L’homme : Regardez-moi ! Normal, hein ? Je suis normal. Ni jeune, ni vieux. Une tête, un corps, des bras, des jambes. Enfin tout, quoi. Tout ce qu’il faut pour faire un homme. Ni courageux, ni lâche. Pas très intelligent, pas trop con non plus, le gars normal. Je suis le type qui va boire un coup avec les copains, qui se fait engueuler par sa femme ; enfin, le type banal. Je regarde le tour de France et les séries américaines. Je suis le citoyen moyen, le bougre qui vote à gauche, qui grogne contre les patrons, en bref le Français bien de chez nous.
Mais c’est drôle, vous allez me dire : qu’est-ce qu’il a ce type, s’il est tellement normal, à venir se planter là devant nous, pour le dire comme ça, tout à trac, bêtement ? Il veut dire quoi ?
La voix : Vous noterez, cher public, que ses sourcils sont ombrageux, que ses épaules commencent à s’affaisser…
L’homme : S’affaisser ? Si tu continues tu vas l’avoir, ta fessée, vieille toupie !
La voix: Non, je ne voulais pas dire du mal de toi, mais regardez, il y a quantité de petits détails qui ne vont pas. Regardez, les mains surtout, les mains tremblantes et inactives, et les plis amers qui se forment au coin de la bouche. Il lui est arrivé quelque chose, mais quoi ?
L’homme: Vous ne devinez pas ?
La voix: Non, tu vois, ils ne voient rien.
L’homme: Ça te va bien de dire ça, toi, la vieille taupe. C’est normal qu’ils ne voient rien. C’est un truc qu’on cache, une anomalie féroce, l’anomalie qui fait de l’homme un animal.
La voix: Dis-leur, tu vois bien qu’ils ne voient pas !
L’homme: Non, pas tout de suite, vieille toupie, pas tout de suite. L’histoire, d’abord, l’histoire, mon histoire !
Allons z’ y ! J’ai eu un manque dès ma naissance, un manque terrible ! Non, non, n’allez pas imaginer un deuil quelconque, un truc tragique du genre mort de la mère ou du père, un truc fatal… Non, non ! Simplement, je suis né dans un milieu humble, des gens simples, des vrais pauvres de pauvres. Et quand j’ai grandi, vite, il a fallu que je travaille. Oui, mais quel travail bon dieu, quel travail ? En fait, ça s’est réglé tout seul. Mon père était ouvrier, je suis devenu ouvrier ; et c’est comme ça que j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet.
Oh, oui, je sais, on cite toujours l’exemple du type qui est né dans un milieu ouvrier et qui a fini à Polytechnique, ou premier ministre. Mais si on le dit tout le temps, c’est parce que c’est exceptionnel. Sinon, on n’en parlerait pas. Mais un fils d’ouvrier, bon dieu, ça devient ouvrier, le reste, c’est du rêve pour les imbéciles, de l’eau de rose qui coule de la bouche des journaleux et des politicards. La vraie loi de la vie, c’est le pharmacien qui engendre le pharmacien, le médecin le médecin, l’avocat l’avocat, et donc, donc forcément, l’ouvrière met au monde des enfants qui vont à l’usine. La loi de nature vous dis-je, et le premier qui me dit le contraire je lui casse la figure, car c’est humiliant à la fin de présenter ce déterminisme social comme autre chose qu’une évidence ! Le fils d’ouvrier à Polytechnique, ça se produit peut-être, mais c’est une curiosité, rien de plus, et puis vous noterez que le contraire n’existe pas. Le fils de polytechnicien qui va à l’usine, je ne l’ai jamais rencontré. Ni le fils de médecin ou de pharmacien.
La voix: Mais alors, c’est quoi l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ? Dis-le !
L’homme: Attends ! Tu brûles les étapes. Pour une fois qu’on m’écoute, j’aimerais bien prendre mon temps. J’en profite ; alors, ma vieille taupe ne pose pas de questions, pose tes bagages et laisse-moi parler !
Je reprends. Tu vois, l’humiliation, ce sont ces exemples rarissimes et ridicules du fils d’ouvrier qui devient une tête, un chef ! C’est des conneries. Parce que si c’est vrai, moi je passe pour un crétin de première classe et ça tu vois, je ne le supporte pas. J’ai déjà bien assez des humiliations qu’entraîne mon anomalie ! Je ne suis pas plus bête qu’un autre, mais le manque est là déjà, à la naissance, point final ! Pas de pot ! Je suis le fils à « pas de chance », c’est tout !
La voix: Mais dis-le, ce qui ne va pas, l’anomalie et tout ça !
L’homme: Écoute, je ne sais pas si c’est bien nécessaire. Les spectateurs ont déjà compris. N’est-ce pas que vous avez déjà compris ? Je lis dans vos regards effrayés que vous découvrez peu à peu le manque, celui qu’on ne veut pas voir et qui existe à des millions d’exemplaires. Vous avez peur, hein ?
Eh oui, je suis le type qui, comme des millions d’autres, cache sa honte entre cuisine et chambre à coucher. Lever, manger, dormir, rien ne se passe que le temps infini de l’attente, le gâchis des jours, la perte totale, l’absence de l’essentiel ! Voyez mes mains blanches qui furent autrefois calleuses.
Ah, ah, vous avez une trouille bleue de me voir, maintenant, moi le gars tout à l’heure normal, voilà que je deviens ce que vous redoutez le plus. Je suis celui que vous ne voulez pas être, c’est pour ça que l’angoisse vous saisit. Vous aimeriez que je me taise, que je me taille, que je me tire une balle. Mais non, je suis vivant, et puisque pour une fois j’ai la parole, je la garde.
Regardez, un beau gars costaud…
La voix: Eh, tu n’a pas les chevilles qui enflent ?
L’homme: Non, je persiste et signe, et arrête de m’interrompre, vieille taupe, je suis un beau gars costaud, donc, qui ne demande rien d’autre que ce que les journaleux appellent « la reconnaissance sociale ». Ah, il y en aurait long à dire sur cette fameuse « reconnaissance sociale » ! Ils disent ça les journaleux et les politicards et ils croient qu’ils ont tout dit ! (Silence).
Bon, c’est ça, allez, je le dis, surtout que vous avez deviné, je le lis dans votre gêne, dans vos regards éperdus : oui, oui, oui, je suis chômeur ! Chômeur, chômeur, chômeur !
C’est ça l’anomalie féroce qui fait de l’homme un animal ! La honte de notre temps.
Vous permettez ? (Il roule une cigarette) C’est vraiment marrant, les bonnes âmes, les curés laïcs en col blanc et en cravates voyantes viennent me dire, sur un ton patelin à vomir, qu’il ne faut pas fumer à cause du cancer des poumons, qu’il ne faut pas boire à cause de la cirrhose du foie. Eh, mais Dupont, Durand, Ducon, si tu m’enlèves ça, qu’est-ce qui va me rester ? Mais que veux-tu que je fasse toute la sainte journée, tout le maudit jour, si je n’ai pas le droit de boire et de fumer ? Hein, dis-le, allez, dis-le ?
La voix: Mais tu n’as pas quelque chose que tu aimes bien faire, je ne sais pas moi, un loisir ?
L’homme: Ah, ah ! Le loisir, le loisir ! Ah quel mot ma vieille taupe ! Mais je n’ai que ça du « loisir » ! Tiens, je te raconte !
Je me lève le matin dans mon appartement de 30 m carrés de la petite ville perdue dans les brumes, et je me fais un café noir, noir comme mes jours, et sans sucre. Ah oui, j’ai abandonné le sucre. Oh, pas pour des raisons de santé, tu t’en doutes, non, c’est depuis que la fonderie a fermé, depuis que je suis au chômage. C’était trop doux, le sucre ; je préfère l’amertume au petit déjeuner, ça ne ment pas, tu comprends. Pas d’illusions. Avec un sucre, ce serait terrible. Ensuite, je vais boire un café au bistrot d’en bas, un deuxième donc, toujours sans sucre, mais cette fois avec le journal. Je me régale des horreurs du jour et mes mains sont vite noires ; à cause de l’encre du journal ; je m’y frotte les mains, exprès ; oui, ça me rappelle le boulot, les mains noires. Des fois, je passe ma main sur mes joues et ça fait des traînées, comme j’en avais tous les jours à la fonderie. Avec les larmes, ça coule tout seul, un vrai bonheur !
Et puis je remonte quatre à quatre, vidé, et j’attends midi en roulant des cigarettes. La marquise (c’est comme ça que j’appelle ma femme – au chômage elle aussi – ), la marquise donc, ouvre une boîte. On mâchonne, on boit du onze degrés, on fait la sieste et on se tue à la bière jusqu’au soir ! Télé pour s’enfoncer dans l’oubli, et la nuit, on flotte en faisant semblant de dormir. Ça fait peur non ?
La voix: Mais à part la fonderie, quand tu ne travaillais pas, tu avais bien des loisirs ?
L’homme: La pêche, le jardin, les copains, le bricolage.
La voix: Et les copains, alors ?
L’homme: Ah, oui, tout à l’heure j’ai dit que j’allais au bistrot avec les copains… mais, braves gens, vieille taupe, vous avez compris que je mentais. Dès que j’ai perdu mon boulot, plus de copains. Ils étaient partis, ou ceux qui sont restés changeaient de trottoir. Ils avaient peur d’attraper le chômage, cette peste noire de notre temps. C’est normal, je ne leur en veux pas ; ils croient que c’est contagieux. C’est tout l’homme ça, superstition et compagnie… et puis, je crois que j’aurais fait pareil…
La voix: Mais lorsqu’on est demandeur d’emploi, on…
L’homme: Non, non, non ! Pas « demandeur d’emploi », s’il te plaît ! Du respect, s’il te plaît, pas de mensonge ! Laisse ça aux costards croisés de la pensée unique, celle qui justifie l’injustifiable avec des mots ronflants. Tu dis « chômeur », vieille taupe, compris ? Chômeur !
La voix: Compris. Je vois, je vois.
L’homme: Mais non tu ne vois rien, comme d’habitude, tu ne veux rien voir ! « Chômeur », écoute comme c’est laid, comme c’est vrai ! Regarde, écoute, on sent l’accent circonflexe de « chômeur » qui fait comme un toit unique sous lequel tu es coincé jour et nuit ! Et si tu dis « chômeur » en verlan, tu t’aperçois que tu meurs au chaud ! C’est pas un beau mot ça, avec de la vérité autour et dedans ? Qu’est-ce que tu veux de mieux, vieille taupe ? Hein, qu’est-ce que tu en penses ?
La voix: Je pense que tu te fais du mal.
L’homme: Eh bien, si tu veux me faire du bien, tu rouvres la fonderie, je récupère mon boulot et tout est bien qui finit bien ! Allez, fais-le !
La voix: Mais non, ne te moque pas, on ne peut pas revenir en arrière !
L’homme: Alors ?
La voix: Mais je veux t’aider, bêta, gros malin…
L’homme: C’est beau d’insulter un chômeur ! Bravo !
La voix: Excuse-moi !
L’homme: Ça va, ça va, n’en rajoute pas ! Quant à m’aider, vieille taupe, mais on n’arrête pas de m’aider ! L’état, ce monstre froid, m’envoie tous les mois quelques glaçons sous la forme de quelques billets de cent euros, juste de quoi payer le pain, les conserves, le café et le pinard. C’est pire que tout, une aide pareille ! Ça te replonge en enfance, quand tes parents te donnaient un franc pour aller acheter des bonbons à l’épicerie du coin ! Tu mesures le progrès ! Le RSA, tu sais ce que ça veut dire ? Le RSA c’est : Rogatons Sociaux pour Anormaux… et après, à la télé, tu vois des gars qui se gobergent alors qu’ils se sont seulement donnés la peine de naître dans un milieu qui leur a tout donné au berceau ! M’aider ? Allez, laisse-moi rigoler !
(La voix se lève dans le public et s’approche de l’homme)
La voix: Bonjour !
L’homme : (Il se recule, gêné) Euh, b… bonjour ! Excusez-moi !
La voix: (riant) Ah non, bel homme ! On ne va pas se dire « vous », plus maintenant, au point où on en est !
L’homme: Excuse-moi, je te voyais comme une vieille taupe, et tu es là toute fraîche, toute belle !
La voix: C’est normal, c’est mon nom.
L’homme: Et tu t’appelles comment ?
La voix: Espérance, mon nom est espérance.
L’homme: Ah, ah ! Comme c’est beau… c’est fou ce que tu es belle ! Je ne pensais pas qu’un jour je pourrais parler à une femme aussi magnifique! (Elle rit) Mais, tu sais, je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles. Tu n’as rien à faire avec un type comme moi.
Espérance : Tu te trompes. Au contraire ! C’est pour des hommes comme toi que j’existe, que je suis indispensable. Les autres, les bouffis, les aimés, se fichent pas mal de ma présence au milieu d’eux. Ils vivent sans moi, ils végètent sans avoir envie de me voir. Banals et froids, ils ne sentent même pas que je les hante tranquillement. Tandis que toi…
L’homme: Je comprends. Et je crois même que nous avons un point commun.
Espérance : Ah, tu vois…
L’homme: Oui, avec les chômeurs par millions, y a plus beaucoup d’espérance aujourd’hui ; au fond, c’est comme moi, tu es en chômage technique…
Espérance : On peut dire les choses ainsi. Encore que, justement, entre chômeurs, on a fondés une association.
L’homme: Tu ne manques pas de culot !
Espérance : Audace et espérance sont des sœurs siamoises, bel homme ! Soyons concrets si tu le veux bien. Tu sais faire du jardin, tu bricoles… tu pourrais aider. Il y a des tas de gens qui ont besoin de tes capacités !
L’homme: Mes capacités ? Attends, tu as déjà vu à la télé une collision entre deux trains ? Les wagons disloqués, tu vois ? Eh bien, c’est à peu près l’image de ma colonne vertébrale après vingt cinq ans de fonderie.
Espérance : Ne t’échappe pas, ne te dérobe pas. Je sais tout cela, je sais. Mais tu pourrais tout de même rendre service ; les gens ont besoin de tes doigts d’or, de ton astuce ; tu sais, il y a toujours un volet disloqué, un gazon à tondre, une machine à réparer. Et les gens sont désemparés, ils perdent un temps infini, ils s’énervent, ils passent des week-ends de chien. Et puis, il y a les personnes âgées, les malades… Tu ne veux pas aider au lieu d’être aidé ?
L’homme: On peut toujours essayer ; ça ne mange pas de pain, ça ne mange pas de pain…
(De son bras elle entoure les épaules de l’homme ; ils tournent le dos au public et s’éloignent tandis qu’elle continue de parler et qu’il hoche la tête)
Espérance : Tu comprends, tu pourrais par exemple aller chez… , tu sais, elle habite pas loin; elle a un problème de lumière et, tu vois, tu pourrais..
Une réflexion sur « Une pièce sur le chômage : L’anomalie »
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