Les masques au Japon en 2012

Lorsque j’étais au Japon en 2012 pour saluer ma fille Lucie (elle y resta quatre ans), que j’appelle dans ce texte “Antigone”, j’ai rédigé une manière de journal de voyage que j’ai nommé: “Un pékin au Japon”. Je fais part de mes étonnements – j’avais pris soin de n’emporter aucun livre guide qui eût pu troubler mes découvertes; ma fille était mon seul et unique guide – et parmi ceux-ci une stupéfaction qui résonne aujourd’hui très étrangement. Il s’agit du port du masque qu’à l’époque les Japonais portaient déjà presque systématiquement:
“A vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Masques blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – les Japonais se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !- bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.”

Extrait de Un Pekin au Japon dans ce même blog:

Un pékin au Japon (10)

Il a fallu que nous allions à Nara – plus d’une heure de train – pour que je commence à m’interroger sur cette tache aveugle, partout présente : les inscriptions en japonais.

La veille, alors que j’attendais sur le quai, un employé du métro s’avança, s’adressa à  moi dans sa langue, puis me tira par le bras, sans violence, m’expliquant longuement quelque chose qui m’échappait et doucement me guida sur vingt mètres comme on le fait  d’un aveugle, et abusant de ma docilité d’âne de compagnie me prit à part près de son local – je fus si intrigué que je me laissai faire avec un sourire constant ; il me fixa dans les yeux et articula clairement : « Not woman, not woman ! » Que je ne sois pas une femme semblait le consterner et éteignant mon sourire je dirigeai l’index vers ma poitrine, affirmant qu’en effet je n’avais pas l’once d’une trace de féminité et que j’en étais sincèrement profondément (deeply) désolé.  Ma voix tenta de l’emporter sur les vibrations du métro à l’arrivée, je criai de tout mon grave combien j’étais désolé (sorry), il me désigna alors du doigt des lettres rose encadrées de rose sur la surface du quai où il m’avait surpris ; le wagon qui faisait face à l’inscription était du même rose. D’un gris vert uniforme, la rame de métro traînait par son milieu ce bonbon sucré, lumineux, et ce fut seulement à ce moment que je découvris en larges lettres latines : « Women only ». Le brave homme aux lunettes d’écaille tenta de me faire voir l’absurdité de ma situation : je n’étais qu’un homme et je n’avais rien à faire là-bas : le wagon était réservé aux femmes. Mon mauvais esprit me souffla qu’il y en avait sans doute un autre pour les homosexuels, un pour les bi, les trans, etc. Je jugeai cette pensée d’un goût fort douteux, mais je ne pus empêcher la folle du logis de poursuivre sa course et j’imaginai un instant une rame où chaque wagon serait réservé aux genres les plus divers, m’interrogeant sur la pertinence d’une pareille institution. Ma petite machine à dénigrer s’emballant, je restai cloué sur le quai, et la rame fraîche repartit sans moi avec son wagon rose.

Au fait, qu’en était-il de l’exquise politesse des Japonais ? Le joli cliché s’était vu conforté lorsque j’avais aperçu dès le premier jour des gens qui partout se faisaient des courbettes : une fois le petit choc passé, j’avais rêvé de vivre dans ce pays « sans bise » (ouf !) où le corps parlait spontanément, respect saisissant, peut-être un peu appuyé… enfin, je ne voulais pas approfondir, ni même nuancer mon impression, ainsi sont leurs mœurs, à quoi bon voyager si c’est pour estimer l’étranger bien étrange ? En bref, j’étais séduit par le buste qui se penche vers l’avant dans les lieux publics ; aux pires moments de presse des êtres s’inclinaient alors qu’ils étaient à vingt mètres l’un de l’autre et que des dizaines de piétons se ruaient dans l’espace qui les séparait. J’interrogeai ma guide : alors, cette politesse ? Elle leva les yeux au ciel, fit un geste de bascule de la main (couci-couça), et soudain : « Quand tu sors d’un restaurant par exemple, un Japonais ne te tiendra jamais la porte – Ah bon ? » J’attendis la suite ; elle vint bientôt et comme ma fille n’avait pas froid aux cordes vocales : « Les Japonais, dit-elle, ça serait plutôt du genre à te reclaquer la porte sur la gueule, tu vois ! » Je conclus ce bref échange sur une formule : « Les Japonais sont polis, mais ils ne sont pas courtois. » Ah, ces généralités !

À Nara, à la sortie du train, un moine tend une sébile.  Un passant sur deux s’arrête aimablement, salue, dépose une pièce, parfois un billet ; l’homme sourit sous son chapeau de paille tressée, parle peu ; le soir on le retrouvera au même endroit, toujours immobile. Il prie, je crois. A-t-il mangé ou bu dans la journée ? Je jurerais que non.

Terre grise et brune, souple aux pas, on s’attend à l’évènement, une musique déjà, plain chant rythmé tout en lenteur, impossible d’en deviner la provenance. Au détour d’un bosquet des daims par dizaines s’accrochent  à nos corps, lèchent nos mains, les touristes les nourrissent de galettes sèches de riz, les bêtes engloutissent en silence, à peine un craquement de leurs mâchoires tendres, manducation étouffée, profonde, elles semblent vouloir faire un concours de quantité, passant d’un enfant à un adulte complaisant ; du haut de leurs mini escarpins ils effleurent les épines de pin, cérémonieux, à peine un froissement. L’éden avait ce ton. Après une rêverie auprès du temple le plus haut du Japon – étagements gracieux qui saluent le ciel jusqu’au vertige – nous entrons au jadis, musée attenant habité de bouddhas dont je m’efforce de mimer le placement des doigts, frisson méditatif où je me découvre un calme intérieur, délesté des tensions habituelles du nerveux d’occident. Dorés ou bruns, femmes ou hommes on ne sait, ils sourient : notre crucifié avec sa tête inclinée, son corps malingre, a mauvaise mine face à ces statues épaisses, si larges qu’elles semblent avoir pour tâche de peser de toute leur bonne humeur sur la même terre que nous. Les jambes en position du lotus camouflées par les replis rêches et doux à la fois de la robe qui joue autour d’eux me donnent envie d’en faire autant. J’imagine mon corps rouillé forçant sur les genoux pour emprunter cette position inhabituelle ! Mes reins protestent par avance : même si l’hindouisme est plus vaste que le bouddhisme, je me prends à songer : « Il doit être dur d’être hindou ! » Notre Christ vient faire retour : alors que la croix désigne le ciel, ces masses sympathiques de bouddhas aux corps symétriques visent à nous ancrer dans le sol, elles rassurent et quoique très ancienne leur assise chante l’ici et le maintenant en un silence neuf, je m’entends respirer, la mort est repoussée vers un horizon si lointain que je me surprends à esquisser leur sourire gras, à peine marqué, invite au bonheur. À la peine de vivre et la perspective de n’être plus se substitue sur leur visage, dans les nombreux replis de leurs vêtements parfois piquetés de joyaux colorés, une envie d’exister sans bouger qui assouplit les nerfs et emplit le cerveau d’une endorphine rare. Magique.

Non loin, des esprits subtils nous attendent : ce sont des moines taillés dans des blocs de bois et quoique le plus souvent assis, leur calme me ramène d’un coup d’aile sans effort vers les statues de pierre de nos cathédrales. Ces représentations sont de la même époque. Je n’oublierai jamais leur idéal d’équilibre, la position tendre des bras soulignée par les larges manches, accueil et invite, visages réalistes ; protégés de l’océan du temps, leurs traits sont impeccables et pourtant autre chose, un chant assurément monte des muscles, de l’ossature de l’ensemble et des plis coulés de leurs robes. Chacun est différent de l’autre, ils sont nommés, ils furent vivants, ils ont été sculptés à notre taille, hommes profonds dont on attend qu’ils se lèvent pour nous saluer d’un : ah vous êtes vivants, vous voyez, moi aussi, puis-je vous  emprunter un instant votre incarnat et le battement de vos tempes ? Si bien qu’après les avoir salués du plus solide de ma présence, une forme de frisson me saisit, légère épouvante que je dissipe en découvrant derrière leur corps la tranche de bois vertical qui leur fait office de dos : plaqués sur une colonne sans doute, ils devaient orner l’entrée du temple, hommage au possible de notre beauté intérieure.

Dès la sortie du jadis, un murmure fait vibrer l’air soudain lourd qui va s’allégeant pourtant au fil de notre marche, le pied tombe régulier sur le rythme global, là-bas ; on croise des moines vêtus d’or tissé sur l’orange des plis négligés qui leur tombent aux chevilles. Eux sont vivants ! Amis, guidez-nous ! Ils sourient, pas un mot, démarche pesante sur leurs sabots aux épaisses semelles de bois, ils rejoignent ce que nous découvrons enfin, la musique se fait large épaisse puissante, un défilé s’est mis en place qui va durer une heure peut-être davantage. C’est une sorte de fête du printemps, enfants en tête, filles en avant aux mains de mères en yukata, et mille couleurs, autant de costumes, se dirigent droit vers l’immense temple de bouddha. Suivent les garçons, avec chacun leur mère ou leur père, puis les âges divers jusqu’aux vieillards, hommes puis femmes puis jeunes hommes de nouveau, tous vêtus différemment avec une recherche ahurissante, des tissus, des voiles, des robes, des saris, des uniformes ; l’arc en ciel humain posé sur la terre procède lentement, musique au milieu, avec leurs flûtes de pan enroulées sur elles mêmes qui produisent un seul son vertical harmonieux, tandis que d’autres en violine et chapeaux carrés répètent la mélopée de quelques notes pas plus sur une flûte primitive parfois traversière souvent droite, notes toujours semblables, comme un velours de sons. Ce n’est pas la liesse qui domine mais un sérieux communautaire, droit vers le bouddha que l’on devine là-bas, à l’intérieur du vaste temple aux cornes d’or ; tout le Japon semble s’être rassemblé pour se dissoudre dans les pas qui viennent honorer chez lui le plus grand bouddha d’orient qui siège de tout son poids à l’intérieur de la maison sacrée, énorme ensemble qui brave le temps, modèle gigantesque de la maison la plus simple : un toit recourbé frissonnant de tout son gris illuminé, miroitant sur tous les tons de la palette nature, des murs vibrant du son lourd des grosses caisses frappant sans violence au rythme de la musique uniforme. Les vivants sont fiers d’avoir été élus, souriants sans trop, sagesse retenue aux lèvres. Les drapés sont leurs voix. Ils semblent ne plus rien redouter puisque les âges les protègent et le vent de l’océan fait à peine trembler les plis parfaits de leurs tenues extravagantes de variété.

Envie, jalousie de n’en être pas du spectateur qui photographie partout, si bien que les déclics dominent parfois la musique impavide, on est exclus, dehors, on n’ose pas approcher de peur de détruire la sacré de la marche, on redoute de briser la solennité du moment ; une sorte d’espace se creuse malgré la foule entre ceux qui défilent et nous-mêmes, pauvres mortels en jeans et chemises de trois sous. C’est presque un égarement tant leur joie nous dépasse. Les habillés sont invités au fur et à mesure à pénétrer dans le temple, quelques uns les suivent, personne ne s’y oppose, le flot a envahi les degrés qui mènent aux pieds du bouddha géant ; je ne crois pas qu’il y eut beaucoup de paroles échangées ; saisie la foule se tait, l’attente est brève – peut-être fut-elle longue, ici mon souvenir défaille –  et bientôt, en contournant l’entrée, nous voilà au milieu de milliers de gens qui ne poussent pas, ne se pressent pas et je découvre la grand bouddha habillé de son bronze noir, si haut que nous voilà nains, apeurés, silencieux, retenus : sa paume droite est dirigée vers le ciel tandis que la gauche dressée à angle droit semble dire : on s’arrête, on prend son temps, on ne meurt plus, pouce, le temps est suspendu.  Le sourire est gagné sur l’apaisement, il se communique à tous. Bientôt une voix psalmodie des syllabes où voyelles et consonnes sont d’un grave inouï. Encens, bougies partout. La joie est assumée. Si rare est le calme de tous, merveille d’être vivant.

Un pékin au Japon (9)

Aujourd’hui je poste le texte 500 de ce blog. J’en profite pour souhaiter à Lucie qui fut mon guide si précieux au Japon un bon anniversaire et mes plus vifs remerciements!

Retour à la prose des jours : marcher simplement dans les rues.

J’ai un objectif simple : trouver la poste pour envoyer mes cartes postales. « Tu verras la première ou la deuxième à gauche, un truc jaune ! », me dit ma guide avant de partir à son travail. Je prends la première à gauche, j’avance longtemps, mais je ne vois rien qui ressemble à une poste, enfin rien qui soit très jaune, officiellement jaune ; je vois du jaune mais ça n’est pas public, encore moins aucune boîte, et même si je trouvais une boîte rien ne serait gagné car il me faut des timbres.  La rue est interminable et mon Antigone m’a dit que ce n’était pas loin. Courageusement, je renonce. (J’anticipe sur une aventure qui va durer trois jours).  Le deuxième jour je décide hardiment de prendre non plus la première à gauche mais la deuxième… Et là, merveille, je vois une bâtisse d’un jaune magnifique, un vrai jaune que les racistes de chez nous trouveraient forcément japonais, elle est là, elle semble bayer sur la rue, je ne comprends rien aux inscriptions verticales qui pendent le long du pignon, je m’étonne que le bâtiment ne propose pas une boîte à lettres extérieure qui me rassurerait entièrement sur le but de l’édifice ; je tapote de mes cartes postales sur la main espérant qu’un autochtone, au vu de ma misère, m’encouragera à pénétrer dans les lieux ; personne, aucun passant. D’habitude les rues sont bondées, un pays de cent trente millions d’habitants qui n’occupe qu’un quart du territoire et dans cette rue pas un pékin ! J’ouvre la porte, la poignée est bien huilée, l’entrée est magnifique, la tapisserie compliquée me plonge dans le doute, une jeune femme en tablier blanc comme une sorte d’infirmière se tourne vers moi alors qu’elle est dans une pièce au fond du couloir, je sens une odeur de jasmin : que dire ? L’étranger murmure une excuse : « Tschuldigung ! » (« Excusez-moi ! » en allemand, ma langue étrangère habituelle) ; je trouve que ça sonne japonais, espère que la langue germanique imite le japonais ; la jeune femme en blanc semble s’affoler, elle pousse un petit cri ;  je fais demi tour et je referme soigneusement la porte. Je n’ai pas envie de rire. Nullement découragé, le troisième jour, je prends la troisième rue à gauche et très vite je découvre en effet une poste jaune avec boîte à lettres à l’extérieur, le cœur me bat, je suis le meilleur, quelle chance j’ai, j’avance vers la chose dont je suis sûr que c’est la poste. Oui, il y a des inscriptions en anglais, ouf ! C’est bien la poste. Je me racle la gorge pour préparer une formule simple, genre : « Stamps ! », en montrant mes cartes avec « France » inscrit en gros, ça devrait marcher. C’est international ça ! Je pousse la porte. Fermée ! « Closed » ! J’apprendrai plus tard par ma guide que la poste ferme très rarement mais que ces jours de début mai forment l’exception ; tous les fonctionnaires ont cinq jours de congé ! C’est ainsi que le lendemain, après un long trajet en métro nous allons atterrir à la poste principale d’Osaka, toujours ouverte ; ma fille présentera les objets du délit ; longue conversation avec l’employé. Il en ressort que j’aurais pu tout aussi bien trouver des timbres pour la France au bas de chez elle, car toutes les épiceries en vendent.

Ce premier jour de l’aventure des cartes postales me réservait autre chose : j’y reviens.

Je recherche le parc où je me suis déjà aventuré seul, sans guide, sans plan. Je songe un moment à appliquer la méthode dont j’use parfois à Paris ou dans une autre ville quand j’ai le temps : me perdre. Le pas rêve. L’envol est assuré ; je me souviens d’un survol récent de Lille par beau temps où d’une rue l’autre j’étais passé à travers les époques et les cris, le long de rues semblables où j’avais vécu les délices de la perte ; je n’étais plus que le lieu, d’aucun temps, j’éprouvais du pas les pierres, les portes, les fenêtres, oh les si beaux toits bleus, songeant vaguement qu’il y a cent ans mes grands-parents  avaient froissé le même pavé, souriais, c’était si peu probable, tellement superstitieux. Quel joli temps !

Je pense au début que dans Osaka il est impossible de pratiquer l’envol à cru car chaque pas peut devenir un cauchemar. Où suis-je ? est une question que je ne dois jamais me poser ; alors que la question est si belle dans nos cités lisibles, elle peut virer ici à la farce tragique. Je marche lentement, la peur sous la semelle. Je compte parfois mes pas, puis renonce ; ma fille m’ayant indiqué un quartier commerçant très animé au-delà du parc, je scrute chaque détail de mon trajet, m’arrête pour les mémoriser, reviens sur mes pas pour vérifier, décide de marcher à reculons pour préparer le futur de mon retour (comme on fait son testament ?) puis renonce encore à cause des vélos qui me heurtent, repars, fixe la teinte de l’asphalte, contourne des bosquets, songe que je devrais prendre des notes : auvent écarlate, traverser, grille du parc, à gauche environ deux cents mètres etc… Ah oui, tiens, je pourrais faire un plan… mais il n’y aurait plus le charme de la perte possible ! Je suis déchiré : la vie sans la mort n’a aucun intérêt.

Ragaillardi, presque enjoué, je me décide pour l’aventure. Je contourne le stade – beau point de repère – sautille (à ton âge quand même !) de biais sur un gazon ras légèrement humide et tombe sur une avenue lourde de commerces ; quantité de boutiques, de devantures dont je devine ce qu’elles me veulent : fringues, manger, manger, fringues, puis une immense vitrine clignotant de partout alors qu’on est dans la lumière brute de midi.

Je continue, avide d’accélérer la perte.

J’en oublierais presque les êtres qui me doublent, me croisent, le petit bonheur la chance me saisit, la belle ville, une ville où se perdre enfin vraiment, erre, randonne, promène-toi, batifole, marche à côté de tes chaussures, ce que tu sais faire de mieux. J’ai quitté la tragédie, m’affuble de mon seul corps, observe. Et soudain une autre peur me saisit : à vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – ils se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !-  bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.

Je reviens sur mes pas. La boutique rutilante, illuminée de couleurs franches réapparaît. Les vitrines en hauteur donnent sur une demi-cave où des centaines de bandits manchots font face à des femmes et des hommes immergés dans l’oubli. Je voulais me perdre, je cherchais un non-lieu, le pékin est servi. Il faut descendre quelques marches, abandonner toute espérance. Je suis aspiré par la musique que je déteste, qui me fascine, me colle de partout, deux temps primitifs et gras, surcharge de batteries (je ne suis pas sourd !), guitares électriques frottant nos nerfs, rythme cardiaque parodié, répétition des mêmes figures, folie franchissant les digues douces de ma peau et me dévore, bouche mes tympans au lieu de les ouvrir, cache-misère de l’existence, mon pas même tremble avec les murs… à croire que c’est un exercice d’entraînement aux séismes ! De plain-pied avec les miséreux, je suis embarqué dans la nef des fous. Lumières clignotantes, claquements du bras des bandits, rutilant cliquetis des pièces galets roulant sous le flot des secondes. Les doigts ramassent les paquets de pièces, les réintroduisent dans la fente, combien sont-ils ? Une centaine, serrés, contraints, j’avise un siège, titube, m’assied, regarde, regarde encore, vidé de l’intérieur.

Le pachinko (c’est le nom du non-lieu) est un enfer de base, on ne va pas plus bas. Je n’ai pas peur, il n’y a pas pire. Il dévore tout : l’argent, la conscience, la morale, l’angoisse, la peur de vivre, la joie, les sourires, les souvenirs et la mer. Je le savais en entrant, mais l’éprouver est autre chose. Une demi heure en enfer et je n’ai pas vu passer le temps. À la sortie je découvre le vent du large sur les cimes, le souffle pacifique, mon ami, même respiration que moi, branchies et poumons c’est tout un. Je sais ce qu’est l’enfer désormais : un étouffement, j’allais crever sous le ruissellement des pièces, sous le ressac des claquements et l’ignoble déferlement sonore. J’ai eu chaud.

« Personne ne t’y obligeait, me dit mon Antigone bien plus tard, moi je ne l’aurais pas fait. » Quelle sagesse ! J’ai envie de lui objecter que les vieux ont à cœur d’avoir tout éprouvé de la vie, même la non vie ; enfin, certains vieux ; enfin, moi, surtout.

Elle me révèle que – hypocrisie suprême – les jeux d’argent sont interdits au Japon et qu’il y a des pachinkos partout ! Les clients vont changer leur argent en monnaie de singe à la caisse du fond, jouent avec la ferraille et échangent leurs gains (s’il y en a) au sortir de l’enfer. « Il ne viennent pas pour gagner mais pour se perdre », dis-je. Ma guide n’a que faire de mon commentaire pontifiant, elle poursuit : « Les pachinkos sont tenus par les yakuzas, la mafia d’ici!». Pareil que nos casinos ! C’était bien la peine de faire le voyage.  Elle ajoute : «  Quelques riches Nord-Coréens ont également leur part dans ces affaires ». Tu m’étonnes ! Tondre le petit peuple fut toujours leur activité favorite. Je rêve d’un La Fontaine qui nous écrirait  La Crapule et le Communiste  :

« Un communiste

Ayant pris le pouvoir

S’en alla voir

S’il n’y aurait point quelque piste

Nouvelle

Pour garnir encore son escarcelle… »

 

Plus tard, je me réveillai dans la nuit. Quelque chose m’étonnait : comment avais-je fait pour retrouver mon chemin ? Je n’en avais plus le souvenir. Je demeurai longtemps assis, éveillé, les bruits de la cité montaient par à coups, doucement, je n’avais pas rêvé ; je crus me rappeler que je m’étais un peu perdu mais que tout compte fait la ville du bout du monde ne m’avait quand même pas « extrêmement désorienté ».

Un pékin au Japon (8)

Je me concentre sur le portable perdu. Une soirée une nuit, puis viendra la réponse dont je suis assuré : on l’a retrouvé ; ma jeune guide en doute. Un père a pour tâche de se taire ; « un portable de perdu dix de retrouvés » ose se presser contre mes lèvres : la formule ignoble  a cette lourdeur, creux du langage de surface, mièvrerie, grossièreté, muflerie, le contraire d’élégance.  Ne rien dire. Un portable au fait qu’est-ce d’autre qu’un greffon sur le crâne ?  Cet objet indispensable, merveilleux, dit aussi son contraire : depuis qu’il existe, il est difficile de se parler les yeux dans les yeux ; une opacité contre l’obscène s’est glissée entre les visages, la vie palpite au fictif (hypothèse, hypothèse !) ; j’hésite à en parler, sent les ornières du présent, malheur d’être muet. Il est curieux que la perte du téléphone donne un pareil silence. Je pense en souriant au « lâcher prise » du bouddhisme : il dit la perte pour le bien, je pourrais suggérer : « c’est une chance », « perdre c’est gagner », toutes ces billevesées plus ou moins heureuses que la mémoire nous souffle. Ma fille pas plus qu’aucun autre vivant ne peut désormais le comprendre. Tais-toi !

C’est quand même un comble d’être au pays du zen et d’être tendu à ce point. Une anecdote croise mes rêveries : un bouddhiste est interrogé sur son sang-froid en toutes circonstances : « Mais comment faites-vous ? » Le moine se contente de descendre son pantalon et de montrer son cul, puis explique tranquillement que le cal de ses fesses prouve qu’il médite sans arrêt, le derrière posé sur les talons : voilà la recette ! On rit. Pour ne pas tourner en rond, nous obturons le silence avec les bruits du dehors : les pas, les moteurs, les cliquetis des sonnettes de vélo, la voix cadencée des appels du métro proche, et la nuit comme un rideau qui tombe après la pièce ; elle s’abaisse d’un coup sur le pavillon d’or, je l’imagine dansant sous le clair de lune ; ce sera pour la prochaine fois que je viendrai, sa présence de nuit douchera mes ombres… la prochaine fois, y’aura-t-il une prochaine fois ? Vita brevis. Envie de revivre la paix du jardin, les ornements de Kano, les pieds qui vibrent , l’avance toute de légèreté sur les planches où le corps commande la mesure sans aucune autre préoccupation que cette vision qui impose le mélange esprit-corps… rien de commun avec la dichotomie de  chez nous : je revois mieux qu’à l’instant où je l’ai vécue la rigueur des vêtements, les yukatas serrés sur les poitrines, le flot mouvant de ces pages florissantes au long des couloirs du métro chaque enveloppe de tissu effleurant le pavement de son élégance défaite de frivolité. Je crois que je m’endors.

Ma fille téléphone le lendemain au centre des objets trouvés qui me donne raison. Le portable a été ramené, mon Antigone  triomphe, les Japonais sont formidables, on retourne à Kyoto. Je n’ose pas dire que je voudrais revenir aux rêves de la veille… objection : il y a tant à voir, laissons le pavillon-magie et le temple-château dans la sécurité bleue du souvenir ; tu verras, dit-elle, nous en profiterons pour aller voir des choses aussi étonnantes qu’hier. À ma grande joie nous reprenons les mêmes trains. La douche m’attend.

Lors d’un changement, je nous revois sur le quai, dans l’attente chaude de ce début d’après-midi, peu de voyageurs, des jeunes je crois, filles et gars habillés au décrochez-moi ça dans notre style touriste, ça flotte, ça serre les corps, c’est selon ; l’océan marchande ses coups de vent sur les toits frêles qui ombragent maigrement notre présence. Par moments une musique électrique pince une forme de gazouillis peu gracieux, puissant, insistant, toujours la même mélodie, musique contemporaine éclatée sur le silence. Je pense à une version malhabile du catalogue d’oiseaux de Messiaen, restitution informatique de l’œuvre, mécanique plus proche d’un clavecin désaccordé que de l’univers enchanté du maître. Nous marchons de long en large, à la recherche de l’endroit ombragé où ces sons discords ne nous frappent pas les tympans, et je demande du plus profond de ma candeur de pékin à quoi renvoient ces incongruités sonores. La réponse fuse avec ce calme presque innocent des guides fatigués d’expliquer la même chose : « Ça ? Oh c’est un truc typiquement japonais ». J’ose déroger à ma règle qui consiste à ne pas fatiguer ma guide de mon ignorance ; j’insiste, car si c’est typiquement japonais c’est forcément passionnant. Elle dit : « C’est sensé imiter des chants d’oiseaux ! » Je ne m’étais pas trompé ; ah quelle oreille il a ce pékin ! Comme rien ne vient derrière le fracas d’un train lancé à vive allure qui ne s’arrête pas à la station, jaillit ma question, celle que n’importe qui aurait posé dans ma situation, assailli par le soleil de plomb en ce début d’après-midi féroce tandis que nous avançons vers une autre tache d’ombre ; à l’instant où je pose le pied dans le frais, ma voix monte enfin : « Mais pourquoi diffusent-ils par haut parleur ces faux chants d’oiseaux ? » Antigone réprime un sourire. Silence. Elle glisse enfin : « Ils se sont aperçus que ces chants d’oiseaux ont un effet bénéfique sur ceux qui veulent se suicider. Là où il y a eu des gens qui se sont jetés sous le train – c’est souvent au même endroit – on diffuse ce que tu as entendu. » La peine de vivre, la désolation, les rails, le train à folle allure, le malheureux  qui bascule, frémissement du corps entier, je le vois désarticulé, le train qui s’arrête, les palabres, l’apitoiement des passagers, les crises de rage pour le retard (il y en a, atroces) , tout vient se ruer dans mon esprit, je ne contrôle plus rien, je m’échappe et la survenue du train que nous allons prendre ne m’intéresse plus, je monte machinalement, on repart ; j’ai l’impression d’avoir été aux enfers sans m’en rendre compte. Au dernier moment, alors que le train enclenche la vitesse supérieure, j’aperçois au bout du quai un énorme corbeau, comme on n’en voit que là-bas, neutre, déployant ses ailes pour s’envoler à recherche d’une proie : son ombre dessine une tache sur le ciment où des vivants attendent déjà l’arrivée du train suivant.

Le bureau des objets trouvés s’étend dans les souterrains ; ça parlemente, ce sont mille mots aux articulations fraîches, manières sympathiques d’un Japonais rustaud et droit, contrôle des papiers, il disparaît et revient avec le téléphone enveloppé dans une pochette transparente. Joie sans mélange de ma fille qui s’empare de son portable, un trésor ; tout un monde d’amitiés, d’amours, de murmures enfin là, sous la main, je comprends, comme je comprends !  Pendant ce temps mon esprit a continué de vagabonder sur le suicide, je revois ce qui ne m’était pas venu hier tant j’avais été aveuglé par le pavillon d’or : l’histoire du bonze reprise dans un roman par Mishima remonte à ma mémoire ; le moine a mis le feu au pavillon d’or au début des années cinquante et ce que nous avons vu était donc une reconstitution. Immolation par le feu du moine fou ; puis le suicide de Mishima à la manière traditionnelle pour protester contre le monde dit moderne qu’il a en horreur. Tout se tient. Les Japonais, le suicide sur les rails, les anciens kamikazes, tous viennent en conclave pour enfoncer le clou de mes clichés ; je n’en saurai guère davantage. Moi qui voyais partout des merveilles, un peuple industrieux et décidé, voilà que je dois tout reprendre, la désolation de vivre dans les mégalopoles, les uns sur les autres, pliés, broyés, cruellement déliés, je ne sais que penser et décide une suspension provisoire mes noirs remuements.

Après un repas pris au centre de la ville, sans rien m’expliquer ma guide m’emmène vers un haut lieu shintoïste. Il faut monter. L’ascension se fait au milieu de Toriis rouge vif, en plein nature (Fushimi Inari). Les portes se suivent à quelques mètres de distance, elles sont magnifiquement  entretenues, on est dans une forme de forêt humanisée, l’équivalent vertical du jardin bouddhiste. Même solennité tranquille, même silence mêlé cette fois de nos souffles qui peinent à monter. Le poète : la vie est grave, il faut gravir. En réalité, la nature est à deux pas, montagne boisée emplie de chants d’oiseaux et dans ce tunnel entrecoupé de perspectives nous passons, comme on passe dans la vie : un chemin, une montée, et par instants la nature abrupte, sauvage, et ces portes comme autant d’étapes, de mois, d’années en un dédale qui rassemble  nos hésitations. Ma guide dit qu’on estime à une dizaine de milliers le nombre de portes. C’est un circuit initiatique et les Japonais le pratiquent en forme d’exploit comme on emprunte chez nous le Camina Frances (le chemin de Saint Jacques). Ce n’est pas la montée vers le sommet du Mont Fuji, mais cela en tient lieu. En réalité, c’est moins un chemin qu’un temple en plein air qui me rappelle les vers célèbres que je me récite machinalement : « La Nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles ». Ce sont les pas qui servent de rythme, la mélodie vient du silence imposé par les Torii qui se succèdent (et toujours cette impression d’être fraîchement posés). Je découvre alors une étrangeté abyssale : les Torii sont propres comme des sous neufs et pourtant le chemin est très ancien. Ce mystère m’occupe un long moment jusqu’à ce que ma guide m’explique que les Torii sont entretenus (certains sont pris en charge par des entreprises qui y laissent leur nom) et qu’à coup sûr aucun n’est d’origine. Ce qui ne pose aucun problème aux Japonais. Contrairement à nous, ils n’ont aucune culte de l’authentique, on connaît  même une ville chargée de temples où ceux-ci, par une sorte de vœu, sont détruits et reconstruits tous les vingt ans.

L’habitant de la cité médiévale (moi) demeure perplexe : nos remparts, notre cathédrale, notre belle chapelle et notre église du XIIème, tous sont certes rénovés, mais personne n’aurait l’idée de les détruire pour les reconstruire à neuf ; leur ruine serait notre mort. On imagine les protestations des sociétés du patrimoine local et du haut de ses huit cents ans, excepté la retouche salvatrice de Viollet-le-Duc, l’édifice majeur de chez nous porte beau sans avoir jamais été rebâti. Le patrimoine chez nous c’est du sérieux, du moussu pour touristes, car on y vient pour contempler les siècles et se forger une provisoire éternité relative. Les Japonais au contraire font du neuf, c’est-à-dire qu’ils sont au présent, ou plutôt le temps est aboli, l’authentique semble n’exister qu’au prix d’une destruction-reconstruction qui n’a rien d’un crime. La patine n’est pas une vertu, alors qu’elle est chez nous vision du monde ancien, gage de qualité ; le temps des matériaux fait fondre notre sensibilité ; la raison en est simple : nous n’y croyons plus. La foi a fui au-delà des ogives et nous ne savons plus éprouver le pourquoi de nos splendeurs. Les fidèles émiettés se perdent dans les balbutiements qu’ils nomment prière ; même la langue divine a bougé et l’on ne sait plus s’il faut Lui parler latin ou français. C’est alors qu’en lieu et place des croyants, des êtres court vêtus viennent rafraîchir leurs sandales sur le pavement de la coquille vide (cathédrale) lorsque l’août écrase les ruelles et qu’appareil photo sur le nombril ils s’en viennent faire de l’histoire au petit pied, image sublimée du passé que nous révérons parce qu’il est nôtre un peu. Le passé des pierres est celui de nos pas : on restaure comme on se farde à l’aube de chaque jour. Ils sont beaux. Rides et glissements de rocs, c’est tout un. Cette immobilité de la cathédrale, tout de même, c’est exaspérant à la fin, on dirait une ironie posée là. Je me rallie au bon sens des croyants japonais : on détruit, on reconstruit à l’identique et puis quoi ? Où est le problème ? Faux débat entre l’authentique et l’identique… Si le temple donne l’impression d’avoir été construit hier, la foi est présente, vive, colorée, animée, cet or et ce rouge que j’ai vus partout au Japon, franchement c’est tellement préférable ! Oui, mais la nostalgie ? Ah oui, évidemment, c’était mieux avant… voilà ce que nous pensons nous les extrêmes occidentaux, les habitués des brocantes villageoises et d’Arthur, c’est sûr, la névrose est la persistance du passé dans le présent, la névrose… c’est l’autre nom de l’histoire de l’art, non ? La tête me tourne, c’est beau les voyages.  La tendresse fait retour : attention, ils en ont besoin les petits d’orient et d’occident. Laisse faire.  Marche, c’est bon.  Ne vire pas nihiliste.

Il faut redescendre ; le chemin est inaccessible dans sa totalité, la nuit nous guette. Elle tombe franche vers dix neuf heures, bientôt. Jamais nous ne ferons comme je l’espérais le chemin des Torii ; je me voyais sac à dos, un peu d’eau et de pain, bissac, vieille chose, montant tournant… et soudain une main qui saisit mes cheveux ; c’est écrit partout en anglais, en japonais bien sûr : « Attention aux singes » ! J’aurais tellement aimé, au cœur du temple troué, croiser mes ancêtres ! Les malicieux aux cinq doigts vifs. Moi : «Tu me rends un bel hommage, petit singe, en me tirant les cheveux comme on le dit sur la pancarte. Cela prouve que j’en ai encore quelques-uns à saisir ! ».

Vers le bas de la descente nous nous attardons quelques minutes auprès des morts ; un cimetière. Des pierres posées, dressées, parfois un chien de pierre. Car on enterre les êtres avec les animaux de compagnie ;  j’admire dans le couchant ce chien qui déjà hurle à la lune, dressé sur ses pattes de derrière.  La belle affaire. Un bouddha nous sourit depuis un jardin privé, à deux pas. Une occasion manquée de se convertir enfin à une religion. Est-ce une religion ?

Après un repas où gît muet le portable entre nous deux, nous égarons nos pas vers le centre apparemment neutre. Erreur. La lune est pleine, et là, il suffit de quelques enjambées, le temple des lanternes toutes allumées l’une contre l’autre. La voie lumineuse tracée dans la nuit : le vent de l’océan bouscule les lampes métalliques… le poète au milieu de sa vie se sentant devenir fou écrit en un ultime élan : « Dans le vent grincent les girouettes » et j’emprunte la voie sacrée répétant sa parole dans le cliquetis des lanternes.

Un pékin au Japon (7)

Torii
Torii

Après le pavillon d’or que peut-il arriver ? Léger creux comme à nos estomacs, pas le temps de manger ; se propose pas très loin Nanzen-ji, résidence de l’empereur du temps où Kyoto était la capitale.  J’attends un palais, une chose énorme dont on parle longtemps comme si à l’origine des mots (le palais de la langue) correspondait un lieu de splendeurs que le regard et les phrases ne fatiguent jamais. Transformé en temple zen il se cache derrière des arbres subtilement plantés ; je franchis le  vertigineux Torii, grande porte à double toit soulignant l’importance du site, j’ai l’impression que je le passe moins qu’il ne s’avance sous mes pas, proférant sur ses colonnes écarlates des appels où le kitsch doré le dispute à la révérence. Entre profane et sacré, il dit cordialement : tu viens du monde, en montant mes deux marches observe comme ton pas n’est plus le même, en-deçà tu errais, ton avance n’avait pour limite que ta force physique, désormais tu vas retenir ta voix, que ta semelle s’en vienne craquer sur les écorces le plus doucement possible, entends déjà le bois du temple, l’autre chant des oiseaux et le claquement de leurs ailes étouffé par le négligé  des feuilles ; le seuil, continue la voix du porche, est à ce lieu ce qu’est la frontière pour le pays, et tant d’autres choses… Au fait une question : es-tu prêt à affronter le vide du temple, le silence puis le chant ? – Je suis venu pour ça et de si loin, murmuré-je.

Mon esprit constamment à l’affût de la bascule vers l’ailleurs voit le rutilant Torii comme entrée et sortie, naissance et mort, couple de hasards qui borne la finitude du corps, obligeant l’esprit à se faire curieux car il n’est aucune réponse fiable – dilatant ainsi la pensée dans toutes les directions. Vient la ronde des seuils : je songe aux maisons de chez nous où l’entrée fait ses mines avec patères, chaussures, paillassons, mille précautions pour que le corps de l’étranger n’oublie pas que c’est l’endroit de la politesse par excellence, celui de l’adieu tout à l’heure, lieu déjà chaleureux  et pourtant dangereux où l’on se défait un peu de soi (où y joue à Saint Martin : « Donnez votre manteau, je vous prie »), où l’on abandonne un peu à l’autre et sa voix et son sourire, où l’on se déchausse souvent (obligatoire au Japon), courbant son corps sur les lacets dans le petit espace. L’hôte arrive, est-ce un dieu ?

Je redescends les marches du Torii, la peur n’est plus puisqu’on va pouvoir toucher le temple du bout des doigts et le sol, sable et feuilles, velours semi profane, nous y encourage ; la parole reprend : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi. » Nous nous déchaussons, premier contact avec le bois qui de longtemps ne nous quittera pas. Oh les deux marches qu’il faut monter pour atteindre le couloir, saut tendre, modestie joyeuse avant la lumière qui nous cadre dès les premiers pas sur les bords de la maison. C’est un temple, je pense maison, murs et plafonds, découpe des sols où tout est humain ; partout un bois heureux, musical … chaque pas grince, appelle, murmure, miaule, chante. J’ôte mes chaussettes, les fourre dans mes poches, elles dépassent comme une langue de chien, je laisse pendre, plaisant. Je veux éprouver ce monde à cru.

Pieds nus, chaque orteil a sa note de musique contemporaine, le grave puis l’aigu procèdent dans le silence hanté du froissement des robes, du pas de visiteurs lointains puis proches quand le couloir bifurque sur l’extérieur de la maison ;  ma guide : « Les planches disjointes prévenaient de leurs crissements la survenue d’un ennemi possible »… J’entends bien ; le poids du corps annonce l’approche plus sûrement qu’un garde aux aguets. L’océan souffle sur les cimes, érables et eau vive, abandon du corps au plus léger ; faisons une pause : les sons rendent aveugle. Et là soudain j’aperçois enfin le jardin zen à gauche de notre chaud promontoire, il s’étend là depuis l’entrée et je ne l’avais pas vu.

Ratissés, les cailloux blancs qui devraient être un amas primitif scellent un mystère de grande allure, la vie de l’esprit se dissout sur les sillons, imposant un silence que les blocs obscurs disposés comme un vaste idéogramme sur la feuille caillouteuse, rehaussent modestement, enfouis à demi dans une terre insondable. J’allonge mon corps sur les planches pour me laver les yeux, et, mi-closes, mes pupilles s’immobilisent contre le ciel défait de présence, strié du vol rare d’un merle isolé.

La peur de vivre qui palpite à gauche cède ses fausses alarmes, on sourit de ce si peu qui était moi, et l’on se redresse pour se perdre au jardin, des heures (quelques minutes), et pris de mauvaises raisons, alors que les nerfs ont rentré leurs griffes banales et que l’on devrait s’en réjouir, la machine à penser regronde basculant vers l’horizon montueux : l’au-delà du jardin l’épouse, ce n’est donc pas seulement le calcul fabuleux des stries et des rocs, non, même là-bas, la montée vers l’horizon des collines est concerté, la taille des bouquets d’arbres est fruit d’une main ferme (comme la paume de la mère recoiffe l’enfant), amoureuse de l’harmonie. Absence de mots perpétuelle, voilà bien la leçon paradoxale à qui veut rendre compte du jardin zen. À défaut de noter, je photographie : ne s’y révèle que le squelette maigrichon d’une mauvaise copie puisque le jardin n’est pas que cailloux, râteau et rocs, on le voit bien, tout cela n’est que la condition sine qua non du déploiement de ma présence vive – sans mon corps ici à quoi bon – présence qui justement vise à l’absence de soi. Le dos pressé contre les planches du temple, sur cet entre deux si semblable au Torii, je goûte en souriant les paradoxes absence-présence, silence- parole ; et soudain je me demande anxieusement où est passée la violence naturelle des parvis pavés de chez nous où tombaient les têtes et volent encore parfois aux soirs de fête quelques coups de poing. Je la cherche, je la sens proche tant il est fait spectaculairement raison à son contraire : la nature n’est plus, la main a tout fait pour que l’on se libère de son être entier, jardin du jadis, antique forme du dépouillement  absolu où l’on est si bien sur l’instant, défait de désirs dans le temps aboli.

Ma guide me tire par le bras, je me relève, reprends les lents détours du temple, la plante des pieds me projette plus souplement que je ne l’imaginais, je quitte l’infini des ensembles naturels mâtinés des mains pour découvrir l’intérieur des pièces du palais.

Un homme a peint des fresques sur les murs. Ce n’est pas un homme tel que nous l’entendons, ce ne sont pas des fresques, c’est autre chose, c’est du jamais vu. S’il ne fallait voir qu’une seule réalisation humaine au Japon (supposition qui reviendra plusieurs fois dans mon séjour !) il faudrait venir, submergé d’apaisement, contempler les peintures murales de Tanyu Kano.

Négligeant l’histoire, les dates, voici ce que je vois : des branches de pin et des oiseaux sur fond d’or. Prélude à l’inouï, ils ne récitent pas comme notre peinture, c’est une palpitation prise sur le vif, rien d’une représentation telle que nos yeux ont coutume d’en voir, c’est une présentation fraîche, merveille d’illusion, merveille tout court. J’en tremble car je sais immédiatement que je n’oublierai jamais ces pièces en enfilades ouvertes sur le passage où je me tiens ; chaque pièce a trois pans de murs couverts d’or, à gauche, au fond, à droite, formant un rectangle avec mon corps ; je suis couvert d’or moi aussi et mon regard entre dans l’espace, je suis la branche et l’oiseau et le vide qui plonge sous ma vie, au plein de la natte tiède tissée d’hier qu’il est interdit de piétiner.

Et la violence enfin surgit : dans les pièces suivantes des tigres penchés, inclinés, rugissants, menaçants, bravent le temps. Je m’arrête devant ce que je cherchais. Dans le creux de la pièce qui s’arrondit sous la pression exaltée des bêtes sauvages, je découvre une cage inverse dont je suis peut-être le prisonnier. Le violent, je crois que c’est moi, le spectateur, je réveille les fauves, ils me terrifient. L’arrangement finit pourtant par se faire, c’est un traité de paix par décor interposé et la violence s’installe à distance pacifiée, comme fut le monde lorsque les bêtes sauvages furent débordées par l’humanité il y a dix mille ans… et depuis le pouvoir a cette vertu de régler provisoirement le fabuleux conflit avec notre sauvagerie. J’en conclus que ce n’est pas le shogun (chef) qui a fait construire le palais devenu temple qui détient les clefs de l’affaire, c’est le peintre évidemment.

Cette fois le corps brisé, il faut fuir, repasser le Torii, la journée est avancée et nous n’avons rien mangé, la tête tourne ; l’arrachement est un crève cœur comme j’en ai rarement connu. Un bout de métro ; à la sortie un restaurant, où je me demande sur la photo des plats que l’on présente s’ils ne forment pas dans la complexité de leur allure extérieure – légumes et aliments s’entrecroisent en mille réseaux empilés – des idéogrammes qui m’échappent.

Quelque chose se passe : ma guide blêmit. Elle a perdu son portable. Mille mots me viennent. Tous en vain. Une ressource ultime en forme de cliché: les Japonais sont « honnêtes » ; on le trouvera peut-être, il faut demander aux objets trouvés. Après la splendeur la peur fait retour. Je suis plus confiant qu’elle. Le hasard est un dé ; on peut parfois gagner, il n’est pas dit que l’on perde toujours. Vieil optimiste candide, vrai pékin, au rebours de notre temps pessimiste qui sait tout, je crois en l’humanité spontanément généreuse (je sens que dans mon assurance flottent les beautés découvertes ce jour). Je suis ferme, je m’y tiens : « Tu verras demain ; je suis sûr de ce que je dis ! Confiance !»

Jardin Zen
Jardin Zen

Un pékin au Japon (6)

Dimanche ! Depuis le balcon, on entend le raffut de la ville posée sur le rivage. Ce n’est pas aujourd’hui que je verrai l’océan dont j’attends beaucoup… à cause de l’adjectif… le verrai-je un jour ? J’aimerais voir avancer les eaux qui subirent cet oxymore : la guerre du Pacifique.

Le programme n’a rien de commun avec mon désir enfantin (« C’est quand qu’on va à la mer ? »). Kyoto, trésor fastueux, est à une heure de train ; des images se bousculent mais je suis vite distrait par quantité de femmes en yukata (costume traditionnel) : tissu très serré sous la poitrine, longue « robe » rose et lavande aux motifs résolument doux ou carrément kitsch… fleurs rouges ! Sur le masque amidonné aux yeux charbon,  comme peints à l’instant, les cheveux montent en se tordant par des détours fabuleusement inventifs, le front pur est un mystère de plus, et tandis que nous roulons je constate avec stupéfaction qu’elles portent des tongues plus étroites que la plante du pied, lui-même recouvert de bas blancs, si bien que le gros orteil qui retient la semelle, passe avec une science patiente sous la lanière forte et je me demanderai tout le jour en croisant ces femmes comment on peut marcher avec cette petite chose funambulesque ! La cheville doit peser sans souplesse à chaque pas. Ma fille m’avait prévenu : « Observe bien, ils traînent tous des pieds ! » Mon tympan l’avait perçu avant que je le reconnaisse ; désormais je sais pourquoi : ces curieuses chaussures portées sans doute autrefois par tous les Japonais (avec chaussettes) obligent le raclement à leurs oreilles très élégant, aux nôtres désobligeant.

Le métro et le train me fascinent : sorte de velours vert bouteille pour s’asseoir,  les rames limpides donnent envie d’aller loin, bruit léger des roues, air climatisé ou peu s’en faut, on respire, jamais de bousculade, si nécessaire on prend la rame suivante, elles se suivent en cadences parfaites. Des escalators partout, un conducteur en tête un contrôleur en queue et à chaque station un employé sur le quai; tous trois sont d’une stricte élégance : képi, gants blancs, cravate. C’est celui de la station qui donne le signal du départ en sifflant. Partout le même rituel. C’est propre, doux, on se croirait dans un film (!), rien de la crasse puante de Paris ni du stress de Londres, je crois qu’on chuchote, inutile en effet d’élever la voix, un modèle de transport en commun où chacun seul à soi peut s’adonner aux SMS,  à la lecture ou à la méditation. Je n’ai jamais vu personne parler dans son portable (je me dis que je suis distrait). Dans ce pays de la technologie de pointe, je m’attendais à ne voir que des agacés de l’écran minuscule, à tout le moins de liseuses postmodernes : pas du tout ! J’ai vu des dizaines de femmes et d’hommes plongés dans la lecture de vrais livres avec couverture et pages imprimées, incroyable ! Moi qui allais parader au retour (comme l’exige le cliché) avec ma vision de Japonais tournant les pages fictives de la diabolique liseuse ! Non, ce sont de vrais ouvrages décevants comme les milliers qui, tournant le dos à la vie, s’alignent sur mes rayonnages… quelle époque, à quoi ça sert d’être dans un pays moderne ! De plus, les Japonais recouvrent tous leurs livres d’une manière de papier kraft comme pour dire : « Je lis pour moi et bien malin qui pourra dire ce que je lis ; je suis dans ma fiction bulle, c’est mon secret. » J’éprouve cet enfermement dans le silence bavard du livre comme une provocation, moi dont le sport favori dans le métro parisien consiste à découvrir le titre du livre que lit le voyageur. Le titre est une accroche qui me permettrait de caractériser le lecteur. Que je suis provincial ! Et de toute façon ici je ne le comprendrais pas ! Je me dis que tout compte fait ils ont bien raison de cacher le titre et le nom de l’auteur… il m’est arrivé si souvent, après l’heureuse découverte d’un lecteur dans le métro, de constater que ce crétin lisait du Musso !

Mes rêveries s’effilochent. Eh, on va à Kyoto ! Des lectures me reviennent, je les chasse, je voudrais être naïf, je rêve d’être ignare, un pékin qui n’a jamais lu… et au bout de la nuit de ce vœu ridicule, une voix, un souvenir, un des plus épouvantables du siècle précédent. C’est un poète français. Il est assis à la Maison Blanche, août 1945, le Président est en face de lui. Le poète explique au Président qu’on ne peut pas, que c’est une ville sacrée, une cité qui flamboie dans la mémoire, Kyoto ne mérite pas ça, Kyoto est une capitale de la ferveur. Convaincu par Saint John Perse, Truman désigne à sa place une autre ville pour la seconde bombe atomique, ce sera Nagasaki.  Le poète, le pouvoir, la catastrophe majeure… pas de fable plus tragique.

Nous descendons du train, il faut prendre un bus ; la ville semble banale : surpeuplée, atone, confortable sans doute, mais laide. « L’ennui, avec Kyoto, c’est que ce sont des sites éclatés », dit ma guide.

C’est un tremblé de feuilles qui nous accueille à la descente du bus. On dirait une peur en l’air. Une foule énorme. La vente des billets va vite, puis c’est l’engorgement, trop de corps, trop de gens, une manière de guide en uniforme nous canalise vers la gauche alors que la visite se fait par la droite. La déveine. Les battements du cœur s’accélèrent, tous sont aux aguets ; il faut passer un petit pont, des femmes, des hommes, des enfants portés se pressent devant mon mètre soixante cinq. La voix rieuse de Le Nep me revient : « Vous verrez, là-bas, les Japonais sont si petits que vous serez un géant ! » Ils ont grandi, les nouvelles générations sont hélas aussi grandes que les Européens moyens. Aller au bout du monde ne sert plus à rien ; petit tu es, petit tu resteras. J’aurais dû venir il y a quarante ans, à l’époque où ils se nourrissaient exclusivement de riz et de poisson… Il y a quarante ans ! Au fait c’est quoi quarante ans ? Un grand pas pour l’homme, un petit pas pour l’humanité ! Ai-je donc tant vécu ? « L’automne, déjà », dit le poète.

Ma fille me prend par le bras, joue des coudes et me voilà bloqué contre un embarcadère, sur la rive d’un lac. Lumière de rêve, mon regard monte, s’attarde pour tricher sur les collines en surplomb ; j’abaisse mes yeux, se déploie alors sous mes cils l’invraisemblable chose pour laquelle nous sommes venus, de l’autre côté du lac, le pavillon d’or. Aucune photo ne peut en rendre compte, j’ai beau faire – et tous en font autant – mon appareil ne donne rien. Je renonce. C’est une méditation sur le miracle, ses modestes proportions sur trois étages semblent dire : ne me regardez pas trop, ne vous lassez pas de me voir, le temps peut dévider l’image que je propose, ce serait dommage. Il miroite sur l’iris. Je contemple sans rien dire. Un sursaut de terreur me parcourt, ce ne sont que frémissements le long de la colonne vertébrale et je serais seul je m’enfuirais pour revenir à pas comptés, le découvrir peu à peu, mais là cette fureur du sublime en réduction, brutalité du petit temple zen exposé sous mes yeux, sans préparation, c’est trop. Je n’ai aucune habitude de ces dimensions pour le sublime ; c’est le double peut-être de ma propre maison, mais toute cette lumière, tant de magie et nous sommes tellement fades, tellement quotidiens. C’est que les ors sont d’habitude splendeur étalée, ils appartiennent aux écrasants châteaux, aux palais fastueux, ce sont des symphonies de pierre dont les ors sont les accords conclusifs ; le pavillon est une musique de chambre, ses quatre pans parfait taillés dans un bloc d’or franchissent le mur des heures, des saisons, des siècles, il est si bien suspendu dans le vallon, les ouvertures sont tellement bien calculées qu’on pense bientôt qu’il se moque de nos hardes, de nos pelures, de nos pensées triviales : vous vouliez savoir ce qu’est le beau ? Me voici, en modestie, prenez si vous pouvez, ne vous étonnez pas si je demeure, je suis comme ça, je n’y peux rien.

Contournant enfin l’étang par la droite, je m’efforce de l’oublier pour en scruter les échos. Il est partout. Je ferme les yeux un moment ; il a bougé, sa lumière demeure la même ; clair de terre, il projette ses reflets dans l’eau qui s’ocre tranquille malgré les carpes grouillantes sur les bords et les tortues qui escaladent les rocs posés en lisière. Il déploie les ailes de son toit, cils immobiles, chante la mathématique du nombre d’or dans ses profils calés sur une inquiétude sans fond, à cause des rayons montant des angles vifs qui ne laissent aucun pan dans l’ombre. Plus d’ombre… et ce sont des hommes qui ont fait cela. Rien ne le touche. Les appareils photo ont beau crépiter de partout, la présence ironique bouscule les clichés, il est davantage musique qu’architecture peut-être, temple humain j’y reviens, temple humain mais sans défaut. Les arbres et les eaux ne sont là que pour lui rendre hommage, il n’est plus question du vieux débat nature culture, c’est une évidence sans pourquoi ; on ne peut se défaire de son sourire, comme l’ange du même nom à l’autre bout du monde. En m’approchant le mystère s’épaissit, je crois le voir flotter sur l’eau, parader comme un danseur des dieux sur les rives fleuries et la peine des hommes qui le firent en crachant dans leurs mains, de ceux qui collèrent du fond des paumes les feuilles d’or sur le bois, me paraît justifiée. Je devine leur fierté d’édifier pour toujours ce trésor : leur joie revient par les mille soleils de ses murs et à l’instant on se sent ragaillardi d’appartenir au genre humain qui déçoit tous les jours et qui ici fit descendre du ciel la puissance des jours illuminés sur la petite bâtisse en forme de boîte magique.

Je crois que, les minutes s’écoulant, il s’humanise : voir le pavillon d’or et dormir serait la clef, car tout est maison : l’enfance est enclose dans l’affaire, mon ami, tu ne te souviens pas, mais je sais les rêves qu’on forme aux paupières, l’éclat du premier juin de la vie lorsque les pépiements sont encore un absolu ramage fluide, l’appel de la maison quand les crépuscules chatoient au crépi et qu’on aperçoit entre les branches les ailes des nuages épurés au bleu de vitrail, c’est alors seulement que l’on peut supporter l’éclat du grand jour prolongé auprès de moi, auprès du pavillon dont je suis l’origine.

Je suis tellement heureux qu’on ne puisse pas le visiter, ce serait affreux ; déjà bienheureux qu’on puisse le voir ; le faire vibrer sous ses pas serait une offense à ce que nous avons de meilleur : notre fragilité et notre excellence d’esprit. Mon rêve de Pacifique à l’aube de ce jour s’est dissout ; la paix est ici à quelques pas des sakuras (cerisiers) qui se pressent, qui entourent de leur vert argent le simple pavillon d’or, figuration de notre pouvoir à faire de la terre habitée une manière de chant inépuisable.

Kyoto-Kinkakuji Pavillon d'or-5

Un pékin au Japon (5)

C’est avec une certaine solennité que nous empruntons le chemin qui mène au château d’Osaka. Le pas est lent. Je m’arrête de temps à autre pour deviner le monument. Je me dis que j’aurais pu l’apercevoir de l’avion sous le soleil couchant ; après 20 heures de voyage, il m’a échappé. Je ne le vois toujours pas : quelque chose m’inquiète, et  je songe que c’est mon premier monument, que c’est normal, un touriste se demande toujours si cela en valait la peine, si la confrontation ne va pas être trop vive, si tout va bien se passer, premier rendez-vous d’amour en quelque sorte. J’ai entendu dire tant de choses contradictoires sur le Japon, les clichés m’ont abreuvé (ce qu’on donne en pâture pour éviter le voyage est encore plus bavard que ce qu’en disent les agences pour inciter à la visite !) et je me demande si la rencontre va correspondre à la musique prévue ; mes pensées virent de bord : j’espère que cela va me déconcerter, je voudrais tellement que ce ne soit pas ce que j’attends… oh le rôle inepte des idées toutes faites, les Japonais sont ceci, les autres sont cela, et rien ne va jamais!  Cela dépend tellement de l’humeur, de l’âge, de la fatigue. Il faudrait faire l’éloge du tourisme, comme j’ai écrit un jour un éloge du supermarché ; le tourisme bizarrement décrié… comme on se plaint de la richesse sans doute.

Une sonnerie intérieure m’avertit que la légère angoisse qui me prend a à voir avec l’enfance ; c’est pourtant quelque chose d’autre qui me vient (quand l’enfant frappe à la porte, l’adulte se lance dans les généralisations) : monter au château est le pas ancestral dans toutes les régions du monde, à toutes les époques… et Kafka vient faire son énorme remuement intérieur, le pas hésite ; et s’il n’y avait pas de château ? Si ce n’était qu’un « château en l’air » (Luftschloss en allemand désigne l’imaginaire, le château en Espagne) ? Le pouvoir existe-t-il ? A-t-il jamais existé ? N’est-ce pas de plus l’image même de la fiction romanesque ? Le château existe (roman) mais il n’existe pas (fiction) : et toute la ruse de Kafka est de nous faire croire qu’il existe (tâche du romancier), alors qu’on apprend dans le récit fictif que le château est inatteignable, introuvable… peut-être existe-t-il cependant. Voilà bien tout le mystère de l’ascension. La sonnerie revient, cette fois je vais vers l’enfance pour y voir clair : mon pas est hésitant car je redoute de trouver comme dans la petite ville de mes jeunes années un lieu qu’on appelait le château et qui n’était qu’un entassement de pierres moussues encombré d’arbres. Le château n’était plus ; bombardé par trois guerres ; ce qui dans mon esprit d’alors signifiait qu’il n’y avait pas de père, pas de dieu, pas de pouvoir, c’était vraiment un château en l’air, très proche de celui de Kafka. Il existait, mais il n’existait pas.

Pour chasser ce pincement fatal, je me rappelle que je suis père ; ma fille à mes côtés tient à moi, je crois qu’elle devine mes pensées car soudain elle me prend le bras en montant comme si j’étais un vieil homme… ce que je suis. Elle me soutient moins que je ne la tiens, ce qui me rassure, elle a encore besoin de moi, de son père, de mon pas, du château qui est la maison où elle vécut si longtemps, car pour elle petite, la maison était une énorme splendeur irremplaçable, un palais de princesse, mieux encore qu’un château. Nos deux pas sont pour elle un souvenir rythmé. Combien de fois avons-nous marché vers la maison château pour « rentrer », pour la protéger du monde extérieur ? Notre montée à mille lieues de la maison d’antan se charge d’une musique reconnaissante : le soleil donne à plein, les ombres nous précèdent, la sienne si légère, la mienne un peu sombre, au milieu d’arbres magnifiquement couronnés, pins du Japon dont chaque bouquet semble une bougie posée sur une collerette pailletée que le ciel plus bleu découpe en aiguilles rigides.  Le vent du Pacifique balaie notre avance comme un rappel, étrange andante où je joue la basse continue tandis que la voix de ma fille s’élève soudain rieuse, éclatante, sous forme de question :

– Sais-tu pourquoi cette femme a une poussette ?

Un homme se tient à ses côtés avec un petit chien dans les bras ; pas d’enfant. Où est passé l’enfant ? Où est celui qui devrait être là le pouce dans la bouche, bavoir sur le devant ? Je m’arrête, cherche en vain, m’imagine que les touristes à nos côtés sont des proches parents qui cachent de leurs corps l’enfant de la poussette. Mais non. Pas d’enfant. Que fait cette femme avec sa poussette vide sur laquelle elle se penche dans la montée avec une belle obstination ? Ma fille sourit ; elle ne se moque pas mais réserve sa réponse. L’enfant les attend en haut ? J’imagine le petit ou la petite dévalant du château après une escapade pour se réfugier dans les jambes des parents : sourires, on s’étreint, mais où étais-tu donc passé ? Reproches, bouderies.  Rien de tout cela ! Ma guide m’explique en riant que le landau est pour le petit chien que l’homme porte provisoirement dans les bras ; tout à l’heure il le déposera, elle le poussera, image désolante qui me rappelle un propos de César rapporté par Plutarque reprochant aux matrones romaines de promener des petits singes sur leurs épaules plutôt que de bercer des enfants.

Au détour du chemin, entre deux lions menaçants, je ralentis encore le pas, j’entends une foule comme un océan que le vent redouble malgré le ciel impeccable, les bras courts d’érables aux petites feuilles s’agitent comme des doigts, c’est vif, pertinent, une alerte magique court sur les cimes et les pins lanternes aux rares épines secouent leurs bouquets gris bleu ramassés dans les ramures ; j’ose lever le regard et la splendeur jaillit là-bas sous l’or patient des angles, château de trois étages d’un violet insolent sur les toits recourbés : les toits, la fameuse forme d’orient, le toit, cette virgule latérale qui remonte quatre fois pour le plaisir du creux qu’elle forme en amont : que dire de cette courbe sensuelle se prélassant dans un arrondi savant ? Pourquoi pas la pente oblique de chez nous ? Sur trois niveaux, trois bonjours, trois sourires, inoubliables toits recourbés dansant sur les cimes des arbres bas qui nous séparent de la demeure richissime ; ce sont des jupes amidonnées exposées à la brise océanique qui ne cesse de souffler. Le château et ses jupons joyeux soulignés d’or ; « Impossible de pénétrer, trop de monde, dit mon guide… allons voir le temple ! »

Nous foulons une manière de sable tassé, la semelle passe sur des milliers de pas, exacte nécessité de l’appui pour la plante des pieds ; je sens que si je m’arrêtais j’éprouverais l’allègement du corps, instant rare où l’on est équilibré, droit, poumons au plus large et l’esprit au repos…. Pas encore le moment ! Quelques pas encore et j’entends l’eau ruisseler près de moi : les croyants saisissent une petit casserole au long manche, se versent l’eau de la fontaine sur l’avant-bras gauche, puis sur le droit, reposent le récipient à l’envers sur la grille de la margelle, s’avancent vers le temple, s’inclinent, frappent deux fois dans les mains (pour appeler l’esprit…), forment un vœu en silence, frappent une fois dans les mains, s’inclinent, s’éloignent. Je décide d’en faire autant, ne serait-ce que pour voir bien en face le mystère de cette sorte de tabernacle ; j’espère qu’au moment du vœu une illumination me viendra. Ceux qui me suivent esquissent un sourire : que vient faire cet étranger ? (Peu habitué aux visages d’orient, je projette sans doute un sourire que j’invente sur l’instant. Parano ? Pas seulement : l’occidental rirait bien de me voir obéir à ce rituel…) Très sérieux, je me purifie les mains, puis je claque deux fois dans mes mains pour faire venir l’esprit ; il ne vient pas. Un doute me saisit à l’instant du vœu. Quel embarras, rien ne vient ! Je fixe le centre de ce qui semble un autel, toujours rien, seulement un vers sibyllin : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi » puis troublé je m’éloigne en oubliant de frapper une fois dans les mains pour ponctuer le rite et je pense que mon vœu, qui n’en fut pas un, ne risque pas de se réaliser.

J’admire de loin en reculant la petite pagode à la fontaine murmurante : que vient-on chercher dans ce rituel ? Un peu d’espoir ? Le modeste bâtiment de bois se plie sous les érables crus ; j’entends la mer dans le feuillage bousculé par le vent et je m’égare dans mes rêveries : un athée véritable se mesure au respect qu’il observe devant les rituels. Aucun soupçon de critique ne l’effleure, j’aime qu’ils y croient ; le mécréant que je suis n’éprouve aucune supériorité ni aucune envie. Je suis différent, c’est tout. Du fond de ce calme nouvellement conquis (c’était bien la peine) me monte une colère contre ceux qui se moquent des rituels : aux croyants cela fait du bien, non ? Lorsque la République laïque offrira autant d’espérance contre la faucheuse, on pourra ricaner ; ce n’est pas demain la veille. Une religion se respecte comme on le fait d’un visage, d’un bonjour, d’une voix, d’une nuit où l’on se murmure des secrets.

Le temple danse dans ma mémoire : il ne témoigne pas d’un dieu unique, ce sont des divinités qui sont espérance ou reconnaissance des ancêtres et on se choisit celle qui convient, peu importe. Contrairement à nos églises on n’entre pas dans le temple, il n’y a rien à voir. C’est un abri sacré : on y vient au présent pour garantir le futur ou honorer le passé. Le temple est le temps. À gauche de l’entrée, des centaines de messages gravés sur des plaquettes de bois suspendues, d’autres notés sur des papiers qu’on noue autour des fils, témoignent comme chez nous dans les chapelles des saints de la foi dans l’écriture.  Autant de SMS pour l’au-delà. Chez nous les vœux sont gribouillés en catimini sur les murs des chapelles (« Sainte Thérèse faites que ça marche avec Jessica ») ; ici ils sont au centre de la religion, émouvante douceur scripturaire, où les mots et les vies se nouent en souhaits, en regrets peut-être (« Je l’aimerai toujours », « Que l’on protège sa mémoire »)… tous ces mots levés vers le vide pour tenter de le conjurer. On dirait un projet d’écrivain.

 

Un pékin au Japon 4

Le soir, rencontre entre exilés où l’anglais est le véhicule obligé : Canadiens, Australiens, Écossais, Américains et même une Libanaise. Leur migration compliquée les fait resplendir de jeunesse ; je les écoute ; l’un d’eux ravi de la différence d’âge me prend à part, tisse les louanges de ma fille ; dans ce milieu particulier où elle a sa place d’exilée farouche, il me vante son courage et je sens qu’à travers elle il se peint aussi un peu pour se rehausser auprès de moi. On boit du cognac mêlé de glaçons avec un naturel que je me garde bien de contrarier. Plus loin des Japonais me font des signes derrière leur narguilé et soudain il me revient que le tabac chez nous est interdit dans les lieux publics, je l’avais oublié ; dans ce petit café c’est la France d’autrefois qui remonte, insouciante de ses poumons, loin des préjugés sanitaires qu’aujourd’hui  nous entretenons en notre étrange frilosité. Eux, ici, s’en fichent, brûlent leurs jeunes ans sans y penser, ils ont risqué leur existence au feu du grand voyage qui les fait vivre dans cet orient dont ils rêvèrent adolescents, gorgés de jeux vidéo et de mangas. Ils sont venus pour prolonger leurs rêves et se donnent mutuellement raison ; mon interlocuteur  a même fait fortune dans les jeux vidéos et s’en excuse au vif de la conversation ; je le rassure, l’approuve, l’encourage et l’on reboit du cognac noyé.

C’est doux, on entend même du japonais : presque étrange. La pièce est surpeuplée, minuscule, hantée d’un bar énorme et de tables basses entourées de divans souples où l’on rêve d’une psychanalyse tant la régression y est à l’honneur, comme si la ville brillante, parcourue de millions de pas ne bruissait pas au seuil de ce cocon rassurant où il fait bon rire entre soi, loin du pays.

Je ne leur parlerai pas de l’autre exil extrême, celui qui – intérieur – fait voir le monde de côté, de biais et rejette le rêveur sur les marges ; à la fois glorieux et tragique, il finirait par jeter de l’ombre sur leurs évidences souples et douces à leur esprit de wanderer.  C’est pourtant cet exil qui redouble la joie que j’éprouve à les voir si loin et me fait partager comme à travers un filtre (l’anglais joue à plein cet effet) leur plaisir  non feint d’évoquer et de reprendre l’autre vie, celle de leur enfance rêveuse.

Ils se sont absentés de leurs rues familières pour se découvrir à mille lieues de la guenille des habitudes : prendre la mesure de ses pas, on ne peut le faire qu’au large des placettes trop connues ; c’est un autre bitume, on vérifie les rêves d’adolescence, on se perd dans la clarté d’imaginaires pieusement cultivés lorsqu’on avait dix ans : leur monde alors était si étroit, papa, maman, maison dans l’impasse, ils lurent alors les livres à l’envers, échangèrent leurs premiers signes cabalistiques (idéogrammes) , envièrent le grouillement des îles d’Asie, et les voilà posés ici, jasant un bel anglais fluide conquis sur la langue maternelle pour la plupart ; ces acrobates d’Orient sont plutôt fiers d’être devenus les habitués d’un pays très extrême où se reflètent leurs jeunes années. Merveille de l’étranger qui mesure l’âge non pas aux années vécues (ce sera pour plus tard) mais en kilomètres parcourus. Le sommet est atteint quand ils constatent que le japonais tellement opaque coule lumineux de leurs bouches, qu’ils savent – exploit invraisemblable – déchiffrer sans effort les inscriptions absconses de cette écriture qui leur était un horizon inatteignable, dans les années folles du collège glacé où filèrent leurs ans de teenagers.

Ils ont posé leurs hardes sur le tarmac du Kansai et observent en papotant combien ils ont vieilli un peu, c’est le soir, c’est vendredi, encore une semaine qui a vécu et ces roses ou noirs grands gaillards, ces élégantes sans trop, se réchauffent de vocables, tels ces oiseaux qui s’ébruitent une ultime fois avant la tombée du jour, pépiant encore un peu dans des gazouillis altiers et très critiques.

Car ce qui surprend est toujours le plus commun : le pays dont je rêvais, dont j’avais fait mon horizon – jamais tu n’iras plus loin – se fait réalité, et le Japon devient ce qu’il est, un monde totalement imparfait dont on va recenser les défauts, manière habilement détournée de réviser leur déception de papa maman devenus comme tout le monde, ou à peu près.

Les Japonais, disent-ils, mènent des vies abominables : les hommes traînent douze à quatorze heures par jour au travail et les femmes une fois mères restent à la maison. Pas ou peu de crèches et de toute façon pas question de laisser son enfant à quelqu’un d’autre qu’à la mère. Les mères reprennent le travail plus tard, ce sont de petits salaires, aucune carrière possible. La conversation bifurque : la pilule est autorisée seulement depuis 2001 ; l’avortement est un acte normal et légal depuis très longtemps ; les cimetières en font foi : les statues avec bavoir ( j’en verrai des centaines dans les jours prochains ) représentent cette abomination. D’où une forme de délire chez les filles, extravagance kitsch que j’ai aperçue dans les couloirs du métro ou dans la rue : habillement, toilette, maquillages ; c’est la folie. On dirait une panique. Je sens que j’y reviendrai.

La conversation menaçant de dégénérer en catalogue des  reproches d’exilés tellement classique, Dina la libanaise qui a passé la soirée à peindre une sorte de portrait sur un papier kraft (pas mal !) sommairement accroché au mur du bistro, raconte :

« Il y a quelques jours, en début de soirée, la terre  a tremblé à Osaka. À deux heures du matin, coup de téléphone, c’était ma mère qui avait entendu parler du léger séisme et qui prise de panique m’ordonnait de rentrer à la maison. Je lui dis : ‘Mais enfin, maman, à Beyrouth, c’est la guerre civile !’ Elle m’a répondu : ‘ Écoute, ma fille, la guerre on connaît. Avec un peu de jugeote on peut survivre, mais un séisme ça frappe par hasard. Donc tu rentres immédiatement !’ »

En rentrant par le métro et les avenues surpeuplées, il me sembla entendre longtemps résonner le grand rire méditerranéen de Dina.

 

 

 

 

Un pékin au Japon (3)

Ma fille et moi marchons à pied jusqu’à une sorte d’auberge, à travers des rues que je trouve bizarrement mal éclairées : les nuits d’orient sont obscures… c’est plutôt mon regard qui s’est habitué à la lumière farineuse des aéroports qui fait le teint mortel, alors qu’ici les lumignons sourient modestement au pauvre pékin… qui se prétendrait presque fatigué alors qu’il a dormi comme un loir dans le ventre d’un 380 d’Emirates, aux hôtesses si pimpantes avec leurs coiffes rouge qui leur descendent sur les épaules.  C’est un souvenir qui traîne alors que je mesure mes premiers pas – que le goudron me paraît souple après le vol ! Mes articulations cessent de me mordre sur le tronc pour enfin jouer la musique du vieux voyageur fourbu et content.  Nos voix portent dans les rues minuscules comme si nous étions seuls ; nos dialogues et nos rires volent au vent du Pacifique, au loin des moteurs grondent et fouillent une cité que l’on devine énorme.

C’est un plat unique de nouilles ; ce pourrait être désolant, on se surprend pourtant à deviner dans le liquide qui les baigne dix ou vingt senteurs, comme des rencontres au palais de quelques plantes bienvenues, toute la douceur d’une sorte de salade inconnue, des épices mais sans trop, des morceaux de jambon je crois, enfin  une sorte de soupe avec des nouilles pour base. Mais j’anticipe sur les rituels : en premier lieu un verre d’eau empli de glaçons que l’on apporte en prenant la commande, puis une serviette chaude posée dans un ramequin en forme de poisson : on boit frais mais on se frotte les paumes et les doigts au chaud ; il convient d’être propre surtout pour un plat de nouilles où l’on sent sur la langue une expérience de vingt ans de bons et loyaux services pour le plus grand bonheur de l’humanité affamée. Le lieu est petit ; j’apprendrai qu’il en existe ainsi des milliers ; la ville au monde où il y a le plus de restaurants, risque un ouvrage peu enclin à l’exactitude ; comme le repas ne coûte pas grand-chose, on ne voit pas pourquoi on ferait la cuisine… et les restaurants ne désemplissent jamais.

Au retour, je relève que contrairement aux habitudes de pensée (c’est pour ça qu’il voyage, le pékin, il veut déverouiller les clichés), les Osakiens habitent des maisons toutes différentes ; si les rues sont à angle droit – la raison y parle géométrie d’après-guerre –  aucune maison ne ressemble à sa voisine. Dans l’éclairage tamisé où rôde une forme de fête intime des plantes variées se côtoient avec un goût très sûr pour le brouillage des genres. Et puis cette suite de toits pentus ou plats ou recourbés, des marches ici, des portes là, rien qui vient donner le sens de l’unité. Je pense tout à coup que ce mélange ressemble au plat que je viens de déguster ; joli chaos, où le mélange est la règle. Je viens d’énoncer une première loi (tout est chaos, tu parles d’une loi !) que les jours à venir confirmeront ; pas peu fier le pékin, il vient d’arriver et après dix sept heures d’avion le voilà qui énonce un cogito qui ne se démentira pas ; c’est beau d’être pas peu fier : une voix murmure : t’as pas honte d’être encore comme ça à soixante cinq balais ?

Au matin du premier jour, ma fille travaillant, je m’aventure sans langage, rien dans les mains rien dans les poches sauf le passeport et quelques yens, à travers les rues environnantes. Il me revient qu’un pékin en réalité est un ignorant, un candide, un naïf ; le terme désigne le demeuré qui ne connaît rien aux armes, aux batailles, mot de la première moitié du XIXème siècle où en fait de mitrailles et de galons notre pays a beaucoup donné, jusqu’à l’épuisement de nos richesses. S’il fallait un motif à la crise pensai-je négligemment en marchant dans les venelles de cet extrême orient, je dirais les guerres de Napoléon à 1962, mais le Japon et l’Allemagne ont également si je puis me permettre « beaucoup donné » ». Alors que chez eux cela semble les avoir un temps dynamisés (potlatch), nous et nos douces collines avons perdu quelque chose d’essentiel dans ces violences éperdues : le dynamisme… et nos petits jeunes qui nous font tant défaut. Avec De Gaulle et le pseudo cultivé Mitterrand, nous avons pu faire illusion, mais dans notre nihilisme nostalgique de la France grande nation, nos râleries ont défait la tapisserie historique tissée depuis des siècles à coup d’arbalètes et de mitrailles. Vieux pays, je baisse les yeux, la poussière de mes adidas en témoigne. J’aime ces rêveries qui n’ont aucune vérité autre que ma volonté de surmonter l’ignorance de tout ce qui m’entoure, comme on se met un manteau râpé quand il fait froid.

Ici tout est neuf. Les vélos, les voitures de luxe, l’impeccable parc à deux pas où des foules de jeunes s’encouragent au skate board, planche fétiche des garçons (pourquoi si peu de filles ? ) où les adolescents figurent leur déséquilibre entre enfance et âge adulte, glissant sur le no man’s land qui cerne le stade ; leur hardiesse, qui eût été autre fois guerrière, s’exerce dans des figures où le tabou consiste à ne pas toucher terre. Ils volent, les petits : oiseaux à peine sortis du nid, ils risquent à défaut de leur vie, un bras, au pire une jambe, pour rire, pour sourire, pour se moquer du piéton tel qu’il va : ils roulent de biais, tordent leurs corps, et à leur manière mettent en question le pas des pékins, contestation radicale du plus commun : marcher. Ils sont là une trentaine, peu différents de chez nous, et c’est cela qui me rassure, « comme chez nous, murmuré-je, comme chez nous » ; et leurs acrobaties risquées ressemblent tellement à mon aventure ! Je me sens seul sur une planche instable, j’avance en cherchant moi aussi mon équilibre ; j’essaie de trouver naturel d’avoir une tronche pareille au milieu des millions qui ne me ressemblent pas ; je suis en outre vexé de ne pas comprendre les paroles et les inscriptions qui s’élèvent autour de moi. Rien à quoi se raccrocher. Je suis dans le vide. Je frise l’ivresse de l’exilé.

Et soudain un panneau que je comprends : ici il est permis de marcher… pas de faire du vélo ni du skate… mais ils en font tous ! J’ai dû me tromper. Je revois le panneau figuratif, non, c’est vraiment interdit. Je m’extasie devant ce morceau de petite France où les interdits n’ont de sens que violés… ce qui met à bas le cliché du Japonais fourmi obéissant et ma solitude en est troublée comme on le dit d’une eau. J’étais parti avec mes stéréotypes en bandoulière – ma carapace, ma digue – et voilà un cliché qui saute comme un bouton à mon corset d’opinions. Je dois changer mes codes. L’ivresse me reprend. Le d’où viens-tu ? remonte. Qui es-tu ? L’extrême orient déstabilise, je tombe, remonte sur la plante de mes pieds, rien ne tient, or j’avance. J’en suis réduit aux battements de ce cœur qui m’accompagne depuis soixante cinq ans, seule certitude, je tâte mes bras, mes épaules (compte en bref mes abattis), me fixe longtemps au revers d’un panneau d’interdiction bien astiqué, mes traits sont ceux d’un autre, j’ai déjà changé ? En si peu de temps ? : drôle de tête. C’est le jetlag, je dois avoir besoin d’une sieste.

Je rentre : cette seule action mobilise tout mon sang  froid. Ironiques, les piétons, les vélos, les voitures n’ont aucun doute sur leur destination. Moi, si. Chaque dix mètres je me remémore l’aller (avancer dans  l’espace en se souvenant du passé immédiat a de quoi rendre fou !) – je me souviens à l’aller d’avoir marché à reculons pour mémoriser mon retour et ce faisant d’avoir percuté un homme très fâché ; il avait raison, on n’est pas des écrevisses… – ; j’ai la clef du studio en poche, le retrouverai-je jamais ? Par instants des arbres aux fleurs rouges me font des signes, le vent du pacifique balaye mes tympans ; distrait, je travers alors que les piétons sont au rouge. Une camionnette s’arrête devant moi ; je fais un signe de la main, le chauffeur sourit en songeant : « Pauvre américain… traverser comme ça, si ça se trouve c’est un Français » Je fais oui de la tête en le fixant, il resourit et repart. Plus tard, il me viendra qu’il ne sait qu’à peine que la France existe, mais bon… Je me bricole les pensées des autres à défaut des miennes propres qui m’angoissent un peu trop.

Ce désert surpeuplé. Coincé là, debout, je mesure mes ressources ; être seul, mains inutiles, bouche absente, corps presque de trop dans ces confins où personne ne me ressemble ; un délice me monte aux lèvres, ce qui reste est pure mémoire ; dans le cliquetis éclatant des vélos me viennent d’anciens vers où les lieux d’une autre ville familière montent en souvenir de moi :

« Âme te souvient-il au fond du paradis

De la gare d’Auteuil et des trains de jadis

T’amenant chaque jour venus de la Chapelle

Jadis déjà combien pourtant je me rappelle »

C’est ainsi qu’au Japon, à Osaka, dans la ville aux rues sans noms ni numéros, mes pieds retrouvent, Verlaine aidant, presque par hasard, le chemin du studio où je m’endors à poings fermés sur ma mémoire.

Un pékin au Japon (2)

J’ai quelque peine à sortir de l’avion, un arrachement. Le Japon, la lointaine Cipango,  est sous mes pieds. Passer à la douane n’est pas chose facile ; on me fait ouvrir ma valise, quantité de chocolat pour ma fille ; je dois me justifier dans un anglais de cuisine que je parle mieux cependant que mon vis-à-vis, un brave Japonais en uniforme dont la neutralité à toute épreuve me saisit ; il sourit, éprouve ma valise en tapotant le couvercle pour vérifier qu’elle n’a pas de double fond. On remet tout en vrac, je crains que le chocolat en plaque ne dégouline sur mes vêtements tant il fait chaud. Je vois un instant les amandes qui glissent sur mes cols de chemise, purs lambeaux  d’un rêve qui traînent encore.

Dans le hall je me souviens des instructions de ma fille, dix fois relues, et rien ne correspond. J’aime provisoirement cette perte de repères ; aucun nom ne me parle. Les panneaux sont en caractères japonais , je découvre enfin que sous chacun d’eux on peut lire les noms des stations dans notre écriture, et soulagé, je cherche,  au milieu d’une foule que je vais retrouver partout, les signes qui me « disent » quelque chose. Ils ne me disent rien, quelle épreuve superbe! Pas une once de découragement malgré la valise que je traîne. Nouveau Sherlock , le pékin fouille du regard, guette les signes, mais c’est le trop plein de signes qui m’embarrasse. Appels, cris, raclements de bagages, et cette évidence pour la plupart : ils savent où ils vont, ils font comme chez eux les bougres ! Je suis très vexé de penser que deux millions et plus d’habitants sauraient s’y repérer au premier coup d’œil. J’interroge en anglais, on me sourit, des réponses confuses puis tout à coup le nom que je cherchais , c’est au bout d’un doigt tendu par une japonaise qui s’ennuie derrière un bureau. J’emprunte l’escalier roulant. Ascension, victoire, je sais, je sais… gratitude envers moi-même, que c’est beau d’être intelligent!

Et évidemment je prends le mauvais train. Je vois bien que le train ne s’arrête pas à la station que je cherchais. En plus j’ai un changement ! J’apprendrai plus tard que je ne m’étais pas trompé, mais que j’avais malencontreusement pris un train qui ne s’arrête pas à toutes les stations ; un contrôleur, je suis sauvé… enfin… je suis perdu ! On parle, en un anglais bredouillé par lui et articulé défectueusement  par moi, il sourit, imperturbable. Curieusement, avant de s’approcher de moi qui me tiens debout (il me repère tout de suite), lui en entrant dans le wagon a salué en se penchant en avant. Il s’approche, confusion, je lui montre le nom de la station que je cherche écrit en japonais par ma fille, il éclate de rire, inscrit des chiffres sur un papier, je comprends que je suis allé trop loin, que je vais débarquer trois ou quatre gares trop avant. Je ne sais pas comment je le comprends car aucune langue cohérente n’est exprimée. Ce sont des gestes, des sourires, des plans qu’il me montre, l’homme est patient. Puis tout à coup il me fait comprendre que je lui dois 680 yens (environ cinq euros)… ben oui, trop loin ça se paye ! Je paye.  Il s’éloigne après m’avoir inscrit deux chiffres sur un papier : 7 et 8. Avant de quitter le wagon, l’homme en uniforme se retourne vers les passagers et penche une nouvelle fois son corps en avant pour nous saluer. Je suis au théâtre. J’ai envie d’applaudir. Le pékin devine que ça ne se fait pas, il est malin le pékin.

Une fois arrivé à la station trop lointaine, au milieu des appels en japonais et d’une foule innombrable, je ne lâche pas le petit papier du supplément que j’ai payé et où il a inscrit 7 et 8 au revers et je cherche en montant l’escalator ; j’ai pris le premier qui venait. Comme en France je me tiens à gauche et on me double par la droite. J’apprendrai plus tard que sur un escalator japonais, il faut se tenir à droite, sauf à Osaka, où l’on se tient à gauche ! Quel beau pays ! Donc je suis bien, là, avec ma valise pleine de chocolat. Arrivé en haut je m’écarte pour laisser passer les gens qui de toute façon ne bousculent personne et c’est moi qui suis chocolat. Je ne vois pas de 7 ni de 8… Je vire sur place à 360°, la tête me tourne un peu… c’est dommage car si j’avais fait attention j’aurais vu les chiffres mystérieux. Je les vois tous sauf ceux là. Je m’apaise intérieurement, je tourne dans l’autre sens comme je l’ai fait en volant dans l’avion par rapport à la rotation de la terre, mais moins vite, et là tout à coup ils sont là à deux pas au pied d’un escalator. Je me félicite. Je monte, et enfin les deux quais. Dois-je prendre le 7 ou le 8 ? Ah ah, bonne question. Je prends le premier qui vient, monte en tirant sur mon épaule qui tire la valise, et cette fois doucement, lentement, je me dis : réfléchis ! Mais ce n’est pas réfléchir qu’il faut, c’est voir. Je découvre alors à ma grande surprise sur un panneau très clair, que mon train va m’amener à la station finale où ma fille m’attend ; quel diable se cache donc derrière le visage d’un homme d’âge mur que je vois dans le reflet de la vitre du wagon ? C’est moi. Le pékin se rengorge, l’empereur du pays n’est pas plus fier.

Je descends à la station finale. Je suis un peu en avance par rapport au rendez-vous que ma fille m’a fixé. Je pose ma valise. J’attends, je respire à pleins poumons. Au Japon on n’attend jamais longtemps sans que quelqu’un ne vous regarde, surtout avec ce visage européo-américain… un japonais se tient là avec son vélo sur le trottoir qui débouche sur la station. Il est à moitié appuyé sur une barrière d’acier, une jambe engagée sur le cadre, il fume. Il me fixe sans sourire, vise ma valise, examine mon sac en bandoulière, il n’a rien d’agressif, semble même un peu endormi, tire de petites bouffées. Ma fille n’arrive pas. Je suis sûr d’être au bon endroit, je me demande seulement si j’ai le droit d’être là debout à la sortie du métro avec une valise et mon air de pékin. C’est peut-être interdit ? Et soudain, sans que j’ai rien pu anticiper, il me tend son paquet de cigarettes, j’ai envie de dire non ; j’hésite, ce sont mes première goulées d’air frais depuis 18h ou à peu près, quelle ironie! Il insiste du regard, je me ravise (je ne voudrais pas que mon premier contact avec un autochtone soit un ratage !), je prends la cigarette, il me donne du feu avec un étrange briquet rouge, j’aspire, ça tourne doucement, les volutes montent, drôle de tabac… je ne sais pas ce que c’est… c’est peut-être effectivement du tabac. Il sourit. Il est content. Nous nous regardons un moment. Puis sans prévenir, il monte sur son vélo et s’en va sans me saluer. À cet instant précis ma fille arrive ; ma cigarette ou ce qui en tient lieu est finie. Peut-être cet homme était-il là pour me faire patienter. J’ai la vague impression d’avoir été l’acteur d’une pièce de théâtre dont je n’ai pas écrit le texte. Le merveilleux visage de ma fille me fait tout oublier, on s’embrasse, le pékin est sauvé !

Un pékin au Japon (1)

Dans l’aéroport de Dubaï – ville état dont je ne verrai rien – l’atmosphère est cotonneuse ; une heure du matin ; extrême luxe de l’architecture – le mot ne convient pas vraiment – la bâtisse  est plutôt une sorte d’entassement de verticales et d’horizontales en aluminium soutenant du verre ; partout la transparence. Qu’ont-ils à cacher pour être aussi visibles ? Même vice démodé à Roissy. Ils ne veulent pas d’intime ? Qu’ont-ils à nous intimer l’ordre d’être vus par les autres ? Dans cent ans on sourira de cette manie, comme on se moque de l’antique imité par Napoléon.

Une immense cascade glisse sur plus de vingt mètres d’à pic, fond noir : il me vient que l’architecte a fait son malin, la chute d’eau est le contraire parfait des avions qui décollent, je vois, je vois… et parfois même, comme l’eau, ils atterrissent. Voilà qui est fort subtil, totalement inélégant : des fois que tu n’aurais pas compris, pauvre pékin. L’aéroport a son train, ses centaines de boutiques de luxe, mais peu d’endroits pour se restaurer. Peut-être ne mangent-ils pas ? Boivent-ils ? Au fait on paye en quelle monnaie ? Pas le temps. J’avance, j’avance. J’ai largement le temps mais j’ai hâte de me poser, toujours se poser, comme l’avion.  Je cherche ma balise, ma station parmi les nombreux codes et numéros d’embarquement. Monter, descendre, sentiment de puissance alors que je subis.

À vrai dire je ne pense pas à manger : les voyageurs qui transitent par ce monstre, éprouvent comme moi une forme de nausée légère. Depuis Paris, en sept heures de vol, on nous a gavés, biscuits boissons, puis repas avec entrée plat dessert, plus boisson au choix (nous sommes des outres),  et nous voici devenus des enfants régressifs : nous avons dévoré, vu un film sur un écran de 20 X 10 cm (Django de Tarantino, sadique, spectaculaire, dialogues cyniques et drôles ; un régal rendu presque innocent par son format timbre poste), j’ai somnolé, et à Dubaï qui ne semble être qu’une immense plaque tournante, à une heure deux heure du matin, on voit une foule de tous les pays , enfants en bas âge, femmes enceintes , bien des mâles marchandent, le temps est suspendu, on pourrait être n’importe quand, à n’importe quelle saison ; on ne dort pas ?

J’ai froid, puis chaud, un peu soif, un peu sommeil : total contraste avec ce moment où décollant de Paris sept heures plus tôt j’ai VU le pays du soleil levant par avance, comme une naissance, pour la première fois en 65 ans je m’envolais le dos au couchant, 1,65 m d’occident replié mais ravi d’aller voir à quoi ressemble l’origine de la lumière, la lumière tout court (Nippon : origine du soleil ) et à travers des visages de passagers je devinais ce qui m’attendait là-bas : tous ces visages que je vis japonais…

Ce doute à Dubaï est une leçon : à peine parti de Roissy, je voudrais être arrivé. C’est l’impatience qui nous a chassés du paradis terrestre, dit le poète. Dubaï à une heure, est une parenthèse nécessaire, oh l’étrange flottement d’aquarium empli de voix d’enfants qui appellent dans la nuit illuminée des halls alors que les adultes s’entendent sur des murmures nocturnes comme des froissements de tissu en un écho étouffé contre l’aluminium et le verre ! Parfois un appel au micro nous rappelle que la voix porte ; j’avoue que j’aimerais moins d’écho, plus d’espace et surtout l’air me manque, le grand air, la vaste aria soufflée du vent des plaines ou du désert. Le pilote en atterrissant, parole dérisoire, nous a dit qu’il faisait 26° à Dubaï ; je n’en verrai pas la couleur.

Je n’ai vu durant ce premier vol personne lire un livre : liseuse oui, journaux, ordinateurs, téléphones portables, oui, oui, mais j’ai cherché en vain un bon vieux livre en couverture carton et papier imprimé avec un texte à l’intérieur, j’étais le seul, j’ai cru un moment tant j’étais incongru que ces parfaits congrus allaient me balancer dans la mer rouge.

Durant le second vol Dubaï-Osaka, j’ai éprouvé un immense soulagement. J’allais m’éloigner de ces pays riches et ambigus pour m’approcher plus encore du levant. Ma vieille obsession me reprend : je voudrais bien respirer un peu d’air frais, du vrai de vrai, même poussiéreux, mais je suis dans ces pays un infidèle et je polluerais les splendeurs du lieu avec mon souffle d’occident, je le concède .

J’ai l’honneur de pénétrer le premier dans le second avion avec mon air de veilleur de nuit en fin de course (j’ai capté mon reflet dans une vitre de passage) ; oui, le premier : pareil hommage ne se refuse pas et bien que hâve, décavé, j’ai hardiment envahi l’habitacle. Bientôt de vrais japonais sont montés et deux rangs plus haut, à ma droite, l’un d’eux, plus rapide que moi, a sorti un livre et personne n’a moufté ; signe encourageant. Durant les huit heures de voyage, l’homme cultivé en a dévoré les deux tiers, lisant de droite à gauche et de haut en bas… personne n’est parfait. J’ai profité de la brèche pour en faire autant, puis, la fatigue venant et les rares passagers s’égayant dans le corps du squale aérien, je me suis allongé sur trois sièges et j’ai dormi plus de cinq heures. Au réveil, vif sentiment de culpabilité : Ulysse ne dort pas dans l’Odyssée. Comment un hardi voyageur de ma trempe a-t-il pu se laisser bercer par cette baleine des altitudes ? Quand je pense que nous avons survolé le nord de l’Inde, la Thaïlande et le sud de la Chine… j’aurais pu voir plein de choses ! En réalité mon hublot était à la hauteur de l’aile, autant dire l’angle mort parfait ; j’y penserai la prochaine fois… plus tard, qui sait : « Car j’ai de grands départs inassouvis en moi » (Jean de la Ville de Mirmont).

À 10 000 km au dessus d’Hiroshima, je ne peux réprimer un frisson ; je suis à l’altitude du bombardier. Puis, j’entends la voix d’Emmanuelle Riva, des épaules se caressent, murmures.

Brasil 13

12 septembre 2010   

… et le dernier jour arrivant, arpentant l’allée des cocotiers aux accents sifflés contre la brise océane, à deux pas de ma chambre, j’entends o meu filho qui m’appelle (en réalité il se balance dans un hamac à deux pas de moi avec la Reine des Lieux) : « Tu n’as rien vu du Brésil. On va louer une voiture pour aller ailleurs. » Je pense dans ma vieillotte langueur petite bourgeoise que je consacrerais volontiers ce dernier jour à rassembler mes esprits, mes affaires, mes souvenirs, et comme je vais paresseusement objecter mon vieil âge et l’incuriosité (mensonge partiel !), il lève les objections d’un mot : « Mais le Brésil, enfin, c’est un pays énorme… qu’au moins une fois, tu sois sorti de ton bled ! » J’entends son propre ressentiment envers la cité aux remparts-cathédrale où je l’ai retenu à l’adolescence, lieu trop étroit pour sa saine révolte sans doute, tandis qu’une autre voix toute de raison me souffle au contraire qu’il a su faire de ce microcosme peuplé de gens simples et normés, un champ d’expériences utiles pour la vie, chaque quartier de métropole n’étant après tout que l’équivalent de la cité française où il a grandi, avec vélo, télé, vidéos, jeux et conversations où la chaleur compte davantage que le sens ; je ne parle même pas des études qui furent ce qu’elles sont toujours pour les esprits vifs : un lieu de langueur à hurler. Je repasse dans mon esprit les tempéraments de ses amis d’alors : même dans ce goulet suant la rancœur qu’est toute province, il a su dénicher une collection d’oiseaux rares, visages vifs à l’irrespect bien tempéré, personnages tous bien élus. Je songe que dès qu’il revient dans la cité cathédrale, le téléphone ne cesse de sonner … constance des amis qui, tout bien pesé, ont autant que moi besoin de sa présence. D’aimé il est devenu aimant : celui qui attire, celui qui donne à tout va. Mon esprit dispute pour savoir si le passage du participe passé au participe présent n’est pas en fait le résumé idéal d’une enfance et d’une adolescence saines et puis je ne sais pas… je crois que je suis interrompu dans mes rêveries par un départ précipité.
Nous allons chez le loueur et nous voilà partis à cahoter longtemps sur les chemins. Parfois nous avons un tronçon de route, mais l’essentiel se fait cependant sur des voies rouge ocre que le soleil écrasant fait basculer selon les ombrages laqués vert du côté de la nuit provisoire où le gris le dispute au brun sang : si la terre avait été noire comme chez nous, l’éclat du vert en eût été diminué.
J’entends en sourdine : « Dis, quand reviendras-tu ? » La voix pointue de la chanteuse ajoute à la nostalgie de ce que je considère comme un ultime voyage au pays du toujours beau. Curieusement je vois la partition, le fa mineur, le rythme lent par trois, l’âme qui se brise dans le temps où la voix fend l’air, l’aigu à peine supportable de l’enfant qu’elle fut, qu’elle remime à mort dirait-on, chaque note au bord du gouffre, chaque syllabe éclatant, buée éphémère, contre la vitre qui nous sépare d’elle et dont il ne nous reste pour viatique que la mélancolie bleue, instable, fragile, inoubliable, qui éclate soudain dans un bris sangloté, comme la sonnette du narrateur de la Recherche.
Au bout d’un long chemin, nous trébuchons sur un petit village de cahutes à l’équilibre plutôt heureux, quelques voitures, et je me souviens avoir murmuré pour moi-même : ce n’est pas possible ! Je m’attends dans cette splendeur à voir surgir Nausicaa, le sable est si tendre, si blanc qu’on croit progresser sur l’or tant le soleil blondit les plages. Je m’arrête. Aucun autre son que l’éclatement des vagues ; il y a bien au loin quelques vivants qui boivent, mais ils ont l’air d’être là pour faire vrai. Derrière nous le rideau d’arbres est accolé à des falaises de grès où le rose et le mauve s’échangent, le rose dominant là-haut mais s’effaçant avec élégance dès qu’une ombre se forme, si bien que le mauve s’étale en larges masses dès que le regard tombe. La peine est belle, on progresse au paradis et nous allons résolument jusqu’aux vagues peu farouches, les corps vont rouler longtemps sous les rayons humides, salés, et la tension du corps balancé, déposé sur le dos, légère agitation des bras pour demeurer au roulis et couler sous les ressacs, instant où l’on ne vit plus comme un homme, comme une bête plutôt, me voilà défait de mémoire, moi qui crevais de nostalgie, la conscience se suspend comme le corps au-dessus des flots, sans efforts, et même les rayons auxquels je me suis habitué tout ce temps de septembre ne me gênent qu’à peine au bord des cils mouillés. Le temps coule, passe, file et la machine humaine soudain s’en fiche ; la scène n’est pas à rire, elle est au contraire d’un sérieux modeste, austère, où le corps se dit à lui-même : je suis un être qui va et alors ? Parfois dérangé par un courant plus chaud, les reins obligent à décaler les sensations, hasards du roulis auquel on pardonne la variété tout en songeant que ce serait bien beau si cela pouvait durer et encore durer.
Il faut sortir des eaux (nous ne sommes plus des embryons) et la mémoire revient et la nostalgie qui lui fait cortège : demain, où seras-tu ? La voix de Barbara revient un court instant, un piano joue quelque part puis une voix me relaie : quelque part à des milliers de mètres au-dessus du même océan, je franchirai sans mérite l’équateur et le tropique puis la nuit courant vite, je retrouverai le froid de nos saisons. Mon corps s’extrait machinalement de l’océan et de la solitude bercée je retourne à l’état naturel du bipède, je me sèche, m’assieds à l’écart, tandis que les jeunes mariés se pressent sur la grève dorée, sans un mot. Apprendre à vivre seul, c’est emplir son esprit de présences qui ne sont pas. J’erre au hasard vers la falaise qui m’appelle et sans que je le veuille, les formes bosselées, travaillées des eaux, me semblent un temple oriental, blocs lisses, bases semblables à des pattes d’éléphant grossièrement sculptées, des visages s’esquissent lorsque le regard monte, je devine un sourire, des yeux ombrés, un nez et voilà Angkor qui m’apparaît, du Cambodge au Brésil j’élabore ce temple lourd à partir des ombres et des plaques de lumière rose, comme si l’océan s’était sculpté verticalement avec ses bosses agitées et son poids monstrueux. L’eau, la pierre, la main des hommes ; la triade de nos rêves dort là dans ce décor d’une plage parfaite dont je me dis : jamais plus je ne la verrai.
O meu filho et la Reine des Lieux me hèlent ; on repart. Traversée renouvelée de chemins mystérieux, le pauvre véhicule tressaute comme il peut, je m’accroche à la poignée arrière, contemple longtemps les nuques fines des enfants du monde qui me conduisent ; tours et détours dans une forêt crépitant à travers les vitres baissées où l’on capte partout la présence lointaine de l’océan magique.
L’autre plage est aussi belle que la première, mais les baigneurs sont si nombreux que la vie primitive en est absente. Des cabanes de pêcheurs bordent l’énorme baie où deux bateaux à voiles s’ancrent fermement sur les vagues qui contrairement à l’autre baie roulent en torrents éclatants ; je comprends que les baigneurs, souvent des surfeurs, viennent en foule jouer les équilibristes sur les crêtes des rouleaux qui enragent de s’abattre aux arrondis des plages. Nos vies sont figurées par ces hardis promeneurs qui pour un instant s’élèvent au-dessus de notre condition se laissant porter par la violence régulière des lames lointaines qui accourent à nos pieds. Ils dansent un long temps (qui leur paraît sûrement bref) sur le dos de la nature en marche, se dressent la mer aux poings, jouent les Poseidons, on croit les voir brandir le trident, et au bord du plaisir absolu les voilà catapultés dans l’effondrement blême, moussu, planche par-dessus tête : alors ivres du sel et du mythe, ils repartent vers le large, avides de retrouver le plaisir d’être un dieu sur la crête des vagues.
L’eau est si douce qu’on est étonné d’en goûter le sel que l’on recrache voluptueusement après être passés sous la douche de l’écume féroce qui nous plaque sur la grève. Je crois qu’ensuite, enveloppé de nostalgie, après avoir contemplé les amoureux, je m’endors vraiment, abandonné au rêve d’un pays où l’on a l’impression d’être un peu éternel tant la chaleur nous pétrifie la peau vaguement dorée comme le sable. Au réveil, je vois des serveurs qui portent des langoustes chaudes dans des plats blancs, la faim me prend et justement, à l’instant, o meu filho me tend une crêpe roulée. Des mercis, des sourires, je comprends qu’il a dû me secouer pour me réveiller. « Tu parlais dans ton sommeil – Et je disais quoi ? – Mon pays, mon pays ! ». Sourires. « Tu le reverras demain, ton pays », dit-il sérieusement. Je fais oui de la tête, le remercie, mords dans la crêpe en observant du coin de l’œil la Reine des Lieux qui rit en s’adressant à o meu filho. Ils sont assis là, face à face sur leurs jambes repliées sous eux, vrai portrait paysage qu’on devrait photographier ; une fois de plus l’appareil est trop loin, tant mieux, tant pis ; le vent soulève le châle bleu de la Reine qui lui fait une traîne étirée à mi hauteur. On entend tout à coup approcher un claquement régulier ; je me retourne, c’est un cavalier fonçant contre le vent, les pas du cheval accrochent des gouttes d’écume, la crinière est blanche et flotte entre les rênes tenues fermement, c’est le galop du plaisir de vivre, le rêve matérialisé des chevaliers sur fond de bateaux à l’ancre. Décidément, jusqu’au dernier jour, j’aurai eu l’image des conquistadores. Au rebours des meurtres qu’ils supposent, on goûte la paix ; la paix, ce temps étonnant de l’histoire qui arrive maintenant, que personne ne voit et que l’on sent cependant partout où je demeure ; j’ai beau savoir qu’il n’en est rien, comme je sais que la terre tourne, je pense à la paix, moi, l’enfant d’après-guerre échoué sur une plage apaisée et tranquille, civilisée ; je ne crois pas que la guerre reviendra jamais, ni ici, ni chez moi, et que nous avons une chance étonnante de traverser ainsi les décennies qui nous sont accordées, temps où nous sommes libres et ivres et où l’on peut vivre droit, presque sans ruse.
Ma vie, ta vie, mon enfant, mes enfants, demain je m’envolerai comme les condors qu’on devine là-bas au-dessus des falaises, tu me laisseras sur le tarmac, tu entoureras de ton bras les épaules de l’épousée, puis tu iras à Londres, la Reine des Lieux t’y rejoindra, et moi partout où j’irai dans ma province, j’aurai en mémoire un Brasil rutilant, neuf comme vous, mes enfants, et chaque fois qu’un nuage passera dans mon ciel, c’est-à-dire tous les jours, je lui opposerai vos sourires, votre courage et les arbres vert cru, la terre rouge, les plages aux flots émeraudes et vos bras passés autour de mon cou au moment des adieux.

Brasil 12

11 septembre 2010

Je m’éveille dans un air chaud, après une nuit prolongée jusqu’à l’intérieur du jour et j’entends déjà le sifflement du ciel déversant sa lumière coutumière contre les arbres de la cour intérieure, soulignant le silence qui s’étale dans mon crâne embrumé, mélancolique, car o meu filho n’est plus concevable seul, sa figure ferme s’éloigne un peu davantage de mes représentations familières ; il sera désormais associé dans mon silence de tous les jours à l’étonnante beauté de la Reine des Lieux et (tout en serrant le drap contre mon corps comme une peau étroite et double) jamais plus je ne le verrai seul, statue chargée de mille souvenirs, toujours reviendra avec son visage tranquille, énergique, la voix de mezzo de sa compagne dont il sera le baryton sonore et passionné. Je revois un court instant dans l’air stable du jour précédent leurs deux corps côte à côte se détachant sur un fond de lauriers roses en fleurs premières, le rouge et le vert chantent dans leurs dos et une voix reprend ce constat qui m’étonne : ils se sont mariés au printemps de septembre. Ce qui décline c’est toi, dit la voix, tu es à septembre comme le ciel vide d’hirondelles de chez toi, des fumées s’esquissent, des bleus de brume s’accrochent aux branches des bouleaux, et des peupliers gigantesques peu à peu abandonnent les splendeurs de leurs cimes secouées par les vents du septentrion encore un peu causant. Ce qui s’éveille dit encore la voix, c’est eux, il sont à la chandeleur de leurs émois débutants, les craquements que tu perçois aux feuilles rigides sont ceux du corset trop étroit dans lequel les tenait la saison dite du froid ( et qui ici sévit à peine), il y aura du rouge, il y en a déjà partout, autant de soleils, autant de sourires cymbales dirigés vers eux, en avant du temps où des explosions de désirs, des joies se déverseront sur eux avec le plus grand naturel du monde. Je les vois vivre à deux, s’émerveillant puis bientôt prenant pour naturelles leurs très longues étreintes, moment délicat où il convient de demeurer au printemps primitif, éternellement, comme le font les artistes pour qui toute œuvre qui commence est constamment première ; il faut pour cela une âme naïve et distanciée à la fois, il faut ne pas savoir, candide du corps qui vous étonne, et ne pas perdre de vue le temps qui sape les sourires, les mains qui se défont trop vite. L’amour est un travail à plein temps, une affaire de doigté léger où l’on est à la fois près de l’alter ego et loin là-bas sur l’horizon sérieux vers lequel on explore sa destinée. Il ne suffit pas de vivre avec je t’aime à la bouche (cela est bien et juste et nécessaire), il faut aussi construire des châteaux sur la ligne de crêtes, y planter alentour des brindilles un peu faibles d’abord mais que les saisons allumeront de leurs feux, pousseront de leurs pluies, jusqu’à ce qu’une haie luxuriante fasse bientôt cortège à leurs pas réglés l’un sur l’autre et le chemin ainsi agrémenté en sera d’autant allégé.
Roulant ces pensées, je me lave, les croise, les embrasse et nous voilà repartis vers le quartier misère. Ce sera un aller-retour, juste le temps aux épousés de montrer qu’ils sont toujours vivants et qu’un mariage, même sans le secours de Marie, n’est pas un enterrement. On s’esclaffe, on rit, les petits s’accrochent à moi davantage que de coutume, la mère de la Reine me dit plusieurs fois : « Familia !», on s’embrasse et j’entends bien qu’elle se moque de mes larmes de la veille. Elle m’en refait gentiment le reproche : l’émotion est un luxe de riche, et j’entends la voix de ma propre mère qui clame fièrement, niaisement : « Moi, je n’ai pas le temps de pleurer… y’a déjà assez à faire avec les fins de mois. » Lassé de ces mensonges dégrisés, je m’installe fermement sur le balcon, totalement détendu. Surgit du fond des rues crevées un homme qui tient à la main les rênes d’un âne solide tirant une charrette de bois qui cahote dans d’affreux grincements ; le chapeau cabossé cache son visage, on dirait une scène de cinéma en costume d’époque, fin XIXème ; je me souviens cependant qu’enfant j’ai aperçu des attelages de ce genre derrière lesquels les premières voitures klaxonnaient vainement ; ils transportaient du bois, des sacs, et il m’arrivait, de retour de l’école d’accrocher mes mains au plateau de l’arrière et de me laisser tirer ainsi sur quelques dizaines de mètres ; mes bras un instant suppléaient mes jambes, souvenir délicieux d’une route qui défile sous mes jambes surélevées dans le clopinement sec des sabots qui les soirs d’hiver lançaient des étincelles que je ne n’ai jamais revues. À mon grand étonnement, l’homme au chapeau entame une série de manœuvres pour venir placer le véhicule devant la maison où je me tiens. Aussitôt le père de la Reine des Lieux se précipite au dehors et ils entassent à l’intérieur de la charrette les chaises et les tables de plastique ; je fais mine de vouloir les aider, ils me font des signes de refus ; c’est une affaire d’hommes et à leurs yeux mon corps pâle d’européen faiblard n’a rien à faire dans cet exercice ; ils entassent soigneusement chaises et tables en quelques minutes sans parler, tendent des sandows par-dessus et le cocher au chapeau repart après avoir empoché quelques sous. Ces dernières images du mariage, comme celles d’un film où va s’inscrire le mot FIN, sautillent inexorablement vers des lieux dont j’ignore tout, et je suis longtemps du regard les oreilles de l’animal de trait qui s’agitent dans l’air chaud au rythme de ses pas étouffés par le grincement des roues, l’attelage tourne brusquement dans une rue sans joie, je n’ai plus aux tympans qu’un faible raclement et sous mes yeux la poussière retombe en murmure étouffé. Silence, puis la voix d’o meu filho : « On va à la plage… le programme est : repos ; on ne l’a pas volé ! ». Rires. Retour dans un bus cahoteux puis descente vers la plage où l’on mange une spécialité de crêpes roulées je crois, emplie de viandes et de légumes que l’on fait cuire dans une huile qui me semble douteuse. Toutes mes réserves d’hygiéniste occidental sont balayées à la première bouchée, car je me souviens d’avoir vu flotter des myriades d’éclats de soleil, j’ai vu le roulement léché des vagues, et j’ai senti aux lèvres, au palais, un picotement de piment rafraichi de tomates somptueuses. Je me vois les pieds dans le sable, debout, dégustant par les deux bouts cette merveille dont o meu filho m’affirme qu’on n’en trouve que dans cette région et que tout le monde en mange. Je dis en souriant : « C’est en quelque sorte leur pot au feu ! – Si tu veux ! » dit-il en mordant à pleines dents les tomates et la viande.
Lorsque le soleil a disparu nous traînons sur la plage déserte : à la clarté des lumières adjacentes de la ville en surplomb, on distingue des lambeaux d’écume qui s’abattent jusqu’à nos pieds. Je tente un moment de lire les étoiles, comme je le fais chez moi sans y penser, mais le livre bleu noir du ciel me demeure hermétique ; que n’ai-je emporté une carte du ciel ! Mais je n’ai pas emporté non plus de carte des terres, ni aucun guide du Brésil… je goûte alors pleinement ces inconnues – sans oublier la langue -, je me suis perdu, je l’ai voulu ainsi et ne regrette rien. Le délice de flotter ne me quitte pas ; qui suis-je ? , est une question si pure, à quoi bon la masquer de savoirs qui ne reviennent qu’à nommer ?
Enroulée dans un immense châle bleu que la nuit assombrit, la Reine des Lieux serre contre elle une ombre plus grande qui la protège du léger froid naissant et qui avance à son rythme : inclinée comme un arbre salvateur, l’ombre humaine lui murmure à l’oreille des confidences heureuses que l’océan recouvre de son fracas profane.

Brasil 11

… puis il y eut un matin. Pliée entre les volets, glissée sous la porte, filtrée par mes paupières, la vie de l’aube essaie ses mines contre ma cervelle dans les limbes : des chandelles allumées au bord des eaux ont frémi dans mon rêve, balançant la mélodie d’un vent latéral, bise douce à mon absence, tendre promenade sur un rythme de battements de cœur que je sens cette fois consciemment, la main posée sur ma poitrine. Je me dresse sur les coudes, à l’affût des rayons cognant sur le vernis des feuilles lames que j’imagine luisantes, presque écarlates : j’entends leurs aigus droits qui filent sans doute vers le ciel d’acier tendu et je cultive en imagination les voix chères, chants en basse continue qui rehaussent chaque seconde chuintée, retour de la langue portugaise dont je connais la mélodie en ignorant tout des paroles, sauf une, que je dis à haute voix et qui résonne entre les murs nus, mon premier mot du jour : « Sim ! » (Oui). Ce sera aujourd’hui et je l’ai dit déjà pour deux : la Reine des Lieux (« Sim ! »), o meu filho (« Sim ! »). Je vois leurs ombres qui se penchent (sérieuses, secrètes) pour signer le papier tendu du bout des doigts par un bureaucrate las.
J’invente, je me prépare, sachant que ma vision n’a que peu à faire avec la réalité qui m’attend ; je connais par cœur ces effets décevants du réel ; ce que je prépare cependant, c’est ma propre émotion que je voudrais digne, tranquille, puisque je n’aurai personne avec qui échanger cet instant en paroles, mots dorés que j’aurais aimé prononcer, quelque chose comme : ils sont beaux, ils le méritent, admirons leur courage insensé, la joie qu’il y a de voir l’occident revenir sur ses pas cinq cents ans plus tard, non pour catéchiser, piller, tuer, mais pour aimer comme on le fait partout le plus simplement du monde ; amis, c’est vrai, vous avez sans doute mille raisons d’être amers du temps que vous vivez, rien ne vous va, rien ne vous parle et vous errez de ça, de là, vous êtes affolés par la ruée sur la marchandise, mais voyez, arrêtez un moment de geindre sur vos rêves échoués et contemplez ces deux-là qui la main dans la main s’en vont à travers les halliers bleutés de nos régions ou sur les plages océanes aux rouleaux fabuleux, voyez comme ils y croient, aidez-les bien plutôt à former de nouveaux chants puisque nos voix enrouées en furent un peu capables lorsqu’il le fallait ; donnez-leur de ce minuscule bagage d’espoir qui vous fait lever matin, et aux dimanches de silence resongez au sourire qu’ils arborent, etc.
On frappe doucement à la porte. Je crie : « Sim ! » et dans un rire o meu filho apparaît en tenue de tous les jours. Son costume est là haut, sur le plateau, il a dû être repassé par les femmes. Après une douche, et pendant qu’il prépare un café à la cuisine de la pousada, je mets enfin mon costume accroché sur son cintre depuis mon arrivée ; la chemise blanche frémit en surface sous la brise, le cœur déjà me cogne. Le café n’arrange rien : puis, debout, du bout des lèvres, sans sucre, je suis son amertume qui me descend sur l’estomac ; il finit par me faire du bien. Je me secoue dans les petites allées de la cour intérieure où les oiseaux s’essaient en vols piqués pour repartir aussi vite qu’ils sont venus ; là-haut sur son cocotier, un couple vert au bec rouge m’observe en tournant la tête pour faire semblant de ne pas me regarder, mais ils ne me quittent pas des yeux. Il est vrai que je frappe dans mes mains, tape du pied pour me détendre, tandis que o meu filho parle longtemps au téléphone.
« On y va ! On y va ! », dit-il soudain très vite en raccrochant. J’appréhende la montée dans le bus avec le costume et j’ai raison, tout le monde est en bras de chemise ; je rêve d’ôter ma veste, mais impossible, nous sommes tassés les uns contre les autres, la sueur me descend déjà sur la nuque. O meu filho m’explique qu’il doit régler les problèmes de viande et de boissons : quantités astronomiques pour trente invités, mais qui peut le plus…
Je redoute un moment les heurts du taxi populaire dans les rues cabossées ; très vite o meu filho fait stopper l’engin dans un coin inconnu de moi où des bicyclettes nous frôlent comme des hirondelles audacieuses. On avance vers le printemps, c’est vrai, et je m’étonne une fois encore des fleurs roses et rouges qui percent doucement sur les arbustes délicats en totale opposition avec les murs pelés d’un mortier sec, presque noir : le luxe de ces fleurs qui se font robes de bal enchante les taudis où des sommiers soudés forment des barrières entre les jardins souvent couverts de gravats catapultés au pied des plantes. O meu filho me presse. Il entre dans un garage qui sert de dépôt de boissons, puis chez un marchand de viande dont l’étal me demeure caché. Il paye semble-t-il tout le nécessaire, et j’attends sous le soleil, en costume… ma présence : non je vous en prie, jeunes passants, oubliez-moi ; mais tout le monde me regarde, non, non, je ne rêve pas, ils me montrent du doigt, ils sont en tongues et T-shirts, ils se poussent, crient, s’appellent pour voir ce qu’ils croient être un élégant… qui n’est que moi dont le costume est le vêtement que j’ai porté le moins au monde : son noir et son ombre sur le sol les narguent peut-être, je l’ignore, ils rient encore, des enfants s’approchent, veulent me toucher le tissu de la veste ; non, erreur, l’un d’eux saisit ma main et me tend son autre paume ; de l’argent, bien sûr, quel idiot, je fouille dans une petite poche et dépose un tas de monnaie sur ses petits doigts qui font glisser les pièces dans l’autre main comme des vases communicants. Le flot s’assèche rapidement, il est déçu, ne sourit plus. D’un geste sec, il semble vouloir me frapper, je ris, et ils s’éloignent tous, oiseaux effarouchés ; je retrouve les aigus du soleil sur la place, silhouette déjà trop vue, arrogante aux yeux de ceux qui me guettent derrière les barrières bleues, vertes, rouges. O meu filho me rejoint ravi d’avoir fait l’essentiel – payer – et nous voilà marchant lentement entre les flaques (je ne saurai jamais d’où vient cette eau), nous murmurons des observations sur les couleurs vives, les réserves d’eau d’un bleu pastel posées telles des mygales au milieu des cocotiers ; nous évoquons la joie qu’il y a peut-être à vivre ici cependant, la liberté, tout ce temps, le peu de besoins réels.
La Reine des Lieux lui passe solennellement le costume qu’il met aussitôt pour que je me sente moins mal à l’aise, car avec mon déguisement du dimanche j’ai été accueilli comme un prince des mille et une nuits. Des musiques emplissent la maison, on s’entend à peine ; je découvre que les pièces du bas que nous avions nettoyées sont remplies de petites tables et de chaises en plastique empruntées à un bistrot du coin. Au fond d’une des pièces où trône un âtre à hauteur d’homme, des costauds s’affairent déjà autour de l’endroit clef d’où sortiront les viandes cuites : on gratte, on fourrage, on boit déjà des bières. Les enfants chantent, me tirent par le bras, on se serre, on se fait des bises ; tout le monde sourit ; les petites tiennent à me montrer leurs beaux habits qu’elles n’ont pas encore mis ; on discute longtemps en un sabir bien à nous sur les couleurs, on chante un peu, puis tout à coup il faut manger. Je saisis une assiette, o meu filho me sert une viande en sauce plutôt délicate et des légumes qui chauffent dans des marmites ; on verse sur l’assiette une poudre de maïs pilé qui est contenue dans un seau bleu à même le sol, je ne pose pas de question, supposant que c’est un apport alimentaire traditionnel ; le tout est très bon ; on mange par devers soi, les autres vont et viennent, se pomponnent, on se sourit à chaque passage, des paroles, des cris tentent de couvrir la musique omniprésente. C’est un bourdonnement incessant de pas, de froissements de tissus. Je perçois un moment une très légère altercation entre o meu filho et la mère de la Reine des lieux : ils parlent de religion, de mariage religieux donc, mais lui lève les épaules, passe au dehors sur le balcon où je le rejoins. Il est d’un calme impressionnant, fait un signe de la main à la Reine des Lieux qui se prépare en bas… puis soudain, sans que rien ni personne n’ait donné le signal, le père de la Reine des Lieux s’approche et o meu filho m’entraîne par la manche très vite hors de la maison. Le rituel commence.
Nous voilà fonçant dans la rue empêtrés dans nos pantalons et vestes. Le père lui n’a pas pris la peine de se déguiser : il a son polo, son jean et ses chaussures du jour… et pourtant nous allons au mariage, c’est sûr cette fois ! Je pense qu’il a dix enfants, qu’une de plus ou de moins ne l’embarrasse pas plus que ça ; et puis ce n’est pas l’habitude de s’habiller pour une cérémonie civile où l’on va pour signer un papier à ses yeux sans intérêt. S’il y avait eu le passage par l’église de Marie, il aurait été tiré à quatre épingles, mais là, vraiment… Il compose malgré tout un visage avenant, on voit que o meu filho force son admiration, sans doute justement à cause de sa volonté de faire tout dans les règles, mais sans que sa liberté soit le moins du monde écornée. On saisit le premier bus qui passe, puis un second nous véhicule jusqu’à la baie. J’ai l’impression que nous faisons la course pour ne pas être doublés par les femmes ; car telle est la tradition : les hommes arrivent d’un côté, les femmes de l’autre et l’homme ne doit pas voir sa future femme en robe de cérémonie avant l’arrivée au lieu du mariage. Le cœur me bat la chamade puis s’apaise.
Je n’oublierai jamais le silence de la traversée, à chaque fois c’est vrai la baie m’a saisi comme le creux d’une main géante, me berçant, nous berçant, mais ce début d’après-midi qui eût pu être accablant n’est que douceur, caresse…même les bruits des chaînes qu’on détache, tout est étouffé, pacifié et je suis tellement saisi – ce n’est, à ce moment du jour, qu’un bateau pour piétons, presque vide – que je m’attarde sur le ponton, ralentis mes pas, m’arrête enfin pour voir dix mètres devant, o meu filho seul dans son costume noir, le pas décidé, joyeux sur la passerelle légère comme une plume qui le porte. Sa sérénité m’étonne : assis, nous croisons nos regards, sourions, et le père même semble pris par notre gravité tranquille. Il murmure, sourit aussi, se tait longtemps. Nous avons l’air de vieux amis en vacances qui se connaissent bien et n’ont pas besoin d’échanger pour se comprendre. Je risque : « Ça va bien ? », en lui serrant la manche du costume. « Très bien… », dit-il en posant sa main sur la rampe à un mètre du niveau de l’eau qui nous fait tant de bien. Nous voilà pris d’un rire très frais.
L’arrivée se fait comme un atterrissage sur la mousse, personne ne se précipite et l’on se rend droit à la mairie proche, bâtisse neutre ; une heure d’avance ! Le père en profite pour s’entretenir avec des commerçants qu’il connaît, les mains dans le dos, appuyé contre un mur. O meu filho se tient à l’écart, rien ne vient plus. Je m’éloigne un peu, et je prends quelques notes dans mon carnet assis sur un bloc de béton ; j’essaie des couleurs, des sensations, des notations sur mes amis les condors par exemple que j’ai aperçus volant à dix mètres au-dessus de la baie puis fuyant vers l’intérieur du pays dans leur quête noire de quelque proie. Je repasse en mémoire des morceaux de poèmes abandonnés, rature toujours, rature encore ; il est temps de faire place nette ! Ce faisant, je triche. Les battements de cœur ont repris, je sais qu’ils ne s’arrêteront qu’au « Sim ! », et encore… Comment vais-je faire quand viendra l’hiver de son éloignement, de leur éloignement ? Égoïste, bien sûr, pour eux tu le sais bien, c’est le début de cette avancée dont tu connais les belles étapes, les errements et le chant d’aventure qui l’accompagne ; mais eux, au bord du fleuve encore inentamé ont envie du courant qui va les emporter, ils le veulent, ils ont trop chaud de leur encombrante énergie, allez, dis leur comme c’est bien. Et je le dis : « C’est magnifique ! C’est un acte de courage formidable. C’est beau ! – Je sais », fait-il en me regardant droit dans les yeux. On se passe la main sur l’épaule. Retour à l’attente. Mariage à trois heures ; encore un quart d’heure. Je commence à m’impatienter ; o meu filho pas du tout ; il arpente lentement la petite place de béton ; crissements de pneus, un taxi, on est à cinq minutes du mariage et la Reine des Lieux en robe rose éclatante procède sous le soleil, sourire rayonnant, même les voitures s’arrêtent, des passants poussent des cris et o meu filho la serre autant qu’il peut. (La mère s’excuse brouillonne ; personne ne l’écoute et pourtant je ne doute pas qu’elle a dû passer la nuit et la matinée à tailler puis coudre cette fameuse robe rose dite « du mariage » ; il y en aura une autre pour la fête !) Son maquillage est tellement réussi que o meu filho hésite à lui effleurer les joues. Et ils vont, la main dans la main, non pas vers l’horizon radieux de la cérémonie et de l’avenir, mais vers un guichet misérable au milieu d’un couloir étroit où d’autres couples (moins endimanchés) se pressent déjà. Ce sera donc une série d’épousailles à la chaîne.
L’attente va durer une heure. Des amis de la Reine des Lieux sont venus. Présentations, traductions, félicitations, palpitations, transpirations ; ça sort, ça rentre, ça photographie dans tous les sens, dans tous les lieux, plutôt laids de ce bâtiment sonore bétonné à la hâte. L’attente est crispante. Les futurs mariés n’ont pas l’air surpris ni impatients : ils sont ensemble, que peut-il leur arriver ? Ils s’assoient parfois au premier rang, sourient, puis se fixent sérieusement sans se lâcher la main, parfois se lèvent, vont faire un tour dehors, s’arrêtent tous les dix mètres, échangent trois mots avec d’autres, des cousines, des femmes, vieilles et jeunes, dont on me dit que c’est de la famille. Je ne quitte pas les futurs mariés, comme si je redoutais de les voir s’envoler ; je transfère ainsi une part de mon angoisse sur eux. Ils me font des signes de la main, on s’effleure parfois sans un mot, un brouhaha incessant nous entoure.
Bruissement de voix enfin, raclements de chaises, l’électricité dans l’air chaud se charge d’une tension supplémentaire, les spectateurs des cinq mariages s’entassent dans la petite salle, certains debout, d’autres affalés, ce petit monde continue cependant de parler comme s’il ne se passait rien ; or, l’adjointe au maire, ou la maire, vient d’entrer dans son tailleur élégant, assistée d’un homme plutôt maigre qui tient les dossiers sous le bras. Il s’assied, la femme reste debout et commence à s’adresser à l’assistance pour demander un peu de silence. Les futurs mariés côte à côte sont tout près d’elle, alignés à deux pas du bureau, sages comme des enfants de chœur. Sa demande de silence est suivie de peu d’effets, on crie, on chante, on parle fort, c’est incompréhensible. Je me lève, me rapproche des premières phrases prononcées par l’édile, mais je n’entends rien. Je vois bien que je n’aurai pas droit au « Sim » décisif, les spectateurs de cette scène n’ont qu’une envie : sortir pour retrouver le soleil, la brise légère et leur attente les a rendus nerveux. J’enrage une minute, puis mon vieux fond amusé reprend le dessus, après tout c’est un mariage joyeux, et pour eux une cérémonie sans importance puisqu’ils sont probablement tous religieux… de cela je ne suis pas très sûr. Je note que certains futurs mariés sont venus en jeans, piercings, sans maquillage, chemise douteuse ou polo informe. Ils se parlent entre eux tant que le mariage proprement dit ne les concerne pas. Un premier couple est déjà marié, il se lève, et s’en va sans se préoccuper du bruit qu’il fait, tandis que nos tourtereaux eux sont cette fois à la manœuvre. Pendant que l’édile leur parle, ils sont attentifs, mais près de moi les premiers mariés s’exclament, si bien que pas un seul mot ne me parvient, d’autant que le tohubohu dans la salle semble avoir encore enflé. Les amoureux se passent l’alliance, s’embrassent sur la bouche. Je les vois se pencher pour signer, la main est ferme, soignée, l’employé leur tient la feuille ; ils échangent je crois quelques papiers officiels, la femme leur dit encore quelques mots, sans doute « bonheur », mais l’entendent-ils ? Puis elle passe au couple suivant. Nos mariés se lèvent, j’attrape vivement o meu filho, lui fait une accolade très forte, puis à la Reine des Lieux je serre les épaules en murmurant je ne sais quoi et par une sorte de magie que je ne m’explique pas, je n’entends plus rien du tout, je vois les gens à travers un brouillard. Cela va durer longtemps au milieu de la bousculade ; je devrais entendre des paroles, des mots, des froissements, je devrais voir la lumière qui tombe des vitres en oblique sur les rangées de spectateurs ; rien ne vient me retrouver dans mon émotion ; tu t’en vas petit, dit une voix, tu t’en vas, tu t’en vas, je me souviens de tant de choses de toi, de tes passions, de ta vie agitée d’enfant trop vite grandi, trop malin, trop peu adapté au monde répétitif de nos lourdes provinces, trop vif ; ces milliers de fois où je t’ai emmené à l’école, où je te tenais la main pour traverser et tu me regardais de bas en haut comme si j’étais un géant alors que je suis là aujourd’hui tout petit, plutôt âgé … Je t’ai expliqué mille fois que les adultes étaient comme ça, intransigeants et bornés, que le monde n’avait pas ta souplesse, qu’il ne fallait pas en attendre trop, et toi frémissant, impatient, emporté d’un rien par l’injustice tu tempêtais, puis riais, puis rêvais d’un monde meilleur et je t’encourageais et tu viens de réaliser une petite partie de ton programme d’amélioration du petit monde qui t’entoure et qui est aussi le vaste monde. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi aucun son ne me parvient, ni aucune image des gens alentours. Et soudain, la mère de la Reine des Lieux qui me serre dans ses bras se moque de moi, elle se met à pleurer, et je comprends alors que des larmes m’ont submergé sans que je m’en rende compte, et elle me le reproche, puis elle fait la même chose : on se serre longtemps. Elle semble dire : c’est beau malgré tout, même si ce n’est pas un mariage religieux. Je me sens gentiment ridicule, mais pas trop, j’essuie mes joues, j’embrasse o meu filho puis la Reine une fois encore, plus lucidement, le calme revient très lentement, nous voici dehors : des voix enfin, des éclats de lumière du couchant arrosent la placette si tendue tout à l’heure sous le soleil brûlant. Les arbres ont pris des teintes admirables du printemps, gris et roses comme la robe de la Reine, c’est un peu du couchant maritime qui s’approche comme s’il avait sa touche à poser sur ces êtres aussi jeunes que la saison, son chant à délivrer pour ces adultes nouveaux qui ont compris en une seconde une chose que l’on n’entend pas bien si l’on ne se marie pas (ou si l’on se marie à la sauvette), c’est que la vie a basculé, que rien ne sera plus jamais comme avant. J’entends une voix ironique qui se moque de mes émois : bien sûr que non, le mariage de nos jours est une plaisanterie, et cette impression est renforcée par ce à quoi je viens d’assister (spectateurs bruyants, indifférents, édile peu empressée à solenniser la chose etc.), et pourtant, en les voyant marcher à pas rapides sur le ciment la main dans la main, je me dis que nous nous fabriquons des préjugés pseudo modernes et que le mariage, dans toutes les sociétés a un sens, celui très simple d’une espérance ; et une espérance – au cœur de ce que l’on nomme la mort de l’homme, la fin du sens, le nihilisme – ce n’est pas rien, c’est un appel, une présence double au monde qui dit que la vie est possible et cela ressemble tant à la manière de voir de o meu filho que je ne peux que saluer avec gratitude leur décision commune. C’est en cela qu’ils sont beaux lorsqu’ils s’engouffrent dans la voiture d’un ami de la famille. Ils m’invitent à me tasser à leurs côtés.
Je l’éprouve comme un honneur. Les amoureux semblent pressés par quelque chose ; ils observent sans cesse la montre de la Reine. Soudain on s’arrête devant la poste, on se précipite à l’intérieur, elle ferme dans cinq minutes, il faut attendre un peu au milieu des clients affairés ; ces deux diamants vivants enchâssés dans leurs vêtements splendides détonnent tellement qu’un guichetier les interpelle ; non, hélas ils n’ont pas reçu un paquet pour eux, il est désolé, leur souhaite bien du bonheur et ils repartent en souriant, tant pis… O meu filho m’explique qu’il s’est marié avec une alliance qu’on lui a prêtée, ils attendaient une alliance à la taille de son doigt qui devait arriver par la poste le jour du mariage, et puis rien.. Ils en sourient et on repart cette fois pour la fête…
La traversée de la baie le soir est une marge que l’on s’octroie, tendre instant de pause dans le gris visité par la perte de la grande lumière qui semble encore coller sur ma chemise ; la mer est rouge or et les reflets sur la peau des visages amoureux glissent comme des morceaux à peine esquissés de l’arc-en-ciel qui s’éteint dans l’écume dorée. Les voix apaisées susurrent des promesses, coupées par les cris des condors qui repartent une dernière fois vers le large ; les mains sont fraîches, on se serre sur le pont, on se touche sans le vouloir, puis volontairement parce que c’est trop émouvant. La voiture des amis nous emmène en une fois jusqu’au quartier misère ; cahots, puis descente de la voiture, une dizaine de personnes accueillent notre arrivée, le feu à l’âtre a déjà commencé à brûler, les boissons sont prêtes, on se sert déjà. Aucun discours ; dans la première pièce trônent trois énormes gâteaux derrière lesquels le couple se dresse pour les photos, après que la Reine ait échangé la robe rose contre une blanche tout aussi seyante. La cérémonie est très longue, on se pousse pour figurer avec eux sur les photos ; les enfants qui n’étaient pas avec nous au mariage (sans doute était-ce trop compliqué de les emmener) font des fêtes, chantent, dansent au son de la musique qui démarre d’abord doucement mais ne va pas cesser d’enfler toute la soirée.
O meu filho semble à la fois proche de toute cette agitation et gentiment distant, tant il est occupé par la Reine des Lieux qu’il serre contre lui ; il sait bien que la fête est pour les autres, qu’il convient de donner de sa présence, mais il n’hésite pas à se hisser au-dessus avec un sourire qui flotte par delà les têtes et les appels, fierté sans doute, amour passion certainement. La paix règne au plein de l’agitation, il le sait, il a enfin ce qu’il voulait, le mariage, la fête, c’est lui, c’est elle, et il entend bien le montrer.
J’ai amené d’occident, de mes champs proches, deux bouteilles de champagne. « C’est dérisoire , m’a-t-il confié, et de toute façon ils n’en boivent pas ». Il a donc ouvert une bouteille pour lui et la Reine, en partage un peu avec quelques autres, mais la plupart tient une canette de bière. (Il m’avoue que l’autre bouteille est restée à la pousada pour le retour et pour eux deux…) Je ris et m’écarte pour ne pas l’embarrasser dans les félicitations qui viennent de partout. Je m’installe un moment sur une chaise qui traîne là dehors dans la nuit au milieu d’autres où sont assises des vieilles femmes que j’embrasse. Je regarde autour de moi et je n’aperçois aucun vieillard. Que des visages ridés de vieilles dames habillées en robes de fête ! Où sont les maris ? Ils ne sont pas venus ? Par curiosité je fais le tour de toutes les pièces pour vérifier, non, décidément, c’est bien ça, je suis l’homme le plus âgé. J’interroge o meu filho qui me confirme que c’est le cas ; il suggère qu’ils ne sont pas là parce qu’ils sont morts (les hommes s’épuisent dans ces milieux plus vite que les femmes)… ou bien ils estiment qu’un mariage est une affaire de femmes. Je ne saurai jamais. On ne voit que des oncles, des amis et les fameux cuisiniers entourant l’âtre qui dégage une flamme énorme ; ils tournent les morceaux de viande, l’un les fait griller tandis que l’autre les découpe sur une planche et jette les morceaux dans un vaste bloc de polystyrène où l’on vient se servir. Il y a bien quelques légumes dans des plats mais c’est la viande qui suscite la ruée ; le bœuf est délicieux ; à l’instant où je m’installe pour déguster, un jeune homme entre, fêté, entouré ; c’est le jeune prêtre d’origine polonaise qui officie comme vicaire et que o meu filho m’a présenté lorsque nous l’avons croisé en ville ; il s’installe auprès de moi, me dit dans un anglais hésitant tout le bien qu’il pense de ce mariage, ce qui ne manque pas de me faire sourire ; il insiste ; pour lui de toute façon les gens de cette région – qu’il adore –  ne sont pas vraiment croyants ; aucun sens du transcendant ; je risque le mot de superstition, il fait oui de la tête, parle de leur fascination pour Marie. Nous échangeons longtemps dans les cris et la musique (propos théologiques de haute tenue !), renouvelle son admiration pour o meu filho, nous rions de cette inconséquence à propos d’un jeune homme qui n’a pas voulu se marier à l’église, il hausse les épaules, parle de sympathie réciproque et nous nous quittons – il est pressé – meilleurs amis du monde.
On danse l’inévitable lambada toute la soirée en buvant des bières. Parfois je sors pour observer les jeunes qui, attirés par la perspective d’une boisson, entrent et sortent, si bien qu’à près de minuit il faut aller racheter des bières, ce dont o meu filho s’occupe avec empressement. La viande, les boissons, les gâteaux vont être dévorés par le quartier qui peu à peu est venu rendre hommage aux mariés et donc partager un peu de la manne ; la soirée est belle pour tout le monde. Vers une heure et demie, la mère de la Reine des Lieux éteint la musique, un voisin s’est plaint auprès de la police, il faut tout arrêter. Un invité plus jeune que moi s’approche, entonne une chanson de Moustaki, on se met à la chanter à deux, il me prend par les épaules et me parle en un français très curieux de la beauté de ces chansons… on rechante. Mais c’est visiblement trop bruyant, on doit partir, rentrer chez soi. Rentrer oui, mais comment ?
O meu filho calmement : « On va bien voir. Y’a pas de voitures, avec un peu de chance on attrapera un bus, sinon… on verra bien. » Nous voilà dix, douze, quinze, partis à pied dans la nuit, le marié serrant la Reine contre lui, les adultes entourés d’enfants, dans un quartier dont je suppose qu’il est peu sûr… je n’en sais rien, je n’interroge pas. On chante un peu, sans doute à cause des bières, des chiens aboient mais notre avance très lente à travers les rues puis les terrains vagues se poursuit sans difficulté. De temps en temps, deux ou trois nous quittent après mille embrassades, ils habitent là, à deux pas, peu de mots, mais une sorte d’allégresse nous prend à dévaler ainsi vers la petite ville de laquelle ne monte aucun bruit.
Une fois sur la place de la pousada, on se sépare enfin, la nuit est d’une douceur veloutée exceptionnelle. Dans la cour intérieure, je laisse les mariés rejoindre leur chambre, mais j’entends tout à coup un éclat de rire. C’est o meu filho qui vient d’extraire la Reine de la chambre où ils allaient entrer ; il la porte à pleins bras sur le seuil, comme on le voit faire au cinéma, et ils entrent dans la chambre ; il me claironne une dernière fois : « Bonne nuit ! »…

Brasil 10

9 septembre

Une vieille amie aux mains de pianiste arrose mon éveil : la pluie va durer toute la journée. Je décide de rôder dans mes papiers, corrigeant tout ce temps une traduction de l’allemand qui me presse, texte plaisant dont la restitution me plonge dans d’épineuses controverses avec moi-même. Le temps n’existe qu’à peine, le corps se fait presque nul, une petite raideur au mollet peut-être et la main court dans le silence vers des paperoles oiseuses collées au texte décidément trop acide au lecteur français. Je me dédouble, jugeant sévèrement l’auteur (moi) de ces approximations, je repars vers la langue source, lumineuse toujours, comparée à la pauvre mienne empesée qui ne veut pas s’assouplir sur commande : ma peine est légère, un futur se déploie je le devine, c’est affaire de patience. Traduire, c’est attendre, traduire, c’est barrer, tisser, se défaire des réflexes de langue pour entrer dans des décors syntaxiques et lexicaux auxquels je n’aurais pas songé si la langue source ne m’y avait contraint. Grâce à l’allemand, le français s’expatrie de moi pour aller vers des évidences inattendues, car traduire, c’est surtout vibrer au cœur des paradoxes de ses propres mots, de ceux dont on se croit le maître et dont on n’est que l’élève, tirant la langue, dévidant des suites qui sans prévenir s’alignent proprement après de longs détours cahoteux. Je mesure également le sourire qui me tient tout ce jour, au Brésil, dans le pays de langue portugaise, plaisir d’accomplir cette tâche que rien ne m’oblige à faire et n’a aucun rapport avec ce que je vis présentement.
Vers le soir, il me semble que je n’ai pas vécu, cependant une satisfaction nouvelle, un allègement se fait dans le silence de la pousada encore humide ; traduire était vraiment utile.
O meu filho m’invite au billard, puis à un repas, puis au billard encore. C’est sa dernière soirée de jeune homme non marié ; nous parlons en jouant ; il a choisi la musique comme sujet de conversation, nous nous y tenons ; je fais parfois obliquer ses réflexions centrées sur le jazz ou la musique mode vers des domaines plus contemporains ou plus anciens, c’est selon, et alors qu’on attendrait un débat anciens contre modernes, j’entends bien, et lui aussi, que nous parlons de la même chose : la bonne musique, celle qui mérite notre respect. Nos arguments se croisent sans se heurter comme les boules du jeu qui une à une cascadent dans le corps de bois dur de la table feutrée, écoulement des minutes, puis des heures. Et soudain, il est trop tard pour rejoindre la Reine des Lieux demeurée chez ses parents. Il téléphone. Ils se reverront demain, pour toute la vie… Une partie encore ; nous regagnons dans l’air chaud retrouvé nos chambres respectives. Nous échangeons un sourire que je n’oublierai jamais : l’enfant est passé, demain viendra l’homme marié, plus tard le père peut-être ; pourquoi les époques coulissent-elles ainsi sur des pas de colombe, dans le temps, sans être marquées davantage ; pourquoi ne vibrent-elles pas comme des flèches sur la frise des existences ? Je songe qu’au fond la vie est lente et que seul le regard rétrospectif la fait paraître fugitive. Enfant, j’entends encore sa voix et là, adulte, j’aurais bien du mal à la mémoriser. Tout est en devenir, passage où l’on croit que les mots « enfant », « père », sont fixés une fois pour toutes, alors que les notions lumineuses (je suis ton père, tu es mon enfant) sont exposées elles aussi au vent qui ne cesse de pousser ; un jour il sera donc père, je serai le grand-père de ses enfants, et demain l’enfant qu’il était, sera, avant d’être mon fils, le mari de la Reine des Lieux. Oh, certes, on gardera enfant, fils et père, cela ne fait apparemment pas de doute, mais on sait bien que ces dénominations auront perdu leur poids, leur vrai sens premier, puisque les générations vont bousculer la suite, allongeant vers le futur ces mots précieux, ce qui les fait reculer dans le passé gentiment poussiéreux comme un grenier oublié vers lequel peu à peu on ne monte plus. Adieu donc aux mots d’évidence ; rien ne tient jamais, les petits mots, les gentils mots, moins encore que la peau douce de nos vingt ans. À travers les parois je l’entends tousser une dernière fois, il s’endort sans doute très vite puisque plus rien ne vient désormais. Je garde une dernière fois son sommeil dans la cour de la pousada ouverte au vent tiède ; j’entends un moment dans mon souvenir ses angines, rhumes, laryngites qui rythmèrent son enfance, m’éveillèrent souvent, puis je ne perçois plus rien. L’appel d’un oiseau inconnu traverse comme un éclair le silence absolu de ce soir d’exception… et cependant semblable à chacun de ceux qui ont formés nos vies.