C’est une aube très pincée, rasante, acier issu de nuit qui dessine d’un coup de ses contours nets les ombres des collines encore un peu poudrées de neige.
Friedrich a passé Strasbourg, Lyon et la tempête effroyable d’Auvergne, volcans de glace, cratères de froid, lave de gel : terreur, pistolet, loups, bandits… c’était janvier.
Il a tout un trajet dans sa tête fragile, et c’est son pas qu’il entend au levant, d’une douceur à peine perceptible, trébuchant sur les cailloux du Limousin. Il sait où il est, il ne sait même que cela. Les noms des villes tournent seuls dans sa mémoire ; il vise Bordeaux mais à l’instant ce sont les agrafes du manteau qui lui causent du souci. À chaque pas une agrafe saute, un pan blanc de noroît s’engouffre, il le domine en resserrant le tissu de ses phalanges pour sauver sa peau, ce peu qui lui reste.
Au-dessus du pont léger où la Vézère et la Corrèze se rejoignent, il a repris sa route. Avant l’aube – il a somnolé dans une grange effondrée – il s’est éveillé les cheveux couronnés de paille, et sans davantage prendre soin de soi, sans se pencher sur l’eau, il a franchi le pont des eaux violentes, préférant s’écarter de Brive, des maisons de pierre rouge, des toits gris, de la langue inconnue dont il ne veut rien savoir. Quand a-t-il parlé pour la dernière fois ?
Cette nuit sans doute, au milieu des appels des chats, des meuglements des vaches, il a revu les amis de sa Souabe merveilleusement fraîche, humide comme il sied. Il entend sa voix d’il y a plus de dix ans qui annonce triomphante que la vie est possible, qu’avec la révolution française l’amour descend enfin sur la terre. Il tient en main, en rêve, une coupe froide débordant d’un vin de Moselle, on entend des hourras, il n’est plus lui-même. Il se sent en harmonie avec les temps si nouveaux qui annoncent en France la survenue d’une Grèce présente. Pindare lui vient aux lèvres, rencontre le vin qui glisse dans sa gorge, et le visage de Diotima flotte au devant.
Au réveil le songe est mort ; il avance parmi les châtaigniers sans feuilles, mord le revers du manteau pour protéger son cou. Un jour la langue lui reviendra peut-être. Davantage que son sac un peu lesté de pain glané aux portes ouvertes un court instant, ce ‘peut-être’ lui est un viatique, il lui donne un petit allant cérémonieux, rythme circonspect, infiniment lent. Mais il n’est pas pressé. Qui l’attend ?
Jamais aucun homme ne fut seul à ce point. Il l’a voulu, bien sûr, mais les odes et les hymnes lui coulaient aussi trop aisément, il se voyait chaman, intermédiaire entre les hommes et les dieux. Il fallait partir pour ne pas trébucher sur le mentir ; un jour le recueil de poèmes aurait miroité sous ses yeux, il aurait subi la reconnaissance accablante des amis satisfaits. Il sait, il sent que d’autres temps le pressent et c’est ainsi qu’il se retrouve lent, épuisé, abandonné aux frimas d’une nature en vérité très lointaine parce qu’effroyablement proche, glaçante. La pluie s’y met, il relève sa capuche mais la rejette aussitôt à cause du clapotis sourd sur les branches endormies. Il faut percevoir ce chant, entendre aussi par avance la mer qui s’ébroue dans les cimes chahutées, le noroît encore, décidément ce vent lui va. Les gouttes en grappes d’effondrent par brassées sur ses cheveux cette fois défaits des brins de paille et qui se serrent follement le long du crâne.
La lumière si pure de l’aube a volé en éclats, diluée dans les nuages, il espère une accalmie, il perd pied, désespère, repart. Il voudrait le silence pour percevoir plus finement encore ce que l’aurore lui offrit avant le déluge du jour, il ne lâche pas cette mince lame tranquille qui lançait des éclairs domptés ; or voici qu’il sursaute au grincement des troncs, qu’il frissonne au moindre souffle et qu’il pleure sur chaque pas heurté. La faute en est au rêve qui l’a pris, l’a repris bien plutôt, toujours le même, la coupe, les cris de joie, les amis, l’esquisse d’un sourire trop vite éteint, Diotima. Il se dit qu’en marchant, en épuisant son corps, l’écriture, la mesure qu’il cherche dans ce Limousin désert, va pouvoir revenir, à la hauteur du monde éclaté dans lequel il a consenti à s’enfoncer.
Le silence n’est pas l’absence de sons, il rêve au contraire d’un rythme régulier, bien terrestre, lieu donc, où il pourra étreindre la terre et reprendre la mélodie brisée qui lui avait fait quitter le pays. Peut-être – toujours ce peut-être – faut-il mordre au désastre pour casser tout à fait l’écriture belle, le poème trop bien chantourné qui le maintint longtemps dans une lumière vraie, mais fragile, revers du grand silence brouillé qui l’assaille à l’instant sous la pluie de février ?
Il s’accroche aux noms, aux lieux… Les rares fois où il a parlé ces derniers jours, c’était pour demander sans fixer le passant du moment : où suis-je ? Il écoutait la réponse en tendant sa mémoire vers la voix qui proposait un flot très humain de langage inconnu. C’était un chant si étrange qu’il avait l’impression d’errer sur les vastes sommets d’une Inde enneigée. Les volcans lui rappelaient l’évidence du feu français et la glace le brûlait longtemps après que le passant eût disparu. Regret de ne pas savoir, de ne pas pouvoir.
Il trébuche vraiment cette fois, il a glissé au moment où il lui semblait que l’aube pouvait être reprise dans une mesure bien à lui. Il chute, roule sur la pente, ne crie pas, cherche à saisir un genêt dépouillé, tandis qu’à l’intérieur une cadence se forme dans sa mémoire enfin. Un grès lui bloque le corps brutalement à mi-pente, il ferme les yeux et sans éprouver aucune douleur, il entend monter l’immense souvenir de tout.
Au sortir de l’évanouissement, il est ailleurs. On dirait un autre lieu. Le soleil fait monter des vapeurs sur les pentes, ça piaille, le sol sur lequel il s’est arrêté semble trembler sur toute sa surface, c’est doux, série de minuscules remuements dorés qui lui caressent la peau. Le voile humide a filé dans l’éther, il aperçoit dans le bleu adorable un toit gris qui blanchit à chaque seconde. Il prend une résolution, aller là-bas, parler, demander, il y aura bien une charrette, on ne peut pas toujours vouloir être le Christ, je trouverai bien un rythme, même si sur terre il n’est aucune mesure, je sens que ma mémoire s’emplit des moulins qui tournent sur les hauteurs, là où les chênes et les trembles s’épousent. Il est dommage que Diotima ne soit pas avec moi, sur l’herbe du chemin qui mène vers l’Isle, puis la Dordogne et porte ainsi son salut vers la belle Garonne, je suis des yeux la douce démarche de soie de cette femme brune qui est rentrée dans la ferme après m’avoir aperçu et me montre maintenant du doigt à un homme aux cheveux de jais qui tient à la main un gobelet de terre cuite. La lumière les fixe dans mon souvenir plus sûrement qu’une gravure, les moulins les saluent dans leurs dos, ils sont déjà installés dans les mots qui me viendront après mon retour, naturellement, comme on respire, ils sont debout à jamais, c’est un peu moi, je crois.
À deux pas, l’homme grec – c’est ainsi que je le vois – me tend le vin en partie consommé, j’entends son bonjour, je goûte le vin tandis que son autre main me tend une tranche de pain chaud. J’accepte tout, des merci me viennent, des bonjour à foison, mon larynx consent à s’ouvrir, je ne reconnais pas ma voix, l’homme me fait asseoir au seuil sur un banc de granit, la femme s’éloigne, il examine ma plaie au front, me palpe le dos, sourit, le pas doux de la femme revient et elle me verse un liquide sur la blessure du visage. Je grimace, ils rient. L’air en est saturé. Je me lève sans essuyer mes joues et je leur serre les mains, souriant, mes paumes tournées vers le ciel.