Suis-je libre?

« La naissance n’est pas un choix. La possibilité de mourir n’est pas un choix. Nos aïeux ne sont pas un choix. La langue qui nous imprègne avant que nous la parlions n’est pas un choix . Notre nationalité n’est pas un choix. Nous ne pouvons rien contre le jour, la semaine, les lunes, les saisons, l’année, le vieillissement, le temps. Jamais nous ne nous affranchirons de la faim. Jamais du sommeil. Nous n’avons pas choisi d’uriner. Nous n’avons pas choisi d’être les hôtes d’images nocturnes… » (Pascal Quignard : « Vie secrète ». )

Je voudrais préciser que nous ne choisissons pas notre enfance, nos voisins, que nous aurions pu naître en Afrique, que nous aurions pu être élevés dans une autre religion, avec des parents riches, dans une grande ville où nous aurions peut-être fait d’autres rencontres. Il aurait pu y avoir d’autres ciels moins laiteux, d’autres accents, d’autres musiques, enfin d’autres livres. Suis-je libre ? La réponse est non. Personne ne viendra mourir à ma place, personne ne vivra ce que je vis au moment où je le vis. Dans le passage où je me trouve, je croiserai bien quelques-uns mais je demeurerai seul avec mes choix, avec ce que je crois être mes choix, actions qui ne sont que la suite de mes non possibilités de choix. Mon patrimoine génétique m’oblige à être ce que je suis. Suis-je libre d’être petit, d’être grand ou beau ou laid ou tout autre adjectif de notre langue ? Je ne vois pas où je suis libre.

Je suis libre socialement puisque je suis en démocratie ; cela est assuré provisoirement, cela pourrait basculer demain. Ma liberté est sous condition, l’histoire nous enseigne – si elle nous enseigne quelque chose – que le libre de « suis-je libre ? » est attaché au temps et au lieu, vie provisoire. Suis-je libre d’aller me promener un dimanche? Même cela est douteux. Mon envie d’aller me promener est soumise à mes rêves de la nuit qui peuvent me bloquer au lit, elle est soumise au temps qu’il fait qui n’est pas de mon fait, à l’histoire personnelle qui m’anime ou ne m’anime pas, me retient ou ordonne mes envies. Mon envie d’aller me promener est habitée par des sensations incontrôlables, liées à mon passé et à mes expériences. Je vais me promener : vais-je m’arracher ou est-ce que je vais l’éprouver comme une délivrance ? Pourrai-je le faire ?

Au fait pour m’en défaire, je pourrais choisir d’errer. Vagabonder (wandern). Je ne serais pas hanté par la question : vais-je aller me promener ? Je serais simplement hanté par d’autres questions aussi insolubles. Prendre ce chemin ou un autre ? Sachant que le chemin est un choix décisif (Œdipe), lequel prendre ? Ne vaudrait-il pas mieux rester en paix dans une chambre ?

« Je croyais choisir et j’étais choisi », dit Aragon. Cela n’est pas douteux. Mais il me semble que « suis-je libre ? » est une interrogation de mélancolique. Il m’apparaît que cela n’a pas l’importance que j’attribue à la question. Se glisse à l’intérieur de ces absences de choix un souffle de vie que je ne contrôle pas mais qui est la vie même et où il me semble que je suis libre parce que je ne me pose pas la question. Mise entre parenthèses, la question laisse soudain surgir autre chose que je n’avais pas vue, une liberté droite, abstraite et impalpable comme le ciel, une liberté emballante comme une respiration dans un flot continu de langage, un arrêt de pensée qui libère la pensée, une manière décalée de venir au monde à chaque moment, en-deçà des mots, dans le passage du temps où je m’interrogeais tout à l’heure, coincé au cœur de l’aporie.

Suis-je libre ? Tout à l’heure, hâtivement j’ai dit non. Maintenant, souriant, je dis oui.

Monologue d’une femme au portable très énervée

(Elle compose un numéro) Non ! Toi-toi-toi, regarde ta bouche… Ben non, oui, tu le vois pas, Nicolas, le chocolat, là, Nicolas, le chocolat, là, là, là, essuie-le j’te dis ! Allô, oui, le garage… Justine Gentil, oui. Essuie là, au-dessus, là, le chocolat Nicolas… Allô, oui, excusez-moi, oui, c’est le petit, alors cette voiture, je l’aurai là ? J’ai qu’à passer ? Nicolas, tu vas essuyer ce bon dieu de chocolat ? … Bon, je peux passer là ? … file, toi, Jennifer, file, tes chaussures nom de dieu, Jennifer, lace tes godasses… et toi Nicolas tu t’es peigné avec un pétard ? … Allô ? Quoi ? Elle est prête ? .. Justine Gentil… Pas de souci, j’attends… Quelle heure il est ? Vache de vache, tu vas voir qu’on va être en retard à l’école… C’est quoi vous dites ? Le logiciel en panne ? Mais je m’en fous ! Vous êtes pas fichu de le réparer ? Oui ? Bon ! Quoi ?? 100 euros ? Bon tant pis réparez ! Ce soir ? Ok, ok,ok. Nicolas t’as du beurre sur le front. Essuie, Nicolas ! Essuie ! Mais non, pas l’essuie- glace, je m’en fous de l’essuie-glace ! Je parle à Nicolas ! Pas à vous ! Essuie encore Nicolas, mais non ! Pas avec ta manche ! Oui, à ce soir, oui… Vacherie de logiciel, 100 euros, vous les accrochez pas avec des bouts de saucisse, vos logiciels, 100 euros ! Jennifer, t’es foutue comme l’as de pique ! Jennifer, Jennifer, réponds quand je te cause… Allô ? Zut, il a raccroché ce garagiste de merde ! Nicolas, tes chaussettes, oui, làààà, elles sont à l’envers tes chaussettes, regarde, mais regarde donc ! Jennifer t’as donné à manger au chien ? Bon, j’appelle votre père… après tout faut bien qu’il serve à quelque chose cet incapable ! Il me faut une bagnole pour l’école ! Bon j’appelle votre père. (Elle compose le numéro) Allô ? C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress. Allô ? Merde, le répondeur. Laissez un message, oui c’est ça, touche dièse. Ben tiens, je t’en ficherais moi des touches dièses, comme si le portable était un piano à queue ! Julien, Julien, message urgent ! Julien radine tout de suite. J’ai pas de bagnole. Faut emmener les petits à l’école. Oui, j’embauche à neuf heures. Grouille-toi et plus vite que ça espèce d’incapable. Rappelle tout de suite ! Tout de suite, j’te dis ! Il va pas rappeler, il va pas rappeler, tu vas voir qu’il va pas rappeler ! Je fais quoi moi ? Jennifer, tes lacets, fais voir ? Ah, ben, c’est pas trop tôt ! Ton cartable, Jennifer, ton cartable. Mais non ! Nom de dieu, fais attention au miroir de l’entrée, Jennifer. Et Nicolas, il est où Nicolas ? Aux toilettes ? … mais c’est pas dieu possible, il a toujours envie de pisser quand il faut pas, çui là ! (Le portable sonne) Allô ? Ah, c’est toi, incapable ? Pas trop tôt ! C’est la bagnole. Ben oui, ma bagnole est en panne. Nicolas remonte ta braguette. Regarde, mais regarde ! Remonte ta braguette, j’te dis ! Je l’ai laissée au garage hier. Je devais la récupérer ce matin, mais tu parles ! Ben oui, t’as jamais été fichu de l’entretenir cette bagnole ! Jennifer je te signale que t’as enfilé ton pull à l’envers ! Ce sera d’ta faute, Julien ! Je t’assure que si on est en retard ce sera de ta faute ! Radine ici ! Tout de suite, oui, tout de suite ! La vache, il a raccroché. Ah, les femmes seules, j’te jure, la liberté des femmes, tu parles ! Au divorce le juge te confie les enfants parce que t’es la bonne femme, et vogue la galère. Une vraie galère oui ! Non, mais il viendra pas cet abruti de Julien, je le connais comme si je l’avais fait. Il viendra pas, sûr ! Bon, un taxi, je dois avoir la carte de visite quelque part, là, ah voilà ! Nicolas, pour la millième fois, remonte ta braguette ! Regarde ta sœur, elle est prête, elle. (Elle compose le numéro) Ah, Jennifer, rentre l’étiquette là dans ton cou. Au fait, t’as donné à manger au chien ? Comment ça « non » ?! Allô, taxi ? Oui, une urgence, c’est très urgent. 27 boulevard de la république, au 27, oui, je vous attends en bas, pas de souci. Moins de cinq minutes ? Ok, pas de souci. Jennifer, le chien, c’est toi qui l’a voulu ce chien quand ton père est parti. T’avais promis juré craché que tu t’en occuperais, non ? Je me trompe ? T’avais promis. Allez file ! Nourris-moi cette pauvre bête. Non, Nicolas tu l’aides pas ! Reste ici ! Ici Nicolas ! Nicolas ici ! … Ben Nicolas, qu’est-ce que t’as ? Tu pleures ? Ben pourquoi tu pleures ? Ben ça alors ! Faut pas pleurer, on va aller à l’école en taxi, pas de souci, le taxi. Tu verras, c’est bien, le taxi. C’est chaud, c’est doux, c’est confortable et puis … c’est quand même autre chose que la bagnole pourrie de ton père. (Le portable sonne) Justine Gentil, j’écoute !.. Julien ! Ça alors ! T’es lภEn bas ? Super ! Tu te souviens que t’as une famille ! C’est merveilleux, quel homme ! Comme quoi faut pas désespérer de l’humanité ! …Comment ? Comment ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? En arrivant trop vite t’as percuté un taxi qui arrivait à toute allure ? Vous allez faire un constat en bas là ? Mais qui est-ce qui m’a foutu des crétins pareils ?? (Elle raccroche en rage ; elle prend une longue respiration) Bon, Jennifer et Nicolas, allez, on y va. On y va en bus. Allez, Nicolas, essuie tes larmes, on va prendre un beau petit bus de la ville. Un beau, un bleu avec des décors rouges à l’intérieur. On sera bien au chaud. On sera très bien. On sera à l’heure, pas de panique, pas de souci. On sera bien au chaud, tranquilles, tous les trois, en commun ; les transports en commun Nicolas, tu verras, pas de souci, on y va ensemble.. Jennifer… toi… et moi… en commun, en commun, tranquilles, tranquilles, tranquilles…

Monologue d’un homme au portable (très énervé)

(Il boutonne sa chemise pendant qu’il parle au téléphone, tête penchée, le portable coincé entre son épaule et son oreille)Vache de chemise, les boutons, impossible, vacherie ! Allô, Marilou…Ben qu’est-ce que tu fiches ? … Mince le répondeur ! Bon, ben oui je vais laisser un message..[Si vous souhaitez modifier votre message appuyez sur la touche dièse]. Oui, je sais connasse !! C’est ça… ouais, la touche dièse.

Bon dis donc Marilou, je te laisse un message donc. Je t’attends là. C’est le désert ici. Je t’attends. Je t’annonce que le chat a eu sa ration de friskies. Je lui ai même donné tout le sachet parce que je sais pas quand on rentrera, on est pressés. Je sais, il va tout dégobiller sur le tapis, mais j’ai pas le temps. Tu laveras le tapis demain. Bon, dis donc faut que tu te grouilles là. Augustin et Louise se marient dans une demi heure. La 46 est toujours bloquée à cette heure là, le soir. Ben oui, ils se marient un vendredi. Tu sais on en avait parlé, je suis témoin du marié. Tu te souviens ils ont divorcé et là ils se remarient. Alors grouille-toi. Vache de chemise, elle veut pas se boutonner. Qu’est-ce que tu avais besoin de m’acheter des chemises que je ne peux pas fermer ?

Zut, le message est fini. Faut que je rappelle (Il retape le numéro préenregistré) :

C’est toujours moi. Oui, Marilou grouille toi. Je t’attends. Saleté de chemise ! C’est de ta faute. Non, attends, c’est pas ce que je voulais dire. Excuse. J’efface, j’efface, j’efface.

La touche dièse, la touche dièse, la touche dièse… elle est où cette vache de touche ? Ah oui, j’efface, oui, j’efface, bon tant pis, j’efface. Ah ça y’est maintenant, la chemise ça va à peu près. Vacherie de cravate, elle est où ? Ah non, la veste, la veste avant, pour voir, la veste avant, la veste avant… (Il enfile la veste et porte négligemment la main à la poche. Il sort un papier) Ben c’est quoi ce papier ? Ah oui, la CPAM. Ouh lààà, mais c’est qu’ils me doivent un bras ces cons là ? Tu vas voir, le numéro… tu vas voir… le numéro, oui… un 08, oh là, ça va pas le faire, je le sens ça va pas le faire. Je le sens pas, je le sens pas.

Allô ? Allô ? La CAPAM ? [Le numéro que vous avez demandé n’est pas en service actuellement] Pas en service ? Pas en service ? Non, mais le vendredi après-midi, la Caisse d’assurance maladie, y’a plus personne, j’te jure, les 35 heures, les connards… Ah non mince, je me suis gourré. C’est 08 40, pas 08 41, et cette vacherie de chemise qui se rouvre, j’te jure les mecs qui ton inventé des boutonnières comme ça, ils seraient là je les étranglerais. Je te jure Marilou, toi et tes chemises ! Faut toujours qu’elle m’achète, toujours toujours toujours, des trucs immettables. Et pis la couleur ! De la pisse de chat ! Non mais j’te jure !

Allô, Marilou ? Ah non, merde c’est la CPAM. Allô, la CAPAM ? Y’a quelqu’un ? [Tapez le 36 19 puis tapez 1 pour les réclamations, tapez 2 si vous êtes demandeur d’emploi, tapez 3 si vous voulez ]… Oh, arrêtez bande de nases ! Et puis merde je tape 1. [Tenez-vous prêt à indiquer votre numéro de sécurité sociale]… Et la musique maintenant ! Vivaldi ! Le printemps ! Alors qu’on est en octobre, j’te jure. Eh au fait, mon numéro de sécu ? Mais je le sais pas. Mais je n’en sais foutre rien de mon numéro de sécu ! Ah oui, il est là sur la feuille, oui, je suis prêt, je suis prêt, je suis prêt. Allô… Vivaldi ?… Bon en attendant j’ai le temps de refoutre mon bouton. Vacherie de bouton, c’est bien un coup à la Marilou, ça encore. Non, attends, je mets le haut parleur comme ça j’ai le temps pour le bouton et même la cravate, vu que le vendredi après-midi, j’ai des doutes pour la CAPAM. Feignants ! Voilà. Haut parleur ! Merde, j’ai tout arrêté, j’ai appuyé sur le mauvais bouton… Faut que je recommence !.. Ah non, Marilou d’abord.

Allô, Marilou ? Grouille-toi nom de dieu ! Le mariage ! … Mince, encore le répondeur ! Un message, oui, oui…. Touche dièse, je sais…. Bon alors, Marilou, qu’est-ce que tu fous nom de dieu ! Le remariage de Louise et d’Augustin. Tu te souviens dans ta petite tête de pioche ? Je te l’ai re-re-redit ce matin que c’était ce soir. Mais toi tu t’en fous du remariage de ces deux cons là. Moi aussi ok. Mais là je suis témoin. Grouille-toi ! Tu fais quoi là ? Pourquoi tu décroches pas nom de dieu ! Réponds !! Rappelle-moi et plus vite que ça ! La 46 est bouchée… maintenant on est en retard ! Grouille ! La vache la vache la vache ! Bon maintenant la CAPAM…08 machin. Voilà

Allô ? Oui, je sais… le 36 19 taper 1 etc. etc. etc. Oui, ok, c’est bon voilà, ne nous énervons pas…Je tape 1. Vivaldi ! (Il chantonne rageusement le printemps en rythmant la musique avec le portable dans la main) Vivaldi, s’il avait su qu’on ferait chier le monde avec sa musique comme ça, il se serait flingué Vivaldi, il se serait jeté par la fenêtre Vivaldi, il se serait fait moine Vivaldi, il aurait composé des messes des morts Vivaldi ! .. Bon c’est pas le tout moi la cravate, nom de dieu, la cravate…Voilà, voilà (Il tient toujours le portable à la main, essaie de nouer la cravate d’une main) voilààà…. [Dès que vous serez en liaison avec votre correspondant, cet appel vous sera facturé 1 euro 80 la minute] Quoi ? 1 euro 80 ? Les vaches de vaches qui me doivent une fortune et en plus faut que je raque le téléphone au prix de l’entrecôte ! Il a bien fait de mourir Vivaldi, entendre des trucs pareils, un euro 80 la minute, ça fait cher du printemps ! Ah oui, la cravate, le nœud de cravate… (Il repousse le chat du pied) Non, casse-toi le chat ! Casse-toi ! Fiche le camp saleté de chat ! Je t’ai déjà donné à bouffer ! Va bouffer ! T’as à bouffer nom de dieu de chat ! (Il trébuche en écartant le chat du pied… esquisse une chute). Il a failli me tuer cette vache de bestiole, vacherie de chat, va bouffer ! File, sale bête ! Tiens au fait, à propos de sale bête… et Marilou ? Elle rappelle pas… ah ben oui que je suis con, j’appelle la CAPAM, donc elle peut pas me rappeler, c’est cet abruti de Vivaldi qui l’empêche de me rappeler. L’abruti ! (Il coupe le téléphone en scandant)Vi-val-di a-bru-ti !

Bon j’arrête tout. La CAPAM, la cravate. J’arrête, j’attends. J’attends. J’attends. (Il se regarde les mains, sifflote le printemps, se balance d’avant en arrière) Voilà, tant pis pour le retard, j’attends. Le portable je n’y touche plus. D’ailleurs je vais me désabonner. Ça me rend dingue. Le téléphone. Le portable. Tant pis pour Marilou. Le mariage et tout le tremblement. J’attends. Je me calme. Je me calme. Je suis calme. Je suis très calme. Quel désert ici ! Un désert ! Tiens j’entends le chat qui dégobille ! Tant mieux ! (Le portable sonne, il se rue sur l’appareil)

Allô ? Vivaldi ? Quoi ? Marilou ? Quoi ? Tu m’attendais à la mairie ? Mais on avait dit que …Ils sont remariés, ces deux cons là ? C’est fait ? Tu m’as remplacé comme témoin ? Oui, tu as bien fait Marilou … Oui, tu as bien fait… Oui, bien fait…Oui, j’ai été retardé Marilou… La 46, le chat, la chemise, les friskies, Vivaldi, la cravate, la Caisse Primaire, vendredi, les boutons… ben oui Marilou. Ben oui, Marilou, non, non, je n’ai pas bu, j’te jure que j’ai pas bu, non. Bon à tout’, à pluss. Bisous, oui, bisous.

Un poème de Trakl: Ein Winterabend (Un soir d’hiver)

 

À l’automne 1913, Georg Trakl avait glissé ce poème dans une lettre à Karl Kraus, journaliste et écrivain célèbre en son temps. Georg Trakl devait mourir l’année suivante (il avait 27 ans) des suites d’une overdose de cocaïne après avoir servi au front comme infirmier. Son dernier poème rappelle qu’il servit ainsi comme infirmier à la bataille de Grodek (c’est le titre de l’œuvre ultime) en 1914, où il eut à soigner près d’une centaine de blessés graves dont plusieurs se suicidèrent sous ses yeux. On citera pour rappel ce vers effroyable qui figure dans Grodek et marque longtemps le lecteur de son émotion tendue :

« Toutes les routes mènent à la noire décomposition ».

Il reste qu’il est par excellence le poète de la mélancolie. C’est le chantre de l’automne, non plus tout à fait comme Verlaine, car il pousse le symbolisme dans ses retranchements et, organisant ses brefs poèmes à partir d’un lexique spécifique volontairement restreint, il chante le total désenchantement, hanté par les idées de déclin et de perte vaine ; l’automne est sa saison cent fois chantée. J’ai pourtant choisi ce poème sur l’hiver pour sa simplicité, d’une richesse rarement égalée. Il me hante depuis longtemps et le traduire m’apparaît comme une forme de reconnaissance. En outre, ce chant bref me semble exemplaire de son art.

Malgré son œuvre qui tient en un modeste volume, Georg Trakl est un des poètes majeurs de langue allemande.

 

Ein Winterabend

 

Wenn der Schnee ans Fenster fällt

Lang die Abendglocke läutet,

Vielen ist der Tisch bereitet

Und das Haus ist wohlbestellt.

 

Mancher auf der Wanderschaft

Kommt ans Tor auf dunklen Pfaden.

Golden blüht der Baum der Gnaden

Aus der Erde kühlem Saft.

 

Wanderer tritt still herein;

Schmerz versteinerte die Schwelle.

Da erglänzt in seiner Helle

Auf dem Tische Brot und Wein.

 

Un soir d’hiver

 

Quand la neige tombe contre la fenêtre

Que la cloche du soir sonne longtemps,

La plupart trouve la table mise

Et la maison ordonnée avec soin.

 

Quelques-uns dans leur voyage

Viennent à la porte par d’obscurs chemins.

Fleuri d’or, l’arbre de la Grâce

Monte du suc frais de la terre.

 

Le voyageur entre en silence ;

La douleur a pétrifié le seuil.

Étincellent alors dans leur pure clarté,

Sur la table, le pain et le vin.

 
 

L’année de la joie (8)

Nous progressions dans la nuit, éclairés par ma lampe de poche. « Allons, dit-elle en serrant mes phalanges – j’éprouvai le battement de son poignet à travers le cuir des gants – allons, les nuits d’été sont des aubes attisées, miroirs qui se souviennent du crépuscule, celle-ci en revanche, écoute, est le tain des pensées jamais dites, ah la voie lactée de l’an nouveau et nos mains qui se nouent pour composer des mélodies à partir de peu de jours, s’acclimatant dans l’intime, sceau de solitudes en friche abritées sous le froid camisole. Du bout des doigts je vais en faire un moment pour nous, ami, temps armé de verticales glacées, mon amour, je réchaufferai la nuit de ma harpe grondante, il y aura des trébuchements de tonalités forcément, non, je les balaierai de ton chant, j’aurai des désaccords nus dans la nuit suggérée auprès de mon épaule, là où gravissent les basses, tandis que loin là-bas au bout des bras je grincerai des étoiles aux cordes petites qui décriront les ressauts de mon âme détissée quand tu n’es pas là, dans l’ombre des choses familières qui s’effilochent, et bousculant les secondes j’userai de notre avance présente, duo enfin trouvé, et le Chemin donnera la cohérence qui sans ce lieu de fusion déviderait l’éclat d’arias embrouillées ; le rythme des pas ne dicte pas forcément deux, pourquoi pas onze ?- elle rit – le reflet du hasard est à ce prix puisque tes pas hélas ne tombent pas sous les miens et que nos souliers (seul son présent) cognent le plus souvent à côté de l’autre, loin de toi, puisque tu es à mes côtés, pas en moi, et je t’aime trop pour te voler ton rythme et je laisserai battre ton cœur comme il l’entend. On voudrait l’inverse, bien sûr, et je conterai ce désastre de n’être pas deux toujours, loi tragique mais utile pour avoir la chance d’être soi, moi, fantôme musiquant-chantant sur le Chemin ce duo de présences que je hante avec toi. »

Ainsi écrit-elle à voix haute sa musique savante: il me semble que ses cordes vocales font entendre par avance celles de nos instruments ; du bout des pieds j’étouffe le bruit de mes pas et l’admiration m’emportant comme bourrasque je la saisis par les épaules et embrasse longtemps la bouche de lumière qui vient de « composer ». Je comprends que nous n’irons pas plus loin. Nos lèvres ont des buées qui halètent en secondes floconneuses, elles se mêlent puis se dissolvent au plein du soir. J’éteins ma lampe, imaginant étourdiment que nos haleines sont lumineuses. À regret, je rallume bientôt.

Au retour, avant de passer devant Heurtebise, elle chuchote qu’en venant tout à l’heure dans l’autre sens elle a cru entendre des murmures et des cliquetis. Je l’apaise d’une pression de main, lorsque des saluts s’élèvent : « Bonne soirée ! », insiste un des hommes en contrebas. C’est un groupe de jeunes astronomes affairés autour de télescopes ; je ne lâche pas sa main et nous descendons droit sur eux. Ils observent Saturne ; ils s’écartent pour lui faire place, un des hommes lui désigne son télescope. Sans se défaire de ma main, elle colle son œil à l’objectif. Un long temps s’écoule ; je la sens trembler de tout son être, puis elle se redresse, dit en secouant sa chevelure de feu : « C’est ce que je cherchais… ce silence, l’anneau du temps. »

Je me rappelle l’embarras qui s’installe, bras ballants nous nous faisons face, rien ne vient. Vais-je regarder à mon tour ? Je choisis l’aveuglement : une boule, un anneau, je la connais par les photos et s’il y a mystère je préfère le laisser intact à ma harpiste. Je crois aussi qu’à cet instant je n’imagine pas que je puisse éloigner mon regard de son visage … même pour toutes les étoiles du ciel.

Notre séparation se fit non sans mal : j’étais déjà en train de mouliner au bord des lèvres les grosses ficelles prosaïques qui couturent ces moments (bonne soirée, rien de tel que le ciel étoilé etc.) lorsque l’un d’eux d’une voix abrupte, infiniment grave, nous félicita pour la musique. Ils venaient sur le Chemin pour la clarté du ciel, mais aussi, dit-il sur un ton agité, pour la noire musique. Il frappa sa poitrine, nous expliquant que ça le prenait là, qu’il en revenait chamboulé, que l’audition d’une symphonie dans ces lieux gros de crimes légaux était un baume : « Ça contrebalance la haine », conclut-il. De sa voix de cristal brisé, ma Belle suggéra en souriant : « Écouter la musique à l’extérieur de notre auditorium revient à observer Saturne à travers le brouillard ! » J’insistai également auprès de lui pour qu’ils n’hésitent pas à pénétrer dans l’hôtel enchanté. Je revois ses yeux bruns qui s’embuent, les sanglots sur sa barbe première, je revois ma main qui se pose sur son corps courbé en deux, j’entends ma harpiste : « Venez guérir chez nous de votre trop plein ! », je revois ses amis qui mettent un genou en terre et le redressent sans hâte, doucement murmurant. (Je profite du désarroi pour me jeter sur l’objectif et j’aperçois Saturne : une des visions majeures de mon existence de musicien.) « Nous viendrons », clament-ils comme un serment, avec cette fermeté fébrile des jeunes gens habités. « Nous viendrons, dit-il en s’essuyant le visage, c’est trop de solitude, nous viendrons. » On se serre enfin la main.

Bref dialogue du retour :

« C’est drôle que nous ne les ayons pas vus à l’aller, dis-je.

– À nous la musique, à eux l’univers.

– Qui de nous a la meilleure part ?

– Oh, ce n’est pas si différent, dit-elle en retournant à ses rêveries. »

Je me souviens du silence qui suit, du bitume sur lequel ma lampe s’agite devançant les pas de ma compagne ; parfois ses doigts esquissent des sursauts dans ma paume ; elle continue de composer. Elle semble parfois relâcher ma main, je laisse faire, vite elle ressaisit mes doigts. Le froid s’enfonce jusqu’au plein des poumons et sans nous consulter nous accélérons l’allure ; des formes poudreuses, lambeaux de nuages viennent à notre rencontre, masses humides soudain que l’on traverse comme si le grésil voulait nous glacer les os ; les muscles de mes jambes se tendent, se crispent, l’envie de courir m’envahit à tel point que j’accélère encore et me voilà tirant derrière moi à bout de bras la harpiste embrumée, enclose dans sa pièce, je ne l’éclaire plus, et lorsque l’on arrive à l’entrée de l’hôtel j’ai l’impression de l’avoir tout ce temps soulevée dans les airs.

A propos des textes compliqués (pour une défense de la confusion d’esprit)

J’ai montré ici combien les textes de Kafka pouvaient paraître simples à partir d’une innocence de lecture qui nous fait défaut (peut-être lit-on trop). On peut affirmer que la déduction transcendantale des catégories chez Kant est délicate à approcher, mais avec un minimum de logique et d’acharnement on peut y parvenir. De même les Postulats de la Linguistique présentés dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari réservent des surprises intéressantes et doivent pouvoir céder au lecteur attentif (et qui a du temps devant lui).

Parfois pourtant certains textes perturbent l’entendement le plus sagace. On peut essayer par tous les bouts, une phrase soudain résiste. C’est un chef d’œuvre d’humour absurde que l’on doit décrypter… souvent en vain.  J’emprunte au journal local de ce matin (29-11-2013) un exemple de ce type de phrase. Il y est question d’un assassin qui a frappé deux fois dans nos contrées (« Nous au village aussi l’on a/ de beaux assassinats ») ; le journaliste à la peine essaie d’approcher la compréhension de la parentèle du criminel et il écrit hardiment :

« Cette jeune femme, âgée de 26 ans, est l’ex-épouse du tatoueur et la compagne du neveu de l’ex-concubine de l’éducateur spécialisé. »

La confusion est aggravée par la situation actuelle des couples qui ne disposent pas de mots agréables pour dire qu’ils vivent et couchent ensemble. « Ex-épouse » on comprend, mais « ex-concubine »… outre que le mot sonne affreusement, à la limite de la vulgarité, on a du mal à comprendre dans le contexte : « la compagne du neveu de l’ex-concubine »… si l’on comprend à la première lecture on frise le tour de force.

Mais ce n’est pas grave. Les lecteurs de ces publications vivent eux-mêmes souvent dans cette confusion. Et c’est normal. La vie est compliquée pour les êtres dont le langage n’est pas le premier souci et loin de moi l’idée de me moquer de ces pataquès (cf. plus bas) pourtant drolatiques. Au fond le lecteur qui se régale rapidement de ce genre de fait divers (pas plus ni moins que le plaisir qu’on prend au journal de vingt heures) ne tient pas spécialement à comprendre. Il suffit qu’il s’égaie des malheurs des autres. Et les autres c’est toujours très compliqué, mieux vaut ne pas s’en mêler… et puis on n’a pas le temps. Le soir parfois, après deux ou trois tournées, des hommes solitaires échangent dans les bars où les lumières commencent à s’éteindre des théories fumeuses à partir de ces jalons confus. C’est simplement émouvant. Contrairement à ce qui dit Descartes du bon sens, c’est la confusion d’esprit qui est « la chose au monde la mieux partagée ».

 

 

Origine du mot « pataquès » (Wikipedia) :

« Un soir, au théâtre, un jeune homme est installé dans une loge, à côté de deux femmes du demi-monde peu discrètes et encore moins cultivées mais qui veulent se donner l’air de parler le beau langage en faisant des liaisons. Un éventail tombe à terre. Le jeune homme le ramasse et dit à la première :

« – Madame, cet éventail est-il à vous ?

« – Il n’est point-z-à moi.

« – Est-il à vous, demande le jeune homme à la seconde ?

« – Il n’est pas-t-à moi.

« – Il n’est point-z-à vous, il n’est pas-t-à vous, mais alors, je ne sais pas-t-à-qu’est-ce ? »

Les voisins : dialogue

– Eh, bonjour, vous n’auriez pas une tronçonneuse des fois ?

– Bonjour, non, désolé, dans nos jardins…

– Quoi, dans nos jardins ?

– On a peu l’occasion de couper de très grosses branches.

– Vous les trouvez ridicules nos jardins ?

– Je n’ai jamais dit ça !

– Bon, alors faut pas dire qu’y a pas de grosses branches. Y’en a !

– Vous avez raison ! Je ne voulais pas… quant à la tronçonneuse, c’est délicat.

– Ah, parce que vous en avez une et vous ne voulez pas…

– Non,non,non ! Ne vous méprenez pas ! (Vous pourriez écarter vos cisailles, s’il vous plaît ?)

– Alors vous en avez une, oui ou non ?

– Non. Je n’ai pas de tronçonneuse… mais

– Mais quoi ?

– Disons que si j’en avais une, je…

– Vous ne me la prêteriez pas ? Ah les voisins !

– Non, ce n’est pas ça !

– Vous m’avez dit l’autre jour avec votre air pontifiant : Entre voisins faut s’entraider… que vous m’avez dit…

– D’un air pontifiant, ben tiens !

– Oui, pas plus tard que l’autre jour.

– J’ai dit ça, oui, mais une tronçonneuse ça ne se prête pas comme ça.

– Attendez, y’a une semaine vous aviez besoin d’une clef de 23 et…

– Oui, je savais que vous avez tout un jeu de clefs et les clefs de 23 on ne s’en sert pas tous les jours…

– Ben, pareil pour la tronçonneuse.

– Non, une tronçonneuse ce n’est pas comme une clef de 23 !

– Elle est bonne celle-là, vous allez m’apprendre la différence entre une tronçonneuse et une clef de 23 ! Dites tout de suite que je suis un con, pendant que vous y êtes !

– Non, non, écoutez, une tronçonneuse… une tronçonneuse ça ne se prête pas, voilà ! Si vous avez un accident, c’est moi qui suis responsable.

– Ouais, oh ça va, quand vous avez besoin des voisins vous les taxez mais quand on vous demande un truc, vous sortez des trucs foireux. Facile !

– Puisque je vous dis que je n’ai pas, je vous le répète, je n’ai pas de tronçonneuse.

– Ouais, ça va, je suis pas sourd. Heureusement que je n’ai pas demandé votre aide quand on a coupé mon arbre là derrière !

– Ah ben oui au fait, vous avez fait comment ?

– J’ai demandé à un gars qui a une tronçonneuse… mais là je vous ai prêté une clef de 23 alors je me suis dit que…

– Ah ben non, pas de chance. Je n’ai pas de tronçonneuse.

– Vous pourriez faire un effort.

– Ben, écoutez, si vous avez une grosse branche à couper demandez au gars qui vous a coupé votre arbre !

– Il aurait du mal.

– Pourquoi ?

– Il s’est coupé le bras.

– Le pauvre.

– Sûr c’est pas de chance, mais qu’est-ce qu’il avait besoin aussi d’aller tronçonner chez les autres.

– Il voulait sans doute arrondir ses fins de mois.

– Oui, ben là, c’est son bras qu’il a arrondi.

– Il se coupe le bras et vous vous moquez !

– Je dis ce qui est, c’est tout ! D’toute façon je l’avais dit.

– Comment ça ?

– Il était complètement abruti. Quand il est venu couper mon arbre, j’ai bien vu qu’il confondait sa droite et sa gauche.

– En politique, ça n’aide pas, mais pour tronçonner… Qu’est-ce qui est arrivé ?

– Ils étaient deux pour couper, chez un voisin pas loin ; l’autre a dit attention il va tomber à gauche et lui il se dirige vers la gauche. Chute de l’arbre, panique, pas le temps d’arrêter la tronçonneuse. C’est de sa faute !

– De sa faute, je ne sais pas, en tout cas pour la tronçonneuse je suis désolé, je n’en ai pas, désolé.

– Pas tant que moi ! Menteur !

– Calmons-nous !  Racontez-moi plutôt cher voisin, comment vous est venue l’idée de vous défaire de ce bel arbre qui donnait à votre maison un aspect rural, ramassé, plaisant…

– Les feuilles ! Ça foutait plein de feuilles dans les gouttières.

– Ben vous n’aviez qu’à mettre une crapaudine !

– Pourquoi, les grenouilles elles bouffent les feuilles ?

– Non, une crapaudine, c’est un dispositif qu’on met à la descente de gouttière pour…

– Une crapaudine ! J’te demande un peu ! Une crapaudine, jamais entendu parler.

– Ben ça existe pourtant.

– Oui, oh faites pas votre malin ! Prétentieux, va ! Une crapaudine, un truc que personne connaît.

– Je ne fais pas le malin, cher voisin, je dis seulement qu’une crapaudine, ma foi…

– Ça va hein, stop avec votre crapaud! Ras le bol ! Au fait, ma clef de 23 ?

– Eh bien, je l’ai remise dans votre boîte aux lettres, comme convenu.

– Et vous en avez profité pour lire mon courrier.

– Comment ? Répétez un peu ?

– Oui, oh les voisins j’connais. J’ai l’œil. Faut pas me la faire à moi !

– Je… je n’ai rien lu du tout… mince alors !

– C’est ça ! Et le merci ? Il est où votre merci ?

– Quoi, merci ?

– Je sais que c’est démodé, mais quand on emprunte quelque chose à quelqu’un dans mon pays on dit merci.

– Eh dites-donc ! Je vous ai remercié !

– Première nouvelle.

– Quand je vous ai déposé votre clef de 23 dans votre boîte, j’ai joint un petit mot où je vous remerciais !

– Un petit mot ? Ma femme a dû le foutre en l’air votre torchon. J’ai une sonnette nom de dieu !

– Je ne voulais pas vous déranger, cher voisin.

– Écrire merci c’est de la lâcheté ! C’est facile ! Dire entre quatre z’yeux, c’est autre chose ! Dites-moi merci !

– Non !

– Vous l’aurez voulu ! Vous voyez cette cisaille, eh bien je vais vous l’enfoncer dans votre panse de menteur.

– Non, non, non !

– Prenez ça ! Un jour je suis rentré dans votre garage et j’ai vu que vous aviez une tronçonneuse, menteur !

– Non, mais !

– Crevez ! Et encore un deuxième coup de cisaille ! Tous les voisins méritent que ça !

L’assassinat: dialogue

C’est pas seulement à Paris

Que le crime fleurit

G. Brassens

 

 

–          Pourquoi vous l’avez  tué ?

–          Il a refusé de boire l’apéro.

–          Ah ! Excellent motif !  Racontez !

–          C’était  hier soir ; il s’était arrêté alors que je sortais les poubelles. J’ai ôté mon gant et on s’est serré la main. Je l’ai invité à boire un coup, il est monté et c’est là qu’il a refusé.

–          Vous l’avez tué à cause de l’apéro ?

–          Il faisait beau, le soleil dorait les murs jaunis par la pierre de chez nous, vous comprenez…

–          Excusez-moi : pourquoi est-il monté puisqu’il ne voulait pas prendre l’apéro ?

–          Il voulait saluer ma femme en coup de vent comme il a dit.

–          Ah, ah, je vois. Il est poli quand même, reconnaissez-le !

–          Oui, enfin, bon, écoutez. Après sept heures du soir… euh…

–          Oui ?

–          …il n’y avait plus personne dans la rue. Là il arrive. Je n’étais plus seul. Une fois là-haut, je veux dire chez moi, d’habitude je me retrouve toujours un peu… comment dire ?

–          Perdu ?

–          Oui, on peut dire ça, flottant, oui perdu, disons ça.

–          Excusez-moi, votre femme était là.

–          Oui, oui, mais seul avec ma femme c’est pire que d’être vraiment seul.

–          Je vois très bien.

–          Ah, vous êtes marié ?!

–          Non, mais je comprends, c’est mon métier.

–          Enfin toujours est-il que j’ai eu au corps comme un mouvement vers lui, comme une affection rentrée.

–          Très rentrée alors ! C’est pour ça que vous l’avez tué ?

–          Oui, non… enfin, vous comprenez, un prof de philo, un être intelligent, sensible, doux.

–          Il vous a fait peur ?

–          Il m’a toujours fait peur.

–          Vous venez de dire : sensible, doux. Vous vous contredites.

–          Il m’exaspère.

–          Mais vous étiez son employeur, rien ne vous obligeait à…

–          Ah oui, je l’avais embauché pour former les employés de mon administration, enfin de celle que je dirige.

–          Vous êtes directeur des abattoirs. Qu’aviez-vous besoin d’un prof de philo ?

–          Ce sont trop de questions. On ne peut pas faire une pause ?

–          Non… Euh, vous voulez un café ?

–          Non, merci…

–          Pourquoi ?

–          Dans les films on voit toujours le flic qui apporte le café… ça m’énerve.

–          Le café vous énerve, je comprends.

–          Non, enfin cette bienveillance suspecte oui… je ne sais pas. Bon, alors, pas de pause ?

–          Non. Je voudrais comprendre. Pourquoi l’avez-vous sollicité pour donner des cours de philo à vos employés?

–          Il était excellent, essayez de comprendre, il ouvrait les esprits.

–          Vous ne répondez pas à ma question. En quoi était-il à vos yeux nécessaire de faire intervenir un prof de philo auprès de vos employés ?

–          Ben, c’est la mode.

–          La mode ?

–          Oui, ça fait partie de nos attributions.

–          La philo ?

–          Oui, c’est la mode je vous dis. On a eu cette idée, parce que tout le monde le fait, enfin pas dans la petite ville ici, mais bon, c’est un mouvement général.

–          Vous voulez parler des cafés philo ?

–          Oui, non.  Excusez-moi, je voudrais faire une pause. On ne peut pas reprendre demain ?

–          Je dois boucler le dossier, désolé.

–          C’est ennuyeux. J’aimerais y réfléchir.

–          Quelque chose vous bloque ?

–          Vous ne pouvez pas comprendre.

–          Je suis trop stupide ?

–          Je ne veux pas vous irriter mais ce doit être quelque chose comme ça.

–          Vous pensez que je suis trop bête ?

–          Oui, monsieur l’inspecteur.

–          Merci !

–          Attendez, attendez. Ce n’est pas ce que vous croyez. Je…

–          Précisez comment ça s’est passé : vous dites qu’il a refusé l’apéro et on a retrouvé le corps chez vous.

–          C’est ma femme qui a appelé les secours. Ils ont dit qu’il était mort.

–          Vous étiez triste ?

–          Soulagé, disons. Surtout quand ils ont emmené le corps. Comme s’il ne s’était rien passé.

–          Un homme est mort, il ne s’est rien passé, vous avez de ces mots !!

–          Je suis sincère. J’ai dit : « Comme s’il ne s’était rien passé ». Je n’ai pas dit…

–          Oui, oui, j’ai compris. Attendez, je feuillette mon bloc là : vous dites qu’il vous exaspère.

–          Il m’exaspérait oui.

–          Intelligent, sensible et doux… et il vous exaspère.

–          Vous ne pouvez pas savoir monsieur l’inspecteur, il était bête aussi, mais bête !

–          Non content de le tuer, vous salissez la victime. Il était prof de philo, vous exagérez !

–          Bon sang, vous débarquez, là ? Vous êtes d’où ?

–          Région parisienne.

–          C’est bien ce que je pensais. Vous ne pouvez pas comprendre. Il était inassimilable.

–          Comment ? Expliquez-moi !

–          On ne pouvait pas l’inviter. Il refusait tout. C’était… comment dire… c’était un scandale vivant.

–          Et maintenant c’est un scandale mort !

–          Ça m’est égal. J’ai mes principes.

–          Lesquels ?

–          Quand on habite notre ville on n’a pas le droit d’agir comme il le faisait.

–          Refuser les invitations ?

–          Oui.

–          C’est comme une loi ?

–          Oui. C’est une loi non écrite, je le reconnais. Mais c’est une loi.

–          Si le policier que je suis veut la formuler clairement, je dirai : il faut s’intégrer à la vie de la cité.

–          C’est évident. Il a tout refusé, vous vous rendez compte ? Tout.

–          Sauf les heures de prof de philo auprès de vos employés.

–          C’est vrai. Mais c’est encore pire.

–          Pire ?

–          Je lui procure des heures de philo, il devrait m’en être reconnaissant et voilà qu’il n’accepte pas de boire l’apéro avec moi… et vous savez ce qu’il m’a dit ?

–          Non.

–          Qu’il avait hâte de voir sa femme.  Non, mais j’te jure ! Qu’il ne l’avait pas vue de la journée !

–          Je conçois votre irritation !!

–          C’est lui qui est en dette envers moi.

–          Attendez, mais là… il est mort !

–          L’ardoise n’est pas effacée pour autant !

–          Le crime devrait vous apaiser !

–          Non, rien ne peut réparer ce manquement aux convenances.

–          C’était un prof de philo, il avait sans doute des principes qui vous échappent.

–          C’est bien ce que je lui reprochais.

–          C’est pour ça que vous aviez peur de lui ?

–          Oui.

–          Pourquoi l’avoir employé alors ?

–          Ça fait bien.

–          Qu’est-ce qui « fait bien », comme vous dites ?

–          La philo, en fait c’est plus compliqué. Aux abattoirs où je dirige cinq employés, trois d’entre eux étaient végétariens et je voulais les licencier pour faute professionnelle.

–          Vous rigolez,  le végétarisme n’aurait pas été considéré comme une faute professionnelle !

–          Non, bien sûr, mais j’aurais trouvé autre chose : quand on veut virer quelqu’un on trouve toujours.

–          Jolie mentalité !

–          Après debriefing, la DRH de la mairie m’a confié que la faute professionnelle était un peu compliquée et que je n’avais qu’à leur faire donner des cours de philo. Une sacrée trouvaille ! Le premier abattoir de France à avoir des cours de philo ! C’était le couronnement de ma carrière !

–          En fait je sais… Vous l’avez tué parce qu’il n’a pas fait cours en faveur de la viande ; il était lui-même végétarien…

–          Pas du tout ! Il a fait une très belle première conférence sur la viande. Ensuite, les autres interventions je m’en fichais ;  j’ai abandonné : il était question de Platon, de la mort, de l’être et de l’étant … mais ils aimaient tous ça, alors pour une question de prestige j’ai laissé courir. La philo c’est très porteur ! Voyez comme je suis bonne pâte !

–          « L’assassin était une bonne pâte », un bon titre pour le journal !

–          Ça vous amuse, hein ?

–          Non. Parlez-moi de la peur qu’il éveille en vous.

–          Il était seul.

–          Mais non, il est marié.

–          Je vous dis qu’il était seul dans la ville. Il ne voulait pas s’intégrer.

–          Normal, pétri de philo, il a besoin de méditer. On n’en veut pas au curé de lire son bréviaire au lieu d’aller dîner chez les catholiques.

–          Votre comparaison est démodée ! La philo, c’est cool, c’est moderne, rien à voir !

–          Racontez-moi concrètement comment vous l’avez tué.

–          Ben, il est monté avec moi, une fois entré il a refusé l’apéro et donc je l’ai cogné avec la bouteille que j’avais à la main. Un coup de pastis !

–          Vous êtes drôlement  irritable quand même !

–          Il était là. Et il ne voulait pas boire. Il n’avait pas le temps ! Il était sept heures du soir passées de quelques minutes. Je n’avais jamais vu ça. Tant de suffisance ! J’étais seul !

–          Avec votre femme…

–          Et donc encore plus seul.

–          Vous l’avez déjà dit… Il vous méprisait  et vous l’avez tué.

–          Non c’est pire que ça. Il rejetait tout. Il était la preuve vivante que nos efforts étaient inutiles.

–          De quels efforts parlez-vous ?

–          Nos efforts incessants pour faire société. Les repas entre nous. Les conversations sur tout et rien, la vie quoi… Il n’y a que le méchant qui soit seul. Il était le doute, il était le mal. J’avais introduit le loup dans la bergerie. Il ne devait plus vivre.

–          Pas de chance !

–          Oui, pas de chance, monsieur l’inspecteur, il est mort solitaire…

–          Non, je dis pas de chance pour vous car en fait il a survécu.

–          Salaud ! Vous le saviez et vous m’avez laissé croire que je l’avais tué !

–          Tentative d’homicide, ça fait quand même dans les… hum… dix ans facile… Vous savez ce qu’il a dit quand il est sorti de son évanouissement ?

–          Allez’ y, je m’attends à tout de la part de ce prétentieux.

–          Il a murmuré dans son réveil embrumé : « Je regrette que la philosophie ait conduit cet homme à tenter de m’assommer. Il ne le méritait pas ».

–          Il ne s’est pas fâché contre moi ?

–          Non, il a fait un mouvement conciliant de la main, c’est tout.

Alors je ne regrette rien. Il est vraiment  irrécupérable.

Retour de la visiteuse

Je me monte du col tout seul balbutiant mes rêveries sur l’horizon du bord de mer, ligne fictive posée sur la sphère terrestre, lorsque je sens une main qui touche mon épaule, sursaut, tremblement, je me retourne :

– Tout doux, tout doux mon ami ! Ton tempérament mimosa m’inciterait presque à ne plus te surprendre.

– Surtout pas, chère visiteuse, surprends-moi ! Tes surgissements impromptus m’éveillent.

Je m’en veux de ma fragilité et me bâillonne la bouche de mes deux mains. Elle a relevé son col, j’en aime les teintes fraîches, buée d’argent mêlée de brun, saison oblige ; elle articule avec précaution, un murmure, pour tempérer sa plaisanterie :

– Je ne suis là que pour toi. Comment peux-tu imaginer…

– Excuse-moi, fais-je en posant trois doigts sur son avant bras gainé de bleu, je sais bien.

– Tu rêvais d’horizon.

– Comment le sais-tu ?

– Je sais tes songes, remuements fantasques, et c’est même là où je suis le plus souvent, si bien que je me sens embarquée avec toi sur l’océan – alors que nous sommes en pleine forêt (elle rit) – et je ne peux qu’approuver ta vision du bateau dont la voile disparaît lentement derrière la rotondité de la terre : le bord de mer… unique lieu où l’on constate que notre astre est une sphère.

Le frisson de sa robe encore légère dans les nuances très jaunes se mêle au retour du vent dans les cimes. Elle flotte, la soie et tous les tissus s’allongent derrière elle sur le sol sablonneux de la chênaie ; il me vient qu’elle semble vouloir s’envoler, je tends la main vers elle pour la retenir.

– Tu sens comme la pluie nous élit ?

– Il ne pleut pas !

Elle désigne du bras droit le mauve du fond des bois ; silence, nous retenons notre souffle ; je découvre des dizaines de feuilles déclinant en pluie, en effet – sur les fougères déjà vautrées dans la nuit des troncs – cascade d’étoiles qui scintillent lorsqu’un rayon les cueille de sa main malicieuse. J’approuve de la tête, bat des cils, mystère du détachement sous l’aimant de l’attraction terrestre.

– C’était éclos il y a des mois, dit-elle, toute cette sève qui fit les feuilles se retire peu à peu et voilà l’éventail de leur chute, couleurs qui tombent en chuchotant, mille papiers de gloire discrète dans ce sous-bois désert.

– Nous sommes là !

– Disons que nous en sommes les rares spectateurs, si tu veux. L’autrefois vert et tendre, du temps qu’avril chantait s’écrase en ocre brun rouge sans que personne d’autre ne l’ai décidé que l’oscillation de la terre sur son axe.

Comme je l’interrogeais sur son retour, elle me confia qu’elle venait me surprendre pour m’encourager ; elle savait trop mon déclin, mon tassement sur le temps, en vrai fragile trop large d’esprit ; elle dit qu’elle admirait ma force cependant (ma force !), l’histoire de vivre et l’affaire  d’écrire que je cultivais au beau des décades du déclin, déclin de l’âge, de la saison, déclin social, de la raison, des rêves et des arias, et que ce n’était tout bien considéré pas si grave puisque les cascades étaient toujours remontées des saumons dans l’éblouissement de l’écume des chutes, que le déclin cachait un trop plein d’espérances que nous ne pouvions présentement débusquer, qu’il n’y avait aucune raison de croire à la mort de la mer, de la terre, que l’horizon jamais ne s’effriterait et qu’il faisait si doux de voir debout sur la plage de galets la courbe de la terre s’obscurcir sur l’endroit fictif où le ciel la rejoint, moment magique, ligne sans déclin enfin, imaginaire il est vrai mais solide comme deux pieds, un pas, rien d’autre.

Je voulais qu’elle reste encore à pépier l’espérance. Il y eut un rire métallique de merle qui partit devant et comme je me tournais vers elle pour lui confier que son propre rire ressemblait à l’appel de l’oiseau noir, je vis se froisser la robe lourde de tous les tissus du monde, arc en ciel de l’enfance en allée ; elle n’était plus. Elle reviendrait.

Resta sa voix en ma mémoire et mon pas allégé. La nuit et tous les automnes pouvaient bien procéder.

Un pékin au Japon (10)

Il a fallu que nous allions à Nara – plus d’une heure de train – pour que je commence à m’interroger sur cette tache aveugle, partout présente : les inscriptions en japonais.

La veille, alors que j’attendais sur le quai, un employé du métro s’avança, s’adressa à  moi dans sa langue, puis me tira par le bras, sans violence, m’expliquant longuement quelque chose qui m’échappait et doucement me guida sur vingt mètres comme on le fait  d’un aveugle, et abusant de ma docilité d’âne de compagnie me prit à part près de son local – je fus si intrigué que je me laissai faire avec un sourire constant ; il me fixa dans les yeux et articula clairement : « Not woman, not woman ! » Que je ne sois pas une femme semblait le consterner et éteignant mon sourire je dirigeai l’index vers ma poitrine, affirmant qu’en effet je n’avais pas l’once d’une trace de féminité et que j’en étais sincèrement profondément (deeply) désolé.  Ma voix tenta de l’emporter sur les vibrations du métro à l’arrivée, je criai de tout mon grave combien j’étais désolé (sorry), il me désigna alors du doigt des lettres rose encadrées de rose sur la surface du quai où il m’avait surpris ; le wagon qui faisait face à l’inscription était du même rose. D’un gris vert uniforme, la rame de métro traînait par son milieu ce bonbon sucré, lumineux, et ce fut seulement à ce moment que je découvris en larges lettres latines : « Women only ». Le brave homme aux lunettes d’écaille tenta de me faire voir l’absurdité de ma situation : je n’étais qu’un homme et je n’avais rien à faire là-bas : le wagon était réservé aux femmes. Mon mauvais esprit me souffla qu’il y en avait sans doute un autre pour les homosexuels, un pour les bi, les trans, etc. Je jugeai cette pensée d’un goût fort douteux, mais je ne pus empêcher la folle du logis de poursuivre sa course et j’imaginai un instant une rame où chaque wagon serait réservé aux genres les plus divers, m’interrogeant sur la pertinence d’une pareille institution. Ma petite machine à dénigrer s’emballant, je restai cloué sur le quai, et la rame fraîche repartit sans moi avec son wagon rose.

Au fait, qu’en était-il de l’exquise politesse des Japonais ? Le joli cliché s’était vu conforté lorsque j’avais aperçu dès le premier jour des gens qui partout se faisaient des courbettes : une fois le petit choc passé, j’avais rêvé de vivre dans ce pays « sans bise » (ouf !) où le corps parlait spontanément, respect saisissant, peut-être un peu appuyé… enfin, je ne voulais pas approfondir, ni même nuancer mon impression, ainsi sont leurs mœurs, à quoi bon voyager si c’est pour estimer l’étranger bien étrange ? En bref, j’étais séduit par le buste qui se penche vers l’avant dans les lieux publics ; aux pires moments de presse des êtres s’inclinaient alors qu’ils étaient à vingt mètres l’un de l’autre et que des dizaines de piétons se ruaient dans l’espace qui les séparait. J’interrogeai ma guide : alors, cette politesse ? Elle leva les yeux au ciel, fit un geste de bascule de la main (couci-couça), et soudain : « Quand tu sors d’un restaurant par exemple, un Japonais ne te tiendra jamais la porte – Ah bon ? » J’attendis la suite ; elle vint bientôt et comme ma fille n’avait pas froid aux cordes vocales : « Les Japonais, dit-elle, ça serait plutôt du genre à te reclaquer la porte sur la gueule, tu vois ! » Je conclus ce bref échange sur une formule : « Les Japonais sont polis, mais ils ne sont pas courtois. » Ah, ces généralités !

À Nara, à la sortie du train, un moine tend une sébile.  Un passant sur deux s’arrête aimablement, salue, dépose une pièce, parfois un billet ; l’homme sourit sous son chapeau de paille tressée, parle peu ; le soir on le retrouvera au même endroit, toujours immobile. Il prie, je crois. A-t-il mangé ou bu dans la journée ? Je jurerais que non.

Terre grise et brune, souple aux pas, on s’attend à l’évènement, une musique déjà, plain chant rythmé tout en lenteur, impossible d’en deviner la provenance. Au détour d’un bosquet des daims par dizaines s’accrochent  à nos corps, lèchent nos mains, les touristes les nourrissent de galettes sèches de riz, les bêtes engloutissent en silence, à peine un craquement de leurs mâchoires tendres, manducation étouffée, profonde, elles semblent vouloir faire un concours de quantité, passant d’un enfant à un adulte complaisant ; du haut de leurs mini escarpins ils effleurent les épines de pin, cérémonieux, à peine un froissement. L’éden avait ce ton. Après une rêverie auprès du temple le plus haut du Japon – étagements gracieux qui saluent le ciel jusqu’au vertige – nous entrons au jadis, musée attenant habité de bouddhas dont je m’efforce de mimer le placement des doigts, frisson méditatif où je me découvre un calme intérieur, délesté des tensions habituelles du nerveux d’occident. Dorés ou bruns, femmes ou hommes on ne sait, ils sourient : notre crucifié avec sa tête inclinée, son corps malingre, a mauvaise mine face à ces statues épaisses, si larges qu’elles semblent avoir pour tâche de peser de toute leur bonne humeur sur la même terre que nous. Les jambes en position du lotus camouflées par les replis rêches et doux à la fois de la robe qui joue autour d’eux me donnent envie d’en faire autant. J’imagine mon corps rouillé forçant sur les genoux pour emprunter cette position inhabituelle ! Mes reins protestent par avance : même si l’hindouisme est plus vaste que le bouddhisme, je me prends à songer : « Il doit être dur d’être hindou ! » Notre Christ vient faire retour : alors que la croix désigne le ciel, ces masses sympathiques de bouddhas aux corps symétriques visent à nous ancrer dans le sol, elles rassurent et quoique très ancienne leur assise chante l’ici et le maintenant en un silence neuf, je m’entends respirer, la mort est repoussée vers un horizon si lointain que je me surprends à esquisser leur sourire gras, à peine marqué, invite au bonheur. À la peine de vivre et la perspective de n’être plus se substitue sur leur visage, dans les nombreux replis de leurs vêtements parfois piquetés de joyaux colorés, une envie d’exister sans bouger qui assouplit les nerfs et emplit le cerveau d’une endorphine rare. Magique.

Non loin, des esprits subtils nous attendent : ce sont des moines taillés dans des blocs de bois et quoique le plus souvent assis, leur calme me ramène d’un coup d’aile sans effort vers les statues de pierre de nos cathédrales. Ces représentations sont de la même époque. Je n’oublierai jamais leur idéal d’équilibre, la position tendre des bras soulignée par les larges manches, accueil et invite, visages réalistes ; protégés de l’océan du temps, leurs traits sont impeccables et pourtant autre chose, un chant assurément monte des muscles, de l’ossature de l’ensemble et des plis coulés de leurs robes. Chacun est différent de l’autre, ils sont nommés, ils furent vivants, ils ont été sculptés à notre taille, hommes profonds dont on attend qu’ils se lèvent pour nous saluer d’un : ah vous êtes vivants, vous voyez, moi aussi, puis-je vous  emprunter un instant votre incarnat et le battement de vos tempes ? Si bien qu’après les avoir salués du plus solide de ma présence, une forme de frisson me saisit, légère épouvante que je dissipe en découvrant derrière leur corps la tranche de bois vertical qui leur fait office de dos : plaqués sur une colonne sans doute, ils devaient orner l’entrée du temple, hommage au possible de notre beauté intérieure.

Dès la sortie du jadis, un murmure fait vibrer l’air soudain lourd qui va s’allégeant pourtant au fil de notre marche, le pied tombe régulier sur le rythme global, là-bas ; on croise des moines vêtus d’or tissé sur l’orange des plis négligés qui leur tombent aux chevilles. Eux sont vivants ! Amis, guidez-nous ! Ils sourient, pas un mot, démarche pesante sur leurs sabots aux épaisses semelles de bois, ils rejoignent ce que nous découvrons enfin, la musique se fait large épaisse puissante, un défilé s’est mis en place qui va durer une heure peut-être davantage. C’est une sorte de fête du printemps, enfants en tête, filles en avant aux mains de mères en yukata, et mille couleurs, autant de costumes, se dirigent droit vers l’immense temple de bouddha. Suivent les garçons, avec chacun leur mère ou leur père, puis les âges divers jusqu’aux vieillards, hommes puis femmes puis jeunes hommes de nouveau, tous vêtus différemment avec une recherche ahurissante, des tissus, des voiles, des robes, des saris, des uniformes ; l’arc en ciel humain posé sur la terre procède lentement, musique au milieu, avec leurs flûtes de pan enroulées sur elles mêmes qui produisent un seul son vertical harmonieux, tandis que d’autres en violine et chapeaux carrés répètent la mélopée de quelques notes pas plus sur une flûte primitive parfois traversière souvent droite, notes toujours semblables, comme un velours de sons. Ce n’est pas la liesse qui domine mais un sérieux communautaire, droit vers le bouddha que l’on devine là-bas, à l’intérieur du vaste temple aux cornes d’or ; tout le Japon semble s’être rassemblé pour se dissoudre dans les pas qui viennent honorer chez lui le plus grand bouddha d’orient qui siège de tout son poids à l’intérieur de la maison sacrée, énorme ensemble qui brave le temps, modèle gigantesque de la maison la plus simple : un toit recourbé frissonnant de tout son gris illuminé, miroitant sur tous les tons de la palette nature, des murs vibrant du son lourd des grosses caisses frappant sans violence au rythme de la musique uniforme. Les vivants sont fiers d’avoir été élus, souriants sans trop, sagesse retenue aux lèvres. Les drapés sont leurs voix. Ils semblent ne plus rien redouter puisque les âges les protègent et le vent de l’océan fait à peine trembler les plis parfaits de leurs tenues extravagantes de variété.

Envie, jalousie de n’en être pas du spectateur qui photographie partout, si bien que les déclics dominent parfois la musique impavide, on est exclus, dehors, on n’ose pas approcher de peur de détruire la sacré de la marche, on redoute de briser la solennité du moment ; une sorte d’espace se creuse malgré la foule entre ceux qui défilent et nous-mêmes, pauvres mortels en jeans et chemises de trois sous. C’est presque un égarement tant leur joie nous dépasse. Les habillés sont invités au fur et à mesure à pénétrer dans le temple, quelques uns les suivent, personne ne s’y oppose, le flot a envahi les degrés qui mènent aux pieds du bouddha géant ; je ne crois pas qu’il y eut beaucoup de paroles échangées ; saisie la foule se tait, l’attente est brève – peut-être fut-elle longue, ici mon souvenir défaille –  et bientôt, en contournant l’entrée, nous voilà au milieu de milliers de gens qui ne poussent pas, ne se pressent pas et je découvre la grand bouddha habillé de son bronze noir, si haut que nous voilà nains, apeurés, silencieux, retenus : sa paume droite est dirigée vers le ciel tandis que la gauche dressée à angle droit semble dire : on s’arrête, on prend son temps, on ne meurt plus, pouce, le temps est suspendu.  Le sourire est gagné sur l’apaisement, il se communique à tous. Bientôt une voix psalmodie des syllabes où voyelles et consonnes sont d’un grave inouï. Encens, bougies partout. La joie est assumée. Si rare est le calme de tous, merveille d’être vivant.

Un pékin au Japon (9)

Aujourd’hui je poste le texte 500 de ce blog. J’en profite pour souhaiter à Lucie qui fut mon guide si précieux au Japon un bon anniversaire et mes plus vifs remerciements!

Retour à la prose des jours : marcher simplement dans les rues.

J’ai un objectif simple : trouver la poste pour envoyer mes cartes postales. « Tu verras la première ou la deuxième à gauche, un truc jaune ! », me dit ma guide avant de partir à son travail. Je prends la première à gauche, j’avance longtemps, mais je ne vois rien qui ressemble à une poste, enfin rien qui soit très jaune, officiellement jaune ; je vois du jaune mais ça n’est pas public, encore moins aucune boîte, et même si je trouvais une boîte rien ne serait gagné car il me faut des timbres.  La rue est interminable et mon Antigone m’a dit que ce n’était pas loin. Courageusement, je renonce. (J’anticipe sur une aventure qui va durer trois jours).  Le deuxième jour je décide hardiment de prendre non plus la première à gauche mais la deuxième… Et là, merveille, je vois une bâtisse d’un jaune magnifique, un vrai jaune que les racistes de chez nous trouveraient forcément japonais, elle est là, elle semble bayer sur la rue, je ne comprends rien aux inscriptions verticales qui pendent le long du pignon, je m’étonne que le bâtiment ne propose pas une boîte à lettres extérieure qui me rassurerait entièrement sur le but de l’édifice ; je tapote de mes cartes postales sur la main espérant qu’un autochtone, au vu de ma misère, m’encouragera à pénétrer dans les lieux ; personne, aucun passant. D’habitude les rues sont bondées, un pays de cent trente millions d’habitants qui n’occupe qu’un quart du territoire et dans cette rue pas un pékin ! J’ouvre la porte, la poignée est bien huilée, l’entrée est magnifique, la tapisserie compliquée me plonge dans le doute, une jeune femme en tablier blanc comme une sorte d’infirmière se tourne vers moi alors qu’elle est dans une pièce au fond du couloir, je sens une odeur de jasmin : que dire ? L’étranger murmure une excuse : « Tschuldigung ! » (« Excusez-moi ! » en allemand, ma langue étrangère habituelle) ; je trouve que ça sonne japonais, espère que la langue germanique imite le japonais ; la jeune femme en blanc semble s’affoler, elle pousse un petit cri ;  je fais demi tour et je referme soigneusement la porte. Je n’ai pas envie de rire. Nullement découragé, le troisième jour, je prends la troisième rue à gauche et très vite je découvre en effet une poste jaune avec boîte à lettres à l’extérieur, le cœur me bat, je suis le meilleur, quelle chance j’ai, j’avance vers la chose dont je suis sûr que c’est la poste. Oui, il y a des inscriptions en anglais, ouf ! C’est bien la poste. Je me racle la gorge pour préparer une formule simple, genre : « Stamps ! », en montrant mes cartes avec « France » inscrit en gros, ça devrait marcher. C’est international ça ! Je pousse la porte. Fermée ! « Closed » ! J’apprendrai plus tard par ma guide que la poste ferme très rarement mais que ces jours de début mai forment l’exception ; tous les fonctionnaires ont cinq jours de congé ! C’est ainsi que le lendemain, après un long trajet en métro nous allons atterrir à la poste principale d’Osaka, toujours ouverte ; ma fille présentera les objets du délit ; longue conversation avec l’employé. Il en ressort que j’aurais pu tout aussi bien trouver des timbres pour la France au bas de chez elle, car toutes les épiceries en vendent.

Ce premier jour de l’aventure des cartes postales me réservait autre chose : j’y reviens.

Je recherche le parc où je me suis déjà aventuré seul, sans guide, sans plan. Je songe un moment à appliquer la méthode dont j’use parfois à Paris ou dans une autre ville quand j’ai le temps : me perdre. Le pas rêve. L’envol est assuré ; je me souviens d’un survol récent de Lille par beau temps où d’une rue l’autre j’étais passé à travers les époques et les cris, le long de rues semblables où j’avais vécu les délices de la perte ; je n’étais plus que le lieu, d’aucun temps, j’éprouvais du pas les pierres, les portes, les fenêtres, oh les si beaux toits bleus, songeant vaguement qu’il y a cent ans mes grands-parents  avaient froissé le même pavé, souriais, c’était si peu probable, tellement superstitieux. Quel joli temps !

Je pense au début que dans Osaka il est impossible de pratiquer l’envol à cru car chaque pas peut devenir un cauchemar. Où suis-je ? est une question que je ne dois jamais me poser ; alors que la question est si belle dans nos cités lisibles, elle peut virer ici à la farce tragique. Je marche lentement, la peur sous la semelle. Je compte parfois mes pas, puis renonce ; ma fille m’ayant indiqué un quartier commerçant très animé au-delà du parc, je scrute chaque détail de mon trajet, m’arrête pour les mémoriser, reviens sur mes pas pour vérifier, décide de marcher à reculons pour préparer le futur de mon retour (comme on fait son testament ?) puis renonce encore à cause des vélos qui me heurtent, repars, fixe la teinte de l’asphalte, contourne des bosquets, songe que je devrais prendre des notes : auvent écarlate, traverser, grille du parc, à gauche environ deux cents mètres etc… Ah oui, tiens, je pourrais faire un plan… mais il n’y aurait plus le charme de la perte possible ! Je suis déchiré : la vie sans la mort n’a aucun intérêt.

Ragaillardi, presque enjoué, je me décide pour l’aventure. Je contourne le stade – beau point de repère – sautille (à ton âge quand même !) de biais sur un gazon ras légèrement humide et tombe sur une avenue lourde de commerces ; quantité de boutiques, de devantures dont je devine ce qu’elles me veulent : fringues, manger, manger, fringues, puis une immense vitrine clignotant de partout alors qu’on est dans la lumière brute de midi.

Je continue, avide d’accélérer la perte.

J’en oublierais presque les êtres qui me doublent, me croisent, le petit bonheur la chance me saisit, la belle ville, une ville où se perdre enfin vraiment, erre, randonne, promène-toi, batifole, marche à côté de tes chaussures, ce que tu sais faire de mieux. J’ai quitté la tragédie, m’affuble de mon seul corps, observe. Et soudain une autre peur me saisit : à vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – ils se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !-  bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.

Je reviens sur mes pas. La boutique rutilante, illuminée de couleurs franches réapparaît. Les vitrines en hauteur donnent sur une demi-cave où des centaines de bandits manchots font face à des femmes et des hommes immergés dans l’oubli. Je voulais me perdre, je cherchais un non-lieu, le pékin est servi. Il faut descendre quelques marches, abandonner toute espérance. Je suis aspiré par la musique que je déteste, qui me fascine, me colle de partout, deux temps primitifs et gras, surcharge de batteries (je ne suis pas sourd !), guitares électriques frottant nos nerfs, rythme cardiaque parodié, répétition des mêmes figures, folie franchissant les digues douces de ma peau et me dévore, bouche mes tympans au lieu de les ouvrir, cache-misère de l’existence, mon pas même tremble avec les murs… à croire que c’est un exercice d’entraînement aux séismes ! De plain-pied avec les miséreux, je suis embarqué dans la nef des fous. Lumières clignotantes, claquements du bras des bandits, rutilant cliquetis des pièces galets roulant sous le flot des secondes. Les doigts ramassent les paquets de pièces, les réintroduisent dans la fente, combien sont-ils ? Une centaine, serrés, contraints, j’avise un siège, titube, m’assied, regarde, regarde encore, vidé de l’intérieur.

Le pachinko (c’est le nom du non-lieu) est un enfer de base, on ne va pas plus bas. Je n’ai pas peur, il n’y a pas pire. Il dévore tout : l’argent, la conscience, la morale, l’angoisse, la peur de vivre, la joie, les sourires, les souvenirs et la mer. Je le savais en entrant, mais l’éprouver est autre chose. Une demi heure en enfer et je n’ai pas vu passer le temps. À la sortie je découvre le vent du large sur les cimes, le souffle pacifique, mon ami, même respiration que moi, branchies et poumons c’est tout un. Je sais ce qu’est l’enfer désormais : un étouffement, j’allais crever sous le ruissellement des pièces, sous le ressac des claquements et l’ignoble déferlement sonore. J’ai eu chaud.

« Personne ne t’y obligeait, me dit mon Antigone bien plus tard, moi je ne l’aurais pas fait. » Quelle sagesse ! J’ai envie de lui objecter que les vieux ont à cœur d’avoir tout éprouvé de la vie, même la non vie ; enfin, certains vieux ; enfin, moi, surtout.

Elle me révèle que – hypocrisie suprême – les jeux d’argent sont interdits au Japon et qu’il y a des pachinkos partout ! Les clients vont changer leur argent en monnaie de singe à la caisse du fond, jouent avec la ferraille et échangent leurs gains (s’il y en a) au sortir de l’enfer. « Il ne viennent pas pour gagner mais pour se perdre », dis-je. Ma guide n’a que faire de mon commentaire pontifiant, elle poursuit : « Les pachinkos sont tenus par les yakuzas, la mafia d’ici!». Pareil que nos casinos ! C’était bien la peine de faire le voyage.  Elle ajoute : «  Quelques riches Nord-Coréens ont également leur part dans ces affaires ». Tu m’étonnes ! Tondre le petit peuple fut toujours leur activité favorite. Je rêve d’un La Fontaine qui nous écrirait  La Crapule et le Communiste  :

« Un communiste

Ayant pris le pouvoir

S’en alla voir

S’il n’y aurait point quelque piste

Nouvelle

Pour garnir encore son escarcelle… »

 

Plus tard, je me réveillai dans la nuit. Quelque chose m’étonnait : comment avais-je fait pour retrouver mon chemin ? Je n’en avais plus le souvenir. Je demeurai longtemps assis, éveillé, les bruits de la cité montaient par à coups, doucement, je n’avais pas rêvé ; je crus me rappeler que je m’étais un peu perdu mais que tout compte fait la ville du bout du monde ne m’avait quand même pas « extrêmement désorienté ».

Un pékin au Japon (8)

Je me concentre sur le portable perdu. Une soirée une nuit, puis viendra la réponse dont je suis assuré : on l’a retrouvé ; ma jeune guide en doute. Un père a pour tâche de se taire ; « un portable de perdu dix de retrouvés » ose se presser contre mes lèvres : la formule ignoble  a cette lourdeur, creux du langage de surface, mièvrerie, grossièreté, muflerie, le contraire d’élégance.  Ne rien dire. Un portable au fait qu’est-ce d’autre qu’un greffon sur le crâne ?  Cet objet indispensable, merveilleux, dit aussi son contraire : depuis qu’il existe, il est difficile de se parler les yeux dans les yeux ; une opacité contre l’obscène s’est glissée entre les visages, la vie palpite au fictif (hypothèse, hypothèse !) ; j’hésite à en parler, sent les ornières du présent, malheur d’être muet. Il est curieux que la perte du téléphone donne un pareil silence. Je pense en souriant au « lâcher prise » du bouddhisme : il dit la perte pour le bien, je pourrais suggérer : « c’est une chance », « perdre c’est gagner », toutes ces billevesées plus ou moins heureuses que la mémoire nous souffle. Ma fille pas plus qu’aucun autre vivant ne peut désormais le comprendre. Tais-toi !

C’est quand même un comble d’être au pays du zen et d’être tendu à ce point. Une anecdote croise mes rêveries : un bouddhiste est interrogé sur son sang-froid en toutes circonstances : « Mais comment faites-vous ? » Le moine se contente de descendre son pantalon et de montrer son cul, puis explique tranquillement que le cal de ses fesses prouve qu’il médite sans arrêt, le derrière posé sur les talons : voilà la recette ! On rit. Pour ne pas tourner en rond, nous obturons le silence avec les bruits du dehors : les pas, les moteurs, les cliquetis des sonnettes de vélo, la voix cadencée des appels du métro proche, et la nuit comme un rideau qui tombe après la pièce ; elle s’abaisse d’un coup sur le pavillon d’or, je l’imagine dansant sous le clair de lune ; ce sera pour la prochaine fois que je viendrai, sa présence de nuit douchera mes ombres… la prochaine fois, y’aura-t-il une prochaine fois ? Vita brevis. Envie de revivre la paix du jardin, les ornements de Kano, les pieds qui vibrent , l’avance toute de légèreté sur les planches où le corps commande la mesure sans aucune autre préoccupation que cette vision qui impose le mélange esprit-corps… rien de commun avec la dichotomie de  chez nous : je revois mieux qu’à l’instant où je l’ai vécue la rigueur des vêtements, les yukatas serrés sur les poitrines, le flot mouvant de ces pages florissantes au long des couloirs du métro chaque enveloppe de tissu effleurant le pavement de son élégance défaite de frivolité. Je crois que je m’endors.

Ma fille téléphone le lendemain au centre des objets trouvés qui me donne raison. Le portable a été ramené, mon Antigone  triomphe, les Japonais sont formidables, on retourne à Kyoto. Je n’ose pas dire que je voudrais revenir aux rêves de la veille… objection : il y a tant à voir, laissons le pavillon-magie et le temple-château dans la sécurité bleue du souvenir ; tu verras, dit-elle, nous en profiterons pour aller voir des choses aussi étonnantes qu’hier. À ma grande joie nous reprenons les mêmes trains. La douche m’attend.

Lors d’un changement, je nous revois sur le quai, dans l’attente chaude de ce début d’après-midi, peu de voyageurs, des jeunes je crois, filles et gars habillés au décrochez-moi ça dans notre style touriste, ça flotte, ça serre les corps, c’est selon ; l’océan marchande ses coups de vent sur les toits frêles qui ombragent maigrement notre présence. Par moments une musique électrique pince une forme de gazouillis peu gracieux, puissant, insistant, toujours la même mélodie, musique contemporaine éclatée sur le silence. Je pense à une version malhabile du catalogue d’oiseaux de Messiaen, restitution informatique de l’œuvre, mécanique plus proche d’un clavecin désaccordé que de l’univers enchanté du maître. Nous marchons de long en large, à la recherche de l’endroit ombragé où ces sons discords ne nous frappent pas les tympans, et je demande du plus profond de ma candeur de pékin à quoi renvoient ces incongruités sonores. La réponse fuse avec ce calme presque innocent des guides fatigués d’expliquer la même chose : « Ça ? Oh c’est un truc typiquement japonais ». J’ose déroger à ma règle qui consiste à ne pas fatiguer ma guide de mon ignorance ; j’insiste, car si c’est typiquement japonais c’est forcément passionnant. Elle dit : « C’est sensé imiter des chants d’oiseaux ! » Je ne m’étais pas trompé ; ah quelle oreille il a ce pékin ! Comme rien ne vient derrière le fracas d’un train lancé à vive allure qui ne s’arrête pas à la station, jaillit ma question, celle que n’importe qui aurait posé dans ma situation, assailli par le soleil de plomb en ce début d’après-midi féroce tandis que nous avançons vers une autre tache d’ombre ; à l’instant où je pose le pied dans le frais, ma voix monte enfin : « Mais pourquoi diffusent-ils par haut parleur ces faux chants d’oiseaux ? » Antigone réprime un sourire. Silence. Elle glisse enfin : « Ils se sont aperçus que ces chants d’oiseaux ont un effet bénéfique sur ceux qui veulent se suicider. Là où il y a eu des gens qui se sont jetés sous le train – c’est souvent au même endroit – on diffuse ce que tu as entendu. » La peine de vivre, la désolation, les rails, le train à folle allure, le malheureux  qui bascule, frémissement du corps entier, je le vois désarticulé, le train qui s’arrête, les palabres, l’apitoiement des passagers, les crises de rage pour le retard (il y en a, atroces) , tout vient se ruer dans mon esprit, je ne contrôle plus rien, je m’échappe et la survenue du train que nous allons prendre ne m’intéresse plus, je monte machinalement, on repart ; j’ai l’impression d’avoir été aux enfers sans m’en rendre compte. Au dernier moment, alors que le train enclenche la vitesse supérieure, j’aperçois au bout du quai un énorme corbeau, comme on n’en voit que là-bas, neutre, déployant ses ailes pour s’envoler à recherche d’une proie : son ombre dessine une tache sur le ciment où des vivants attendent déjà l’arrivée du train suivant.

Le bureau des objets trouvés s’étend dans les souterrains ; ça parlemente, ce sont mille mots aux articulations fraîches, manières sympathiques d’un Japonais rustaud et droit, contrôle des papiers, il disparaît et revient avec le téléphone enveloppé dans une pochette transparente. Joie sans mélange de ma fille qui s’empare de son portable, un trésor ; tout un monde d’amitiés, d’amours, de murmures enfin là, sous la main, je comprends, comme je comprends !  Pendant ce temps mon esprit a continué de vagabonder sur le suicide, je revois ce qui ne m’était pas venu hier tant j’avais été aveuglé par le pavillon d’or : l’histoire du bonze reprise dans un roman par Mishima remonte à ma mémoire ; le moine a mis le feu au pavillon d’or au début des années cinquante et ce que nous avons vu était donc une reconstitution. Immolation par le feu du moine fou ; puis le suicide de Mishima à la manière traditionnelle pour protester contre le monde dit moderne qu’il a en horreur. Tout se tient. Les Japonais, le suicide sur les rails, les anciens kamikazes, tous viennent en conclave pour enfoncer le clou de mes clichés ; je n’en saurai guère davantage. Moi qui voyais partout des merveilles, un peuple industrieux et décidé, voilà que je dois tout reprendre, la désolation de vivre dans les mégalopoles, les uns sur les autres, pliés, broyés, cruellement déliés, je ne sais que penser et décide une suspension provisoire mes noirs remuements.

Après un repas pris au centre de la ville, sans rien m’expliquer ma guide m’emmène vers un haut lieu shintoïste. Il faut monter. L’ascension se fait au milieu de Toriis rouge vif, en plein nature (Fushimi Inari). Les portes se suivent à quelques mètres de distance, elles sont magnifiquement  entretenues, on est dans une forme de forêt humanisée, l’équivalent vertical du jardin bouddhiste. Même solennité tranquille, même silence mêlé cette fois de nos souffles qui peinent à monter. Le poète : la vie est grave, il faut gravir. En réalité, la nature est à deux pas, montagne boisée emplie de chants d’oiseaux et dans ce tunnel entrecoupé de perspectives nous passons, comme on passe dans la vie : un chemin, une montée, et par instants la nature abrupte, sauvage, et ces portes comme autant d’étapes, de mois, d’années en un dédale qui rassemble  nos hésitations. Ma guide dit qu’on estime à une dizaine de milliers le nombre de portes. C’est un circuit initiatique et les Japonais le pratiquent en forme d’exploit comme on emprunte chez nous le Camina Frances (le chemin de Saint Jacques). Ce n’est pas la montée vers le sommet du Mont Fuji, mais cela en tient lieu. En réalité, c’est moins un chemin qu’un temple en plein air qui me rappelle les vers célèbres que je me récite machinalement : « La Nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles ». Ce sont les pas qui servent de rythme, la mélodie vient du silence imposé par les Torii qui se succèdent (et toujours cette impression d’être fraîchement posés). Je découvre alors une étrangeté abyssale : les Torii sont propres comme des sous neufs et pourtant le chemin est très ancien. Ce mystère m’occupe un long moment jusqu’à ce que ma guide m’explique que les Torii sont entretenus (certains sont pris en charge par des entreprises qui y laissent leur nom) et qu’à coup sûr aucun n’est d’origine. Ce qui ne pose aucun problème aux Japonais. Contrairement à nous, ils n’ont aucune culte de l’authentique, on connaît  même une ville chargée de temples où ceux-ci, par une sorte de vœu, sont détruits et reconstruits tous les vingt ans.

L’habitant de la cité médiévale (moi) demeure perplexe : nos remparts, notre cathédrale, notre belle chapelle et notre église du XIIème, tous sont certes rénovés, mais personne n’aurait l’idée de les détruire pour les reconstruire à neuf ; leur ruine serait notre mort. On imagine les protestations des sociétés du patrimoine local et du haut de ses huit cents ans, excepté la retouche salvatrice de Viollet-le-Duc, l’édifice majeur de chez nous porte beau sans avoir jamais été rebâti. Le patrimoine chez nous c’est du sérieux, du moussu pour touristes, car on y vient pour contempler les siècles et se forger une provisoire éternité relative. Les Japonais au contraire font du neuf, c’est-à-dire qu’ils sont au présent, ou plutôt le temps est aboli, l’authentique semble n’exister qu’au prix d’une destruction-reconstruction qui n’a rien d’un crime. La patine n’est pas une vertu, alors qu’elle est chez nous vision du monde ancien, gage de qualité ; le temps des matériaux fait fondre notre sensibilité ; la raison en est simple : nous n’y croyons plus. La foi a fui au-delà des ogives et nous ne savons plus éprouver le pourquoi de nos splendeurs. Les fidèles émiettés se perdent dans les balbutiements qu’ils nomment prière ; même la langue divine a bougé et l’on ne sait plus s’il faut Lui parler latin ou français. C’est alors qu’en lieu et place des croyants, des êtres court vêtus viennent rafraîchir leurs sandales sur le pavement de la coquille vide (cathédrale) lorsque l’août écrase les ruelles et qu’appareil photo sur le nombril ils s’en viennent faire de l’histoire au petit pied, image sublimée du passé que nous révérons parce qu’il est nôtre un peu. Le passé des pierres est celui de nos pas : on restaure comme on se farde à l’aube de chaque jour. Ils sont beaux. Rides et glissements de rocs, c’est tout un. Cette immobilité de la cathédrale, tout de même, c’est exaspérant à la fin, on dirait une ironie posée là. Je me rallie au bon sens des croyants japonais : on détruit, on reconstruit à l’identique et puis quoi ? Où est le problème ? Faux débat entre l’authentique et l’identique… Si le temple donne l’impression d’avoir été construit hier, la foi est présente, vive, colorée, animée, cet or et ce rouge que j’ai vus partout au Japon, franchement c’est tellement préférable ! Oui, mais la nostalgie ? Ah oui, évidemment, c’était mieux avant… voilà ce que nous pensons nous les extrêmes occidentaux, les habitués des brocantes villageoises et d’Arthur, c’est sûr, la névrose est la persistance du passé dans le présent, la névrose… c’est l’autre nom de l’histoire de l’art, non ? La tête me tourne, c’est beau les voyages.  La tendresse fait retour : attention, ils en ont besoin les petits d’orient et d’occident. Laisse faire.  Marche, c’est bon.  Ne vire pas nihiliste.

Il faut redescendre ; le chemin est inaccessible dans sa totalité, la nuit nous guette. Elle tombe franche vers dix neuf heures, bientôt. Jamais nous ne ferons comme je l’espérais le chemin des Torii ; je me voyais sac à dos, un peu d’eau et de pain, bissac, vieille chose, montant tournant… et soudain une main qui saisit mes cheveux ; c’est écrit partout en anglais, en japonais bien sûr : « Attention aux singes » ! J’aurais tellement aimé, au cœur du temple troué, croiser mes ancêtres ! Les malicieux aux cinq doigts vifs. Moi : «Tu me rends un bel hommage, petit singe, en me tirant les cheveux comme on le dit sur la pancarte. Cela prouve que j’en ai encore quelques-uns à saisir ! ».

Vers le bas de la descente nous nous attardons quelques minutes auprès des morts ; un cimetière. Des pierres posées, dressées, parfois un chien de pierre. Car on enterre les êtres avec les animaux de compagnie ;  j’admire dans le couchant ce chien qui déjà hurle à la lune, dressé sur ses pattes de derrière.  La belle affaire. Un bouddha nous sourit depuis un jardin privé, à deux pas. Une occasion manquée de se convertir enfin à une religion. Est-ce une religion ?

Après un repas où gît muet le portable entre nous deux, nous égarons nos pas vers le centre apparemment neutre. Erreur. La lune est pleine, et là, il suffit de quelques enjambées, le temple des lanternes toutes allumées l’une contre l’autre. La voie lumineuse tracée dans la nuit : le vent de l’océan bouscule les lampes métalliques… le poète au milieu de sa vie se sentant devenir fou écrit en un ultime élan : « Dans le vent grincent les girouettes » et j’emprunte la voie sacrée répétant sa parole dans le cliquetis des lanternes.

Un pékin au Japon (7)

Torii
Torii

Après le pavillon d’or que peut-il arriver ? Léger creux comme à nos estomacs, pas le temps de manger ; se propose pas très loin Nanzen-ji, résidence de l’empereur du temps où Kyoto était la capitale.  J’attends un palais, une chose énorme dont on parle longtemps comme si à l’origine des mots (le palais de la langue) correspondait un lieu de splendeurs que le regard et les phrases ne fatiguent jamais. Transformé en temple zen il se cache derrière des arbres subtilement plantés ; je franchis le  vertigineux Torii, grande porte à double toit soulignant l’importance du site, j’ai l’impression que je le passe moins qu’il ne s’avance sous mes pas, proférant sur ses colonnes écarlates des appels où le kitsch doré le dispute à la révérence. Entre profane et sacré, il dit cordialement : tu viens du monde, en montant mes deux marches observe comme ton pas n’est plus le même, en-deçà tu errais, ton avance n’avait pour limite que ta force physique, désormais tu vas retenir ta voix, que ta semelle s’en vienne craquer sur les écorces le plus doucement possible, entends déjà le bois du temple, l’autre chant des oiseaux et le claquement de leurs ailes étouffé par le négligé  des feuilles ; le seuil, continue la voix du porche, est à ce lieu ce qu’est la frontière pour le pays, et tant d’autres choses… Au fait une question : es-tu prêt à affronter le vide du temple, le silence puis le chant ? – Je suis venu pour ça et de si loin, murmuré-je.

Mon esprit constamment à l’affût de la bascule vers l’ailleurs voit le rutilant Torii comme entrée et sortie, naissance et mort, couple de hasards qui borne la finitude du corps, obligeant l’esprit à se faire curieux car il n’est aucune réponse fiable – dilatant ainsi la pensée dans toutes les directions. Vient la ronde des seuils : je songe aux maisons de chez nous où l’entrée fait ses mines avec patères, chaussures, paillassons, mille précautions pour que le corps de l’étranger n’oublie pas que c’est l’endroit de la politesse par excellence, celui de l’adieu tout à l’heure, lieu déjà chaleureux  et pourtant dangereux où l’on se défait un peu de soi (où y joue à Saint Martin : « Donnez votre manteau, je vous prie »), où l’on abandonne un peu à l’autre et sa voix et son sourire, où l’on se déchausse souvent (obligatoire au Japon), courbant son corps sur les lacets dans le petit espace. L’hôte arrive, est-ce un dieu ?

Je redescends les marches du Torii, la peur n’est plus puisqu’on va pouvoir toucher le temple du bout des doigts et le sol, sable et feuilles, velours semi profane, nous y encourage ; la parole reprend : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi. » Nous nous déchaussons, premier contact avec le bois qui de longtemps ne nous quittera pas. Oh les deux marches qu’il faut monter pour atteindre le couloir, saut tendre, modestie joyeuse avant la lumière qui nous cadre dès les premiers pas sur les bords de la maison. C’est un temple, je pense maison, murs et plafonds, découpe des sols où tout est humain ; partout un bois heureux, musical … chaque pas grince, appelle, murmure, miaule, chante. J’ôte mes chaussettes, les fourre dans mes poches, elles dépassent comme une langue de chien, je laisse pendre, plaisant. Je veux éprouver ce monde à cru.

Pieds nus, chaque orteil a sa note de musique contemporaine, le grave puis l’aigu procèdent dans le silence hanté du froissement des robes, du pas de visiteurs lointains puis proches quand le couloir bifurque sur l’extérieur de la maison ;  ma guide : « Les planches disjointes prévenaient de leurs crissements la survenue d’un ennemi possible »… J’entends bien ; le poids du corps annonce l’approche plus sûrement qu’un garde aux aguets. L’océan souffle sur les cimes, érables et eau vive, abandon du corps au plus léger ; faisons une pause : les sons rendent aveugle. Et là soudain j’aperçois enfin le jardin zen à gauche de notre chaud promontoire, il s’étend là depuis l’entrée et je ne l’avais pas vu.

Ratissés, les cailloux blancs qui devraient être un amas primitif scellent un mystère de grande allure, la vie de l’esprit se dissout sur les sillons, imposant un silence que les blocs obscurs disposés comme un vaste idéogramme sur la feuille caillouteuse, rehaussent modestement, enfouis à demi dans une terre insondable. J’allonge mon corps sur les planches pour me laver les yeux, et, mi-closes, mes pupilles s’immobilisent contre le ciel défait de présence, strié du vol rare d’un merle isolé.

La peur de vivre qui palpite à gauche cède ses fausses alarmes, on sourit de ce si peu qui était moi, et l’on se redresse pour se perdre au jardin, des heures (quelques minutes), et pris de mauvaises raisons, alors que les nerfs ont rentré leurs griffes banales et que l’on devrait s’en réjouir, la machine à penser regronde basculant vers l’horizon montueux : l’au-delà du jardin l’épouse, ce n’est donc pas seulement le calcul fabuleux des stries et des rocs, non, même là-bas, la montée vers l’horizon des collines est concerté, la taille des bouquets d’arbres est fruit d’une main ferme (comme la paume de la mère recoiffe l’enfant), amoureuse de l’harmonie. Absence de mots perpétuelle, voilà bien la leçon paradoxale à qui veut rendre compte du jardin zen. À défaut de noter, je photographie : ne s’y révèle que le squelette maigrichon d’une mauvaise copie puisque le jardin n’est pas que cailloux, râteau et rocs, on le voit bien, tout cela n’est que la condition sine qua non du déploiement de ma présence vive – sans mon corps ici à quoi bon – présence qui justement vise à l’absence de soi. Le dos pressé contre les planches du temple, sur cet entre deux si semblable au Torii, je goûte en souriant les paradoxes absence-présence, silence- parole ; et soudain je me demande anxieusement où est passée la violence naturelle des parvis pavés de chez nous où tombaient les têtes et volent encore parfois aux soirs de fête quelques coups de poing. Je la cherche, je la sens proche tant il est fait spectaculairement raison à son contraire : la nature n’est plus, la main a tout fait pour que l’on se libère de son être entier, jardin du jadis, antique forme du dépouillement  absolu où l’on est si bien sur l’instant, défait de désirs dans le temps aboli.

Ma guide me tire par le bras, je me relève, reprends les lents détours du temple, la plante des pieds me projette plus souplement que je ne l’imaginais, je quitte l’infini des ensembles naturels mâtinés des mains pour découvrir l’intérieur des pièces du palais.

Un homme a peint des fresques sur les murs. Ce n’est pas un homme tel que nous l’entendons, ce ne sont pas des fresques, c’est autre chose, c’est du jamais vu. S’il ne fallait voir qu’une seule réalisation humaine au Japon (supposition qui reviendra plusieurs fois dans mon séjour !) il faudrait venir, submergé d’apaisement, contempler les peintures murales de Tanyu Kano.

Négligeant l’histoire, les dates, voici ce que je vois : des branches de pin et des oiseaux sur fond d’or. Prélude à l’inouï, ils ne récitent pas comme notre peinture, c’est une palpitation prise sur le vif, rien d’une représentation telle que nos yeux ont coutume d’en voir, c’est une présentation fraîche, merveille d’illusion, merveille tout court. J’en tremble car je sais immédiatement que je n’oublierai jamais ces pièces en enfilades ouvertes sur le passage où je me tiens ; chaque pièce a trois pans de murs couverts d’or, à gauche, au fond, à droite, formant un rectangle avec mon corps ; je suis couvert d’or moi aussi et mon regard entre dans l’espace, je suis la branche et l’oiseau et le vide qui plonge sous ma vie, au plein de la natte tiède tissée d’hier qu’il est interdit de piétiner.

Et la violence enfin surgit : dans les pièces suivantes des tigres penchés, inclinés, rugissants, menaçants, bravent le temps. Je m’arrête devant ce que je cherchais. Dans le creux de la pièce qui s’arrondit sous la pression exaltée des bêtes sauvages, je découvre une cage inverse dont je suis peut-être le prisonnier. Le violent, je crois que c’est moi, le spectateur, je réveille les fauves, ils me terrifient. L’arrangement finit pourtant par se faire, c’est un traité de paix par décor interposé et la violence s’installe à distance pacifiée, comme fut le monde lorsque les bêtes sauvages furent débordées par l’humanité il y a dix mille ans… et depuis le pouvoir a cette vertu de régler provisoirement le fabuleux conflit avec notre sauvagerie. J’en conclus que ce n’est pas le shogun (chef) qui a fait construire le palais devenu temple qui détient les clefs de l’affaire, c’est le peintre évidemment.

Cette fois le corps brisé, il faut fuir, repasser le Torii, la journée est avancée et nous n’avons rien mangé, la tête tourne ; l’arrachement est un crève cœur comme j’en ai rarement connu. Un bout de métro ; à la sortie un restaurant, où je me demande sur la photo des plats que l’on présente s’ils ne forment pas dans la complexité de leur allure extérieure – légumes et aliments s’entrecroisent en mille réseaux empilés – des idéogrammes qui m’échappent.

Quelque chose se passe : ma guide blêmit. Elle a perdu son portable. Mille mots me viennent. Tous en vain. Une ressource ultime en forme de cliché: les Japonais sont « honnêtes » ; on le trouvera peut-être, il faut demander aux objets trouvés. Après la splendeur la peur fait retour. Je suis plus confiant qu’elle. Le hasard est un dé ; on peut parfois gagner, il n’est pas dit que l’on perde toujours. Vieil optimiste candide, vrai pékin, au rebours de notre temps pessimiste qui sait tout, je crois en l’humanité spontanément généreuse (je sens que dans mon assurance flottent les beautés découvertes ce jour). Je suis ferme, je m’y tiens : « Tu verras demain ; je suis sûr de ce que je dis ! Confiance !»

Jardin Zen
Jardin Zen

Un pékin au Japon (6)

Dimanche ! Depuis le balcon, on entend le raffut de la ville posée sur le rivage. Ce n’est pas aujourd’hui que je verrai l’océan dont j’attends beaucoup… à cause de l’adjectif… le verrai-je un jour ? J’aimerais voir avancer les eaux qui subirent cet oxymore : la guerre du Pacifique.

Le programme n’a rien de commun avec mon désir enfantin (« C’est quand qu’on va à la mer ? »). Kyoto, trésor fastueux, est à une heure de train ; des images se bousculent mais je suis vite distrait par quantité de femmes en yukata (costume traditionnel) : tissu très serré sous la poitrine, longue « robe » rose et lavande aux motifs résolument doux ou carrément kitsch… fleurs rouges ! Sur le masque amidonné aux yeux charbon,  comme peints à l’instant, les cheveux montent en se tordant par des détours fabuleusement inventifs, le front pur est un mystère de plus, et tandis que nous roulons je constate avec stupéfaction qu’elles portent des tongues plus étroites que la plante du pied, lui-même recouvert de bas blancs, si bien que le gros orteil qui retient la semelle, passe avec une science patiente sous la lanière forte et je me demanderai tout le jour en croisant ces femmes comment on peut marcher avec cette petite chose funambulesque ! La cheville doit peser sans souplesse à chaque pas. Ma fille m’avait prévenu : « Observe bien, ils traînent tous des pieds ! » Mon tympan l’avait perçu avant que je le reconnaisse ; désormais je sais pourquoi : ces curieuses chaussures portées sans doute autrefois par tous les Japonais (avec chaussettes) obligent le raclement à leurs oreilles très élégant, aux nôtres désobligeant.

Le métro et le train me fascinent : sorte de velours vert bouteille pour s’asseoir,  les rames limpides donnent envie d’aller loin, bruit léger des roues, air climatisé ou peu s’en faut, on respire, jamais de bousculade, si nécessaire on prend la rame suivante, elles se suivent en cadences parfaites. Des escalators partout, un conducteur en tête un contrôleur en queue et à chaque station un employé sur le quai; tous trois sont d’une stricte élégance : képi, gants blancs, cravate. C’est celui de la station qui donne le signal du départ en sifflant. Partout le même rituel. C’est propre, doux, on se croirait dans un film (!), rien de la crasse puante de Paris ni du stress de Londres, je crois qu’on chuchote, inutile en effet d’élever la voix, un modèle de transport en commun où chacun seul à soi peut s’adonner aux SMS,  à la lecture ou à la méditation. Je n’ai jamais vu personne parler dans son portable (je me dis que je suis distrait). Dans ce pays de la technologie de pointe, je m’attendais à ne voir que des agacés de l’écran minuscule, à tout le moins de liseuses postmodernes : pas du tout ! J’ai vu des dizaines de femmes et d’hommes plongés dans la lecture de vrais livres avec couverture et pages imprimées, incroyable ! Moi qui allais parader au retour (comme l’exige le cliché) avec ma vision de Japonais tournant les pages fictives de la diabolique liseuse ! Non, ce sont de vrais ouvrages décevants comme les milliers qui, tournant le dos à la vie, s’alignent sur mes rayonnages… quelle époque, à quoi ça sert d’être dans un pays moderne ! De plus, les Japonais recouvrent tous leurs livres d’une manière de papier kraft comme pour dire : « Je lis pour moi et bien malin qui pourra dire ce que je lis ; je suis dans ma fiction bulle, c’est mon secret. » J’éprouve cet enfermement dans le silence bavard du livre comme une provocation, moi dont le sport favori dans le métro parisien consiste à découvrir le titre du livre que lit le voyageur. Le titre est une accroche qui me permettrait de caractériser le lecteur. Que je suis provincial ! Et de toute façon ici je ne le comprendrais pas ! Je me dis que tout compte fait ils ont bien raison de cacher le titre et le nom de l’auteur… il m’est arrivé si souvent, après l’heureuse découverte d’un lecteur dans le métro, de constater que ce crétin lisait du Musso !

Mes rêveries s’effilochent. Eh, on va à Kyoto ! Des lectures me reviennent, je les chasse, je voudrais être naïf, je rêve d’être ignare, un pékin qui n’a jamais lu… et au bout de la nuit de ce vœu ridicule, une voix, un souvenir, un des plus épouvantables du siècle précédent. C’est un poète français. Il est assis à la Maison Blanche, août 1945, le Président est en face de lui. Le poète explique au Président qu’on ne peut pas, que c’est une ville sacrée, une cité qui flamboie dans la mémoire, Kyoto ne mérite pas ça, Kyoto est une capitale de la ferveur. Convaincu par Saint John Perse, Truman désigne à sa place une autre ville pour la seconde bombe atomique, ce sera Nagasaki.  Le poète, le pouvoir, la catastrophe majeure… pas de fable plus tragique.

Nous descendons du train, il faut prendre un bus ; la ville semble banale : surpeuplée, atone, confortable sans doute, mais laide. « L’ennui, avec Kyoto, c’est que ce sont des sites éclatés », dit ma guide.

C’est un tremblé de feuilles qui nous accueille à la descente du bus. On dirait une peur en l’air. Une foule énorme. La vente des billets va vite, puis c’est l’engorgement, trop de corps, trop de gens, une manière de guide en uniforme nous canalise vers la gauche alors que la visite se fait par la droite. La déveine. Les battements du cœur s’accélèrent, tous sont aux aguets ; il faut passer un petit pont, des femmes, des hommes, des enfants portés se pressent devant mon mètre soixante cinq. La voix rieuse de Le Nep me revient : « Vous verrez, là-bas, les Japonais sont si petits que vous serez un géant ! » Ils ont grandi, les nouvelles générations sont hélas aussi grandes que les Européens moyens. Aller au bout du monde ne sert plus à rien ; petit tu es, petit tu resteras. J’aurais dû venir il y a quarante ans, à l’époque où ils se nourrissaient exclusivement de riz et de poisson… Il y a quarante ans ! Au fait c’est quoi quarante ans ? Un grand pas pour l’homme, un petit pas pour l’humanité ! Ai-je donc tant vécu ? « L’automne, déjà », dit le poète.

Ma fille me prend par le bras, joue des coudes et me voilà bloqué contre un embarcadère, sur la rive d’un lac. Lumière de rêve, mon regard monte, s’attarde pour tricher sur les collines en surplomb ; j’abaisse mes yeux, se déploie alors sous mes cils l’invraisemblable chose pour laquelle nous sommes venus, de l’autre côté du lac, le pavillon d’or. Aucune photo ne peut en rendre compte, j’ai beau faire – et tous en font autant – mon appareil ne donne rien. Je renonce. C’est une méditation sur le miracle, ses modestes proportions sur trois étages semblent dire : ne me regardez pas trop, ne vous lassez pas de me voir, le temps peut dévider l’image que je propose, ce serait dommage. Il miroite sur l’iris. Je contemple sans rien dire. Un sursaut de terreur me parcourt, ce ne sont que frémissements le long de la colonne vertébrale et je serais seul je m’enfuirais pour revenir à pas comptés, le découvrir peu à peu, mais là cette fureur du sublime en réduction, brutalité du petit temple zen exposé sous mes yeux, sans préparation, c’est trop. Je n’ai aucune habitude de ces dimensions pour le sublime ; c’est le double peut-être de ma propre maison, mais toute cette lumière, tant de magie et nous sommes tellement fades, tellement quotidiens. C’est que les ors sont d’habitude splendeur étalée, ils appartiennent aux écrasants châteaux, aux palais fastueux, ce sont des symphonies de pierre dont les ors sont les accords conclusifs ; le pavillon est une musique de chambre, ses quatre pans parfait taillés dans un bloc d’or franchissent le mur des heures, des saisons, des siècles, il est si bien suspendu dans le vallon, les ouvertures sont tellement bien calculées qu’on pense bientôt qu’il se moque de nos hardes, de nos pelures, de nos pensées triviales : vous vouliez savoir ce qu’est le beau ? Me voici, en modestie, prenez si vous pouvez, ne vous étonnez pas si je demeure, je suis comme ça, je n’y peux rien.

Contournant enfin l’étang par la droite, je m’efforce de l’oublier pour en scruter les échos. Il est partout. Je ferme les yeux un moment ; il a bougé, sa lumière demeure la même ; clair de terre, il projette ses reflets dans l’eau qui s’ocre tranquille malgré les carpes grouillantes sur les bords et les tortues qui escaladent les rocs posés en lisière. Il déploie les ailes de son toit, cils immobiles, chante la mathématique du nombre d’or dans ses profils calés sur une inquiétude sans fond, à cause des rayons montant des angles vifs qui ne laissent aucun pan dans l’ombre. Plus d’ombre… et ce sont des hommes qui ont fait cela. Rien ne le touche. Les appareils photo ont beau crépiter de partout, la présence ironique bouscule les clichés, il est davantage musique qu’architecture peut-être, temple humain j’y reviens, temple humain mais sans défaut. Les arbres et les eaux ne sont là que pour lui rendre hommage, il n’est plus question du vieux débat nature culture, c’est une évidence sans pourquoi ; on ne peut se défaire de son sourire, comme l’ange du même nom à l’autre bout du monde. En m’approchant le mystère s’épaissit, je crois le voir flotter sur l’eau, parader comme un danseur des dieux sur les rives fleuries et la peine des hommes qui le firent en crachant dans leurs mains, de ceux qui collèrent du fond des paumes les feuilles d’or sur le bois, me paraît justifiée. Je devine leur fierté d’édifier pour toujours ce trésor : leur joie revient par les mille soleils de ses murs et à l’instant on se sent ragaillardi d’appartenir au genre humain qui déçoit tous les jours et qui ici fit descendre du ciel la puissance des jours illuminés sur la petite bâtisse en forme de boîte magique.

Je crois que, les minutes s’écoulant, il s’humanise : voir le pavillon d’or et dormir serait la clef, car tout est maison : l’enfance est enclose dans l’affaire, mon ami, tu ne te souviens pas, mais je sais les rêves qu’on forme aux paupières, l’éclat du premier juin de la vie lorsque les pépiements sont encore un absolu ramage fluide, l’appel de la maison quand les crépuscules chatoient au crépi et qu’on aperçoit entre les branches les ailes des nuages épurés au bleu de vitrail, c’est alors seulement que l’on peut supporter l’éclat du grand jour prolongé auprès de moi, auprès du pavillon dont je suis l’origine.

Je suis tellement heureux qu’on ne puisse pas le visiter, ce serait affreux ; déjà bienheureux qu’on puisse le voir ; le faire vibrer sous ses pas serait une offense à ce que nous avons de meilleur : notre fragilité et notre excellence d’esprit. Mon rêve de Pacifique à l’aube de ce jour s’est dissout ; la paix est ici à quelques pas des sakuras (cerisiers) qui se pressent, qui entourent de leur vert argent le simple pavillon d’or, figuration de notre pouvoir à faire de la terre habitée une manière de chant inépuisable.

Kyoto-Kinkakuji Pavillon d'or-5

Un pékin au Japon (5)

C’est avec une certaine solennité que nous empruntons le chemin qui mène au château d’Osaka. Le pas est lent. Je m’arrête de temps à autre pour deviner le monument. Je me dis que j’aurais pu l’apercevoir de l’avion sous le soleil couchant ; après 20 heures de voyage, il m’a échappé. Je ne le vois toujours pas : quelque chose m’inquiète, et  je songe que c’est mon premier monument, que c’est normal, un touriste se demande toujours si cela en valait la peine, si la confrontation ne va pas être trop vive, si tout va bien se passer, premier rendez-vous d’amour en quelque sorte. J’ai entendu dire tant de choses contradictoires sur le Japon, les clichés m’ont abreuvé (ce qu’on donne en pâture pour éviter le voyage est encore plus bavard que ce qu’en disent les agences pour inciter à la visite !) et je me demande si la rencontre va correspondre à la musique prévue ; mes pensées virent de bord : j’espère que cela va me déconcerter, je voudrais tellement que ce ne soit pas ce que j’attends… oh le rôle inepte des idées toutes faites, les Japonais sont ceci, les autres sont cela, et rien ne va jamais!  Cela dépend tellement de l’humeur, de l’âge, de la fatigue. Il faudrait faire l’éloge du tourisme, comme j’ai écrit un jour un éloge du supermarché ; le tourisme bizarrement décrié… comme on se plaint de la richesse sans doute.

Une sonnerie intérieure m’avertit que la légère angoisse qui me prend a à voir avec l’enfance ; c’est pourtant quelque chose d’autre qui me vient (quand l’enfant frappe à la porte, l’adulte se lance dans les généralisations) : monter au château est le pas ancestral dans toutes les régions du monde, à toutes les époques… et Kafka vient faire son énorme remuement intérieur, le pas hésite ; et s’il n’y avait pas de château ? Si ce n’était qu’un « château en l’air » (Luftschloss en allemand désigne l’imaginaire, le château en Espagne) ? Le pouvoir existe-t-il ? A-t-il jamais existé ? N’est-ce pas de plus l’image même de la fiction romanesque ? Le château existe (roman) mais il n’existe pas (fiction) : et toute la ruse de Kafka est de nous faire croire qu’il existe (tâche du romancier), alors qu’on apprend dans le récit fictif que le château est inatteignable, introuvable… peut-être existe-t-il cependant. Voilà bien tout le mystère de l’ascension. La sonnerie revient, cette fois je vais vers l’enfance pour y voir clair : mon pas est hésitant car je redoute de trouver comme dans la petite ville de mes jeunes années un lieu qu’on appelait le château et qui n’était qu’un entassement de pierres moussues encombré d’arbres. Le château n’était plus ; bombardé par trois guerres ; ce qui dans mon esprit d’alors signifiait qu’il n’y avait pas de père, pas de dieu, pas de pouvoir, c’était vraiment un château en l’air, très proche de celui de Kafka. Il existait, mais il n’existait pas.

Pour chasser ce pincement fatal, je me rappelle que je suis père ; ma fille à mes côtés tient à moi, je crois qu’elle devine mes pensées car soudain elle me prend le bras en montant comme si j’étais un vieil homme… ce que je suis. Elle me soutient moins que je ne la tiens, ce qui me rassure, elle a encore besoin de moi, de son père, de mon pas, du château qui est la maison où elle vécut si longtemps, car pour elle petite, la maison était une énorme splendeur irremplaçable, un palais de princesse, mieux encore qu’un château. Nos deux pas sont pour elle un souvenir rythmé. Combien de fois avons-nous marché vers la maison château pour « rentrer », pour la protéger du monde extérieur ? Notre montée à mille lieues de la maison d’antan se charge d’une musique reconnaissante : le soleil donne à plein, les ombres nous précèdent, la sienne si légère, la mienne un peu sombre, au milieu d’arbres magnifiquement couronnés, pins du Japon dont chaque bouquet semble une bougie posée sur une collerette pailletée que le ciel plus bleu découpe en aiguilles rigides.  Le vent du Pacifique balaie notre avance comme un rappel, étrange andante où je joue la basse continue tandis que la voix de ma fille s’élève soudain rieuse, éclatante, sous forme de question :

– Sais-tu pourquoi cette femme a une poussette ?

Un homme se tient à ses côtés avec un petit chien dans les bras ; pas d’enfant. Où est passé l’enfant ? Où est celui qui devrait être là le pouce dans la bouche, bavoir sur le devant ? Je m’arrête, cherche en vain, m’imagine que les touristes à nos côtés sont des proches parents qui cachent de leurs corps l’enfant de la poussette. Mais non. Pas d’enfant. Que fait cette femme avec sa poussette vide sur laquelle elle se penche dans la montée avec une belle obstination ? Ma fille sourit ; elle ne se moque pas mais réserve sa réponse. L’enfant les attend en haut ? J’imagine le petit ou la petite dévalant du château après une escapade pour se réfugier dans les jambes des parents : sourires, on s’étreint, mais où étais-tu donc passé ? Reproches, bouderies.  Rien de tout cela ! Ma guide m’explique en riant que le landau est pour le petit chien que l’homme porte provisoirement dans les bras ; tout à l’heure il le déposera, elle le poussera, image désolante qui me rappelle un propos de César rapporté par Plutarque reprochant aux matrones romaines de promener des petits singes sur leurs épaules plutôt que de bercer des enfants.

Au détour du chemin, entre deux lions menaçants, je ralentis encore le pas, j’entends une foule comme un océan que le vent redouble malgré le ciel impeccable, les bras courts d’érables aux petites feuilles s’agitent comme des doigts, c’est vif, pertinent, une alerte magique court sur les cimes et les pins lanternes aux rares épines secouent leurs bouquets gris bleu ramassés dans les ramures ; j’ose lever le regard et la splendeur jaillit là-bas sous l’or patient des angles, château de trois étages d’un violet insolent sur les toits recourbés : les toits, la fameuse forme d’orient, le toit, cette virgule latérale qui remonte quatre fois pour le plaisir du creux qu’elle forme en amont : que dire de cette courbe sensuelle se prélassant dans un arrondi savant ? Pourquoi pas la pente oblique de chez nous ? Sur trois niveaux, trois bonjours, trois sourires, inoubliables toits recourbés dansant sur les cimes des arbres bas qui nous séparent de la demeure richissime ; ce sont des jupes amidonnées exposées à la brise océanique qui ne cesse de souffler. Le château et ses jupons joyeux soulignés d’or ; « Impossible de pénétrer, trop de monde, dit mon guide… allons voir le temple ! »

Nous foulons une manière de sable tassé, la semelle passe sur des milliers de pas, exacte nécessité de l’appui pour la plante des pieds ; je sens que si je m’arrêtais j’éprouverais l’allègement du corps, instant rare où l’on est équilibré, droit, poumons au plus large et l’esprit au repos…. Pas encore le moment ! Quelques pas encore et j’entends l’eau ruisseler près de moi : les croyants saisissent une petit casserole au long manche, se versent l’eau de la fontaine sur l’avant-bras gauche, puis sur le droit, reposent le récipient à l’envers sur la grille de la margelle, s’avancent vers le temple, s’inclinent, frappent deux fois dans les mains (pour appeler l’esprit…), forment un vœu en silence, frappent une fois dans les mains, s’inclinent, s’éloignent. Je décide d’en faire autant, ne serait-ce que pour voir bien en face le mystère de cette sorte de tabernacle ; j’espère qu’au moment du vœu une illumination me viendra. Ceux qui me suivent esquissent un sourire : que vient faire cet étranger ? (Peu habitué aux visages d’orient, je projette sans doute un sourire que j’invente sur l’instant. Parano ? Pas seulement : l’occidental rirait bien de me voir obéir à ce rituel…) Très sérieux, je me purifie les mains, puis je claque deux fois dans mes mains pour faire venir l’esprit ; il ne vient pas. Un doute me saisit à l’instant du vœu. Quel embarras, rien ne vient ! Je fixe le centre de ce qui semble un autel, toujours rien, seulement un vers sibyllin : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi » puis troublé je m’éloigne en oubliant de frapper une fois dans les mains pour ponctuer le rite et je pense que mon vœu, qui n’en fut pas un, ne risque pas de se réaliser.

J’admire de loin en reculant la petite pagode à la fontaine murmurante : que vient-on chercher dans ce rituel ? Un peu d’espoir ? Le modeste bâtiment de bois se plie sous les érables crus ; j’entends la mer dans le feuillage bousculé par le vent et je m’égare dans mes rêveries : un athée véritable se mesure au respect qu’il observe devant les rituels. Aucun soupçon de critique ne l’effleure, j’aime qu’ils y croient ; le mécréant que je suis n’éprouve aucune supériorité ni aucune envie. Je suis différent, c’est tout. Du fond de ce calme nouvellement conquis (c’était bien la peine) me monte une colère contre ceux qui se moquent des rituels : aux croyants cela fait du bien, non ? Lorsque la République laïque offrira autant d’espérance contre la faucheuse, on pourra ricaner ; ce n’est pas demain la veille. Une religion se respecte comme on le fait d’un visage, d’un bonjour, d’une voix, d’une nuit où l’on se murmure des secrets.

Le temple danse dans ma mémoire : il ne témoigne pas d’un dieu unique, ce sont des divinités qui sont espérance ou reconnaissance des ancêtres et on se choisit celle qui convient, peu importe. Contrairement à nos églises on n’entre pas dans le temple, il n’y a rien à voir. C’est un abri sacré : on y vient au présent pour garantir le futur ou honorer le passé. Le temple est le temps. À gauche de l’entrée, des centaines de messages gravés sur des plaquettes de bois suspendues, d’autres notés sur des papiers qu’on noue autour des fils, témoignent comme chez nous dans les chapelles des saints de la foi dans l’écriture.  Autant de SMS pour l’au-delà. Chez nous les vœux sont gribouillés en catimini sur les murs des chapelles (« Sainte Thérèse faites que ça marche avec Jessica ») ; ici ils sont au centre de la religion, émouvante douceur scripturaire, où les mots et les vies se nouent en souhaits, en regrets peut-être (« Je l’aimerai toujours », « Que l’on protège sa mémoire »)… tous ces mots levés vers le vide pour tenter de le conjurer. On dirait un projet d’écrivain.