Fragile démocratie

Notre démocratie est-elle à ce point fragile qu’une partie très minoritaire de notre population (8%), originaire d’une autre culture, la bouscule à ce point ? Oui elle l’est. Et pour d’étonnantes raisons. La démocratie ou la République, peu importe ici, exige de ses citoyens qu’ils soient adultes. Qu’ils affrontent leur destin d’êtres mortels. Car la fragilité de notre système est qu’il ne répond pas aux questions que nous posions enfants et que François Béranger chantait ainsi il y a bien longtemps : « A quoi ça sert de vivre et tout / A quoi ça sert en bref d’être né ». Ces questions trouvent une réponse automatique dans la religion. La démocratie, elle, nous arrange la collectivité, le fameux « vivre ensemble », mais n’est pas là pour habiller le ciel d’une valeur transcendante ; elle dit respect, liberté égalité fraternité ; ce sont des valeurs mais pas des instances qui peuvent être explorées par une théologie quelconque. Quant au reste, semble-t-elle dire, écoutez, vous êtes assez grands pour vous trouver des raisons de vivre, débrouillez-vous. La mort est naturelle et ce n’est pas de mon ressort. Le sens de votre vie trouvez-le si vous pouvez ; moi démocratie je ne suis pas là pour ça, moi je suis là pour vous faciliter la vie avec les autres et donc par-là votre vie au mieux de votre liberté. (D’où la séparation de l’Eglise et de l’Etat, si originale dans notre étrange pays).
Habitués que nous sommes par la publicité, l’informatique et la télé à avoir des réponses à tout, nous oublions que nous sommes des êtres de questions. Pourtant nous avons des écoles qui nous apprennent à nous interroger (culture) et des parents qui à leur manière nos amènent vers l’âge adulte afin qu’ensuite nous puissions agir en toute liberté dans le questionnement. Voilà les principes. Voilà l’idée modeste et ambitieuse à la fois : le mammifère humain met 18 ans à devenir adulte et l’éducation démocratique consiste à maintenir ouvert le compas de l’existence et de la pensée afin que mes choix s’opèrent en toute lucidité, selon mon tempérament. La complexité est notre lot. La perplexité est notre destin. Il n’est aucune réponse aux prétendues grandes questions (qui sont, pour dire le vrai, des questions d’enfant) ; Haroun Tazieff disait avant de mourir en roulant les « r » avec une ferme volupté – lui qui avait exploré les abîmes – : « On est là pour rien ». Il faut l’admettre et tenter l’aventure du bonheur.
A contrario, la religion, elle, d’un coup de baguette magique, peuple le ciel. Elle s’appuie pour ce faire sur les grandes ombres qui peuplèrent notre enfance. Enfant j’étais désarmé, j’avais besoin d’aide et de grands bras me changeaient, me parlaient, m’assuraient de ma fragile petite personne. Les dieux sont dans la nurserie. C’est aux couches que l’enfant s’habille de foi. De cette période j’ai gardé l’illusion que je n’étais jamais seul, que j’étais un roi qu’on dorlotait, que le monde avait un sens affirmé par les deux voix. Or, il n’en a aucun. Et la tâche de l’adulte est de s’y faire, de garder sa dignité sans en rajouter. Il n’y a pas de dieux à voir ? Mais c’est notre chance. Nous allons librement et courageusement, sans béquilles divines, avancer vers la mort. La curiosité, l’enrichissement seront nos vraies valeurs. Nous aurons du bonheur aux plus belles choses du monde (art, pensées, questions, rencontres, amours) ; et pour bien être adultes nous oserons ne plus penser à la mort sur le modèle de Montaigne à la fin de sa vie : « … que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » (III, 13). Nous agirons librement sans penser à notre finitude, car il n’y a rien à penser de ce côté-là.
Quant à croire, mon dieu… Jean Pouillon disait : « Croire c’est ne pas croire qu’on croit ». Car si l’on croyait qu’on croit (comme on croit qu’il va pleuvoir) ce ne serait pas une certitude. Croire est une contradiction dans les termes. Ne t’attarde pas à ces billevesées, c’est ton enfance, c’est ta geste naturelle, certes, mais tu es adulte désormais, tu es un être de conscience, avance, n’aie pas peur, ne redoute pas ce que l’on appelle le ciel vide car tu es déjà en train de considérer le ciel d’un point de vue théologique, tant est aisé le retour en arrière, et si tu veux à toutes fins que le ciel soit peuplé prends le point de vue de l’astronome, au moins celui-ci te sera utile à la compréhension rationnelle de l’univers.
Notre démocratie s’appuie sur l’éducation qui devrait nous préparer à affronter notre destin d’êtres mortels. C’est le décor sur lequel nous pouvons déployer notre liberté. Elle exige ce courage que Kant évoque dans le célèbre : Was ist Aufklärung ?, là également que se déploient les notions de minorité et de majorité (ramenées ici à enfance/adulte). Cela dit, les athées ont tort de se moquer : la religion a son utilité ; elle console, elle berce, elle borde le lit des croyants, elle les dorlote. Pourquoi faudrait-il à tout prix ôter à nos contemporains égarés une once de douce régression ? L’illusion a ses vertus.
Nos législateurs dans leur sagesse ont séparé nettement le religieux du politique. Ce qui fait retour, en ces temps de grave discorde, c’est l’enfance de l’esprit. Il est vrai que la publicité, l’entertainment généralisé, le tout tout de suite de la consommation n’aident pas à penser. Or, il faut méditer. La dictature dispense de penser, c’est son attrait, son maléfice. La dictature dit : c’est simple, donne-toi à moi. La démocratie dit : c’est compliqué, ne te donne qu’à toi-même. La démocratie est effort pour dominer ce « rien n’est jamais acquis » qu’est notre existence quotidienne. Les enfants gâtés exigent une réponse et nous disons : tes mains sont vides, remplis-les de ta richesse et n’attend pas d’un improbable transcendant une aide quelconque. La leçon est rude. C’est ouvert. C’est l’existence à construire. Cela porte un joli nom : Démocratie, et c’est aussi fragile que notre vie exposée au temps et à la finitude.

Proust: longtemps je me suis couché de bonne heure

« De bonne heure » : on y entend le « bonheur » d’écrire. Une sorte de : Enfin, j’écris. J’ai attendu « longtemps » mais ça y est je me couche pour écrire. La rêverie peut commencer.
On entend une légère distorsion riche de trois mille pages à venir, car s’il se couche de bonne heure c’est que la journée justement n’a pas duré si longtemps. Le petit pincement de sens de la première phrase de la Recherche signale le passage de la vie gâchée – à musarder chez les Duchesses – à l’œuvre qui rompt le temps donné aux autres et ouvre sur le temps donné à soi, dans le bonheur, à l’écriture de soi. Il se couche : il quitte le « monde » pour revenir à soi. L’insomnie est alors l’autre nom de l’écriture : avancer dans la nuit. Entre le jour et la nuit, entre chien et loup, c’est le long temps du rêve éveillé qui procède. Je me souviens du jour écoulé, des jours, des années, et dussé-je y passer mille et une nuits, ce sera comme on ramasse la mise. J’ai beaucoup donné de ma présence au Monde, maintenant je prends mon bonheur. Au jour, je n’étais rien et l’œuvre de nuit sera tout : vivant rêvant ni hic et nunc ni ailleurs que dans le texte qui commence. C’est le saut de la mort, au-delà d’elle, et c’est pourquoi il se couche. Il feint la mort pour dire le passé, ce qui est mort et peut être ressuscité.
La première phrase est un lieu qui s’élabore d’emblée et situe l’écriture avec précision : entre deux, le monde et moi, c’est à cet endroit que la littérature naît, Kyrie de la grand-messe écrite.
Pointe émergée de l’iceberg, la petite phrase agit sur le lecteur comme celle de Vinteuil sur le narrateur et lisant la Recherche on ne l’oublie jamais. La phrase va rôdant sur les innombrables autres, rappelle l’écriture toujours, chante en sous-main la position du corps qui construit ses verticales-souvenir alors que l’avance est de par sa nature écrite forcément horizontale : une ligne plus une ligne. Elle indique la manière hallucinée et la tardive venue (il a quarante ans) du courage de coucher les mots sur les pages contre l’à quoi bon qui a retardé si longtemps la rédaction du roman. C’est le contraire du cliché : la journée appartient à celui qui se lève tôt ; c’est son retournement littéraire : l’œuvre appartient à celui qui se couche tôt. On dit que la nuit tombe, mais au théâtre de la fiction le rideau se lève sur l’enfance des petits que l’on couche tôt. Des ombres alors se relèvent ; l’oisif qu’il fut appelle ce curieux mélange de réalité et d’imaginaire qui est le lieu réel de la Recherche, obscur moment des vraies formes écrites où papa et maman viennent rejouer avec le narrateur le temps perdu qui ne l’est jamais tout à fait. A la nuit la lumière du souvenir ou plutôt ce jeu magique de lumières et d’ombres, où couché trop tôt il entrevoit ce qui fut, comme on plisse les yeux pour mieux voir. C’est sans surprise que l’on découvre les jeux d’ombre et de lumière de la lanterne magique ; Golo et Geneviève de Brabant sont sans doute l’écho visuel des remuements sonores des parents dans leur lit. C’est ainsi que l’on régresse encore ; avant sa naissance (« de bonne heure »), il y eut un acte premier qui s’entend au coucher (« je me suis couché ») durant une insomnie qui n’est autre peut-être que l’attente (« Longtemps ») de la mystérieuse geste d’amour qui le fit autrefois. Il est normal que concevant son œuvre il la commence par sa propre conception. L’emprise de la phrase est née de l’étreinte des parents : difficile de remonter plus avant et la source d’écriture va enfin pouvoir s’écouler dans le temps.

Des pas sur le mont

Vers les premier beaux jours, je pris le chemin creux qui cédait sous le pas et la boue n’aidant pas je patinai longtemps dans l’ascension du mont qui s’arrondissait, adossé au sud-ouest : le soleil lui faisait une couronne et en ce début d’après-midi ma main esquissa les doigtés d’une sonate, mélodie d’antan habitée vers la fin d’un délire annoncé et développé où mon esprit vagabonda en un étirement délicieux qui semblait viser l’étendue souple du piano. J’avais avancé au rythme de la main gauche, notes détachées qui avaient laissé mes traces de pas tenir contre la terre en un dessin régulier que je contemplai lors d’une brève pause.

Tu es seul, dit la voix, constate-le sans en rajouter, goûte le moment et songe que rien n’est jamais venu avant cette halte, reprise de souffle face à l’ombre de toi-même qui se précipite à contre-pente, et sens la légère chaleur qui glisse sous le col arrosé des rayons. Tes pas disent que tu as été ; chacun d’eux dit la seconde fraîche et le mystère est sans doute dans l’espace franchi, entre les notes, les secondes, peut-être les pas.

D’où ma contemplation stupéfaite au milieu des bouleaux qui s’épousent, balbutiant des feuilles assoiffées de lumière ; l’écorce blême a ses traces elle aussi, songé-je, traits de crayon qui suscitent le désir d’être imités à main levée sur le croquis lumineux d’un trop modeste talent, entailles d’un alphabet magique et austère à la fois, traces encore que le tronc blanc suspend, comme le silence les notes, la boue les pas.

Je repris l’ascension et insoucieux désormais du passé, j’eus la récompense des sommets où j’errai jusqu’au bas du jour, porté par les folles mélodies que j’inventai au cru du présent déclinant.

La visiteuse de janvier

L’étrange janvier bleu, ambigu à souhait, m’amena un matin à poser la question : Allons-nous vers la lumière andante ou allegretto ? Je guettais extravagant chaque aube là-bas, leur mordoré fuyant – une heure à peine – qui cinglait les vitres roides, je serrais l’anse du café noir, attentif aux nuances versicolores des ciels dont j’étais bien incapable de dire comment ils passaient du rouge au bleu, car j’avais beau fixer l’orient, le mouvement était si souple qu’il en était insaisissable comme les jours et je me réjouissais de découvrir enfin une chose du monde qui levait sans pourquoi, enfin un endroit chaud de vrai mystère pour rêveur encombré de questions. Je crus percevoir dans la splendeur mélancolique de ces matins incongrus la survenue brutale des pas de la visiteuse, c’était hier, et, comme on s’ébroue, après un sursaut aisément compréhensible, je repris en un murmure à peine vibrant dans l’espace – mais je savais qu’elle m’entendrait – la question où l’italien musical se mêle à la survenue de la lumière.

« L’allure, mon cher, dit-elle en riant n’est pas de mon fait. C’est affaire de battements de cœur au plein du temps qui roule, écrasant les secondes et les nuits. » Me tapotant familièrement le bras – je m’aperçus alors qu’elle m’avait manqué à en crever – elle eut un rire doux et à gorge pleine me suggéra qu’il n’y avait au fond aucune différence notable entre andante et allegretto, ajoutant que le vrai rythme était toujours le même :« La vie qui va, tu sais, au miroir, le visage qui s’emplit et la lueur de la prunelle qui demeure chaque jour un peu pareille, un peu seulement. »

Je me souviens que sa voix résonna longtemps au vif du boudoir fiévreux de ce matin-là (hier donc) où café en main je fus surpris par sa venue ; je revois la courbe élégante du menton et au milieu de son babillage sur le temps sans pourquoi et le rythme des corps, je perçois aujourd’hui encore, si je fais silence, un froissement de tissu léger comme un parfum – retour d’orient sans doute – c’est son châle je crois qu’elle arrange pour masquer sa gorge du peu de froid que l’aube cèle. « Excuse-moi, j’ai apporté, du fond d’azur qui désormais a pris l’horizon dans sa nappe, ce souffle frais que l’existence charrie forcément et qui trouble ce peu de tiédeur de la vieille saison qui toujours hante ces lieux. – L’automne ?, risqué-je sans l’avoir voulu. » Elle fit oui de la tête, glissa impromptu son index au travers de ses lèvres et murmura : « N’en parlons plus ». Je levai les cils en manière de pourquoi et je lus sur son visage une réponse hors langage que je traduisis comme suit : « Il ne fait pas bon revenir sur les jours déclinants puisque nous sommes désormais au bord du retour vers le plus beau moment, nous risquerions toi et moi de ralentir la survenue d’espérance. Tu connais les tourterelles si promptes à s’effacer et le mimosa que tu devines hésitant au-dessus des cimetières du sud. Laisse tes interrogations de jeune homme, ce n’est plus ta saison, qu’as-tu à vouloir alerter la lumière chancelante des premiers pas ? »

Je lui reprochai avec une véhémence de vieil enfant un sérieux que je ne lui avais jamais connu : « Ta voix même a changé de direction. Elle va vers une porte close et tes cordes vocales semblent grincer sans suite. » Elle sourit franchement, ses yeux, ses cheveux avaient l’éclat du ciel et je m’aperçus avant d’entendre sa réponse que je m’étais trompé du tout au tout. Il n’était pas question d’elle, chanta-t-elle en imitant la poupée mécanique, la voix lestée de cette ironie particulière qui ne blesse pas. « Tu perçois ce que tu veux, le sérieux est chez toi. Mon retour est lumière : transcris la joie telle que tu l’éprouves. Ne rate pas cette aube ni les marches suivantes, ne boitille pas et franchis ce janvier de ton vrai pas joyeux. »

Elle s’effaça à l’instant derrière les rideaux comme à son habitude. Son rire est resté, vibrant, flèche plantée au milieu du jardin où elle désigne l’aube.

Défense et illustration du point-virgule

Souple compromis, il permet de souffler en plein course ; il articule une pensée qui mérite qu’on l’infléchisse pour lui donner davantage de fermeté ; il est ce silence qui suit la rencontre et précède le baiser ; il est cette méditation cigogne sur son pied ; c’est un pont sur le fleuve ; ce tronc sur lequel on s’appuie un moment, debout, avant de repartir ; un regard brièvement échangé avec le lecteur en train de lire ; sa verticalité (semi-colonne) lui donne des allures de ruine antique ; sourire vertical, il encourage le lecteur ; il pèse un peu, à peine ; la virgule est au vent, le point-virgule à l’accalmie ; c’est un enfoncement métaphysique dans le rythme ; c’est la mort vue par un vivant au souffle doux ; c’est le silence du contretemps nommé 7 ; c’est juste avant l’endormissement ; accélérons :

vis qui a du jeu exprès ; gond qui valorise l’ouverture d’esprit ; mangrove du style ; isthme du ton ; cliquet de la méditation ; frottement des idées ; étincelle de silex écrits ; marchepied de la pensée ; conjonction purement graphique ; signe qui ne se dit pas mais s’entend ; langue suspendue à l’intérieur du palais ; tiret soufflé mais pas joué ; homme et femme arrêtés sur l’étreinte ; trace de main levée où l’esprit se voit faire ; aberration écrite car le point est « en haut » ; concluons :

Le point dit la mort, la virgule la vie, c’est le blason de l’écriture.

Paris, et après

Et le souffle des jours a repris. Je note l’oubli commencé. Quelque chose s’estompe. Leur absence s’accroît entre les murs de mémoire ; leur pas bientôt ne pèsera plus. Manquent-ils à la chorégraphie brouillonne de la vaste ville, ces êtres sans futur ?

Restent les lieux sur lesquels on a couché des fleurs et d’hésitantes bougies. La pluie s’y met. Des barrières isolent les pans de rues où les passants s’arrêtent, là où les corps fusèrent. Les pneus frôlent les fleurs, soufflent les bougies. D’autres passants commencent à passer au présent de leurs corps affairé, la tête débordant de projets. Ils ont un futur.

La gauche vie et ses hésitations et ses balbutiements réenclenchent la langue toute faite. On dit étourdiment bonjour. Des paumes se serrent ; on en voit qui courent de nouveau vers leurs urgences, dossiers chauds sous le bras. Parfois ils agitent des mallettes lestées d’affaires qui les portent comme voiles vers l’horizon futur.

Un moment stupéfiée, la fébrilité des voix réemplit la rue ; l’asphalte qui fut ensanglantée est jonchée d’affiches noyées de pluie qui affirment qu’on n’oubliera pas. Des millions de doigts envoient des smileys, des rendez-vous. On reparle du temps qu’il fait, du temps de demain, on devine le futur.

Et après ? Je tremble encore un peu en buvant mon café. Les yeux vers la croisée, j’accuse le ciel qui n’en peut mais. Accroché à la tasse, je songe que c’est elle qui me tient. Ils ou elles reviennent en effet dans les gorgées du liquide noir, j’avale leur deuil du bout des lèvres, petite aspiration, puis l’ouragan qui les saisit m’embarque à nouveau de son aile balayant leur futur.

A cet instant leurs corps une nuit fauchés se pressent, viennent à ma rencontre et, écrivant, je dois céder à leurs absences hallucinantes, je veux les voir, j’invente leurs implorations, à ces suppliantes, à ces suppliants, je murmure des mots pour évoquer leurs silhouettes et leur vide aggrave le temps où ils viennent redanser un peu dans ma langue curieusement agencée, je les enrobe alors de langage comme on lange un nouveau-né, comme un peu de futur.

Les pauvres morts de Paris

Le mieux serait peut-être de se taire pour retrouver le malheur qui cogne si fort : les pauvres morts ne parlent pas. Les rejoindre dans leur silence, méditer, laisser monter ce qui fut leur présence.  Les moulins médiatiques brassent des paroles. Bien sûr il faut remplir le vide, c’est une manière de se défendre. Certains disent qu’ils prient pour Paris, pourquoi pas si c’est leur autre manière. Le langage peut y aider.

Je me tais.

J’écoute les battements de mon cœur, comme un hommage aux pauvres morts.  Je leur donne à entendre ma vie, mon pas ; leur souvenir bat à ce rythme. Je voudrais les serrer de plus près, ces anciens vivants qui étaient comme nous avant-hier. Je les vois avec leurs rires du vendredi soir, leurs mots d’esprit, leurs joies, et peut-être hélas pour certains leur ultime tristesse. Je les entends, j’entends leurs voix, leurs fourchettes, les verres tintent, je devine leurs yeux brillants dans la nuit. Je voudrais les serrer un par un contre moi, ceux qui sont morts, ceux qui vont mourir encore. Il me semble qu’on peut y parvenir si l’on noue sa gorge et qu’on prête l’oreille à la tiédeur de ce novembre.

Se taire c’est laisser aux pauvres morts de Paris toute la place de notre silence respectueux et qui dure.

Je ne ramènerai pas leur nombre à un signe mathématique : 129 ? 200 ? 300 ? Non. Ne pas les regrouper. Ils sont chacun une seule, un seul. Je sais bien qu’on les dénombre pour y voir clair. Je n’ai pas envie d’y voir clair. Leurs visages me flottent là-devant en un brouillard lumineux, écoulement épuisant. J’ai envie d’être épuisé d’eux. Je les vois.

Je ne m’ouvrirai jamais assez au respect de leurs visages.

dimanche

le dimanche vers seize heures

la lune monotone

se lève

dans les flaques de la rue soufflée des feuilles qui passent

 

goulées serrées du petit noir

écailles du croissant aux lèvres

il s’est levé tard

et doit mener encore un peu au bout ce jour trop entendu

 

les miettes tombent du pull

je balaierai demain

Montaigne: pour l’égalité homme femme

Sur des vers de Virgile (III, 4) est un essai scandaleux aux yeux des religieux de son temps 20150828143805003puisqu’il traite sans fard des relations sexuelles ; son auteur dit que l’amour physique est une chose bonne et “juste” (mot étonnant)… et après – entre autre – un long détour sur l’opposition entre amour et amour conjugal d’où il ressort que l’amour a peu à voir avec la conjugalité, l’essai se termine sur les pensées suivantes:

 

“Je dis que les mâles et femelles sont jetés en même moule, sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande: Platon appelle indifféremment les uns et les autres à la société de toutes études, exercices, charges et professions guerrières et paisibles en sa république. Et Antisthènes ôtait toute distinction entre leur vertu et la nôtre. Il est bien plus aisé d’accuser un sexe que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la paelle. “

 

La dernière phrase mérite qu’on s’y arrête. L’étrange formule vient d’un proverbe cité par Rabelais qui signifie à peu près : « C’est l’hôpital qui se fout de la charité »…

Cette dernière phrase de l’essai (« C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la paelle »), peut être traduite en français moderne de la façon suivante :

« Comme on a coutume de dire : le tisonnier se moque de la pelle à feu ». Le fourgon est le tisonnier et la paelle est la pelle à feu. « Le » opposé à « la » dit bien l’opposition masculin féminin. Le sens est alors : les hommes se moquent des femmes mais au fond le tisonnier étant aussi noir de suie que la pelle à feu, il n’y a aucune raison pour que les hommes s’éprouvent comme supérieurs aux femmes. En bref : le mâle se moque de la femelle mais il n’y a aucun motif pour cette moquerie car les êtres humains – hommes et femmes – sont semblables.

La concision du propos est stupéfiante : difficile de faire plus court dans une problématique qui pour le XVIème siècle était relativement audacieuse et qui a de nos jours encore une belle pertinence, l’égalité homme-femme demeurant au centre de notre actualité sociale. Il est vrai que la relation homme femme traverse tous les temps, toutes les époques et que la lutte résumée ici en un proverbe métaphore, laisse le lecteur pantois d’admiration.

J’adore plus avant dans le paragraphe : “jetés en même moule”… il est épatant d’emprunter à l’artisanat (la reproduction de statues par exemple) une image aussi parlante.

Le génie de Montaigne ne tient pas à son audace de pensée seulement. Ou plutôt cette incroyable audace se double d’une expression à la hauteur du propos : concision et rythme par deux sont les éléments les plus étonnants.

Car le fourgon et la paelle sur lesquels le paragraphe  et l’essai tout entier se terminent, forment un couple préparé de longue main par les expressions doubles : mâles-femelles, institution-usage, les uns-les autres, guerrières-paisibles, leur vertu-la nôtre, accuser l’un- excuser l’autre… et soudain on est pris de vertige : la dualité fameuse qui nous hante toujours maintenant, est ici martelée avec une conviction qui surprend. Le sage Montaigne est tout sauf un être modéré auquel on pourrait supposer un monotone conservatisme de façade. Il appuie au contraire avec beaucoup de fraîcheur et de brièveté à l’endroit où la société blesse de belle manière.

Son élégance, sa sobriété fine, son sourire, nous indiquent par avance que nous sommes toujours dans cette auberge borgne où les oppositions homme femme se forment sur un increvable entêtement social au beau milieu de notre temps qui se dit si moderne qu’on le nomme parfois post-moderne.

Je me demande si cette précipitation à vouloir sortir du « moderne » n’est pas le signe d’une régression dans les mœurs (à tout le moins d’une angoisse profonde) pour ne plus être confrontés à ces difficultés que les Renaissants et donc les hommes de l’antiquité avaient si bien su mettre en valeur. Ainsi Caton l’ancien disait-il déjà : « Si les femmes étaient nos égales, elles nous seraient supérieures ».

On retrouve chez Montaigne ce même type d’humour distancié, cette même conviction que l’on ne perd rien à dire les choses telles qu’elles sont.

« Sur des vers de Virgile » est un essai divagant, sinueux qui avance vraiment « à sauts et à gambades » comme le voulait son auteur pour l’œuvre entière. En ce sens il est exemplaire. Sa chance est qu’on ne l’étudie pas en classe (trop osé) et que sa réputation est sulfureuse (on exagère).

Il est surtout agile et drôle, truffé de digressions, conversation monologue où les anciens sont les vrais interlocuteurs.

A propos de l’amour physique dont j’ai signalé plus haut que Montaigne le qualifie de « juste » – à la grande surprise du lecteur – voici le passage où l’adjectif surgit sans prévenir :

« Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir : et cela nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons le droit d’en grossir la pensée ? »

J’ajoute une mention spéciale à propos de l’Ulysse de Joyce. Répétons le cliché : Joyce est avec Kafka et Proust l’écrivain majeur du début du XXème siècle. Il se trouve qu’à la fin d’Ulysse – les connaisseurs ont raison d’en faire le texte cardinal – les gourmands de littérature ont droit à l’invraisemblable monologue de Molly qui n’est autre qu’une rêverie sur la sexualité vue à travers la parole d’une femme. Sa particularité stupéfiante est que le récit n’a aucune ponctuation, monologue intérieur, dont Joyce est l’initiateur dans le roman moderne (affirmation discutable mais ce n’est pas le lieu d’en parler ). Dans ce monologue de près de soixante dix pages, Molly évoque en détail ses aventures sexuelles. Le ton est ironique et sérieux, amusant et cavalier. Tout est dit crûment. Or, par une finesse ahurissante, Joyce cite Montaigne sans le nommer – celui qui nous occupe dans ce chapitre sur les vers de Virgile; voici le bref passage qui recoupe les préoccupations de notre article:

“…elle a la langue un peu trop longue pour mon goût votre blouse est échancrée trop bas c’est à moi qu’elle disait ça la poêle qui reproche au chaudron d’avoir de la suie au derrière et j’étais forcée de lui dire de ne pas mettre ses jambes en l’air comme ça en montre sur le rebord de la fenêtre avec tous ces gens qui passent on la regarde beaucoup comme moi quand j’avais son âge…” (Ulysse T 2 page 513, Folio.)

Joyce tire la formule vers la trivialité, mais prouve que “Sur des vers de Virgile” est pour lui, sur ce sujet, un texte phare; j’y vois de la part du romancier magique comme un bonjour malicieux à Montaigne.

[Pour la relation Montaigne Joyce, ou plutôt Joyce Montaigne, je ne suis plus très sûr car l’expression existe en anglais sans la nécessaire intervention de la lecture de Montaigne. Par ailleurs, j’ai découvert sans le vouloir, simplement en répétant “Sur quelques vers de Virgile”, que Montaigne se moquait bien de nous en fabriquant une contrepèterie obscène comme le genre y oblige: “Sur quelques verges viriles”… Ainsi ceux qui affirment que Montaigne était prudent et mettait toujours des titres qui cachaient la hardiesse du propos, peuvent mettre leurs arguments au rencart. Le sexe caché, mais toujours révélé, appartient au genre de la contrepèterie qui elle -même observe la règle ambiguë de ce que nous appelons l’allusion sexuelle. Inépuisable Montaigne. ]

L’eau douce à Vauclair

L’étang de paix que borde l’effroi laisse flotter les cygnes qui tels des mots s’avancent sans que l’on voie ce qui les meut, dans un silence reflet  qu’on envie, vers lequel on tend les bras, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à prier.

Des canards âpres, prosaïques, essuient leurs plumes avec vigueur. Juste vivant, je pose face au souffle pesant un pas de plus, rythme facile que l’eau et moi rendons heureux dans la cadence des vagues brisées dessous les rives.

S’éclaire alors en ce solstice une présence auprès des ruines lestées du grand massacre.

On questionne quelque part :

– Tu reviendras, hein, tu reviendras ?

– Que t’importe mon retour ! Je suis là : n’est-ce pas suffisant ? N’avons-nous pas aux tympans, cent ans après, les éclats des pierres ferventes, éboulées là ? Chacun de mes pas ne réveille-t-il pas l’avalanche des brusques obus qui te firent taire, chère voix ?

Venez, cygnes, statues lentes qui plongez parfois vos têtes dans l’eau sobre et sacrée, donnez vos grâces, confiez aux canards préoccupés d’eux-mêmes le silence limpide qui médite et procède, oublié du siècle…

Mise au point

Chantre des quatre saisons, la lumière m’intéresse. S’étendre dans l’herbe complice du pas gagné – verte et bleue – odeur de terre. Ne marcher que pour rêver encore. Donner à voir l’intérieur médité du grave : sourires, œuvre, avance du pas hors nuit, sons et parfums, la mer en point de mire, seule actrice en rumeur occidentale. J’ai des écumes aux lèvres et des laisses pour chemin qui grincent sous mes pas. Je donnerai les saisons qu’on hume vives ; il est des bleus qu’on cherche sous les oiseaux de proie : a-t-on peur ? Je ne sais si tu m’entends, on intrigue sous la semelle ; on intrigue, on repère les pertes, pour la lumière des yeux qu’enrobent les splendeurs, vivre là toujours, enfant des plages de silence car je fus sa complice tu sais, je me tus lorsqu’elle me tua ; les marronniers scolaires secouent leurs proses, marchepied doux, usé des autres pas et tant pis pour le passé, ouaille de personne je veux bleu neuf le pas. La crise est morte. Serai-je plus froid ? J’entends que le contraire est plus probable. Les oiseaux guitare et clavecin le pincent, tandis que les instruments à vent des coucous et tourterelles crèvent la vérité. Ah, je ne sais plus où j’avais mal. Je me veux hors sol. Chemine sans moi, vieille peau, je m’en vais au présent voir le jour qui fond, je l’aiguiserai contre la mort venant, murmure inaccessible, illisible pour qui est hors musique, donc pour moi aussi aux instants de vive tension où je ne reconnais pas mon modèle de ferveur féminin, cette antre grave qui marche chaque seconde à mon côté. Ce qui se fige ici au rouge du jour parle au moment où je dis l’entrave d’être vieux sans trop. Défait de tout ? Allons, jamais ne fus aussi présent puisque posé sur la colline des vœux crus à mi-chemin de mon ombre et des horizons flous où meurt l’orbe vive, je vais, je vais, lèvres au vent, mordant, expirant, mordant. Fis-tu jamais autre chose ? Que de distractions entassées. Reviens blême histoire et pousse ta chanson où la nuit et le matin s’aiment cependant. Il y eut, il y eut, vaticinant ses vœux, l’orage si fécond des nuits grosses d’incertitudes et cependant illuminées des songes. Déversement hors faute, j’aimai ces temps au fond très vécus, dévoreurs de silence, suspendus aux lèvres de l’autre et puis tu vois comme toujours, cela finit par se réaliser hors langage, enfin, je veux dire de l’intime au lisible sans presque passer par les mots.

Texte intégral de la pièce sur les addictions: Addictions et contradictions

Addictions et contradictions : Cette pièce est inscrite à la SACD. Tous droits réservés.

 

Scène 1

Le père la fille (tabac)

                        Gérard et Jessica  entrent chacun d’un  côté de la scène ; Jessica est en train de ranger des manuels scolaires dans son sac.

 

Gérard :          Jessica, je peux te parler ?

Jessica :          Non, attends, faut que je boucle mon sac. C’est fou ce qu’il faut de trucs et de machins pour aller au lycée ! Tous les matins, on dirait qu’on va grimper le Mont Blanc ; avec tout ce barda on est des alpinistes, j’tedis, !

Gérard :          Oui, oui, mais il faut qu’on parle !

Jessica :          Tu me déconcentres, fiche-moi la paix !

Gérard :          Non mais je rêve ! « Fiche-moi la paix » ? Tu crois que c’est comme ça qu’on s’adresse à son père ?

Jessica :          Je ne me suis jamais posé la question… Bon, alors, maths,   anglais, français, sport… Tiens, il est où mon survêt ?

Gérard :          On ne peut pas parler ?

Jessica :          Non. Pas le temps ! Qu’est-ce qu’elle a fichu de mon pantalon de survêt, la vieille ? J’te jure, cette bonne femme !

Gérard :          Bonne femme , bonne femme ? Tu parles de ta mère là, un peu de respect !

Jessica :          Oui, ben le respect, ça se mérite ! Quand elle s’occupera de moi on en reparlera ! Ah, je parie qu’elle l’a mis à laver… le sèche-linge, le sèche-linge ! Ah le voilà, tout fripé, je vais encore avoir l’air de quoi , moi, avec ce chiffon pas repassé, j’te jure, les parents incompétents!

Gérard :          Tu parles de nous là, oh, oh ! On se calme, ma petite, on se calme !

Jessica :          La petite, elle a quinze ans, et elle se fiche pas mal de la politesse, pas le temps, pas le temps, allez, pousse-toi de là !

Gérard :          Bon, ça suffit comme ça ! (Il la prend par les épaules et l’oblige à le regarder) Arrête et écoute-moi !

Jessica :          Mais je suis déjà en retard, pousse-toi, là ! Allez !

Gérard :          C’est important, je ne vais pas te lâcher comme ça ! Regarde-moi !

Jessica :          Mais qu’est-ce que tu as ce matin ? Tu as des retours de paternité ? Tu te sens responsable ? C’est nouveau, ça !

Gérard :          Oui, c’est nouveau…ta mère a trouvé un briquet et un paquet de cigarettes dans ta poche de veste. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Jessica :          Ça veut dire que je fume, tiens !… Et ça veut dire surtout que Nathalie c’est une fouineuse, une espionne, qu’elle n’a pas confiance et qu’elle ne mérite donc pas d’être ma mère !

Gérard :          Euh ! Ce n’est pas comme ça qu’il faut parler de ta mère ! Peux-tu m’expliquer comment tu en es venue à fumer ?

Jessica :          Tu es de la police ?

Gérard :          Arrête ! Je veux comprendre.

Jessica :          Y’a rien à comprendre, Gérard !

Gérard :          Papa… dis « papa » s’il te plaît.

Jessica :          Comme tu voudras Gérard ! Tu veux savoir quoi exactement !

Gérard :          Comment à quinze ans on en vient à fumer, alors que les cigarettes sont interdites à la vente au-dessous de seize ans.

Jessica :          Oh, c’est que ça ?… ben je vais chez le buraliste et il pense que j’ai seize ans !

Gérard :          C’est qui ce buraliste indélicat ? Je vais aller le voir.

Jessica :          M’en fous j’irai chez un autre ! Et puis c’est pas un problème de buraliste !

Gérard :          Mais de quoi alors ?

Jessica :          Non, moi, je croyais que tu t’intéressais à moi, à ma santé, que tu étais inquiet pour mes poumons, ça ça aurait eu de l’allure, mais là tu me fais le coup du flic, là… bouh, c’est nul ! T’es comme ta femme toi…Bon, je suis pressée là, lâche-moi la grappe !

Gérard :          Ne m’insulte pas, ni ta mère non plus ! Nous t’avons élevé dans le respect de la loi et nous t’avons dorlotée autant que faire se peut ; nous t’avons aimée comme aucun autre parent…

Jessica :          Comme aucun autre parent, je t’en ficherais moi… mais tous les parents aiment leurs enfants !

Gérard :          Pas tous, pas tous !

Jessica :          Oui, oh, y’a des exceptions, mais en général… tiens, tu crois que c’est une preuve d’amour de me demander l’adresse du buraliste au lieu de te soucier des conséquences qu’a le tabac sur ma santé ?

Gérard :          Oui, c’était pas très malin, excuse-moi…

Jessica :          En plus Nathalie, elle fume comme un pompier !

Gérard :          « Maman » pas Nathalie ! Maman, maman !

Jessica :          C’est ta mère maintenant ? Je croyais que c’était la mienne.

Gérard :          (Il se fâche) Arrête, Jessica, arrête !

Jessica :          Que j’arrête ? Mais que j’arrête quoi ?

Gérard :          Ce ton exaspérant, cette révolte ridicule !

Jessica :          Oh, c’est nul tout ça. Tu n’entends pas le silence qu’on vit. Ce silence qu’on remplit avec nos baladeurs et ces cours qui nous clouent toute la journée au lycée. On est où nous là-dedans ? Assis ! Toujours assis. Et les bavards en plus !

Gérard :          Il y en a qui bavardent pendant les cours ! Mais c’est scandaleux !

Jessica :          Et en plus, tu verrais l’ennui que c’est ! Alors tu penses, nous, dès que ça sonne, on file dehors et on fume. C’est le stress, tu sais pas ce que c’est toi d’être assis huit heures par jour. C’est pour ça qu’on fume. Et y’en a même qui se sont mis au cannabis, parce que c’est encore plus efficace !

Gérard :          Le cannabis ? On aura tout vu ! C’est interdit par la loi tu sais ?

Jessica :          La loi, la loi, je sais, bien sûr, c’est même ça qui rend le cannabis excitant ! Interdit par les adultes, alors tu penses, ça donne envie.

Gérard :          Et toi tu ?…

Jessica :          Je, quoi ?

Gérard :          Le cannabis, tu n’y touches pas, hein ?

Jessica :          Non. Enfin… pas encore.

Gérard :          Je t’interdis de…

Jessica :          (riant) Ah, ah ! Tu m’interdis ah là là… il me l’interdit, on aura tout entendu ! (Le portable sonne, elle décroche) Oui, Marina… Oui, d’accord, on se retrouve là tout de suite, attends je finis un truc avec mon père… Non, non, rien de grave, il me fait un cours sur le tabac… ben oui, qu’est-ce que tu veux, les vieux s’inquiètent, alors que eux ils prennent des antidépresseurs, des somnifères tous les soirs, sans parler de l’alcool qu’ils s’enfilent… ben oui, non non, penses-tu, mais non, bof, ça va aller, tu penses (Elle rit)… ben oui, pareil que toi l’autre jour. Ben oui. Allez à plus ! Non, t’en fais pas, c’est trop marrant ! (Elle raccroche)

Gérard :          Qu’est-ce qui est marrant ?

Jessica :          Tout ça, notre discussion à l’instant.

Gérard :          Le respect ! Ce manque de respect, c’est incroyable !

Jessica :          Écoute, quand Nathalie arrêtera de fouiller dans mes poches on en reparle, hein, pour l’instant, stop. Le respect ça se mérite. J’lai déjà dit oui, je sais. Oh, pis zut alors ! Je vais encore me faire engueuler par les CPE pour mon retard… je m’en fous, je dirai que c’était de ta faute ! Mais j’y pense… tu pourrais peut-être me faire un billet d’excuse puisque c’est de ta faute ; un truc du genre : « Vous pardonnerez ce retard à ma fille parce que je l’ai dérangée pendant qu’elle préparait ses affaires ! » Un truc vrai, bien assumé, pour une fois que tu te montreras responsable…

Gérard :          Tu m’écœures, tu m’écœures, tu m’écœures ! Va t’en ! Va t’en !

Jessica :          Justement, ça fait dix minutes que je devrais être partie… Bouh, la famille quel stress ! Je file, moi… allez… (Elle quitte rapidement la scène avec son sac)

Gérard :          Eh, tu pourrais au moins t’excuser !

Jessica :          (Depuis les coulisses)  M’excuser de quoi ?!! (Silence)

(L’ange surgit)

Gérard :          Ben qu’est-ce que vous fichez là, espèce d’abruti !

L’ange :           Ah ben, y’a un silence alors j’apparais, c’est normal : quand un silence se produit, un ange passe ! Dites donc, j’ai entendu la conversation là, c’était pas piqué des hannetons !

Gérard :          C’est privé, qu’est-ce que ça peut vous faire !

L’ange :           Ben, le privé y’a que ça qui m’intéresse, je suis désolé, je passais par là et…

Gérard :          Oui, ben je ne vous permets pas ! C’est chez moi, ici !

L’ange :           Oh vous savez, mon brave monsieur, je ne connais pas les murs, je suis un ange.

Gérard :          Je vois ça ! Et ça ne me réjouis pas de savoir que quelqu’un ait pu assister à cette scène ridicule.

L’ange :           Ridicule pour vous, c’est vrai.

Gérard :          Je ne vous le fait pas dire.

L’ange :           Mais dites donc, les enfants ne naissent pas dans les choux !

Gérard :          Vous savez aussi bien que moi comment on fait les enfants…

L’ange :           Je devine, je devine… Je veux dire : c’est vous qui l’avez élevée, alors?

Gérard :          Je vous vois venir ! Vous allez me dire que je ne suis pas un bon père. Ah, je vous vois venir ! Si une ado est insolente et mal élevée, évidemment c’est de la faute des parents ! Et pourtant, comme je l’ai aimée, cette petite, ah si vous saviez, comme j’ai guetté son premier sourire, ses premiers pas, ses premiers mots, ses premiers gestes en dehors de la maison quand elle a découvert le vent et les oiseaux, le premier soleil sur la plage en vacances, le premier sable qui l’a éblouie de son ocre lumineux, oh, ce que je l’ai aimée, lorsque pour la première fois elle est allée à l’école toute seule au bout de la rue, quand elle est montée sur un vélo pour la première fois…

L’ange :           Ah ah ! Et voici qu’elle fume pour la première fois, et là, vous ne l’aimez plus !

Gérard :          Non, bien sûr que non, je l’aime toujours, mais c’est elle qui refuse mon amour , mes conseils, ma sollicitude!

L’ange :           Je vois le drame. Et j’ai d’autant moins de solutions que moi-même j’aimerais bien fumer figurez-vous, ça me tente, ça voudrait dire que je suis enfin humain, que j’ai des défauts, que je ne suis pas parfait… les êtres humains c’est forcément avec des défauts, qu’est-ce que ça doit être bien ! Dites, entre nous, vous, vous en avez forcément aussi, des défauts, non ?

Gérard :          Oui, bien sûr !

L’ange :           Ce qu’il y a, c’est que la petite ne se laisse pas faire, je vois bien, elle s’en va, elle vous quitte, elle prend l’air, elle s’efface de votre petit monde, elle n’en voit plus que les défauts… tiens, encore les défauts, décidément ! C’est pas un monde, c’est un manque !

Gérard :          Ben oui, un manque ! Et alors ? Ah vous avez de l’allure, vous, à me faire la leçon ! Pas de manque, pas de défauts, pas d’addictions, je vois le travail, vous vous en fichez de notre condition humaine, vous venez ici pour ricaner, pour vous moquer de nos difficultés!

L’ange :           Pardon, mais moi à votre place, j’aurais commencé par remettre en place cette petite pimbêche. Elle est vraiment d’une insolence insupportable mon cher Gérard !

 

Gérard :          Je ne vous permets pas de m’appeler par mon prénom dites donc !

L’ange :           Oui, oui, excusez-moi, je suis tellement indigné ! Vous êtes trop cool ! Faut vous fâcher mon vieux ! N’ayez pas peur ! Allez ’y ! Foncez ! Elle a besoin qu’on lui fixe des limites la petite ! C’est une règle bien connue : plus vous l’engueulerez, plus elle vous aimera ! Le respect c’est un bras de fer ! Ne lâchez jamais prise nom de Dieu (pardon Seigneur !)

Gérard :          Allez, filez d’ici sale donneur de conseils… Monsieur je sais tout, venu d’on ne sait où !… et pendant que vous y êtes, allez retrouver votre patron pour lui dire à quel point le monde est mal fichu !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 2

 

(La mère et la CPE)

 

Nathalie :        (Elle décroche son portable qui vient de sonner) « Clotilde ? Non, attends, là faut que… oui, j’ai un rendez-vous au lycée avec la femme qui s’occupe des élèves… Oui, c’est ça, la CPE…non, je ne sais pas. Paraît que c’est important. Oui, oui, Jessica est un peu bête, ça sûr, c’est pas une flèche, mais bon ils disent comme ça que c’est une bonne élève, moi je veux bien…ben oui, je sais pas… mais enfin, ça roule… oui, oui… Bon, oui, je te rappelle, oui, à plus, oui… à plus… »

Nathalie :        Bonjour ! (Elles se serrent la main)

La CPE :         Bonjour, je suis heureuse que vous soyez venue !

Nathalie :        Ça va durer longtemps, parce que j’ai à faire, là…

La CPE :         Si vous voulez bien vous asseoir…

Nathalie :        Ça dépend, on en aura pour longtemps ? Parce que là j’ai pas que ça à faire à perdre  temps à… (Elle consulte sa montre)

La CPE :         Cela concerne votre fille Jessica ; si vous estimez que vous perdez votre temps en parlant des difficultés de votre fille, vraiment !… Asseyez-vous !

Nathalie :        Bon… C’est qu’elle est grande maintenant, y’a bien longtemps que je ne lui raconte plus d’histoires avant qu’elle s’endorme. Qu’est-ce qu’elle a fait encore, cette idiote ?

La CPE :         Elle est loin d’être idiote et vous devriez lui raconter des histoires le soir, des histoires de grande fille bien sûr, des histoires de vie…

Nathalie :        Qu’est-ce que c’est que ce baratin à la noix ! Je me déplace au lycée pour qu’on me dise que je dois… Non, mais je rêve !

La CPE :         Je vous explique : Nous convoquons systématiquement les parents des élèves qui nous posent des problèmes avec leurs portables. Les portables ici c’est l’enfer, on ne s’en sort pas.

Nathalie :        C’est votre boulot. Le portable, moi, je trouve ça très bien .

La CPE :         Ici, il y a 1500 portables, autant que d’élèves ! Ça sonnerait partout si on n’en interdisait pas l’usage dans les cours et dans les couloirs.

Nathalie :        Et mon idiote de Jessica, elle fait sonner son portable plus que les autres, bien sûr ! ?

La CPE :         Il faut savoir que l’on confisque le portable quand l’élève le laisse sonner. Depuis trois mois que nous sommes rentrés nous lui avons confisqué trois portables… Votre fille, trois portables ! Un par mois ! Vous étiez au courant ?

Nathalie :        Non. Et je ne vois pas en quoi vous avez le droit de confisquer les portables comme ça… vous montez un commerce ou quoi ?

La CPE :         Écoutez, ne montez pas le ton, ça ne servirait à rien. Essayons de trouver au contraire une solution ensemble. Vous pourriez lui en parler non ?

Nathalie :        Lui en parler ! Vous me faites marrer, vous! Ah que c’est drôle ! Vous avez déjà parlé à Jessica ? Vous lui avez déjà arraché une réponse ? Un mot ? Un merci ?

La CPE :         Un merci je ne sais pas, mais j’ai déjà échangé avec elle sans difficulté. Vraiment je vous assure. Elle est même très causante.

Nathalie :        Vous devez avoir des pouvoirs paranormaux, c’est pas possible, vous l’hypnotisez ou vous lui faites des passes magnétiques… Avec moi, rien ! Rien de rien !Une idiote je vous dis.

La CPE :         Mais non, je vous assure.

Nathalie :        Oui, oh, ça va, vous allez me dire que vous connaissez ma fille mieux que moi, je connais votre baratin. Moi, je vous dis que c’est une idiote, voilà tout. Si elle n’est pas fichue d’éteindre son portable dans le lycée, que voulez-vous que je fasse, je ne vais quand même rester derrière elle tout le temps.

La CPE :         Je vous demande d’y réfléchir !

Nathalie :        Mais c’est tout réfléchi ! Vous savez, ma Jessica, elle a un grelot dans la tête !

La CPE :         Un grelot ?

Nathalie :        Elle n’a pas grand-chose dans le ciboulot !

La CPE :         Non, vous rigolez ! Tous les professeurs disent qu’elle est normalement intelligente, il n’y a que cette histoire de portable qui ne va pas… Rien d’autre ! Elle n’arrive pas à se faire à l’interdiction du portable dans les cours et dans les couloirs, c’est tout. Je voudrais que vous en parliez de votre côté à votre fille, afin que nous soyons bien d’accord vous et moi, c’est pour son bien ; en bref elle doit comprendre qu’il y a un règlement et qu’elle doit le respecter.

Nathalie :        Non, ce n’est pas possible, je regrette. D’abord moi je trouve que le portable c’est très bien et en plus elle veut pas m’écouter. Alors, bon, moi, c’est votre boulot hein, moi, j’ai rien à voir avec ça.

La CPE :         Bon, je vois. Au lieu de m’énerver, je vais demander à un collègue de vous expliquer le problème, d’accord ?

Nathalie :        Non, pas d’accord ! J’ai rien à faire ici, on a tout dit ! Je m’en vais !

L’ange :           (Surgit pour lui barrer le passage) Oh là, tout doux ma petite dame !

Nathalie :        C’est qui cet abruti ?

L’ange :           Vous n’avez rien compris ! D’abord, si vous avez des problèmes de communication avec votre fille c’est parce que vous pensez qu’elle est stupide, ce qui n’est pas le cas. Et si elle se fait remarquer avec son portable, c’est pour vous envoyer un message… elle vous dit : « Regarde, maman, je suis là, je ne suis pas si bête que tu crois, je voudrais seulement que tu m’accordes un peu d’attention et ce respect qu’une adolescente est en droit d’exiger de ses parents. Et s’il y a bêtise quelque part, c’est de ton côté que ça vient ! » Voilà ce qu’elle vous dit !

Nathalie :        Mais où est-ce que vous avez été pécher ce crétin d’un nouveau genre ? Vous travaillez avec des extraterrestres ?

La CPE :         Ah non, je ne sais pas d’où il vient, mais en revanche ce qu’il dit reflète exactement ce que je pense !

Nathalie :        Donc une mère inquiète est convoquée au lycée pour se faire traiter de conne !

La CPE :         Non, il n’a pas dit ça ! Il a suggéré que la bêtise que vous prêtez à votre fille venait peut-être de votre propre aveuglement. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

L’ange :           C’est exactement ça ! Et maintenant virez-moi ça, on a besoin de causer !

Nathalie :        Je suis indignée, j’en réfèrerai à l’académie, au proviseur, à… (Elle s’en va précipitamment)

L’ange :           C’est ça, c’est ça ! Et au bon dieu aussi pendant qu’on y est !.. Dites donc, c’est un sacré truc vos portables, là…

La CPE :         On ne s’en sort pas. Celui ou celle qui téléphone, on le sanctionne, voilà tout !

L’ange :           Attendez, ils sont coupables de quoi ? Le portable, c’est bien, non ? C’est un engin formidable, ça communique dans tous les sens, c’est joyeux, frais, et ces adolescents qu’on disait autrefois mutiques, les voilà qui s’expriment enfin auprès des autres, vers d’autres villes, d’autres pays… Non mais franchement, on serait mal venus d’en dire du mal ! Moi je trouve ça super !

La CPE :         Non, mais là, dans un établissement d’enseignement, c’est impossible, je vous assure, c’est ingérable. C’est une horreur ce truc… On n’a pas de solution ! Si vous vous en avez une, je suis preneuse, allez monsieur l’ange, allez, sortez de votre bouche d’or ce que l’on peut faire pour arrêter ce déluge de mots creux et de SMS avec des fautes d’orthographes invraisemblables… allez ! A vous !

L’ange :           Hem, hem ! Vu comme ça évidemment !

La CPE :         Je vous le dis, pas de solution !

L’ange :           Non, mais admettez que c’est bien non ?

La CPE :         Non. Que des ennuis !

L’ange :           Vous exagérez ! Les jeunes gars et les jeunes filles peuvent au moins appeler leurs parents lorsqu’ils ont un problème, reconnaissez que ce n’est pas si mal non ?

La CPE :         Oui, mais pas dans les classes où ils se glissent des SMS, ni dans les couloirs où je vous parie qu’en ce moment y’en a un ou une qui se cache pour téléphoner… C’est une monstruosité ! Faut l’interdire tout à fait…  vous nous voyez fouiller 1500 cartables tous les matins, et les poches et…?? Non, vraiment, une calamité !

L’ange :           J’aurais bien une solution…(Le portable de la CPE sonne! L’ange ritIl imite la CPE qui parle au portable)

La CPE :         (A l’ange) Excusez-moi ! Ça va, vous, hein, vous moquez pas ! (Elle décroche) « Oui, oui monsieur! Oui nous le lui avons confisqué. Ben oui, c’est dans le règlement intérieur.  Désolée monsieur. Non, monsieur! Non monsieur! C’est écrit, je vous dis. On est dans une communauté et forcément il y a des règlements que ça vous plaise ou non ! Je vous le rendrai à la fin de l’année, pas avant. Changez de ton, s’il vous plaît. N’insistez pas. Non, n’insistez pas. Au revoir monsieur. » Oh, il a raccroché avant la fin, la vache ! Ah j’te jure, non mais c’est une fois par jour toute l’année qu’on se fait engueuler pour les portables, j’te jure !

L’ange :           Euh, oui, mais là si je puis me permettre, vous donnez le mauvais exemple !!!!! Regardez l’objet que vous avez en main…  Interdire le portable c’est bien, mais faut que ce soit pour tout le monde !

La CPE :         Oh vous, ça va hein, au lieu de faire le malin en me fourrant le nez dans mes contradictions vous feriez mieux de me dire votre solution à ce problème !

L’ange :           (Dansant et chantant) J’ai une solution ! J’en ai une ! J’en ai une ! Moi je sais ! Moi je sais ! J’ai une solution …. tralalalala !!

La CPE :         Nous y voilà, chouette ! La solution qui tombe du ciel ! Nous n’attendions que vous monsieur l’ange pour y voir enfin clair dans ce brouillard de mots et de paroles  ! A vous !

L’ange :           Sérieusement : Vous n’avez jamais vu la pub quand on recharge les abonnements ? C’est écrit : « Restez en contact avec vos amis après les cours ! » Donc, on arrête les cours à midi… Tout le monde sait bien que les cours de l’après-midi ne servent à rien…  Alors seulement ensuite vous pourrez exiger l’interdiction absolue du portable. Sinon, vous vous rendez compte ?, toute la journée sans parler dans son portable alors qu’on l’a dans sa poche, c’est de la torture, c’est un supplice ; c’est interdire un verre d’eau à quelqu’un qui s’est perdu dans le désert ! Supprimez les cours l’après-midi vous verrez ! Ils auront le temps de parler à leur portable le reste de la journée et tout le monde sera content.

La CPE :         Supprimer les cours l’après-midi ! Vous n’êtes pas d’ici, vous ! Vous vivez sur une autre planète !

L’ange :           C’est exact ! C’est d’ailleurs de là qu’on voit le mieux les problèmes… Ah, tiens, vous me laissez votre numéro de portable, on ne sait jamais, je pourrais vous appeler de temps en temps pour vérifier si vous, de votre côté, vous avez trouvé d’autres solutions… après tout, il faut faire confiance à la nature humaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 3

(Les vieilles et internet)

(Dans un supermarché. Georgette et Mme Gaspard poussent un caddie)

Georgette :      Tiens ! Bonjour ! Comment ça va Madame Gaspard ?

Mme Gaspard : Bonjour ! Pas mal Georgette, et toi ? (Elles se font la bise)

Georgette :      Pas mal, sauf les rhumatismes, mais on rajeunit pas !

Mme Gaspard : Comme tu dis ! Là je fais des courses pour les enfants et la petite à Serge qu’a ses douze ans, ils arrivent pour le week-end prolongé là et j’ai rien de prêt.

Georgette :      Moi, pareil, dis-donc ! Ils arrivent demain. Ils déposent les petits-enfants et s’en vont je ne sais où. Ils me les laissent trois quatre jours ; remarque, c’est                 pas que ça me plaise tant que ça !

Mme Gaspard : T’es pas contente d’avoir tes petits-enfants ?

Georgette :      Si, c’est pas ça, mais tu sais, ils sont grands, 12 et 14 ans, et y’a un truc qu’ils supportent pas dans ce qu’ils appellent  « mon bled pourri » (non mais vaut mieux entendre ça que d’être sourd!), c’est que j’ai pas l’internet, alors ils           s’ennuient comme des rats morts !

Mme Gaspard : Ben t’as la télé, non ?

Georgette :      Oh oui, mais ça ils s’en fichent. Eux ils veulent surfer sur l’internet comme ils disent et moi comme je leur ai dit, l’internet j’en ai rien à cirer.

Mme Gaspard : Ben moi pour la gamine, tu sais la fille à Serge, mon premier, j’ai été obligée de le prendre leur internet de malheur que ça me coûte les yeux de la tête et que je m’en sers même pas ! Ah ben oui, tu sais la gamine elle a dit comme ça que si j’avais pas l’internet elle viendrait plus.

Georgette :      Et alors ?

Mme Gaspard : Ben alors, je l’ai pris leur internet, qu’est-ce tu veux que je fasse ?… et devine comment que ça se passe… elle se lève à deux heures de l’après-midi pour prendre un café et elle retourne à son ordinateur jusqu’au soir et y’a pas moyen de la faire décaniller pour venir diner, j’te jure… Elle a les yeux rouges, on dirait un        lapin qu’a la myxomatose ! Elle doit y passer la nuit !

Georgette :      A cet âge-là nous on dormait, non ?

Mme Gaspard : Elle est pas raisonnable, la tiote… Et elle est maigre avec ça, comme un clou, on dirait qu’elle a avalé un manche à balai ! Tu penses elle mange avec un lance pierre et pis la v’là repartie avec son internet. On faisait des trucs                comme ça, nous ?

Georgette :      On faisait la vaisselle, la lessive et on prenait des coups de pieds au cul si on n’allait pas assez vite, voilà, c’était ça notre internet à nous ! Non mais j’te jure quelle époque ! Tiens, les miens quand ils viennent, comme y’a pas l’internet, ils en parlent ! Non, mais tu croirais qu’ils parlent une langue d’inglais !

Mme Gaspard : Une langue d’inglais ? C’est quoi de ça, Georgette ?

Georgette :      Ben tu sais, ils parlent de l’inglais, quoi !

Mme Gaspard : Ah oui, l’anglais, l’anglais ; oui, moi je lui dis à la petite de Serge quand elle en cause avec sa mère ma belle fille (qu’est une sacrée garce soit dit en passant) que elles pourraient quand même faire un effort pour parler français, que c’est pas poli de dire des trucs qu’on comprend rien de ce que ça veut dire.

Georgette :      Oh ben moi, c’est du pareil au même ! C’est du baragouin, et pis tu peux                         même pas leur parler. Allez dehors que je leur dis, au lieu de dire des trucs dont auxquels  je comprends rien, ça vous fera du bien… allez prendre l’air,      voir les vaches et respirer le bon air de la campagne, vu qu’ils sont blancs comme des navets.. Tu parles, oui… ils disent des trucs en inglais, jouent avec leurs portables toute la        sainte journée que je me demande comment que leurs parents ils peuvent supporter des trucs pareils, et pis ça coûte bonbon ces machins là, des jeux à la gomme qu’ils font toute la journée, alors qu’il fait si beau dehors !

Mme Gaspard : Tu sais pas Georgette, tu devrais leur dire de venir rejoindre la petite à Serge chez moi, comme ça ils te ficheraient la paix !

Georgette :      Je sais pas, oui, c’est peut-être une bonne idée ! Comme ça ils arrêteraient de dire du mal de notre campagne  qu’ils critiquent tout le temps : « Ta cambrousse qu’ils disent, c’est vraiment un bled pourri ! » Ah mais je l’ai déjà dit. Excuse-moi, mais ça me reste là quand ils disent des trucs comme ça… ils savent même pas apprécier, bouh ça me fout en l’air ces trucs là ! Sauf à critiquer, ils savent pas vivre, les jeunes.

Mme Gaspard : Un jour, ils vont avoir les yeux en forme d’écran… c’est vivre ça ?

Georgette :      Oh, je sais pas, je crois pas non ! Nous à cet âge là on allait embrasser les garçons dans les buissons après avoir fait la vaisselle et passé le balai dans la cuisine ! C’était quand même autre chose !

Mme Gaspard :Comme tu dis ma Georgette, comme tu dis ! Quelle époque qu’on vit ! Tu parles, avoir des petits enfants… qu’elle était  si mignonne quand elle était petite,              qui s’extasiait devant les lapins et les poules, et pis maintenant, tu parles, elle s’en fout comme de l’an quarante, pas une fois le nez dehors… j’te jure, non      mais j’te jure, quelle époque ; tiens ce serait à refaire, moi l’internet je le ficherais à la poubelle, enfin, faut pas rêver. Je la verrais plus sinon la pt’iote !

Georgette :      Oui, enfin si c’est pour qu’elle se racafourne dans la cambuse de ton grenier ! Je vois pas l’intérêt…

Mme Gaspard : Moi non plus ma pauvre Georgette, mais qu’est-ce tu veux, c’est comme ça, nous on est dépassées. On est bonnes pour le cimetière !

Georgette :      Ben faut pas dire des trucs comme ça Mme Gaspard, tant qu’on a la santé !

Mme Gaspard : Comme tu dis, tant qu’on a la santé. Bon, alors tes gars tu me les amènes et on verra bien, ce sera l’occasion pour nous de parler toutes les deux, c’est pas si souvent après tout !

Georgette :      T’as raison Mme Gaspard. Entre veuves, il faut qu’on se soutienne ! Allez à plus, faut que je continue mes courses !

Mme Gaspard :Eh oui, les courses, toujours les courses ! Allez, à bientôt ! (Elles partent chacune de leur côté en poussant leur caddie).

 

Scène 4

(La mère et la fille : les vêtements)

Clotilde :         (Au téléphone) Oui, oui… oui, je sais bien. Je m’en excuse, un découvert, oui, combien vous dites ? Deux mille euros ? Ah oui, c’est beaucoup. Oui, non, je n’avais pas suivi, je sais bien j’ai mon compte en direct sur internet, mais non, je n’ai pas regardé, non… Oui, on a toujours la solution de faire un emprunt. Oui ? Quand, vous dites ? Oui, mercredi prochain ? Oui, je me libèrerai, oui, s’il le faut ! Il le faut, bon, d’accord, comptez sur moi, quatorze heures quinze, oui, oui. (Elle raccroche)

Pourquoi est-ce toujours en fin de journée que ça arrive ? Le matin, je crois que ce serait plus supportable. Il faut que je fasse quelque chose ; checker mes mails, regarder la télé… oui, regarder la télé… bien sûr, oublier… rêver, s’en aller, fuir, comme tout le monde, quand vers le soir l’angoisse monte avec la nuit … rêve, distrais-toi, oublie, oublie, prends un whisky, prends en deux, soûle-toi, détends-toi, laisse aller, la vie est triste, la vie est belle, je ne sais plus ; tiens je pourrais appeler Nathalie, pour me perdre dans les embarras des autres.

Non, reste lucide Clotilde, demeure éveillée, ne te jette pas à l’alcool ou au divertissement, assure, assume ! Réfléchis ! Qui ? Qui est-ce qui a bien pu ? C’est évident, c’est elle ; non, ne te fâche pas, surtout reste calme, garde ton sang-froid, tu vas en avoir besoin, sois compréhensive, ouverte, oui, bien sûr, ouverte, mais ferme. Ferme. Où est son père ? Où ?Quel idiot ! Pourquoi a-t-il fallu qu’il parte ?

Marina :          (Arrive à l’instant) Maman ? Oh, je suis crevée ! Pourquoi ces journées insupportables, si longues ?

Clotilde :         Je te plains, Marina, je te plains.

Marina :          Tu parles sérieusement ?

Clotilde :         Oui, je garde un bon souvenir du lycée. On avait des copains des copines, on ne se sentait pas seuls ; le délice de la découverte de l’amour lors de regards croisés avec un garçon dans les couloirs, le cœur qui bat ; jamais je n’ai retrouvé cette aventure quotidienne du cœur… Enfin, cela dépend des tempéraments, au fond. Qu’est-ce qui te rend la chose tellement intenable ?

Marina :          Je ne sais pas. C’est vide. C’est creux. On ne sait pas pourquoi on est là. Le bac n’est qu’un vague prétexte. On n’y croit pas.

Clotilde :         (L’examinant de près) Dis donc, tu as un ensemble que je ne te connaissais pas, c’est ravissant, ça te va comme un charme, on croirait que ça a été fait pour toi. Tu as dû faire ton effet au lycée ! Tu l’as eu où ce truc ?

Marina :          C’est Jessica qui..

Clotilde :         (Touchant le tissu) C’est comme neuf, tu ne vas pas me faire croire que…

Marina :          Si,si, maman, je t’assure. Jessica l’a à peine mis !

Clotilde :         Si tu le dis, si tu le dis, mais c’est vraiment magnifique, tu es belle comme tout !

Marina :          Merci, maman.

Clotilde :         J’aime vraiment cette manière que tu as d’être toujours à la mode. Les nuances, les coupes qui te vont à ravir, jusqu’aux coutures si parfaites. C’est d’un chic ! Enfin, un peu trop voyant à mon goût, mais bon, c’est une question de génération. Je ne sais pas de qui tu tiens ça ; moi, un jean et un T-shirt pour aller au boulot, et puis le reste je m’en fiche

Marina :          Je ne m’en fiche pas ! C’est très important.

Clotilde :         Je vois ça, je vois ça… (Silence. Apercevant l’ange qui vient d’entrer) Ben qu’est-ce que vous faites là espèce d’abruti !

Marina :          Il m’a fait peur c’t’ idiot là!

L’ange :           Tout doux mesdames ! Du calme, je ne suis que de passage… Vous faites silence et donc un ange passe.

Clotilde :         Oui, ben, ange ou pas vous dégagez, là, vous n’êtes pas chez vous. C’est incroyable de rentrer chez les gens comme ça !

L’ange :           Je sais, je sais. Mais dites-moi madame, pourquoi vous ne prenez pas le problème bien en face : une question vous brûle les lèvres, allez, courage, posez lui cette question et qu’on en finisse! Et parlez lui de votre découvert à la banque!

Clotilde :         Ma fille a déjà assez d’ennuis comme ça, ce sont mes affaires, pas les siennes, et encore moins les vôtres… et puis de quoi vous mêlez-vous ?

Marina :          C’est vrai ça, qu’est-ce qu’on a besoin de la visite d’un ange, j’te jure !

L’ange :           Oh, vous, la petite Marina, je serais vous, je me la jouerais cool! Vous n’avez pas des fois des scrupules qui viennent vous chatouiller les orteils ? Vous vous sentez bien dans vos baskets ?

Marina :          Ce ne sont pas des baskets, comme vous dites, mais des escarpins à mille euros !

L’ange :           Eh ben, vous ne vous mouchez pas du pied dites donc ! Mille euros ! La vache ! Ça fait cher de la godasse ! 500 euros la pièce, ça fait cent euros par orteil ! Voilà des doigts de pieds qui vous reviennent cher !

Clotilde :         C’est vrai ?

Marina :          Oui, c’est Jessica qui…

L’ange :           Elle a un compte en banque à ressorts ta Jessica dis-donc !

Clotilde :         Bonne remarque, je dois le reconnaître.

Marina :          La mère de Jessica a touché un héritage, alors elle en fait profiter ses enfants.

L’ange :           Ben tiens, et les amies de ses enfants en profitent aussi… combien tu veux mon amie, deux mille, trois mille euros, tiens je te les donne : et tu voudrais nous faire avaler une salade pareille ? Tu nous prends pour des anges… euh, qu’est-ce que je raconte ? Ah la belle image de l’amitié idéale. Mais à ce que j’en ai vu, dans la vraie vie c’est autrement plus compliqué, non ?

Marina :          Mais il débarque d’où ce dingue ?

Clotilde :         Je ne sais pas. Vous vous prenez pour qui ?

L’ange :           Je déteste les mensonges, c’est tout. Là votre atmosphère soft, le soir cool, on se plaint doucement, on s’écoute à peine, on se flatte, on se congratule, on se fait des petits signes de tendresse dans un cadre bien confortable… et on ne se dit rien. Rien de ce qui nous hante, (A Clotilde) rien de ce qui vous hante ! Enfin, posez la votre bon dieu de question (pardon seigneur!) ! La question est là sous votre front, au bout de votre langue, dans les replis de votre cervelle… allez, allez, courage, vous ne mettrez pas en péril l’amour qu’elle vous porte, au contraire, vous allez la soulager d’un poids qui l’empêche de dormir, rendez lui service, accusez la !

Clotilde :         Tu m’as volé ma carte bleue. Ce n’est pas une question. J’en suis sûre.(Dès cet instant l’ange quitte la scène sur la pointe des pieds).

Marina :          Oui, maman. Pardonne-moi.

Clotilde :         Et Jessica et tout ça c’est…

Marina :          Oui, maman. Excuse-moi.

Clotilde :         Je devine pourquoi tu es comme ça, accro aux fringues, mais j’aimerais que tu me le dises.

Marina :          J’ai peur. Non, c’est de la terreur. Je suis épouvantée à l’idée qu’on ne m’aime pas.

Clotilde :         Moi, je t’aime tu le sais bien.

Marina :          Oui, mais je voudrais que le monde entier m’aime, tu comprends ?

Clotilde :         Non. Explique-toi.

Marina :          Je recherche tout ce qui est à la mode, je m’habille chic pour qu’on me voie. Pour qu’on me remarque, qu’on me dise que je suis belle, que le monde entier m’aime.

Clotilde :         C’est impossible. C’est un rêve d’enfant. Je le vois bien à la télé tous les soirs ou presque, ces filles qui veulent être aimées… chanteuses à la gomme, pseudo actrices de téléréalité… Tu n’en es pas là quand même !

Marina :          Je ne sais pas.

Clotilde :         Quand ton père est parti il y a bientôt dix ans, j’ai vu sur ton visage rayonnant comme un nuage passer… Depuis, il ne s’est jamais effacé.

Marina :          Quel rapport avec les fringues ?

Clotilde :         Je ne sais pas, une intuition comme ça… C’est une maladie, on va te soigner, d’accord ?

Marina :          Il le faudra bien, je crois.

Clotilde :         J’en suis sûre. Allez, allez, ça va aller…

 

 

 

 

 

 

Scène 5

(La jeune fille et l’alcool)

L’ange :           Ah oui je reviens parce qu’il faut que je vous parle. Vous avez à peu près compris (enfin ça c’est pas sûr… parce que y’a des spectateurs des fois…(Il désigne son crâne) ça met du temps là-dedans !) oui enfin, vous avez pigé que je descends du ciel parce que je m’ennuie là haut. Dans les nuages, y s’ passe rien. Alors qu’ici avec les addictions, la vache, ça bouge ! J’ai compris un truc : la vie c’est les addictions et les addictions c’est la vie.  Alors je me glisse ici ou là pour essayer de comprendre, je traverse les murs et je tends l’oreille.

C’est fabuleux ce qu’on peut entendre, tiens, là je passais dans la rue et j’entends des éclats de voix. Alors je m’approche, c’était un cabinet de psychologue. J’entendais pas bien les questions de la psychologue et je voulais pas déranger ; donc je ne suis pas rentrée, mais la gamine qui parlait, alors là… pas piqué des hannetons le truc ! Non mais c’est incroyable… attendez… bougez pas, je vous repasse le truc !

 

Julie :              Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il                 faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes,               des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas,                  faut bien s’marrer !  Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous              dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je                  vous ai bien « consultée »… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge,                       mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous                      signez et on se dit au revoir.

 

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on                 a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais !

 

L’incendie ???!! Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en                     avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle              des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin.             Oui, à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec                 les lances à incendie, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce                    que je m’étais enfilée.  Ah, on a bien rigolé.

 

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas                       pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords  Y’a pas eu de morts,                      alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non                    j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas              morts ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave !.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts                      matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans                      que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici :                                 « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

 

Quoi ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on                     est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a             dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas ! Dites, la psychologue, vous allez me le                        signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?

Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête               sans alcool ?..  Sans alcool ? Non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous                   avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Si y’a pas d’alcool, c’est                  plus un anniversaire c’est un enterrement !

 

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?                  Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça…  C’est quoi                  le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le             dos par exemple  Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer,                    sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme               des rats morts ! Voilà le problème !

 

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier                     du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est                                retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours                 l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils                sont tous venus. …Y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment                  ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la                tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés !  Ouais, encore des                             dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle              plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

 

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y                   voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre !  Ah le beau sujet pour la                     télé !  Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre                 le problème bien en face ! Dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans,              19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ?                  Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que               c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

 

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !…                      Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils !                       Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est                    drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude                          quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce,  genre : (voix                      douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi                  l’adulte ! Ça fait bizarre…

 

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai                              conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? C’est la loi dont vous parlez là ! Eh bien,                 je vais vous dire, la loi, moi, je sais pas ce que c’est.

 

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Pas question                      nom de dieu !…Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ?                     Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps                              doivent passer devant une psychologue pour vous c’est le jackpot !!

 

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? On n’est pas des délinquants tout de                         même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ;                   et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge,                     c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est                   qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?               Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je                  reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des              semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous                   voulez que je vous dise de moi ?  Non, je ne dirai plus rien.. Vous pouvez toujours                      vous brosser, je dirai plus un mot. Non, fini, plus un mot !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 6

(Scène de ménage sur les jeux vidéos)

 

(Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus. Marre !

Lui :                Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               J’en ai ras le bol !

Lui :                Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui :                Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui :                Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Treize ans !

Lui :                Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Comment ça « bof »? Explique !

Lui :                Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui :                Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui :                (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle :               Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui :                Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle :               Les enfants… et les enfants !

Lui :                Quoi, les enfants ?

Elle :               Tu leur as dit quoi ?

Lui :                Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle :               (Elle rit)Ah parce que tu es contre les jeux vidéos, c’est vrai !!

Lui :                Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle :               (Fâchée)C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui :                Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle :               Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui :                Ouais, ouais…

Elle :               Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui :                Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle :               J’ai tort ! Des jeux de débiles ?  Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui :                Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle :               Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareil aujourd’hui. Et puis t’exagères, comme toujours.

Lui :                Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX  j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle :               Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui :                Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle :               Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui :                Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux…  de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle :               Eh bien fiche le camp ! Va-t’en ! Va-t’en !

Lui :                T’es sérieuse là ?

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Non, vraiment ?

Elle :               Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui :                Si si, mais je pensais…

Elle :               Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui :                Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle :               Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui :                Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle :               Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui :                Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle :               De nos enfants !

Lui :                Oui, ça va, de nos enfants.

Elle :               Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui :                Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle :               Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui :                Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle :               Un autre quoi ?

Lui :                Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle :               (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ?… Allez, va-t’en !

Lui :                Tu ne m’aimes plus ?

Elle :               Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence)  Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos, c’est ça aussi.

Lui :                C’est ça, quoi ?

Elle :               Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui :                Tu y as déjà joué ?

Elle :               Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui :                Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle :               Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui :                On en apprend tous les jours.

Elle :               Et tu en apprendrais davantage si…

Lui :                Si quoi ?

Elle :               Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui :                Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle :               Oui, c’est bien ce que je dis, tu  fous rien, tout est automatique !

Lui :                Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle :               Non, pas la peine.

Lui :                Tu ne veux pas d’aide ?

Elle :               Non.

Lui :                Et pourquoi ?

Elle :               Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui :                Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle :               Non, en effet, je ne veux pas.

Lui :                Qu’est-ce que tu veux ?

Elle :               Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui :                Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle :               Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui :                Je vois, je vois.

Elle :               Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qu’a été notre couple.

Lui :                Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle :               J’appelle les enfants pour manger.

Lui :                Non, non, attends.

Elle :               Mais tout est dit…on n’a pas plus rien à dire !!

Lui :                Attends, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle :               Ben, dis toujours…

Lui :                Hem, euh….Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 7

(Scène finale)

 

L’ange :           Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ?

Clotilde :         Ben non, grosse bête ! Au fait, vous voulez toujours continuer à vivre nos ennuis ?

L’ange :           Vous comprenez, vous êtes la seule personne sympathique que j’ai croisée.. alors…

Clotilde :         Oui, vous m’avez dit ça au téléphone, ne nous répétons pas. Alors votre projet de vivre parmi nous ?

L’ange :           Euh, c’est-à-dire, là… euh…

Clotilde:          Ah, je constate que vous hésitez !

L’ange :           Hem, hem… euh, dites-donc, avec votre fille, vous avez réglé le découvert à la banque ?

Clotilde :         Oui, oui, on s’arrangera.

L’ange :           Ça doit être dur un truc pareil !

Clotilde :         Je vous trouve bien indiscret ! Dites-moi plutôt ce que vous êtes venu faire ici : vous êtes une sorte de vengeur, de redresseur de torts dans un monde de drogués ?

L’ange :           Vous n’y êtes pas du tout ! J’étais venu pour goûter la vie, genre l’ange au sourire, mais en vrai !

Clotilde :         Et alors ?

L’ange :           Eh bien j’ai été très déçu ! Je ne comprends pas après quoi vous courez !

Clotilde :         La paix, le calme, le silence. La drogue, c’est ça : l’assurance d’être calmé un instant, un apaisement momentané. Remarquez, entre nous, la plupart des gens vivent avec des petites manies, des grandes passions, tout le monde n’est pas drogué, faut pas exagérer.

L’ange :           Ceux que j’ai vus l’étaient ! Et ça ne les rend pas heureux, c’est le moins qu’on puisse dire !

Clotilde :         C’est de votre faute.

L’ange :           Ouh là ! Attendez, expliquez-moi comment un être loin de la vie comme moi peut être responsable de…

Clotilde :         Voilà, vous avez dit le mot : loin de la vie ! En fait vote perfection c’est un piège à gogos ! Une escroquerie ! Vous, l’ange, vous donnez envie d’être à l’aise, vous incarnez ce qu’il y a de mieux, ce dont tout le monde rêve. Alors avec nos drogues, nous, on vous court derrière. Les addictions c’est ça : un moyen de dépasser les tracas du quotidien, planer là-haut dans un ciel inaccessible.

L’ange :           Ce qu’il faudrait, c’est goûter aux drogues, s’abandonner aux addictions, mais avec modération, comme vous buvez parfois un verre de vin sans pour autant devenir alcoolique.

Clotilde :         Ah la belle idée ! Avec modération ! Une cigarette avec modération, une goutte de gnôle avec modération, surfer sur internet avec modération, jouer aux jeux vidéos avec modération, s’habiller à la dernière mode avec modération, et pendant que vous y êtes, la connerie avec modération ! Quelle bêtise ! Vous supposez le problème résolu mon petit bonhomme !

L’ange :                                    Vous voulez dire…

Clotilde :         Je veux dire que vous n’avez rien compris à l’histoire ! Une addiction c’est forcément SANS modération, sinon c’est comme vous et moi, sauf que vous d’ailleurs jour et nuit vous chantez des louanges dans le ciel, tandis que nous sur la terre on est catapultés d’un emmerdement à un autre, que vous en avez même pas idée ! Et ça s’appelle la vie, et alors là les faibles, les pauvres petits, les gamines et les gamins, les adultes demeurés enfants veulent, demandent, exigent, d’être dorlotés, consolés, emmaillotés dans une addiction sans fin. Ils en ont besoin vous comprenez ?? Ils en ont besoin. Et c’est ça que vous avez voulu vivre, en venant nous rejoindre ?

L’ange :           Excusez-moi je n’avais pas mesuré l’ampleur du phénomène.

Clotilde :         Oui, ben, c’est tout mesuré ! La vie cafouille, la vie bredouille, la vie barbouille nos estomacs bien trop fragiles. Oh bien sûr, je ne dis pas de temps en temps, on goûte l’air tiède d’un soir de mai au parfum de citronnelle, ou la chaleur d’une couette avec un amoureux de décembre et les enfants sont souvent moins des dévoreurs de carte bleue que des voix qui chantent dans nos rêves, lorsque tous les bonheurs convergent pour nous offrir la vie palpitante sur un plateau de joies. Je l’avoue, je ne donnerais ma place pour rien au monde. Vous voyez, rien n’est simple !

L’ange :           Vous me faites envie !

Clotilde :         Ah non, hein ! Ça suffit comme ça ! Allez, hop, dehors !

L’ange :           Mais pour aller où ? J’hésite, je suis encore tiraillé.

Clotilde :         Ben tu te tires ailleurs ! D’où tu viens (L’Ange désigne le ciel). T’étais bien là-haut ? (L’ange fait oui de la tête) Ben retourne z’y !

L’ange :           Vous me fichez dehors ? Moi qui croyais que vous étiez la sagesse incarnée !

Clotilde :         C’est pour ça que je vous dis de remonter là-haut ! Votre immortalité est désespérante, et votre angélisme cache au fond une grande naïveté. Soit vous acceptez les risques des addictions, soit vous restez à planer dans le ciel monotone!

L’ange :           Bon ! Écoutez, ma décision est prise : Gardez vos addictions, je garde ma perfection. Je crois malgré tout que c’est vous qui avez la meilleure part !

Clotilde :         Vous voyez que vous avez parfois du bon sens, ah vous êtes quand même un brave type !

L’ange :           Merci !

Clotilde :         Allez, allez, et ne me remerciez pas. La vie m’attend et je n’ai pas de temps à perdre !

L’ange :           Soyez heureuse !… Et… sans modération !

Clotilde :         Ça vous pouvez y compter mon petit bonhomme! Le bonheur… sans modération !!!

 

Voisins et rosiers

Tiens, le jaune s’insinue au plein maillé du forsythia; le jaune a cette pâleur première que le soleil fera exploser. Un fil d’or court pour l’instant dans les brindilles, guirlande de jeune printemps, l’embellie approche. Le vent du nord perturbe encore l’attente. Suspend glacé, il mord le bois, l’arbuste ose à peine rougir.

Pour encourager les rosiers, le voisin enfile sa salopette, déploie les cisailles et vite décapite les premiers gourmands qui lèchent la tige prématurément. Restent des épines vengeresses, l’homme de l’art tranche et coupe d’une main apparemment experte au bon endroit… à mes yeux n’importe où. Dans le silence, il ramasse sans souci de sa peau les morceaux épars et loin de mes rêves jette froidement le petit fagot dans la benne. J’entends ses bottes qui s’essaient dans l’allée voisine, il tousse, remise le sécateur dans un endroit connu de lui seul, contemple la bordure, revient sur ses pas, récupère le sécateur, se penche vite, exerce encore une pression ici ou là, ramasse les chutes, se pique visiblement, secoue sa main, suce le doigt agressé, puis repart d’un pas plus lent vers la cachette du sécateur. Il ressort, lèche son doigt d’un coup de langue définitif, semble songer qu’il avait oublié cet hiver – seul le gel l’avait averti- combien la nature est cruelle lorsqu’on s’en prend à ses secrets. Elle n’aime pas qu’on la touche. Elle aime le tact, la prudence, défie la distraction, semble dire: soit tu t’occupes de moi et alors fais le bien, soit veuille ne pas me toucher, ainsi que Jésus disait. Il a des gants à la main mais ne les enfile pas.

Un autre voisin à la voix de stentor se moque de lui. Il rougit un peu, fixe ses bottes, évitant le regard de l’autre, parle sans doute de l’habitude perdue, passe un doigt de l’autre main sur la blessure, “bof” dit-il à ce qu’il m’apparaît, lui lisant sur les lèvres. Ils s’avancent l’un vers l’autre, se serrent la main, l’autre sourit en désignant la main égratignée, puis ils engagent une conversation dont les syllabes appuyées me parviennent jusque derrière mon rideau. Ils font de grands gestes comme on détruit, comme on cisaille, il est question de tronçonneuse, de taille haie, de sécateurs, de lames ferraillantes et je m’imagine soudain que l’on est au moyen âge et que les chevaliers échangent sur leurs épées, le tranchant, le fil, le fourreau, la taille et l’estoc. Des voix de sirènes envahissent la rue: les femmes appellent au déjeuner, ils se ressaisissent la main, se souhaitent un bon repas sans doute, une bonne sieste peut-être, ça balbutie en blaguant grossièrement, j’entends des mots interdits aux enfants, l’homme prend un détour pour remiser enfin le sécateur et les gants. Ses bottes alertes claquent une dernière fois. Il est pressé. Je me dis qu’il a dans l’oreille l’appel de sa femme, que la table doit être mise et qu’il est bon parfois de n’avoir que des réponses et des jambes à glisser sous la table.

à la lettre grandi

il y eut des embellies
froissées du temps
ami

les ombelles avaient fui
poussées du vent
pari

de la graine à la pluie
passées en avant
d’ici

l’accord enfin initie
à l’encens l’enfant
qui luit

c’est ainsi que je grandis
toujours plus savant
sans bruit

l’air marginal bleuit
fouillis claquant
mes nuits

l’âge dépeuplé faillit
pressa mes ans
pâlis

il m’avait dit et redit
laisse pendant
l’avis

de ce temps contre ta vie
fixe-toi parlant
ami

je notai alors tous les cris
brossai d’allants
écrits

Énième retour de la Visiteuse

– Ainsi je vois que tu t’exprimes sur la liberté, dit la voix rieuse en brouillant des replis du rideau noir et blanc que je croyais pourtant avoir serrés d’une embrasse de fer.

Je remets ma mèche poivre et sel sur le haut du crâne, usant de mes doigts de la main gauche comme d’un peigne ; je rougis d’être surpris en pleine méditation par ma compagne avisée ; je devine par avance la lueur de ses yeux clairs. Tiens, la voilà qui se désembrasse des rideaux et s’avance, robe grave, miel aux lèvres, on dirait l’Égypte d’antan, les lèvres des rives du Nil, les mêmes qui tiennent en respect l’embouchure des jazzmen d’autrefois.

– Oui, dis-je enfin. Oui… liberté chérie ; disons que je m’interroge.

Je remonte de quelques centimètres mon pantalon, gratte méditativement les tympans qui en ont tant entendu. Je songe : parler de liberté avec la Visiteuse, mon dieu, elle qui sent tout, qui sait tout, où vais-je parler ? Elle drape alors sa robe savante, ne me le fait pas à l’esbroufe (« On n’a plus le temps », me dit-elle il y a peu, lors d’un crépuscule bordé de mélancolie), avance son corps bras en avant et murmure :

– Je reconnais bien la saveur de ta peau. Je suis venue au printemps car figure-toi que j’ai entendu, oui, entendu, gratter ta plume. On dirait que tu sors d’une épreuve.

– C’est le cas, murmuré-je en battant des cils.

– Tu en es sorti cher rêveur…

– Oui, tu penses, dis-je, comme on se pend. L’amour de la vie, c’est comme un verre de brouilly, ça ne se refuse pas.

J’aime bien mentir à la Visiteuse : elle n’est pas dupe. Notre langage quasi enfantin. J’entends ses pas qui vaguent à travers la maison, on dirait des volets qu’on ferme. Elle claque des portes.

– Des fois que le malheur reviendrait. (Elle dresse un index sur ses lèvres.) On va faire silence. Le temps ne saura pas que nous sommes ici, il ne passera pas, crois-moi, je connais le vent, je sais y faire. Tu t’en souviendras hein ? Fermer les portes.

– Chère amie, dis-je en la prenant aux épaules – elles sont fines comme celles des marathoniennes – toi qui cours de par le monde, n’as-tu pas mieux à faire qu’à te calfeutrer avec moi contre le temps. D’autant que c’est le premier.

– Le premier temps. Oui, mais il ne faut pas trop en parler, il pourrait fuir, retenons-le.

Elle serre le tissu de ma chemise au niveau des épaules, me secoue.

« Précieux printemps, tu es seul, les autres saisons tournent autour de toi » ; à peine une parole, juste un chuchotis aux oiseaux.

– Ta plume, j’entends ta plume.

-Arrête avec ça douce amie, ce n’est qu’une image. Tu te racontes des histoires.

– Et toi ? Réplique-t-elle en me passant la main sur les joues. Tu ne te racontes pas d’histoires ?

– Si, si.

Mais elle avait déjà disparu dans les bouleaux tigrés.