Rencontre avec le jardinier

Notre rencontre fut des plus naturelles: elle me réservait toutefois tant de rêveries, paroles et gestes, qu’il m’apparut bientôt, dans sa modeste tenue tachetée, comme l‘homme le plus gracieux de la terre. Regardez, dit-il en soupesant les corolles du bout des phalanges, dites-moi où vous avez vu pareil orange contre l’obscur humus; voir le couchant dressé contre ses pétales fait de cette seule corolle la maîtresse des étamines. Je lui dis pour sourire qu’il était lui-même le prince des pistils; la remarque était décalée et, moine shinto, il reprit son ratissage élégant, indifférent à ma voix pourtant bien timbrée; il se courba soudain sur son allée fleurie; le silence demeura sa seule réponse. 

Je l’interrogeai alors sur ses doigts, ses mains qu’il se gardait bien de protéger. “Sentir l’humus, c’est sentir l’humeur”, gronda-t-il toujours sans sourire. “Ce n’est pas quand vous serez dessous que vous pourrez jouir des finesses de la terre”. Il rit. “C’est aux vivants que la terre chante, tous les autres sont intouchables vous le savez bien, vous vous souvenez des spectres croisés par Ulysse au royaume des ombres?”

Il tourna enfin sa tête vers moi. Je me courbai et fis rouler des mottes compactes entre mes doigts. Je les jetai là devant. Il me demanda si je savais à quoi aspiraient les ombres. Je souris: “A la terre bien sûr, Ils veulent revenir à l’homme pétri par le dieu. Humains enfin.”

 Le jardinier mentionna que je venais de décrire son travail. Puis il ajouta: “Chaque jour je ratisse large et ce sont leurs murmures qui reviennent entre les dents de mon instrument. En fait, dit-il je suis un musicien; lyrisme et jardinage sont deux pôles qui se tiennent. Les dents du râteau laissent passer l’heureuse finesse. Joie d’être vivant contre l’obscur immense des allées qui nous portent. ”

J’eus l’impression en m’éloignant à regret que j’avais touché à l’essentiel. 

derniers jours

Mon épouse Patricia s’éteint lentement en ce juillet qui flambe. Voici ce qui se passe:

chaque jour s’enténèbre

un peu 

davantage

Elle respire comme la mer 

vagues soulèvements sereins 

à jamais allongée 

Elle tient des propos conciliants 

lents et doux le plus souvent 

pour vous c’est la tragédie dit-Elle 

pour moi c’est une libération

j’aime ta main sur mon front dit-Elle encore 

d’une voix chère qui ne s’est pas encore tue 

quand Elle sourit

on ne croit pas qu’Elle agonise 

c’est le soleil levant 

une nuit puis encore une aube 

j’écoute Ses silences 

ouverts sur le vide 

et Ses yeux écarquillés 

qui fixent un point du monde qu’Elle désigne du doigt 

Elle montre je crois la vie qui Lui échappe

je suis sûr qu’Elle en sait sur son cancer

bien plus que les laborantins

le désert du diabète L’assoiffe

alors d’une main optimiste 

je Lui tends le gobelet canard 

qu’Elle coince entre ses dents 

Isabelle et Marie L’entourent 

de leurs soins silencieux 

ce sont Ses anges presque muets 

presque solennels qui Lui gardent 

et la peau et les os

de leurs doigts affûtés 

musiciennes elles jouent la mélodie 

qui protège au présent

contre le fatal soupir 

la tendresse des proches 

dit en mots rassurants 

(douceur toujours)

que nous La protègeront 

jusqu’au bout et au-delà 

Elle sourit  

civilité

constante agitation des enracinés 

troncs branches et ramures sous le vent 

nous chantent les charmes

de l’immobile mouvant 

j’ai suivi leur leçon 

je ne vais plus droit devant 

la terre est vaste

et trop peuplée

désormais je me tiens coi

c’est ainsi que les êtres proches du but

doivent avancer sur place

pourquoi faire encore trembler la terre

chars et pas guerres et cris 

il fait si bon écouter

le silence des troncs

et s’arrêter longtemps 

pour chanter ainsi que feuilles et bois

j’assure que les larmes sècheront vite

les oiseaux se montrent la route 

le coucou par le souffle 

les autres par le grain 

mais il n’est aucun vent qui souffle et chante

aux hommes la direction

c’est pourquoi ils virent à l’aigre

alors qu’il convient de rester sur place

apaiser la terre agitée

admirer tout autour de soi

tout admirer sans se lasser

et les visages qui ne sourient jamais

suivant notre modèle 

finiront par s’ouvrir à la civilité

29 juin 2024

feu 

l’hiver avait étreint nos terres de ses draps blancs

il avait bien fallu dormir quand même là-haut

histoire de rêver un peu 

c’était un froid inconfortable mais pas mortel 

et puis là 

vois la peau se rembrunir

aux éclats du bleu effarant 

l’été revient sur ses griffes de feu 

sans prévenir 

le navire étriqué des jours flambés 

va on ne sait où réchauffer les nids

profitons des eaux des vagues et du ressac 

la mer se meut pour notre danse privée 

les gouttes se font averse craquante 

soulagement glissé jamais déplacé 

je nage mais je me vois au plus bas des terres 

sur cette ombre massive grosse des lois

de la lune et de la chute gravité

puis soudain debout 

je me penche

pour retrouver les fleurs oubliées

pivoines roses un jour pas si lointain

ma paume en cherche les restes jolis

joues d’enfants serrées de joie

à l’affût serein du printemps à venir

après l’hiver

après les délices généreuses des sables tendres de l’été

qui félicitent les pas

d’épouser si bien les grains de l’astre terre

Ronsard, les roses et Guillevic

RONSARD ET LES ROSES

Que serait Ronsard

Sans les roses ?

Mais que seraient les roses

Sans Ronsard ?

Seraient-elles

Ce qu’elles sont

Maintenant pour nous ?

Probablement

Elles provoqueraient moins.

S’il n’y avait pas eu Ronsard,

Autres seraient nos douleurs,

Nous dirions moins bien

La joie.

2 février 1986

(“Accorder” Eugène Guillevic, Gallimard, 2013)

Je me permets d’ajouter à la merveille de Guillevic ces quelques dérives:

On a l’ impression que Ronsard est le masculin de la rose. 

Il en est le père; sans lui et ses vers, elles ne se seraient peut-être pas épanouies.

Sans Ronsard un parfum manquerait au monde.

La rose est l’autre nom de l’amour. Or, la Renaissance est parmi nos livres le pays de l’amour et Ronsard est le poète qui vient aux lèvres lorsqu’on pense à ce printemps de notre culture. 

Le rose, la couleur rose, LA rose donc,  vient du froid de l’hiver blanc et s’épanouit avant le rouge du soleil de juillet; mélange des deux excès, elle est contemporaine du premier temps; elle est le printemps. 

La question vaut alors d’être posée: y’ a-t-il une autre saison? Les trois autres, dûment estampillées, sont du déclin ou de la mort. Seul le printemps a cette joie spontanée, ce positif total, cette allure magnifique qui dit que tout est beau, que tout respire l’optimisme créateur. Un sang neuf parcourt le pays qui ressemble au printemps, qui est à lui seul déjà le printemps, à savoir la France tempérée, doux pays, avec des extrêmes nord et sud qui frisent l’excès, mais qui dans sa majeure partie est en effet selon le vieux mot: la doulce France. C’est précisément le centre du pays de Ronsard. 

On peut sourire de ces approximations que je formule ici avec une assurance qui se défait des nuances coutumières. Pointe occidentale de l’Europe, elle sème pourtant ses fantaisies magiques à l’intérieur des imaginations. Sa tiédeur, son extrême richesse architecturale, ses terres richissimes, font d’elle un pays troublant qui exhale comme la rose un parfum prenant. 

Le globe-trotter, revenant au pays, doit reconnaître que son pays a un côté fabuleux; et voici que lui reviennent ces vers: “Il est des parfums frais comme des chairs d’enfant, doux comme les hautbois, verts comme les prairies” (Baudelaire) et il comprend qu’il a bien fait de partir, pour retrouver avec joie ce parfum au pays des roses tempérées.

que sont les amis devenus

(Rutebeuf)

quand je reviendrai 

car je reviendrai 

il y aura l ‘étroite rue aveugle 

résonnant des rires de  l’antan rejoué

et les cris surtout 

quantité de voix où les pauvres

ne s’entendaient pas faute d’écouter

alors parurent sur ce décor 

les amis éphémères 

aux corps embarrassés

qui fuirent vite loin de notre monde 

un très long temps 

pour toujours souvent 

peu demeurèrent

une poignée

mais pourquoi sont-ils tous restés enclos

dans ma boîte crânienne

visages estompés c’est vrai 

de l’autre ĉoté 

de la porte vitrée des ans 

ils sourient font des signes disent leurs noms 

mais le bruit est tel  

que je ne perçois plus que la musique rauque 

de leurs cordes vocales

le vent a balayé le reste 

les traits du visage marqués de coups 

les coiffures incongrues 

et les pantalons crevés de partout 

que l’on remontait machinal 

en reniflant 

à défaut de mouchoir

nuages

c’est au zoo qu’ils se poussent  là-haut

comme les animaux d’enfance 

ours chiens ou visages parfois

ils s’offrent denses impalpables

ils me sont rêves intouchés

ils ont du vagabond l’allure dégingandée

et leur joue ouatée se défait 

méditant lourde et légère

oui ma vie s’y accroche 

leur sourire m’emporte

beaux insonores du jour

ils vont sous le vent

verser quelque pluie du matin 

ils sont anges mystères des légendes lointaines

personne ne sait rien de vous

et vos destins discrets s’effilochent 

ils passent comme nous 

lents et rêveurs 

gros de nos songes

allez  

vous êtes du troupeau 

qui porte la mer dessalée 

aux enfants du temps 

rôdant tranquilles sous la lumière de juin

personne ne vous arrêtera

vos pluies sont attendues 

par la terre nourricière

miroitements

la forêt suffit

pour être jeune 

inutile d’aller à la fontaine

de jouvence 

l’âge s’efface sous la mousse

et sur le chemin sombre aux terriers de lumière

le pas chante brisant feuilles et branches 

les cimes craquent c’est vrai 

mais l’escalade se fera 

on va rêver l’autre vie 

et tant pis pour la pluie 

si les grillons s’énervent seuls

dans l’attente de l’azur vif

il se fera bien des matins radieux

marche rapide 

yeux bleus limpides 

et de soleil émerveillés 

même si les lourds ombrages encore 

couvrent nos corps engoncés 

nous sourirons aux jours aux mois aux décennies 

contre l’ennemi froissant 

nous garderons lisses nos joues 

contre le tapis glissé des ans  

forêt ma splendeur solide 

je t’en prie 

abrite les chants les amis 

éternise nous parmi les troncs

cette beauté

de miroitements lumineux

qui miment la sérénité

mendiant

pressés

corps et pas 

le cerveau serpent 

dans la cité caverne  

où les murs suintent l’effort

grondements qui gravent aux tympans 

nos piétinements 

ma main prend la pièce rendue par le boulanger

pour la passer au bougre accroupi

il se cache 

se fait absent 

rien du tout 

ne veut pas d’un revers de main que je le voie 

or je le vois

je m’approche encore 

tu es mon égal 

pâle effroi sous les paupières

il repousse doucement mon pied 

ne lui parlez pas dit une passante

(c’est un ange en talons hauts)

comprenez moi comprenez le 

il est au précipice de nos corps de nos pas 

il veut respirer les échappements 

il aime qu’on l’ignore 

il ne s’aime pas 

il ne veut pas de votre attention 

il n’a que faire de votre voix

tournant mon visage

j’aperçois le sourire 

tout de bienveillance de la belle 

je me redresse vers elle

je prends sa main gantée

y dépose un baiser

le miséreux sourit de sa bouche édentée

les yeux la voix

le regard parfois

un regard un seul

et tout soudain le voile qui recouvrait 

la personne de mon moi apparent 

se déchire de haut en bas

j’entends toutes les harmoniques souriantes 

  • dégel du trop plein de soi – 

qui viennent se fondre en mon souffle 

je ne parle plus 

on parle en moi 

et rien n’est plus proche 

que cette fleur de temps présent 

la mer bouge là-bas comme toujours 

ma voix se commande seule calme

sa gravité t’oblige à me fixer encore 

j’entends un clapotis bleu d’azur imité

qui fait retour 

la tranquille du flot s’installe entre nous 

la gorge nous dénoue en choeur

empathie folle et d’un raisonnable doux 

qui murmure 

entre nos deux visages 

qui semble-t-il 

ne s’étaient jamais vus

et se reconnaissent entre les cils 

pupilles jumelles

que les vagues reflètent

sous l’écume du plaisir 

iris     

c’est le lys du pauvre

son prestige antique d’arc en ciel

qui relie les dieux et les hommes 

s’efface de nos mémoires

c’était toutes les couleurs dans une écharpe

l’iris projette ce jour dans sa fierté lancéolée 

une coiffure étrange

(elle n’a pas pris le temps de se coiffer)

invitée surprise

elle monte en mai 

et surgissant des parterres 

tire la langue

moquerie ambigüe

on peut la voir masculine

exigeant d’être prise au sérieux

j’attends avec impatience

l’apparition de son violet cardinal

parfois transparent 

dont l’encre à la pointe des boutons

au bord de l’explosion

écrit sur le ciel 

comme les toits des églises

de nos contrées 

aux ardoises mouillées

elle reste si peu parmi nous

qu’elle ne dort pas

dès le soir elle boit l’obscur

le restitue dès l’aube

se dressant en mystère

défi en pleine lumière de l’infini des nuits

je suis son lourd balancement

qui dit oui au vent

et non à la perte des pétales

rejouant un moment 

dans le petit printemps

son rôle d’immortelle

averse

après les grincements d’hiver

l’apaisement de mai 

qui fait les cols ouverts 

amène tendre joie de vivre 

soudain on éternue quelque part

une danse de précipitations s’annonce 

j’admire derrière les frondaisons

la puissance lourde 

des symphonies de nuées grises qui montent

menaces de fin du monde

sur les trottoirs les épaules s’engoncent 

de cirés crus 

enveloppant les passants audacieux 

qui courent vers on ne sait quel chez soi

je guette les auvents

passant de l’un à l’autre

une constante musique tapote 

sur la toile des abris 

l’eau gorge l’air

d’un flot soudain glacé

ironiques les caniveaux crachent à coeur joie

les parapluies qui éclatent 

me rappellent amusé

l’éclosion des champignons des bois

les nuages crèvent sans pitié

nettoyant la cité encrassée 

du printemps défleuri un peu

le mai fait alors reluire le monde

jusqu’à la moindre feuille 

qui ravie de l’eau nouvelle 

laisse perler un reste d’orage 

sur ses bords vernissés 

les mésanges

je me souviens de l’arbre à l’ombre duquel etc

depuis notre rencontre

dix générations d’oiseaux

ont fait des allers et retours 

ailes chaudes

ils eurent des étincelles au bec

froissements cris buissons de gazouillis

et l’arbre immobile vieux cheval 

secoua souvent sa masse souriante

j’ignorais alors 

que les branches scandent les années

et que les mésanges agitées

aux rémiges fragiles

défendent l’abri solide des fines brindilles

elles ont partie liée

avec l’athlète au tronc rugueux

et lorsque de dépit je cogne ma tête contre lui

(elle m’a encore quitté)

les mésanges au masque noir actrices du ciel

descendent pour m’égayer 

et je mesure alors en souriant

combien le temps est volatil

estuaire

une voix murmure

à l’ombre lourde des bouleaux 

pas grand chose

un filet de voix là-haut

parmi le claquement léger des brindilles

où es-tu

tu te souviens des arcs en ciel

douce jeunesse d’oisiveté vêtue 

presque rien sur la peau

la voix passait pourtant à travers

l’ostinato de ma musique 

je n’entendais que la douceur souviens-toi 

je craignais le blafard des habitudes 

la mollesse folle des insultes colportées

nous voguions sur le fleuve gris 

ta voix avait des crudités gentilles 

et sur le flot les tolets de la barque 

grinçaient comme dents de nuit 

ainsi s’écoulaient les jours et nous 

aujourd’hui que le mascaret nous alerte 

en brises menues mais inarrêtables

j’écoute le chuchotis du sang

oreille collée contre ton coeur 

qui fait cascade 

puis presque rien 

intensité du petit reste 

avant le gros bouillon des rencontres

où le salé viendra faucher l’eau douce 

qui nous porte 

il y a urgence

on nous attend à l’estuaire

ciel et terre

les utopies qui tombent du ciel

rôdent énormes 

impalpables 

sous la voûte du crâne

illusions malignes

où croyances et meurtres s’échangent leurs alarmes

machinations nuageuses imaginaires

qui ne demandent qu’à être éveillées

vierges folles au bois dormant

elles hantent nos pensées

alors que sur la terre mon dieu

il est des promenades délicieuses

des verres de vin y rougissent à plaisir 

les doigts de mille rêveurs 

musiciens et peintres

dessinent nos espérances

on chante alors debout sur le roc

l’océan peut toujours menacer

l’éclat de la terre

aux vignes droites

donne tant de teintes et de chants

qu’on se demande finalement

pourquoi les ancêtres furent assez fous

pour se forger des idéaux

alors que le bonheur est en mai

que les sourires s’échangent à ras de terre

allons 

l’amour est à portée de cette main 

qui va serrer les doigts aimés

sous l’ombre des beaux jours