J’ai encore à l’oreille les pas du cheval tirant vers le soir la charrette sur la rue de ce bourg calcaire, rebricolé à la hâte au beau milieu des ruines de la seconde guerre ; le véhicule porte des planches et des moellons vers des fermes attenantes qui laissent monter dans leurs murs des voix humaines auxquelles se mêlent braiments et froissements de paille, dominés par les déchirures d’un coq en panne d’inspiration cherchant avant la nuit un écho à son appel. J’entends encore les sabots de l’animal de trait sur l’asphalte blanchie par les blocs de craie contre lesquels je trébuche ; je tremble au passage de la bête aux flancs huileux et qui, quatre fois plus haute que moi, va m’écraser si je ne plaque pas mon dos au mur… Je cours, je cours. Ah, les gambettes sous une culotte courte sans forme que la mère ravaude en maugréant sous la lumière électrique lorsque l’épuisement du jour ennuagé fait place à la nuit sans étoiles. Le nez contre l’oreiller, le rythme des sabots me revient comme une palpitation brutale d’où jaillissent des étincelles ferraillantes, petits éclats vifs qui disent contre l’évidence qu’avancer en cahotant sur la bonne voie peut éveiller des notes plurielles, accords visuels réguliers qui chantent dans mon endormissement l’espérance d’un cœur qui éprouve le monde.
Ces étincelles du soir au ras de la charrette sous les pas du cheval sont ce qui me reste du temps où les rues ne tremblaient pas encore sous les pneus des transporteurs efficaces, tracteurs gorgés de diesel traînant des tonnes de betteraves, puis camions avisés presque souples qui allaient bientôt dévorer les espaces que j’avais arpenté jadis à pas lents, de retour de l’école, avec pour seule crainte le passage du cheval à la tombée du jour. Je garde ainsi précieusement dans mon sommeil l’image merveilleuse des étincelles qui craquent dans la nuit sous les pas de la bête.
Le temps du cheval de trait n’est plus et soudain le vertige me prend : le cheval était depuis la plus haute antiquité le moyen de transport privilégié. Dans ma vie j’ai vu ce monde s’effacer complètement. Restent les étincelles, origines du chant.