C’est peut-être le plus concerté de mes ouvrages. Le plus travaillé. La contrainte était féroce: je devais rêver à partir de gouaches carrées de 10×10, ce qui semble impossible, ahurissant. Les gouaches me contraignaient à prendre leur format. Je ne connais pas d’exemple d’une pareille folie: le peintre dicte au poète et la forme et le contenu. J’étais, le faisant, parfaitement conscient de cette nouveauté. Et donc je n’étais pas seul(c’est le plus important). Il y avait d’ABORD les gouaches. Nous nous étions mis d’accord avec la peintre (vive internet) : elle racontait dès le début l’histoire du confinement(sur un an)… de manière abstraite, et je devais mettre des mots dessus. J’avais la gouache et je devais l’illustrer… oui, l’écrivain illustre le tableau!! ça paraît fou, mais c’est ainsi que nous avons conçu les trois étapes: la fièvre monte, elle se stabilise, puis elle redescend. Dans notre fiction nous n’avions pas prévu que l’épidémie s’étalerait sur deux ans. Nous étions partis de l’idée qu’une épidémie durait un an et qu’elle allait donc s’estomper. Ainsi les trois soleils de la couverture disent-elles les trois étapes plus générales d’une épidémie.
En réalité la contrainte formelle était une contrainte physique, une contrainte qui préoccupe. Comment écrire à partir d’une image abstraite, qui plus est une peinture à l’eau, c’est-à-dire sans la souplesse du pinceau?
Ces contraintes étaient l’image formelle des interdits imposés par l’épidémie.
Ce petit livre n’a eu AUCUN succès. AUCUN. Ce qui est très bon signe. Rien ne l’avantageait. Des gouaches, des textes restreints… difficile de faire pire au temps du racolage. Or, je demeure persuadé que ce petit livre tombé du ciel des inventions est un bon livre. Vous avez sûrement remarqué que les textes tombent juste sur la surface de la gouache en regard. C’est un vrai livre. Je devrais dire: un livre VRAI. Il dit la vérité de l’épidémie; chaque image découpe une fenêtre, c’est-à-dire la seule vision qui nous soit permise dans une période aussi féroce, aussi privée de “sortie”, et à l’intérieur de ce carré, les mots s’inscrivent selon.
Que ce BON livre soit demeuré “lettre morte” voilà qui me réjouit profondément. Pas masochiste, non, mais sûr que ce petit opuscule recèle des trésors d’inventivité jamais avoués qui déconcertent, prennent au dépourvu, mordent sur le convenu.
La peine fut belle. La souffrance de l’épidémie fut on ne peut plus utile. Il ne faut pas hésiter à le dire: ce livre est un morceau de présent tombé parmi nous. J’ai un certain mal à décrire rétrospectivement mon sentiment; je dirai: ça renaude. C’est une protestation radicale. Personne ne l’a vu. Ces vingt fenêtres sont ce que nous fûmes, durant ce temps suspendu …comme si le temps pouvait se suspendre! Oui, il le peut, c’est ce petit opuscule.
Raymond Prunier
(Edité aux éditions Lumpen:
http://lumpen.fr/les-editions-lumpen)
Je trouve importantes ces précisions que vous avez données dans un commentaire, hier :
“Le lien entre les gouaches et les textes: la forme. Au temps de la claustration il était juste de pratiquer des miniatures comme dans les anciens livres manuscrits du moyen âge, où enfermés dans des abbayes les moines travaillaient à la fois le dessin et l’écrit. . J’aurais dû m’en tenir à mon projet initial, la chose eût été plus claire: j’avais à l’esprit d’écrire, à la main, les poèmes carrés. Ce que j’ai aimé dans les gouaches avant tout leur côté VITRAUX. Ce sont des fenêtres qui donnent sur le monde mais qui justement ne ‘donnent’ à voir du monde qu’un résumé abstrait, une essence. Les petites miniatures ont en outre le plus souvent des allures de scène de théâtre. L’entourage décale l’image, parfois un rideau vient donner une solennité souriante. Ils m’enchantent.”
Dans vos poèmes carrés je lis une introspection déchirante et par éclats ce qui vous vient du monde regardé ou imaginé par la fenêtre.
Elisabeth Detton, comme tous les artistes qui choisissent l’abstraction, nous entraîne dans son monde (couleurs, composition, rigueur…) . Observant ses créations, je vais de l’une à l’autre comme je le ferais dans une exposition, les regroupant intuitivement par séries. Oubliant volontairement le thème du “confinement” et suivant la succession ludique de certaines d’entre elles.
Je me suis toujours refusée à chercher une signification aux œuvres abstraites.
Je vagabonde, suivant les couleurs, les formes.
Je me dis : voilà deux êtres, un avec des mots, l’autre avec des couleurs, qui traduisent leur mal-être d’être enfermés par le confinement, projetant l’angoisse de la maladie qui rôde, exprimant tout ce qui les traverse et enfermant leurs sensations dans autant de carrés.
Je pense soudain aux “cages” de Giacometti. Une, nommée “La boule suspendue” est sororale de certaines gouaches d’Élisabeth Detton. Enfermement… Sestoiles aussi où chaque portrait est enfermé dans un cadre peint.invention du mouvement immobile. Lui aussi chercha, explora des dimensions infimes, un univers inquiétant devant affronter la terrifiante vacuité de l’espace.
Certainement le commentaire le plus intéressant que nous ayons lus; c’est fin subtil et rend parfaitement compte du travail sérieux et accompli de notre affaire. Vous avez vu l’essentiel; c’est l’enfermement QUI CHANTE. J’aime bien “déchirante, éclats”, toutes ces choses qui sont liées à une vitre brisée.
VITRE et VITRAUX disent bien l’aventure, manière de refaire l’histoire de la peinture d’occident avec les moyens les plus modestes qui se puissent imaginer: de l’eau du papier un carré réduit.
Pour l’abstrait le sens importe peu, oui, mais ce qui importe alors c’est la forme et la couleur. Je redis ce que vous dites excusez-moi.
Il y a de la souffrance dans la première moitié mais ensuite les œuvres et les textes s’éclaircissent. Notez bien que, dès le début, la fin de chaque texte a sa part d’optimisme souriant; c’est voulu bien sûr.
Ce qui sourit, c’est l’œuvre en train de se faire, autrement dit: “tu as beau m’enfermer, covid, je continuerai vivant à approuver la vie et je te le prouve par ma création double”. Victoire dès le début, on ne va pas se laisser faire ! A la menace nous répondons “par des salves d’avenir”(René Char).
Avec la terrifiante vacuité de l’espace (votre formule) nous dialoguons en évoquant la terrifiante vacuité du temps. Car FAIRE texte et miniature c’est emplir le temps, tout ce temps fou qui reflue dans son vide inepte et déstabilisant. Voilà bien la raison d’être de FIEVRE. Ambition démesurée d’un minuscule petit recueil. Nous souhaitons bon vent à ce petit navire coloré.
Ce que j’ai cru comprendre c’est que les gouaches d’Élisabeth Detton ne sont pas conçues comme des illustrations. Ce sont des actes nés de l’impression de la lecture, des lectures antérieures dont “Le Chemin”. Des irruptions qui arracheront au texte ses non-dits. Le peintre devient analogue à celui qui va écrire. Le lieu de cette irruption sera le livre. Ses gouaches font sentir l’abstraction de l’écriture, sa présence en signes.
L’alliance de vos deux créations fait apparaître une scène mentale sous deux espèces, l’espace du texte étant métamorphosé par les gouaches.
Couleurs et écriture révélateurs de cette souffrance du confinement comme une radiographie.
Jours de papier…
Vous trouvez les mots qui correspondent parfaitement au projet. C’est magnifique. On ne peut mieux résumer l’aventure.
Vous me conduisez à chercher ce qui m’intrigue dans la profondeur de ce livre. C’est que la peinture ne se lit pas comme l’écriture.
Michaux m’a longtemps passionnée. Lui et ses calligraphies qui sont dessins de l’écriture et dessins des formes, des tâches, du rapport au noir au blanc.
Et vous réunissez vos deux tentatives, croisant ces deux actes par une antériorité de l’un sur l’autre. Et pourtant celui qui écrit a exprimé, ici, son étonnement sans fin devant ces gouaches où nulle trace de pinceau n’est discernable, où des cadres oppressent le désir d’évasion.
Et pourtant il y a une joie sourde sous toute cette fièvre, celle que l’on nomme espérance.
Voyez comme la joie existe, je ne l’ai pas inventée à posteriori. Merci de l’avoir vue!
Comme c’est étrange, je lis “Chevreuse” de P.Modiano et je me trompée.
Page 31 j’ai lu :”il y eut un long silence entre eux trois, qu’il essaya de rompre, mais il ne trouvait pas les MORTS”. Hors, c’est un lapsus, Modiano a écrit : “il ne trouvait pas les MOTS.”
J’étais,un peu avant, feuilletant votre livre “Fièvre”, fascinée par la création d’Élisabeth Detton page 23.
Je pensais MORT, vous pensez, en regard, page 22 : “soleil noir” soufflé par le poète de Chimères. Les fenêtres étaient mortes”.
Je suis troublée par l’empreinte de votre livre alors que je lis Modiano.
Je suis troublée par l’inconscient qui voyage incognito…
Moi aussi. Mais les thèmes humains sont finalement restreints: la vie l’amour la mort. J’ai vu Modiano présentant son livre à la télé (exercice impossible avec un auteur normal: la télé rapetisse tout ), mais de le voir aux prises avec sa propre oralité m’a confondu. Le cruel rira. Mais il fait un tel effort notre prix nobel qu’il faut admirer sa communication particulière. Quel effort!
Oui, très émouvant. Les gestes de ses mains, l’expression de son visage, sa fébrilité. On attend le mot. On le formule pour lui mais déjà, il embrasse une autre pensée qui pourrait éclairer la précédente. La sente n’est lumineuse que pour lui mais la pensée ne veut pas être capturée par la parole. Elle ne peut se poser tel un papillon que sur la page blanche.
Je lis “Chevreuse” et je retrouve Modiano dans ce rêve éveillé où des personnages apparaissent, disparaissent comme happés par une sorte de brouillard. Sa mémoire est capricieuse et son écriture porte ces interruptions, ces blancs qu’il accepte pour raconter cette enfance qui a suivi cette période trouble de la guerre, de l’Occupation, ce deuil aussi du frère. Un double encore… Il sillonne ce passé mi vécu, mi imaginaire. J’aime sa signature, cette écriture précise (topographie) et souple pour suivre les méandres d’un non-dit qui résiste à la parole et affleure. Un même roman que le temps modifie, que la mémoire explore différemment. Celui-ci est envoûtant.
Ces lignes : ” Un avion glissait en silence dans le bleu du ciel et laissait derrière lui une traînée blanche, mais on ne savait pas s’il s’était perdu, s’il venait du passé ou bien s’il y retournait. “, quelque part à la fin du roman font lien entre ma lecture et nos échanges.
Magie des retrouvailles ! C’est une description de “l’air” du temps.
Merci de le signaler. Voilà donc un roman à lire absolument.
Lisant “Chevreuse” je comprends mieux le comportement de P.Modiano dans son dialogue difficile avec F. Busnel. C’est qu’il essayait de préciser sa pensée en “raturant” ce qui était imprécis comme il semble le faire en écrivant. J’imagine volontiers son manuscrit plein de ratures. Cet effort incessant de préciser peint son combat contre les brumes du souvenir qui fuit, se dissout, laisse apparaître une enfance où les actes et paroles des adultes étaient loin d’être compréhensibles. Enfant itinérant soumis aux déplacements de ses proches, ayant gardé une mémoire des lieux mais ayant modifié ses souvenirs involontairement par ce qu’il imaginait. Jeune homme ayant mémoriser la carte d’une ville par les premières lettres des numéros de téléphone, indiquant un quartier. Jean Bosman, son double, déjà rencontré dans un autre roman, lui permet de voir sans être vu, à distance de ce personnage dans lequel il se projette. L’intrigue un peu fragmentée m’a semblé être surtout une occasion d’explorer la façon dont la mémoire, sa mémoire, fonctionne, de roman en roman. Effaçant, raturant pour mieux percevoir.
Vous écrivez :
“Notez bien que, dès le début, la fin de chaque texte a sa part d’optimisme souriant; c’est voulu bien sûr.”
Une joie qui paraît de surface comme si tout au fond de votre être, et lié à la fatalité de la pandémie, une gravité, venue de plus loin orientée vers la mort et la souffrance, traversait votre écriture.
Une oeuvre tragique teintée par votre passion pour Hölderlin et Goethe.
Peut-être avez vous raison. Goethe et Hölderlin … mais Proust et Kafka et Colette (tout récemment)… Mais je vous sais gré d’aller rechercher dans mon fatras mon texte en trois parties sur HÖLDERLIN. Le tragique, oui, celui des affinités électives par exemple. Mais votre mot est plus intéressant: “la gravité”. Chez Reverdy on trouve: “La vie est grave, il faut gravir”.
Les avez-vous traduits ?
Chez Reverdy :
“Et moi j’attends
La dernière lumière
qui monte dans la nuit
Mais la terre descend
Et tout n’est pas fini
Une aile la supporte”
N’était-il pas un ami fidèle de la librairie d’Adrienne Monnier où il rencontra Maurice Saillet ? Naissance de “Main d’oeuvre”, ses poèmes écrits entre 1913 et 1949 au Mercure de France.
J’ai les précieux volumes édités par Flammarion en 2010.
Superbe texte quel poète !
J’ai très bien connu une poète Marguerite Clerbout qui, jeune fille, fréquentait la librairie d’Adrienne Monnier. Dans ses conversations qui ne parlaient jamais ou presque de poésie (!!!!!)voilà que tout à coup elle mentionnait que Paul Eluard l’avait encouragée. .. ou bien elle disait: “Ah oui, c’est la dernière fois que j’ai rencontré Paul Valéry chez Adrienne Monnier”.
Elle n’inventait rien ce n’était pas son genre! J’étais comme cloué sur place. Ses nombreuses rencontres avec Jankélévitch qui avait fait une préface à un recueil “Pour un nuage violet”, me sont restées comme un rêve.
Je vous répondrai plus en détail après le 16 octobre, je suis très pris par une rencontre de poètes femmes à Laon que j’organise ce samedi.
Magnifique cette rencontre lecture en l’honneur de ces quatre poètes.
Vous écrivez à propos de Goethe : “il y a des tentatives d’écrire sans sujet, mais lorsqu’on se lance dans une fiction, la morsure imaginaire exige son motif ; les mots doivent produire un sens, même si le récit est non-sens, absurde, il existe cependant : un sens se dit, obscur peut-être, mais on l’entend ou le devine.”
Quant à Hölderlin, je relis ci-dessous “Sur les pas de Hölderlin 1/3”. Presque un autoportrait !
eh bien , je crois qu’écrivant on a toujours de grands modèles. Merci pour l’autoportrait!
Pour Raymond et Élisabeth Detton.
Gambadant dans mes prairies de poèmes, j’ai ouvert un petit Poésie/Gallimard que j’apprécie infiniment de Jacques Roubaud : “Quelque chose noir”.
Et j’ai rencontré page 85 Raymond en arrêt devant cette mystérieuse gouache noire d’Élisabeth Detton qui sera imprimée page 23. Il lui parle à bas-bruit.
“Méditation de la comparaison”
“Il pourrait me venir à l’esprit de te comparer à un corps noir, rayonnant d’une distance énorme, quasi infinie, une sombre lumière qui n’arrête pas de me parvenir.
[…] Je le pourrais mais je ne m’y résigne pas.
Je m’acharne à circonscrire rien-toi avec exactitude, ce bipôle impossible, à parcourir autour, de ceci, ces phrases de neuf que je nomme poèmes.
Avec tout le mécontentement formel dont je suis capable au regard de la poésie
Entre les mois de silence où je ne me prolongeais que muet.
Et le futur proche où je me tairai de ces poèmes avec absolue incompréhension.”
(Ah, c’est tout-à-fait ça !)
A propos du roman de Modiano, il l’a écrit pendant le confinement dans une maison qu’il avait louée dans un petit village de la vallée de Chevreuse.
Écrit, donc, comme pour vous avec “Fièvre”, dans l’immobilité forcée avec la force des souvenirs et un paysage qui affleure malgré l’enfermement.