Il y a quelques années, le vent avait fini par user les pointes des cornes, des morceaux tombés menaçaient les passants à tout moment. Les “moines” du patrimoine ont alors décidé de remplacer ces pièces fragiles (quoi de plus fragile qu’une corne de pierre en haut d’une cathédrale orientée à l’ouest au haut du mufle de bœufs massifs?), attentifs à restituer la nature exacte de ces animaux (on aurait pu les prendre pour des chiens), pensèrent à juste raison qu’il fallait par conséquent remplacer les cornes envolées. Je les imagine perplexes, ergotant et navrés, devant les photographies des bœufs qui n’avaient plus figure humaine. Il fallut bien constater que c’étaient les cornes qui faisaient croire à la “réalité” des bœufs; il n’y eut alors rien de plus urgent que de restaurer ces points d’interrogation tournés vers le ciel. La cathédrale aux bœufs sans le signe des bœufs, les cornes, se faisait pauvrette; les touristes allaient crier à l’escroquerie. Où étaient les bœufs promis par le guide ? La diablerie était de taille. Certains protecteurs du patrimoine songèrent sans doute à en refaire en pierre; on les cimenterait avec des colles dont on use dans les cuisines pour faire des joints, le silicone contre le vent d’ouest, ça tiendrait
Toutes ces difficultés que je viens d’inventer ont été réglées avec élégance: on leur a mis des cornes en plastique qui imitent les anciennes, comme on coiffait autrefois les ânes à l’école . Tout est bien. De loin le passant, admiratif de l’édifice du XIIème siècle, songe que vraiment à l’époque les statues c’était du solide.
(Tout dans cette fiction n’a pas été inventé).
10 réflexions sur « Des cornes et des bœufs (la cathédrale de Laon) »
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“les mugissements laissent place à une manière de sifflement où le vertige venteux chante au-dessus des arches habiles, entassées, innombrables; ces arcs brisés inventent la geste gothique des premiers temps. Mais tout est si haut perché que le bâtir échappe au regard un peu, laissant place aux songes omniprésents”
“Il est naturel que les bâtisseurs aient voulu placer les bœufs en haut de la cathédrale. On dit que les hommes du temps ont ainsi voulu saluer les animaux qui tirèrent les pierres depuis le Chemin des Dames. “
“les bœufs y paissent les pluies
se cachent souvent sur les nuages
s’enfoncent en tournant sur leurs cornes
dans l’azur au teint tremblé
ce sont les pauvres yeux de la robe gothique.”
Bravo et merci Christiane. A eux seuls les bœufs mériteraient un livre. Mais c’est déjà la cas puisque mon petit livre (tiens tiens) sur Laon commence par un chapitre intitulé: Bœufs !
Sans compter quelques interventions ici même sur le même sujet, toujours aussi fascinant.
Oui, j’ouvre votre livre :
“Les bœufs sont une énigme. On vient de loin pour les voir. Leurs faces tournées vers nous fixent les générations qui sengendrent au-dessous, décrochant les pluies, fixant les averses, renvoyant les soleils. Fin juin, leurs cornes ne lâchent plus la lumière. (…)
Le bœuf va figurer tout cela. Ce bloc de pierre mime le travail : il est un alter ego des gens d’en bas, image de pierre pour ces hommes de rien qui triment par les champs ensemencés. Et lorsque le mendiant relève la tête (on ne peut rester toujours penché vers la terre) il aperçoit les bœufs, il sent que c’est lui en gloire, à deux doigts des nues et il sourit.”
Vous avez tant écrit sur ces bœufs, qu’il ne serait être un autre plaisir que la lecture.
J’ai voulu les dessiner mais j’avais le soleil dans les yeux.
Je feuillette un livre que j’aime beaucoup. “Temples grecs Maisons des dieux” d’André Suarès.
Au fil des pages, je lis :
“La cathédrale est en pleine ville, au beau milieu des ruelles et des logis où grouillent les vivants. (…) Les hommes et les maisons se pressent autour d’elle, les poussins de celle qui les protège, les guide et les nourrit. (…) Les enfants jouent sous son aile. Au fort de la détresse humaine, la cathédrale est la Mère et le secours de tout ce qui vit et meurt. (…)
Toute la grâce du jour dans la fleur du matin. La pierre palpite. poreuse, elle dévore la lumière. Ce miel d’or est sa nourriture. La déesse, qui baigne encore dans les sourires du sommeil, ouvre les yeux sur tout le pays, son domaine : la ville, la plaine, les moissons, le froment, la solitude, tout l’attend.”
c’est beau, cette cathédrale, naïve, rêveuse, finalement très adulte avec sa métaphore maternelle, maternante et surtout rassurante…très riche !
La citation est trompeuse, cher Raymond.
C’est un voyage en Italie qui est le cadre de ces textes. Suarès s’est rendu cinq fois en Italie. On connaît son “Voyage du Condottiere”, magnifique.
Ce livre “Temples grecs, maisons des dieux” concerne son voyage en Sicile. Dix-sept proses lyriques consacrées aux temples, aux paysages. Presque la Grèce où il n’a pu aller… Temples d’Agrigente (Empédocle), de Ségeste, de Sélinonte… Souvent chaos des ruines, images de mort. Silence. Méditation. Soleil. Lumière dont celle blonde évoquée dans l’extrait précédent. Solitude.
Puis Paestum pour une joie paisible.
Il écrit surtout sur les colonnes, la perfection selon lui. Cantiques de pierre .
Sans oublier les oliviers, les amandiers, les pins…
“Seuls, les oiseaux de proie hantent le cirque de Ségeste et tournoient au-dessus du Temple. Je sais à présent.
La terrible solitude de Ségeste est l’accord nécessaire et parfait de toutes les dissonances. Pareil au vertige où l’on cesse d’être soi pour soi-même, un tel accord exalté toute notre part immortelle. A cette splendeur muette, le désert ajouté la beauté du silence et de l’abandon. Et rien ne peut être plus beau.(…)
Les dieux qui vieillissent sont des dieux qui meurent. Si l’homme n’était pas si éphémère, il se verrait entouré de dieux morts. “Bien des dieux sont morts”, disait Héraclite. Leurs maisons durent plus qu’eux. Et leur drame, inconnu à la foule, à l’écume qui s’élève et se dissout dans cesse sur les vagues du temps, couvre l’espace.
A Ségeste, j’assiste aux plus profondes, aux plus augustes obsèques : allant du théâtre au temple, je crois voir la mort de Zeus et ses funérailles.”
C’est passionnant, la mort des dieux. Un texte précieux. Merci d’avoir pris la peine de l’écrire ici même. C’est tellement hölderlinien…