant le dos. Sa robe blanche luit à contre jour dans une sorte de salon gorgé de lumière argentée. Je m’approche, réponds à son bonjour et me place à côté d’elle, face à la baie qui ouvre sur la petite ville. Le clocheton de la mairie est plus bas que nous, le regard plonge dans les rues, les commerces, domine les ponts sur la rivière.

« Tu vois, en un an mon père a terminé.

– Il a terminé quoi ?

– La reconstruction, tiens. Tu ne te souviens pas du quartier de la gare à moitié détruit, des terrains vagues près de la mairie ?

– Si, bien sûr.

– Eh bien, voilà, tu vois, c’est fini. Sans oublier le château entièrement restauré. »

Elle se tourne vers moi, rien ne me vient. Puis tout à coup je l’interroge sur sa maladie. Elle rit : elle veut simplement, avant de quitter la ville, rester trois jours avec moi ; comme j’objecte l’école, elle hausse les épaules puis me tend ses bras et m’embrasse sur la bouche. Caresses sur le haut des bras, nos doigts serrent longtemps nos avant-bras, nous nous fixons sans parler.

Le ressac de la mer me revient, retour du temps, du vaste temps que nous allons avoir ensemble, trois jours, l’éternité.

« Mes parents ?

– Quoi, tes parents ?

– Ben, si je suis pas rentré à midi…

– Papa s’en occupe. Il a l’habitude de négocier. »

Je lui souhaite bien du courage. J’ai à l’oreille les objections :

« Verrat d’jeunes ! Trois jours chez vous, mais y se croit où le musicien ? J’ai la baraque à faire tourner moi ! Et vous allez le loger où ? Et le nourrir comment ? C’est qu’il a trou sous le nez qui coûte cher, le gosse ! Ça me coûtera pas un sou… ben manquerait plus que ça ! Et il va à l’école pendant ce temps là, bon, bon, bon. Oui, bon. Oui, des fois il va en colonie de vacances un mois, mais là, là, moi je vous connais pas. Quoi ? Le ministère de la reconstruction ? Ah, connais pas ! C’est le copain de votre gamine ? Manquait plus que ça ! Quoi ? Des cours de maths ? Mais il est nul en maths, tout le monde dans la famille est nul en maths. Ah, bon, si vous le dites ! Ben s’il est intelligent, il tient pas ça de moi ! C’est un sournois, un hypocrite , un tricheur, un menteur, faut vous méfier avec votre gamine. Je vois pas pourquoi vous faites ça. Ça me dépasse. Je suis pas très chaude, là, votre truc, là, c’est pas net cette histoire. C’est pas net. Voilà le musicien qui va fricoter avec une gamine de la haute ! Bon, c’est honnête, si vous le dites, si vous le dites ! Et pis c’est bien beau tout ça, mais comment que vous allez faire pour les habits ? C’est que j’ai rien préparé. Ah bon, vous avez ce qu’il faut ? Vous lui donnez ! Et il pourra les garder ? Vous êtes bien bon monsieur, pour un verrat d’jeune pareil ! etc. »

Elle m’a laissé dans la meilleure chambre. Je la revois me dire en souriant : « On dit que Richelieu a dormi dans ce lit. Tu parles d’une blague ! On se voit tout à l’heure ! » À travers la porte elle a ajouté : « Tu peux prendre une douche et n’hésite pas à mettre les vêtements qui sont dans le placard. Il y a des jeans à ta taille, j’en suis sûre. Fais comme chez toi ! »

Dans ma tête les échos de ma mère se sont dissous. Je m’allonge, j’ai à peine baissé les paupières que le sommeil, lourde poigne, me saisit tout le corps détendu. Je suis réveillé par quatre coups, trois serrés puis un dernier comme un son mat tranquille. J’ai l’impression d’avoir dormi longtemps. Je dis timidement sans ouvrir : « Je vais prendre une douche et m’habiller – D’accord, à tout de suite ! », lance-t-elle, joyeusement. La petite ville ne me terrifie plus ; le soleil impeccable lui donne des allures de maquette naïve. La rivière semble immobile, à peine ici ou là des remous écumeux au bord des méandres ; juste pour faire vrai. Le temps, trois jours qui ont déjà commencé, qui s’ouvrent  et filent leur train de sénateur. La mer fait retour, les vagues s’abattent, le destin, mon destin. Soudain : et après ? Après, la peur ? Je n’en suis pas sûr.

Habitué à la baignoire, j’ai beaucoup de mal avec la douche individuelle. C’est la première fois : eau chaude eau froide, curieux robinets de cuivre doux, je n’arrive pas à la régler, puis un vrai bonheur, tout vient d’un coup : le savon parfumé! On dirait que la tension s’écoule par la bonde, et la crasse, et l’angoisse. Des voix viennent pendant la chute de l’eau, je les domine en souriant. Personne ne crie, ne geint, je pourrais rester des heures. Je parviens à fermer les robinets sans réfléchir.

Dans mon souvenir je me revois assis pour mon premier repas. Elle l’a préparé avec la femme de ménage. Délicieux. Le père est là, ne me dit rien, costume impeccable, cravate vive, il sourit aux anecdotes de sa fille. Puis il s’adresse à moi sur un ton familier, me félicite pour mon visage reposé et mes vêtements ; il explique d’une voix sombre que les vêtements appartenaient à son fils quand il avait mon âge ; il est parti faire le tour du monde. Il conclut:

« Il a bien fait. C’est comme ça qu’on apprend.

– Tu te rends compte, il est parti sans un sou ! dit-elle. »

Je suis persuadé qu’ils me racontent des blagues tandis que, les voyant manger, je me perds un peu dans le maniement de la fourchette. Elle se penche vers moi et me montre qu’on ne la tient pas à pleines mains, mais le pouce par-dessus et les doigts au-dessous. Je ne dis rien, m’efforce de suivre leur manière. C’est bizarre pour un clarinettiste de se voir expliquer une chose pareille; je le dis, ils rient. Je rougis. Il termine en remerciant sa fille pour le repas et se propose de débarrasser la table. « Pas question ; je me charge de tout avec toi », dit-elle en se tournant vers moi.  J’approuve avec empressement, débit précipité.

On se retrouve plus tard au salon. ( J’ai vécu l’immense plaisir de faire la vaisselle. La voix de ma mère : « Ah non les jeunes, pas question d’aider, vous êtes foutus de me casser des trucs ! Filez, bande de verrats d’jeunes ! ») Il m’interroge sur la raison qui m’a valu d’être exclu trois jours. Il dit qu’il tient beaucoup à m’entretenir de ce sujet ; trois jours, c’est grave. Je me penche en avant, les coudes sur le jean : je m’efforce d’être posé, reprends l’apprentissage de l’automne, le stylo à bille etc. jusqu’à la fausse falsification par la voisine. Il ne sourit pas, m’interroge sur mille détails, revient en arrière, décroise ses jambes, se penche vers moi pour capter des mots que je prononce parfois sourdement avec la peur au ventre. Je n’élude rien, même pas les vols de feuilles blanches. « Quelle ville ! dit-il en forme de conclusion, quand je pense que j’ai aidé à sa reconstruction… » Silence. Puis, il ajoute d’une voix toute différente, moelleuse, profonde : « Tenez, dit-il, et excusez-moi de vous avoir interrogé aussi longtemps. » Il me tend un mouchoir. Je m’aperçois alors que mon visage est complètement trempé.

Les trois jours filèrent sans que jamais je puisse me rendre compte que j’étais heureux. Je n’eus pas le temps. Un jour nous fîmes un voyage en Belgique. « Histoire de voir un pays étranger », dit-il. Elle, de son côté, me confia qu’il avait envie de voir sa maîtresse belge, tout simplement. Elle rit. Il nous laissa dans une ville frontalière et nous nous embrassâmes entre les deux pays : « Un no man’s land, dit-elle, c’est le pays de l’amour ! » Au retour, pour le taquiner, elle l’interrogea : « Et maman elle est où en ce moment ? » Il hésita, ne sut que répondre et tout à coup : « Peut-être en Angleterre, dit-il. Je crois qu’elle a un concert à Londres demain. » Ce fut ainsi que j’appris qu’elle était pianiste. Je me souviens parfaitement du rythme fou de mes battements de cœur, de ma main qui se crispe sur le siège de la voiture de luxe, de mes cris sauvages, rage soudaine : « Le piano ! Le piano ! » Il s’arrêta sur le bas-côté, se tourna vers moi d’un air interrogateur, calme. J’expliquai ma passion, mon envie, la chose que j’aurais aimé faire le plus au monde, jouer du piano, passer ma main sur un clavier, jamais, jamais je n’avais pu le faire ! « Eh bien, une fois au château, tu iras dans le salon de musique et tu en joueras autant que tu voudras… C’est quand même étrange, tu aurais pu lui faire visiter les lieux, dit-il en forme de reproche à sa fille. » Elle ne répondit rien, rougit et l’on reprit la route.

Il y eut des baisers, des stations interminables devant le piano à queue ouvert. Ce fut seulement le dernier jour que j’eus le courage de frapper des notes ; des accords vinrent lentement. Je me récitais mon solfège avec les harmonies. Durant l’après-midi je renonçai. C’était trop. Je ne me revoyais pas revenir dans la vie avec ce manque. Il y eut une nuit encore ; le matin très tôt je sentis son corps qui se glissait dans le lit, elle me serra sans dire un mot ; elle m’offrit une manière de sac de sport dans lequel elle mit d’autorité les vêtements de son frère qui me convenaient. Je me revois avec ma vache et mon sac, placés d’un côté et de l’autre de mon corps, à l’arrière de la voiture, le père qui me souhaite bonne chance et son regard qui se détourne lorsqu’elle m’embrasse une dernière fois sur la bouche.

Je gardai longtemps ses lettres au milieu des partitions. Trente ans plus tard, à chaque fois que je la voyais présenter le budget du gouvernement à la télé, je songeais en souriant que c’était moi qui lui avais appris les rudiments de l’algèbre.

Souvenirs 3/8 (signature)

Le vendredi, je tends ma feuille d’exclusion à la secrétaire ; elle passe dans le bureau du principal, revient, me demande mon carnet de notes, (je me fais humble ; « C’est pour vérifier la signature » dit-elle), repart, revient après un long moment où je n’en profite pas pour voler quelques feuilles blanches qui louchent vers moi comme l’immaculée conception dans l’église d’à côté ; elle me rend le carnet ; elle a cette réflexion dont la concision m’est un baume : « Les signatures concordent ; tout est en règle ». Je me souviens d’avoir songé que j’eusse été surpris du contraire. La terre est ronde, elle tourne à 30 km/s et je suis l’être le plus heureux du globe.

Il me semble que j’entends l’océan, le ressac, rien n’a été troublé, oui la vraie signature de la voisine était fausse, oui la fausse signature de ma main sur la feuille d’exclusion est la vraie, la seule, celle que j’ai inventée après un apprentissage régulier tous les matins d’automne et que le soleil de fin mai couronne de ses sourires. Je suis pur. Mon avenir est clair : tu imiteras la signature du père et toujours tu suivras la droite voie de cette évidence… au vrai fort biscornue.  Cette aventure me rend subtil. Profite !

En ressaisissant le carnet des mains de la secrétaire, il me paraît indispensable d’en remettre une louche et j’avoue : « Mon père n’y a pas été de main morte ! » Je me passe mes doigts sur la joue pour mimer la gifle. Elle ramène alors d’un geste solennel ses longues mèches en arrière : « Eh c’est que tu ne l’avais pas volé ! », ricane-t-elle en nouant ses cheveux sur la nuque, une pince à cheveux serrée entre ses incisives. Je risque un « Oui, bien sûr ! », les lames de l’océan s’abattent dans l’avance du temps, silence, puis une large plainte écumeuse dont l’insensibilité me frappe au plein du souvenir. Ce flot des eaux, flots du souvenir. Froideur. Elle me congédie du bout des doigts. Décidément j’aurais dû lui voler des feuilles blanches.

J’aime ce largo où tout s’apaise, où les gouttes des secondes quittent leur halètement pour tomber en pluie chaude à l’intérieur du corps défait d’emprise ; je rêve que je ne ronge plus mes ongles ; au prix de mille mensonges, j’ai réussi ; j’écoute dans les couloirs vides l’écho des voix magistrales d’où l’ennui bleu sourd, et cette blague du temps perdu à apprendre pendant des années tant de choses, ma vie, ta vie, loin des émotions truquées et des coups fourrés noirs, qu’as-tu fait toi que voilà de ta candeur dans ce pataugeage de fausseté, de feintes ? J’admire, j’admire ce temps qui vient encore intouché ; espérance de pureté où tout est possible, malgré les coups, malgré la blouse grise, malgré la dissimulation forcée, car le temps est à toi et plus tu avanceras plus tes chances d’être en vérité vont augmenter : je sens que cela est proche et déjà vient vers moi, ce temps où je pourrai dire que je suis loin de la maison prison, au large des écoles, avec la musique que j’aime et des livres et des livres encore. Oh, je compte sur mes doigts les années depuis si longtemps ! Cette fois une seule main suffit pour en faire le total, je frissonne, encore quatre ou cinq ans peut-être à mentir, fais-toi petit, plus jamais de provocations, exulte en te taisant, ne sois jamais sincère. Puisque tu en pinces pour l’intelligence, tu vas capter leurs rites, suivre leurs interdits et balbutier les clichés qu’ils veulent. Ton destin n’est que partie remise, ami, essaie de les comprendre, ils veulent du pluriel et tu es tellement singulier. Cache-toi petit musicien, écris sur ta main : « Prends garde » et sois sournois.

J’applique mon programme à la lettre : lever, déjeuner, ma vache pleine de livres de la bibliothèque (j’ai fourré les manuels sous le lit), l’arrêt devant le collège à l’heure de l’ouverture et mon installation au creux de l’église attenante. En ce lundi, premier jour d’exclusion, mon ombre est petite sous l’aube, épousant les brisures des marches qui mènent au portail XIVème de l’église St Thomas ; j’observe de biais l’endroit où les balles des mitrailleuses ont explosé leurs fleurs poudrées, ogives morcelées sous la grêle des verts de gris ; nos ennemis visiblement n’aimaient pas dieu.

Je songe que c’est le cours d’allemand qui va me manquer le plus, poésie qu’on remâche pour soi, syllabes d’une langue haïe de mes parents, sa proximité me plaît tant, je la touche des lèvres, les humecte d’elle ; j’entends les voix des cantates amoureuses, m’oublie. Le chant s’avance et je l’attends la bouche pleine de ces étranges vocables. Des corneilles, des choucas peut-être, s’abattent au creux du presbytère et rythment de leurs ailes, de leurs cris, mes mots articulés dans le tiède de mai qui garde dans son étreinte un peu de cet humide du tortueux voyage d’hiver.

Et soudain la terreur : surgi du presbytère, le curé s’avance droit devant ; lui qui en vrai perfide se plaint auprès de mes parents de mon absence à la messe – ce qui me vaut un traitement approprié – que ne va-t-il pas croasser s’il me voit ? Je me souviens de ses énormes battoires qui s’abattaient en foudre sur ma tête quand j’étais contraint d’aller au catéchisme. Le bourreau de dieu et sa voix : Dieu est amour. Elle grinçait métallique, la mâchoire inférieure creusée des trous d’une acné mal soignée claquant dans le vide de la nef. Ce bâillement : Dieu est amour et je rentrais au logis pour m’en prendre une parce que j’avais oublié d’ôter mes chaussures crottées, dieu est amour.

Je me précipite à l’intérieur de l’église pour échapper à son regard de rapace, traînant ma vache comme un voleur. Une vision me prend derrière un pilier : un ange vengeur va au tabernacle, s’empare du ciboire pour le balancer à la rivière. Je chasse l’idée, risque une tête au dehors ; le mauvais bougre a disparu dans son aube noire à travers les rues cabossées de la cité blanche de craie. Triste sire ! Je parle tout seul : « Et pourtant, on est en mai, à la plus belle saison ! » Ma voix m’étonne, elle est grave déjà, la nef derrière moi en élargit les vibrations, grotte résonatrice, mon exaspération est portée loin là-bas, du côté de ma naissance. Je quitte les lieux, je crois que je perds l’esprit. Ma démarche est si lente. Je vacille.

À l’instant où je sens que la solitude et le destin vont revenir me disputer la peau, sur l’escalier de la façade sud, en pleine lumière, je découvre au bas de des marches une voiture comme je n’en ai jamais vue ; chaque centimètre carré semble avoir été frotté, astiqué avec soin et les sièges de cuir invitent au voyage ; elle éblouit, scintille, miroite sous le soleil à chaque seconde et elle m’attire avec un tel charme d’étoile que je m’approche pour la toucher. Et je la touche. Elle existe réellement. Je vais déposer ma vache sur le goudron pour l’effleurer de l’autre main lorsqu’une voix sombre où couve un sourire m’interpelle :

« Bonjour ! dit-il en penchant la tête. Vous êtes le collégien qui a été exclu trois jours ? »

Le cœur s’affole. Quel malheur encore ? Un « Oui » étranglé me vient. Assis au volant, il me lance avec joie :

« Venez, montez !

– Mais… » (J’entends ma mère : « Et si on te donne des bonbons tu dis non, et si on t’invite dans une bagnole tu dis non. T’as compris ?  – Non…Euh… oui ! »)

– Venez, reprend la voix. Montez à l’arrière si vous voulez !

– Je… je ne sais pas comment…comment…comment on ouvre la porte ! »

L’homme en costume cravate contourne la voiture d’un pas vif, me serre la main « Bonjour, montez ! » ; il m’ouvre la portière arrière d’une pression sur la poignée.

« Je serai revenu à midi ? Parce que ma mère… (La voix revient : « Et tu montes jamais dans la bagnole d’un inconnu, sinon je te promets une de ces raclées, verrat d’jeune ! »)

– Oui, oui, dit-il en souriant. Ne vous en faites pas, ce n’est pas loin. Promis, je vous ramène à midi ! »

Souvenirs 3/7 (signature)

Dès avant l’aube, je m’installai sous la lampe à l’abat-jour vert, ouvris le cahier de maths et résolus les équations du bout de la plume, sans faire une tache, indifférent au concert des casseroles et des  couverts que la bougresse astiquait mollement sous le jet continu de l’évier. Je guettais. « Qu’est-ce que tu fous là, dit-elle brusquement, y’a pas d’école aujourd’hui ! – Rien, dis-je. » Je fourrageai dans ma vache et repris une lecture abandonnée la veille, vieux roman épistolaire qui n’aidait pas. Les minutes, puis une heure passèrent. Il y eut un petit déjeuner rapide, l’homme au stylo vint avaler son café, se rasa en pestant après avoir aiguisé sa lame sur une lanière de cuir : « Une coupure, une journée qui commence bien ! ». La voix avait des aigus, absence de vibrato qui flottait dans une vapeur de café, sans retomber, perchée là sans pourquoi et frisait la minute d’une incertitude où le destin caracolait défait de perspectives ; quittant la cambuse dans un grincement de porte, il traîna les pieds et je préférai replonger dans ma tragique histoire de femme délaissée écrite autrefois par un styliste épais.  Je guettais l’ascension du soleil.  Je m’habillai gravement, passant plusieurs fois les mains sur ma chemise et mon pantalon court pour en éponger la sueur. Par la fenêtre de la chambrée je lorgnai sur la boîte aux lettres plantée à l’ombre des charmes qui bordaient la route ; son petit volet ouvert au soleil clignait de fraîcheur, suivant la brise matinale,  comme une bouche de zinc qui dit oui qui dit non.

L’oreille aux aguets je poursuivis ma lecture : la pauvre femme était mal partie avec ses rêves d’ailleurs, elle avait des amants auxquels elle écrivait des billets, le texte en était pauvre, à la limite du lisible. J’enviais les amants qui lui répondaient et je songeai un moment que je n’avais jamais écrit de billets. Je découvrais ces incongruités avec satisfaction ; j’aimais la musique des mots  et la collection de mensonges qu’elle proférait à longueur de pages, je sentais qu’une forme de parenté s’installait entre elle et moi, même si à la fin elle allait se jeter à la rivière, j’en étais sûr, l’auteur nous l’avait suggéré dès le début. Je tremblais pour elle et rongeant mes ongles, je continuai la lecture pour vérifier mon intuition. L’auteur s’attardait en toute invraisemblance dans les descriptions de la nature que je sautai. Ces lettres étaient décidément des galéjades pour adultes demeurés et j’envisageai finalement de laisser choir le bouquin. J’aurais voulu qu’elle se balance du haut du pont et qu’on en finisse. Je lus à la va vite les dernières pages qui confirmèrent avec délice qu’elle se jetait dans des tourbillons verdâtres.

Un vélo cliqueta au dehors accompagné de la mélodie d’une chanson à la gomme et mon esprit se révolta contre tant de mièvrerie, le facteur aurait quand même pu siffler le mouvement lent de la cinquième, j’aurais pu le suivre avec les doigtés de la clarinette ; l’étalage de son inculture me blessait, je me repris, pas le temps de refaire le monde, il fallait faire vite. Partitions sous le bras, je me ruai au dehors et comme je claquais rudement la porte, une série de cris accompagna ma fuite ; elle hurlait contre les « verrats d’jeunes », la voix inhumaine se suspendit à ce verdict qui se vaporisa dans ma cervelle ; je me précipitai sur la boîte béante où parmi les courriers je repérai la lettre du collège que je glissai dans les partitions, résolu, mon regard furetant dans toutes les directions. Je me souviens avoir aperçu le rideau de la voisine retomber, lorsque je replaçai les autres lettres dans la boîte.

Je courus vers mon cours de musique et je pris place au milieu des autres ; mon retard ne suscita aucune remarque, le gros chef étant trop occupé à digérer ses deux bières du matin. « Moi, c’est pas pour me vanter, clamait-il, mais le matin il me faut deux demi pour démarrer ! » C’était prodigué comme une vérité incontournable et je suis sûr que cela en impressionnait certains. En solfiant mécaniquement les fadaises, j’observai son visage obtus et bientôt j’abandonnai l’exercice, les autres chanteraient pour moi, c’était déjà bon.

Le Gros disparut en laissant son stylo sur le pupitre. Ma chance. Tout le monde sortit dans un fracas de chaises et de pupitres, bois et métal grondant contre les voix visitées par la mue, et des conversations de haut vol s’engagèrent sur les mérites comparés de la musique classique et du rock ; ils me tirèrent au dehors pour me confronter à leurs considérations, heureux d’avoir sous la main un crétin passéiste. Du fond solide de mes microsillons, je défendis mon Bach et mon Beethoven. « Mais ton Bach, il en a écrit du rock ? – Bien sûr que non ! – Ah, tu vois bien ! » L’argument imparable m’exclut de leur excitation soudaine : je revois leurs visages rouges et leurs jambes qui dansent en rythme tandis que d’autres sur la place lâchent des morceaux d’anglais de cuisine en frappant dans les mains. « T’as même pas de jean ! », me lança un grand au visage couvert d’acné en désignant mon pantalon court. J’entendis des rires, des cris.

Je revins sur mes pas, ouvris la porte de la salle de solfège qui servait aussi aux répétitions de l’orchestre. Des instruments divers ornaient les murs. Forte odeur de poussière, de sueur, de salive, cave éclairée par des soupiraux, un piano au fond, toujours fermé, misère, j’aurais tellement aimé poser mes doigts sur l’ivoire, faire lever un paysage d’harmonies où j’aurais pu errer à loisir. Frisson. Ne perds pas de temps. Il y a un cours après. Vite, allez, allez ! Le stylo du Gros était toujours sur le pupitre, là-haut. Je posai mon pied sur la première marche, partitions sous le bras ; un public derrière moi frémissait, songeant déjà à se taire pour entendre ma vision de la cinquième. Des gorges se raclaient la voix comme si elles allaient chanter, toussotements ; je montai sur la deuxième marche du podium de pin poussiéreux, je sortis la partition d’orchestre que je portais avec moi, le texte sacré m’échappa presque, le public attentif à tous mes gestes fit un petit « oh » surpris, je me raidis courageusement puis gravis la dernière marche d’un mouvement souple comme je l’avais déjà vu dans les concerts sérieux. Je dominai tout l’orchestre ; ils étaient là pour moi, j’ouvris la cinquième en frottant fermement sur la pliure de la partition, tapotai de la baguette posée là sur le bord du pupitre. Silence, le public était tendu, attentif ; j’attaque ! Au bout de deux mesures, je laissai pendre mes bras. Je me retournai, personne, je fixai devant moi les pupitres, personne. Nullement déçu, je goûtai longuement dans le silence de la cave l’énorme tempête que j’avais déchaînée. Puis pris d’un  retour de conscience salvateur, je saisis le stylo du chef, sortis la lettre du collège et signai hâtivement sans regarder la pointe qui zébrait le papier. Il était bon d’avoir répété ! Après un pareil moment, je pouvais attendre la mort.

Elle vint sous les traits du Gros. J’avais encore le stylo en main.

« Tu fais quoi, là ?

– Moi ? Rien. »

Silence. J’en profitai pour replier la lettre et comme il ne prenait pas la parole, j’ajoutai en posant négligemment le stylo :

« J’avais juste un truc à noter, là, c’est à propos de l’ut mineur…, dis-je en lui tendant la partition de poche.

– Quoi, l’ut mineur, fit-il sans accorder un regard au livret que je lui montrais.

– C’est la tonalité de la cinquième !

– Ah oui, pa-pa-pa-poum ! » , fit-il en me fixant de ses yeux rougis, enfoncés dans la graisse de sa face obstinée. Il ajouta :

« Toute façon, nous on joue pas ça ! C’est pour une symphonie, nous on est une harmonie, alors… Bon, le solfège, c’est fini, allez descends de là, bougre d’âne ! » Je murmurai en effleurant la marche du bout des pieds :

« J’aimerais bien, je pourrais essayer d’en jouer, pas maintenant, mais j’aimerais essayer… », dis-je en désignant le piano. À peine avais-je prononcé les premiers mots que je devinai que ça ne serait pas possible. Il se contenta de faire non ; de ses cheveux gominés des épis se détachèrent sur les côtés ; il les remit en place du gras de sa paume. Haut le cœur.

« Toute façon conclut-il, moi, j’en joue pas de ce truc là ! »

Souvenirs 3/6 (signature)

Cette fois, c’est parti, ça va être bon, les gambettes tricotent un rythme rapide, presto la traversée devant l’hôpital – une voiture pile devant moi, hurlements je suis déjà loin – puis l’ascension vers l’église détruite trois fois, aux trois guerres, sa tour jaunâtre rebricolée et le bancal des nefs, l’incongru comme un doigt levé, point d’interrogation du divin cruel qui me regarde souffler dans la côte, courant, courant, petit musicien à la vache aussi maigre que le thorax, souffle court, je me souviens du bruit de mes pas dans l’avenue sèche, défaite d’arbres. Le cauchemar n’est pas fini, car dans ma course, connaissant bien mon monde, je songe aux visages qui m’attendent, la langue de la vipère qui mord, elle m’attend là-haut, ça va mal se passer, et tout ça par vertu – lambeaux de foi assassine qui me tirent vers l’arrière – j’ai cru bon avoir une signature qui vaille, erreur, tu t’es jeté au gouffre, musicien, toi qui sais tenir la note, que n’as-tu sur ce carnet tenu aussi ta langue et signé comme d’habitude, à quoi bon la vérité, quelle vérité ?

Je sens que le corps cède et que je deviens transparent, une absence s’installe et je trouve les appels des corbeaux plus réels que ma chamade blanche, je n’ai plus de pas, je trébuche sur l’entrée du hall, trois marches, elle est là, un instant je suis ravi, je vais mourir, je pense que je meurs, je mourrai dans la honte et l’ignominie, ah ce regard, tant mieux, tant mieux, qu’elle me dévore et qu’on en finisse, je tends le carnet. Elle ne dit rien, se hisse en soupirant sur ses escarpins, feuillette le carnet après avoir humecté son index, rayonnante et droite, je ne vois que sa blouse blanche tachée de sang et là-haut son sourire d’ange déchu, une vipère, une lionne, elle compare les signatures en revenant en arrière à l’intérieur du carnet, serre les lèvres vermillon, sourit enfin avec volupté, ouvre la bouche pour articuler quelque prophétie mal venue, se reprend, suspend ses paroles, me saisit par l’épaule et me pousse vers le bureau du principal, sans parler. Une volée de cloches retentit quelque part, l’église chante, je n’entends qu’elle, on baptise un enfant sans doute en cet après-midi de soleil, il faudra féliciter les parents, c’est un  jour bien choisi, on va croquer des dragées entre deux molaires et moi comme de juste je vais mourir, je veux mourir, je murmure « non » à l’instant où je pénètre dans la pièce du tribunal qui pue l’encre et l’ordre des choses.

La bête est tapie au fond de la grotte, vautrée dirait-on ; le coupe papier à la main, le principal écoute attentivement la prof qui débite son scénario : « Je vous l’avais dit, Monsieur le Principal, je l’avais dit, ce blouson noir, ce voyou a eu tellement peur qu’il a imité avec une naïveté et une audace incroyables la signature qui figure là au bas du blâme. Il suffit de comparer avec les autres. » Elle a oublié son soprano, le ton triomphe gravement ; suffisante et molle, elle lui présente le carnet ouvert ; il fixe l’objet dans le silence, longtemps, mouille son doigt en mêlant sa salive à la sienne, tapote du coupe papier les pages successives, murmure « en effet » plusieurs fois, marmonne « stupéfiant » puis « Quelle audace, en effet, quelle audace ! » Il se renverse en arrière. « Vous avez eu peur, lance-t-il, et vous avez signé pour vos parents ce blâme qui vous condamnait à avouer vos obscénités filandreuses. » Je fais non de la tête. Silence. Je comprends que je ne peux pas évoquer le stylo de mon père, mes exercices, ma mère sans stylo et la voisine ; personne ne me croirait.

Il se redresse, le coupe papier tenu dans la main droite comme un poignard de justicier expéditif, la mort est proche, mon cœur s’arrête, je souhaite que le coup vienne vite et qu’on n’en parle plus. « Tu sais ce qui t’attend ? » Le tutoiement m’épouvante, je murmure : « La mort !  – Qu’est-ce que tu dis ? – Rien, dis-je.»

« Ce soir même, reprend-il, conseil de discipline, je demanderai ton exclusion temporaire pour trois jours. Et tu sais pourquoi ce ne sera que temporaire ? »

Je fais non de la tête. Il soupire.

« C’est ton jour de chance, sourit-il. Tu as de bonnes notes et je ne voudrais pas embarrasser les bons parents qui font de toi un excellent élève.

– Mais enfin, Monsieur le Principal, dit la prof (elle a retrouvé ses aigus sifflés), pareille indulgence… Une exclusion définitive me semble…

– Nous aurons, madame, l’occasion d’en discuter au conseil de discipline. À ce soir dix-sept heures ! Et toi tu attendras notre décision dans le couloir ! »

Elle quitte le bureau en soupirant. Il me toise, quelque chose le chiffonne, un scrupule. Je bouge mes jambes alternativement, un gravier me perce la plante du pied gauche. Il reprend :

« Une chose m’attriste, dit-il en reposant d’un geste brusque le coupe papier à côté de mon carnet. C’est ta lâcheté ! Toi, un élève aussi intelligent, comment as-tu pu croire un moment qu’en signant toi-même ce blâme, tu nous duperais à ce point, alors que dans ce carnet figurent partout ailleurs les signatures de tes parents ? Es-tu lâche à ce point pour refuser d’affronter tes bons parents… tes bons parents qui font tant de sacrifices pour tes études ? Je souhaite que cette épreuve t’amène à assumer tes responsabilités. Je le redis : tu es un lâche et contre tes manigances ainsi dévoilées, notre décision je l’espère fera de toi un homme ! »

Je piétine sur place. Je souris de pitié, mais je me garde bien de rien laisser paraître. Je conserve sciemment un air buté. Il crie :

« Tu vas arrêter de piétiner comme ça d’un pied sur l’autre, c’est agaçant à la fin ! » Silence. Une faiblesse m’assaille : je revois le visage engageant  de ma voisine, j’ai à la mémoire les odeurs chaudes de son intérieur rassurant.  S’il n’avait pas hurlé, qui sait, je lui aurais peut-être tout avoué. Par distraction, je fais non de la tête. « Et arrête de dire non comme ça, c’est exaspérant ! Allez, file ! » Je m’enfuis en boitillant.

En fin de journée, j’attends la décision dans le couloir, lorsque mon « élève » s’approche. Elle est venue me soutenir, elle me demande si ça me gêne et me prenant le bras, elle murmure :

« S’ils te virent, je fous le camp aussi !

– Ce sera trois jours, je crois.

– Tant mieux, tant mieux, dit-elle d’une voix chantante, ça nous fera trois jours de balade… Allez, courage musicien et on se revoit demain matin ! » Elle me pousse dans l’embrasure d’un porte close et dépose un baiser sur mes lèvres.

Rien ne peut plus m’atteindre et quand la porte de la salle s’ouvre découvrant les profs assis sagement comme des figures de cire, je ne flanche pas, ne bouge pas (j’ai eu largement le temps cet après-midi d’ ôter le caillou qui me blessait le pied) et la voix lointaine du principal m’annonce : « …trois jours d’exclusion à partir du lundi suivant… signé des parents… et gnagnagna… en espérant que, etc. » La porte se referme derrière moi.

Fier de n’avoir jamais dit une vérité impossible à admettre, je songe en quittant le collège à la manière dont je vais soustraire le courrier – une chance, le lendemain est un jeudi sans école – et signer moi-même mon exclusion temporaire, puisque ma fausse signature est dorénavant la seule authentique.

(à suivre)