L’accordéon ( 1 / 2 )

 

Un lent haussement s’écrase discrètement dans la nuit. On a beau dire que c’est la lune, je préfère ne pas comprendre, aller seulement sur la grève et glaner sous l’écume (souffle au cœur de l’eau) les éclats mouillés qui s’abattent avec une régularité glacée. Vaguement éclairées par les réverbères de la jetée, les lames se froissent sans moi, onomatopée des eaux qui ressemble à nos habitudes et nous toise d’en bas comme si nous étions moins encore que les galets roulés du flot.

            Mais si, en artisan patient, on prête l’oreille au glissement en marche vers nos pieds, si on laisse s’effacer sans regret les traces de notre présence sous le roulis des eaux émoussées, on perçoit comme un discret applaudissement, un oui à la vie, un non à l’effondrement et ce que l’on prenait pour un froissement de tissu d’ondes qui se contrarient, devient musique, enfin prélude à la musique, ou plus précisément prise de souffle, aspiration, inspiration, recul ultime de notre vie.

            Vieille histoire : nous sommes nés de la mer. Poséidon nous dépose sur la terre, forçant le poisson à devenir mammifère, puis homme. Mais on dirait à tout prendre, que nous n’avons rien oublié. Notre respiration est souvenir de ces fragiles branchies, fruits des eaux que l’on voit clignoter sous la lune attirante des plages de nuit. Nous respirons au ressac ; nous inspirons à la marée montante et nous expirons au retrait des eaux.

            La vie est inspiration ; l’expiration viendra bien d’elle-même, naturellement.

            Au beau milieu de mon avance, j’entends là-bas une fête coupée du monde. Je ne m’approche pas trop. C’est peut-être un mirage. Comment à notre époque de rythmes sourds, électroniques, où les basses imitent partout les battements du cœur, comment peut-on encore se livrer au flot aigu des notes enfilées comme des perles ? J’entends des chapelets païens dégringoler vers les corps embrassés, aimant de notes culbutées. Il y a du fringant dans l’air, et le fringant est l’élégance du pauvre ; l’accordéon lance gratuitement ses richesses à l’imitation des flots. Il existe donc encore, ce triomphe du samedi soir qui s’offre des clairières en fusion, populaires et bousculées ? Serait-ce le retour des visages disloqués par l’œuvre machinale des jours qui se réparent un moment sous la douche clamante de l’accordéon dense ? Mais non, enfin, me dis-je, sois raisonnable, ces gens sont en vacances : le jour ils se soûlent de vagues bleues, le soir ils s’enivrent de paso-dobles gorgés de bémols orangés. C’est tout.

            Au plein de la nuit, il m’apparaît que le temps est aboli, que l’homme accordéon dont Brassens chanta la disparition (« Le Vieux Léon »), est revenu faire un tour, juste une fois ; comme ça, pour sourire ; j’ai bien de la chance. De là où je suis, j’entends encore la mer, mais l’instrument vient y mêler son souffle ; je vois l’homme ravi sous les lampions artisanaux, balançant sa poitrine double… car l’accordéon est un prolongement des poumons, il est notre alerte présence, notre respiration multipliée et l’homme oscille très nettement du haut de la scène, déplie et replie l’instrument, il rit. Je songe que nous n’avons pas été suffisamment bercés (personne ne le fut jamais assez), et l’accordéon dorlote nos manques, car le geste du musicien est le même que celui de maman. Sa berceuse invite à respirer ; il remonte de la Libération, projetant dans cette nuit taillée de guirlandes d’ampoules – ersatz d’étoiles – ses dièses salés et ses bémols banals. Un majeur franc marque les pas. On dirait la mer. Je rêve. Je doute que je rêve. Peut-être suis-je endormi ?

            Ecoutant la mer, je vois l’accordéon. C’est une vision, rien d’autre. Le doute s’insinue pourtant ; « Perles de cristal » dévale maintenant vers moi et tout revient d’un coup. C’est que, sur cette seule pièce qui me fascina enfant, l’accordéoniste se fait athlète ; tant de notes pour les pauvres que nous étions, familles riches d’enfants pour compenser, et les boutons de nacre figurant la fortune rêvée ; le magicien d’alors les touchait avec une telle dextérité qu’il en semblait le maître absolu. L’homme le plus riche du monde, l’accordéoniste… j’ai l’impression que je crois encore à ce merveilleux de petit d’homme qui levait son visage béat vers le musicien souriant à ses sons inouïs.