Ils partent, délaissent leurs chambres aux draps froissés où les boiseries craquent et filent sous la fournaise, mur bleu horizontal de l’asphalte grinçante, tandis que quelque part la jeunesse recompte les points en rongeant ses ongles dans l’attente du résultat qui les verra renaître. Fils de juin, le petit juillet lance dans son bourdonnement gris des sortes de fêtes où l’on danse sous les charmilles : leur épaisseur couve des baisers, des promesses qui parfois seront tenues, longues notes du bout des doigts jusqu’à ce que le clavier des jours s’arrête sur les touches noires. L’épisode rapide des clairons ridicules – on sort les drapeaux de la naphtaline – enfonce le silence de l’histoire, il y eut un passé aux yeux de feu et des garçons heureux dont le nom s’efface au monument, et la trompette les appelle et personne ne répond, c’était une promenade fatale un soir sous la mitraille. Tiens, j’entends une moto qui dérape. C’est la vraie fin de l’année et comme on y croit vraiment, inlassablement, de génération en génération, on choisit un samedi et pour ressusciter les morts on se marie un peu encore, même si, on le sait bien, les autres mois useront les serments puisqu’acoquiné aux années le tripot des jours fatigue la vie à deux.
« Il est bizarre de mélancoliser me dit la visiteuse, tu sais bien qu’à un moment – c’était il y a vingt ans peut-être davantage – les coquelicots ont disparu et regarde aujourd’hui leurs notes demoiselles redansent au bord des blés, c’est fou d’y croire, les plus belles fleurs rehaussent les routes qui menacent de flancher sous les coups de la route engorgée. Regarde tes lèvres au miroir de l’étang, ne vis-tu pas et dis-moi s’il y a du regret dans l’eau tranquille et habillée comme une métropole de milliers de vies coassantes et rapides ? Les voix, les voix reviennent en foule dans leur fragilité terrible, pétales frêles comme des bonjours qu’on échange distraitement et qui soudain chantent pourtant le bon jour où nous sommes. Bientôt tu glaneras de nouveaux airs, nous sommes tous princes et princesses dans les hommages que nous rendons à l’imagination, nos modestes œuvres ; le coquelicot est le prophète du petit juillet encore vert, les fruits sont annoncés même dans nos septentrions venteux, il suffit de vivre, disais-je, il suffit d’attendre. Est-ce trop demander ? »
Ainsi parlait la visiteuse qui s’en allait à la fête.
Catégorie : rêveries
Déchirement
Tout a commencé par un énorme déchirement de papier, comme si tous mes textes – soudain imprimés – explosaient en même temps, débarrassant la terre de mes rêveries et pour lesquelles, par je ne sais quel miracle, on avait trouvé un éditeur (c’est-à-dire abattu quelques arbres), alors qu’ils vibrent là virtuels et cependant doux sur l’écran qui nous sépare du monde pour la plus grande gloire de la vie de l’esprit ! Critch ! Le déchirement n’a duré que quelques secondes mais il m’a fallu une bonne dizaine de minutes pour que mon palpitant là à gauche consente à s’apaiser, lui qui a traversé presque sans maugréer soixante-deux printemps parfois fort agités ; j’entendais bien qu’il protestait. Lorsque l’apaisement s’est fait, mon vieil esprit de mystique défroqué m’a murmuré : c’est l’axe de la terre, tu sais bien le 21 juin, ça rebascule dans l’autre sens et forcément ça se déchire de partout. J’ai secoué mon chef plus sel que poivre, me reprochant de n’avoir décidément rien appris, juste le silence, juste un peu de rien du tout, l’âme au blanc, non même pas l’âme, le blanc seulement…. Et voilà que maintenant le moindre bruit – le craquement de l’axe de la terre est le plus infime bruit qui se puisse concevoir, la plupart des vivants étant exclus de ses murmures cendrés – le moindre bruit donc faisait dans mon silence un écho de tonnerre. Je me levai pour accueillir à la croisée, comme je le fais souvent à l’aube, les prémisses de la candeur désormais estivale : c’était vert gris, au bas des stratus lointains un rose coulait, jouant la petite espérance dont tout être a besoin pour arpenter le clignement du jour, tasse en main, café brûlant noir pour la lumière neuve. J’aperçois par le fond un visage usé qui tremblote sur le liquide, c’est le mien ; j’essaie de n’y pas songer, j’aspire du bout des lèvres le café qui ne ment pas – sans sucre, son amertume me préserve des déconvenues du jour – et j’entends une voix fraîche issue de derrière les rideaux qui me souffle en riant : « Tu as eu peur hein ? » Je lui parle de mon vieux cœur, de mes textes explosés, le ton est plaintif, j’ai perdu ma voix grave dans le feu de la nuit la plus courte. Je le prie de ne pas trop se moquer et retrouvant soudain, en déliant la voix, les accents graves qui me soudent à la terre, je lui dis simplement :
« Gardien du silence depuis que les enfants sont partis – même mon ami Herbst semble avoir rejoint son Berlin oriental, mais qui sait? – envolés vers leurs vacances ou leurs vacations laborieuses, tout froissement m’est vacarme.
– Je n’ai fait qu’effleurer les rideaux, dit l’ange, excuse-moi, je pensais te faire une agréable surprise.
– C’est le cas, c’est le cas ! Bats des ailes pour me rafraîchir et donne-moi du beau l’essence nécessaire. Merci. »
Il déploie ses ailes et se penche, souffle sucré, sur mon texte du jour. Silence.
La petite de mai
J’aurais pu la photographier, mais le vent tiède à l’arrière-goût très frais et le parfum poivré auraient fait défaut. Je la dépose là en plein soleil, chapeau azur de printemps septentrional, et j’admire sans plus parler son balancement proche des tiges de lilas livrées au noroît qui souhaite belle traversée aux petits esquifs de vie dont elle est la représentante éblouie et drôle. Elle murmure par devers soi mille mots qu’elle n’ose encore prononcer ouvertement et l’on entend sous les appels des mésanges, sous les froissements des limbes fins, un éveil fluide de son pharynx délivré, la langue relâchée de sa longue mémoire de neuf mois. La peau des joues se détache sur le fond des lilas blancs, fruits de l’autre saison posés en l’air sur le velours de son visage étonné si bien que lorsqu’elle sourit en m’apercevant, je croise ses yeux argentés et je suis contraint une seconde de battre des cils pour approuver la joie tranquille où elle s’abandonne, berçant d’avant en arrière son corps encadré du rouge vif de son blouson à fermeture éclair. Il me faut remonter loin dans ma mémoire pour retrouver cet instant de douceur totale, d’abandon presque douloureux à la musique croissante de mai, nostalgie d’un temps où j’ai vécu la même scène, et pourtant différente, avec sa mère, son oncle, sa tante, lorsque je les posais pareillement au milieu des pâquerettes et renoncules, histoire de peser dans l’air le poids de la responsabilité fabuleuse qui m’était échue en leur faveur.
Qu’il n’y ait pas de dieu, que l’univers soit indifférent, tout était balayé et tout l’est vraiment non parce que je suis fort mais parce que cet être frêle au jardin des délices fait craquer la coquille dans laquelle notre moi s’enkyste fatalement et rien n’est plus dynamisant que la vie tendre de la petite où le sucre des dermes, le sien le mien, respirent ensemble dans une vapeur de syllabes complices où je ne suis qu’encouragement, suspendu à sa voix incompréhensible aux mortels mais tellement évidente dès qu’on se jette dans la suspension du temps où tout est en place pour la paix intérieure, prière laïque qui répond à l’ensemble des questions que l’on se pose ailleurs à d’autres moments.
Même lorsque la petite feint de se taire, les hirondelles, les merles, et les bruissements de vagues des hauts thuyas oubliés arrosent le silence relatif de leurs présences intermittentes où je n’entends en réalité qu’une vibration tendre que la chaleur nouvelle s’obstine à couver au creux de ce jardin caché. La petite est si sûre d’elle qu’elle saisit ce qui passe à sa portée et même si je lui ôte de la bouche fleurs et brins, la pâquerette au coin des lèvres lui reste un bref instant, la langue et la nature se mêlent l’une l’autre, antique affaire des mots et des fleurs qu’elle ravive avec une candeur de très haute volée. C’est alors que je recompte mes années, puis la couvant du regard je lui dis d’une voix aussi grave que possible : « C’est vrai, petite, que pour toi c’est le premier printemps ! »
Quiétude
Il est des pauses en début d’après-midi de mai qui suspendent et le temps et le vent cependant que parvient par la croisée ouverte le parfum des bouffants chèvrefeuilles qui là-bas s’entassent tranquilles sur des grillages de fortune, murmures de jaunes plus que pâles accrochés aux limbes gris dans l’ombre des toits stridents, et le calme s’avance sur des pizzicati de cordes que j’entends très pointues tandis qu’un vieux hautbois souffle en majeur la mélodie hors temps que la mémoire suggère pour ouvrir l’espace encore et je me dis que le jardin à portée de main donne à écouter plutôt un cor anglais, plus grave, plus terreux, héritier des immenses friches qui furent autrefois décorée de moulins naïfs et guindés, à deux pas de l’endroit « où s’épousent les chênes et les peupliers d’argent ».
Tiens, c’est le Hölderlin de « En souvenir de » qui me retrouve au plein de cette quiétude et je sens que l’esprit s’élargit, il parle dans le poème d’un voyage vers les Indes, c’est bizarre, je ne m’attendais pas à le retrouver ici, cher ami, le cher ami qui chante au bord de la Garonne, près de Bordeaux, qu’il orthographie Bourdeaux ; si la quiétude me suggère cette rêverie c’est que le poète voit le monde de très haut – il s’agit sans doute du bec d’Ambès – et qu’il voit surtout très loin. Or, il ne bouge pas et son rêve s’élargit encore pour se clore sur une pointe connue que l’on se murmure souvent entre amis, comme une formule magique ; mais je préfère citer la dernière strophe en entier, espérant qu’on y entendra ce qu’il y a de plus beau :
« Mais les hommes sont maintenant
Partis chez les Indiens,
Là-bas par la pointe venteuse,
Au long des vignes, là
Où la Dordogne descend,
Où se conjugue, ample comme la mer,
À la Garonne magnifique
Le fleuve, et part. Mais la mer
Prend et donne la mémoire,
Et l’amour aussi attache assidûment les yeux,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. »
Soixante-deux printemps
Dans l’attente du temps net de l’été titubant, les lointains alourdis de nuées, teintes encore dures d’avril, voient la vigueur des azurs virer à l’effondrement dans la brume monocolore des demi-saisons où tout tergiverse.
À l’avant les branches se secouent dans le gris comestible de leurs arbres frappés de mille métamorphoses crues et c’est souvent une manière d’explosion neigeuse empruntée aux fontes des montagnes et remontant par la sève jusqu’aux moindres ramilles, flocons en fleurs.
Plus avant encore, alentour, les maisons s’habillent de blanc, fenêtres et portes se maquillent pour séduire le promeneur averti dont les pas résonnent jusqu’au fond des chambres, frémissement régulier du gravier chaleureux contant le passage d’une vie.
Je m’étends à mi-pente du champ ahuri de croissance et mon corps se laisse recouvrir du feu frais des jeunes pousses, bain de jouvence dans l’eau bleue de la rosée, vin de vigueur qu’on boit par la peau et dont les senteurs sucrées rappellent ces baisers qu’on dépose avec ferveur sur les cous des bébés.
Ce faisant je surprends un craquement de digue, rupture des os de nos années, blocage éruptif des muscles que je croyais décidément plus souples et me voilà grippé de partout mesurant mes crampes en alarmes rouillées et c’est tout d’humilité que je me redresse sur les coudes, songeant, le regard perdu vers les lointains brumeux, combien est judicieux le décompte de l’âge en printemps.
Montaigne : Traces de Pas, chapitre 3
Ce texte constitue le troisième chapitre de mon livre: “Traces de Pas” (cf. Bibliographie)
Panique
Seul, au milieu de sa vie, un homme marche dans son château. La mort lui a ôté son meilleur ami et il a laissé toute activité. Il pourrait continuer à s’engager dans les folies à peine réelles du monde : la France a besoin de représentants qui comprennent vite et s’expriment avec aisance ; on l’enverrait ici ou là régler des conflits et avec un peu de chance il deviendrait ministre, à moins que des événements imprévus ne le précipitent dans une oubliette.
Mais le corps de Montaigne est devenu lourd. Ses pas sur le parquet et les tapis font vibrer les murs et sa présence s’impose à lui-même comme une vraie question. Chaque pas est une interrogation qui se retourne contre lui. Chaque vibration imprime à ses pensées un tour nouveau, inattendu et que l’inactivité des longs après-midis fait résonner jusqu’au centre de chaque heure, de chaque minute. C’est un temps où les secondes même ressemblent aux grains de sable du désert : aucune n’est justifiée par la suivante ; elles s’entassent sans se connaître sur la grève désolée des ans. Alors tout est possible et le pas se dérobe sur le matériau fuyant : il a l’impression que sa vie s’en va grincer ainsi jusqu’à sa mort. Pensées et sensations s’entrechoquent en vain. Son existence est une panique inutile, une chimère féroce qui l’embarque vers des horizons toujours différents. Le soir, par la fenêtre, il observe les pierres qui glissent vers le bas de la colline, au long de cette hauteur de « Montaigne » où le penseur niche comme un oiseau sans proie.
Un matin d’avril il cueille la première corolle d’une rose trémière qui pousse au pied de sa tour entre deux pierres et lui demande : « Que fais-tu là ? Comment es-tu venue jusqu’ici ? » Le jardinier, qui passait par là, pense que les livres ont rendu fou son pauvre maître.
Les jours viennent au devant de lui et exigent qu’il fasse un pas, un pas qui ne se contente pas de faire vibrer les murs, mais un vrai pas qui ordonne et commande à la suite des ciels changeants, car il est tellement seul que le temps qu’il fait vient rejoindre ses humeurs et l’habite tout entier. S’il fait beau, il est sec, intouchable et nu. S’il pleut, en revanche, c’est la mélancolie et il n’a rien de plus urgent que d’aller serrer la main du palefrenier, simplement pour avoir un autre qui palpite un instant dans sa paume.
Le soleil d’été fait éclater les meulières à même les murs. Il faut marcher. La moisson fut bonne mais les chaumes tremblent pour rien. Ses os craquent sur le chemin, son tibia renâcle, sa cheville se coince contre une pierre. Il n’a plus le primesaut de la jeunesse et quand l’Aquitaine est écrasée sous les rayons d’août, à midi, il s’enfuit dans sa tour, boit un verre d’eau tiède et compte les battements de son cœur sans savoir pourquoi. Le temps le tient dans son étau et son corps l’entraîne peu à peu dans une sorte d’asthme métaphysique. Montaigne est à la fois le prisonnier et la prison.
Pierre
Partout les pierres l’enserrent, l’encadrent, l’enrobent. Il a en garde le château naturellement et la corvée n’est pas mince, mais il y a aussi la « montaigne » de pierres sur laquelle il se dresse, avec le prénom du père en prime, sans oublier cette maladie dite de la « pierre » qui vient ironiquement le narguer jusqu’au fond de son corps. La pierre est décidément son signe et les mille livres qui se dressent sans sa librairie sont autant de pierres levées qui lui font des appels et l’invitent à venir les rejoindre.
Au début, il n’ose pas. Les livres forment un mur qui le dépasse et contre lequel il cogne sa tête de périgourdin cultivé. En lisant pourtant, il écrit les choses qui lui viennent comme ça au creux du livre et il s’en empare un peu en lui mangeant les marges. Il sème ses premiers cailloux dans la mince bande que la prose abandonne, mais c’est bien, ça suffit, c’est bon. Par ce détour il effectue sans en avoir l’air le dérapage qui le mène à sa pensée. L’essentiel est de ne pas mordre directement dans la pierre, il se casserait les dents contre ces dalles qui l’écrasent encore. Lentement il s’installe dans le détour, dans la feinte qui fera sa fortune.
Vient un moment où les marges débordent, où le prétexte du commentaire devient un texte. Il est alors là, dos aux livres, et le plus naturellement du monde il entre de plain-pied dans l’écriture. Ce second glissement est le pas décisif car cette fois la feuille est vierge et l’attaque de la plume doit être réussie.
La première trace est la bonne. En fin d’après-midi, au début du mois de septembre, il affirme son pas dans l’escalier qui mène à sa librairie. La pierre a vibré sous son poids et le papier posé à la hâte reçoit les premières entailles. Il a toujours su qu’il en viendrait là. Il faut l’imaginer debout, il pèse de tout son poids sur l’écritoire, toute l’antiquité et son père sont dans son dos, son buste est légèrement incliné et il sent que son corps peu à peu se dénoue, se redresse. Il n’écrit pas, il grave. C’est d’emblée le bon ton, la hauteur de vue, la phrase qui s’inscrit dans le marbre. Tout vient avec bonheur ; c’est la gravure contre la gravelle, à la mort qui le poinct il oppose un poing ferme et clos. On verra bien. Ce n’est pas mal, et puis après tout, ce n’est qu’un essai.
Homère (Géographie): Traces de Pas, chapitre 2
Ce texte constitue le deuxième chapitre de mon livre “Traces de Pas” (cf. Bibliographie).
Ulysse parcourt la Méditerranée de bout en bout mais comme il n’y a pas de pôle pour les pensées de l’homme, comme à tout instant il a perdu le nord, il lui faut une arme infaillible ; la ruse ; c’est l’aiguille du compas qui indique le chemin tortueux d’Ithaque.
Le problème est que les eaux ne laissent pas de traces. L’étrave a beau creuser dans les prés bleu, la nef n’abandonne aux vagues aucun souvenir. Certes il y a un moment d’émotion quand les mille tremblements du sillage hésitent un instant ; on croit qu’elles vont emplir toute l’étendue des eaux de notre présence ; mais soudain, précipitamment, elles s’en vont se coucher sous les lames naturelles de la mer, et c’est comme si personne n’était passé. Que faire alors de cet immense désert où nos pas ne pèsent plus ? C’est pourtant notre vie qui est là devant, à l’infini, bien au-delà de cet horizon que nous fixons déjà avec angoisse. Il faudra désormais aux mots une force peu commune pour faire jaillir de la masse salée des noms propres qui tiennent et résonnent plus fort que tous les océans.
On s’imagine souvent que l’aède en sait long ; mais non, il est aveugle autant que nous ; seulement il fait le premier pas, il ose s’engager dans la grande flânerie mouvementée, plantant au passage des balises arbitraires que l’hexamètre aux pieds sacrés assoit sur le fond commun des eaux. La mer était inquiétude, irrésolution, et voici qu’en la nommant du haut de sa cécité virile, en disant l’Olympe et le Styx, Troie et les Colonnes d’Hercule, il quadrille notre vie, il offre à notre existence des ancrages sur lesquels nous exercerons durant des siècles notre rêverie fascinée.
Sa boucle aux mille noms rassure. À la vague il oppose un flot de mots agencés savamment. Tant de hardiesse est terrifiante. L’aède sait qu’il fait le travail des dieux. Avant que le chant ne s’apaise Ulysse devra donc s’humilier au milieu des cochons et surtout, puisqu’il faut sauver celui qui parcourt le monde en le nommant, massacrer ceux qui prétendent en plus avoir le droit d’aimer.
Ce sang est le souvenir des combats contre les hommes-loups, bien sûr. Mais il semble qu’il est aussi l’anticipation de ce qui va être notre deuil à l’instant où nous retrouverons dans la salle de bains sous les feux de la glace notre visage qui palpite au présent. Nous avions oublié la veine des tempes qui effraie et nos yeux qui s’enfoncent jusqu’au tain nocturne du miroir. On a beau passer sa main sur le front et les joues, contrairement à ce qui se passe parfois dans les livres, les yeux restent enfoncés et les pommettes boursouflées à jamais par la lame de fond du temps. Le livre c’était le bon temps. À la fin il faut toujours s’arracher aux caractères noirs et retrouver le blanc des heures, le pâle infini des jours qui s’en vont et des actions qui n’ont rien d’homériques.
Histoire: Traces de Pas, chapitre 1
Ce texte constitue le premier chapitre de mon livre “Traces de Pas” (cf. Bibliographie).
En ce temps-là le corps était présence sur la terre, traces de pas d’abord, et les flancs des bêtes et des gens brisant les brindilles, ouvraient sans cesse des voies jamais frayées. C’était aussi le temps où les hommes et les animaux se livraient une guerre sans merci. Patiemment, les hommes traquaient l’animal : ils levaient le front parfois, scrutaient un instant les lointains bleu, puis ils revenaient aux traces, couraient, tuaient et quand s’achevait le repas sous les ombres de la clairière provisoire, ils somnolaient le ventre plein jusqu’au cœur de la nuit où ils se faisaient parfois surprendre et dévorer par un carnassier en chasse.
La vie était dure mais le combat devint vite inégal car l’homme, les yeux rivés sur la boue et la branche, apprit à lire. Dans la trace laissée il déchiffra aisément le poids, la taille, enfin il devint malin, savant. La bête mourait maintenant presque à chaque fois, étonnée qu’on lui résistât. Le soir de ses victoires l’homme se mit à emplir l’air des vibrations de ses cris, et le syllabes et les noms jaillirent pour célébrer son triomphe. Désormais, le lieu du carnage était nommé et quand le chasseur mourait il avait droit à un jardin de mots. C’est dans ces temps-là qu’on inventa l’écriture.
Pourtant certains hommes demeuraient loups, refusaient de changer et s’enfiévraient de jalousie à la seule vue de ces traces volontaires. Ils se ruaient sur les stèles, leurs bifaces cognaient jusqu’à ce que la pierre gravée éclate en morceaux : alors, braillant des malédictions, ils jetaient au vent les lettres fracassées et les ossements frais.
Quelques fois des graveurs s’attardaient sur le souvenir du héros dont ils avaient noté les exploits. À deux pas de leur œuvre ils rêvaient là debout : ils avaient tant de peine à se défaire des mots et des morts, surtout quand les reflets du couchant venaient jouer sur les pierres tombales. Tandis qu’ils hésitaient entre la mélancolie et la joie, les sauvages les surprenaient et le massacre était atroce : que pouvaient-ils avec leurs styles et leurs poings délicats contre les haches des brutes ?
Plus tard, la tribu inquiète revenait sur ses pas et découvrait le sacrilège. Il fallait collecter les éclats et enterrer les braves dans les larmes et le ressentiment. La nuit, au cœur de la forêt, on ne savait plus qui était mort et qui était vivant, et les ombres et les pierres se mêlaient en un chaos épouvantable que les torches vacillantes projetaient sur les cimes des arbres ténébreux.
Ils passaient le reste de la nuit autour du feu à ruminer des plans contre les hommes-loups. Ils dormaient un peu vers le matin, mais en rêve les traces écrites leur dansaient sous les paupières et le réveil avait des accents de bonheur en harmonie avec le soleil levant.
Ce fut au cours d’une de ces nuits blanches qu’un esprit audacieux, après une discussion orageuse et compliquée, imagina pour les écarter, pour les dérouter, un système de fausses pistes. On allait les emmener dans l’infini du feuillage serré tandis que la petite troupe brouillerait sa propre trace. L’effet fut immédiat : les hommes-loups se perdirent dans leur poursuite jalouse. Aucune voie n’était plus fiable et ils s’égaraient d’autant plus aisément que leur colère ne connaissait plus de bornes. La troupe libérée de la pression des loups poursuivit désormais sans souci sa progression savante.
Parfois on entendait les hommes-loups hurler dans les halliers ; alors au centre de la clairière, les graveurs se défaisaient un moment de leur sérieux, échangeaient des regards entendus, puis reprenaient leur précieuse tâche, tranquilles. Il va de soi que les hommes-loups, après avoir parcouru ces chemins qui ne mènent nulle part, retrouvaient la droite voie avec un sourire désormais civilisé, ayant compris dans l’aller et le retour l’ironie de toute existence.
Ces voies sans issue sont ce que nous avons de meilleur. Nul doute que la littérature n’a depuis lors jamais perdu ce pouvoir de nommer, de dérouter et de ramener chez les hommes les loups égarés.
Une visite
Elle ramena sa robe bleue sur le devant d’un geste rapide du bras.
– À qui ai-je l’honneur ?
– La visiteuse.
– Ah, très bien, dis-je en écartant la porte de la maison qui racla sur le pavement gris.
Désagréable. Je songeai qu’il faudrait un jour glisser des rondelles à l’intérieur des gonds afin de surélever l’ensemble.
– Prenez donc la peine d’entrer !
– Oh, dit-elle, je ne fais que passer… et comme je demeurais contre la porte elle franchit le seuil et effleura mon bras.
– Je ne peux pas rester, mais il faut que je vous dise…
– J’ai fait quelque chose de mal ? demandai-je en avançant sur ses talons.
– Ah, mais rien du tout !
Il me sembla qu’elle étouffait un rire. Elle s’approcha du feu déclinant.
– Vous vivez mal, c’est tout…
Elle fit demi-tour et le tissu épais de sa robe fit trembler un vaste volume d’air ; j’entendis tinter la cuiller dans le bol de thé que je venais de poser sur la table.
– Vous vivez mal, reprit-elle en arpentant la salle à manger cuisine.
Elle semblait vouloir mesurer l’espace de ses pas insistants. Je m’installai sur la chauffeuse les mains jointes en éventail.
– Vous ne voulez pas vous asseoir ? J’ai là un excellent thé de Ceylan et…
– Non, non… je passe, je passe…
– Vous disiez ?
– Vous vivez mal… Trois fois !
– Trois fois ?
– Cela fait trois fois que je vous le dis.
– Oui, oui, je vis mal.
– Voilà, voilà, c’est tout.
Elle marchait toujours de long en large, s’arrêtant parfois pour redresser un cadre ou passer sa main sur les étagères poussiéreuses où les livres, le dos tourné au monde, dormaient debout. Je me souvenais bien de quelques peccadilles :
– Il y a prescription, tout de même, murmurai-je.
– Qui vous parle d’une faute ?
– J’imagine…
– Vous imaginez, vous imaginez ! Ah, imaginer, c’est sûr, vous le faites très bien !
Elle haussa les épaules, ralentit le pas puis se planta face à moi, une statue. Visage impeccable, nez droit, yeux indéfinissables, main droite levée ; ses cheveux bouclés partaient sous un voile bleu, divisés selon une raie qui agrémentait doucement le haut du front. Elle sourit.
– Tu devrais vivre.
– Vivre ?
– Eh bien oui, au lieu de regretter les instants et de compter les jours à l’aide de textes abscons !
– Des textes abscons ?
– Oui, enfin, bref, peu importe, écris si tu veux, mais cesse de parler du temps passé. Le temps c’est moi, et je passe, donc inutile d’en rajouter.
– Mais, fis-je encouragé par son tutoiement, je fais ce que je veux, je suis libre.
– Libre, libre… Ne perds pas ton temps avec ça, puisque la loi, c’est moi. Laisse faire. Ne regrette rien. Occupe-toi de l’instant.
– Il n’y a rien d’autre ?
– Non, rien d’autre que l’instant présent. Mais j’en ai déjà trop dit.
Je me levai précipitamment pour l’empêcher de partir. Pour une fois que je la tenais, elle allait tout me dire. Je me lançai :
– Qui es-tu ?
– Ne t’occupe pas de ça.
Elle se retourna.
– Excuse ma vivacité, je suis pressée… le temps, le lieu… Tu comprends ?
Je fis oui de la tête. Elle avança dans le couloir, posa sa main sur la poignée et dans le raclement de la porte, murmura :
– Euh, pour les textes… euh… continue.
Je lus dans son superbe regard qui soudain me parut gris une approbation heureuse. Elle effleura ma joue du bout des doigts puis elle disparut sur la place, je la vis avancer dans les rues poussée par le temps, son ample robe dansait, bleue puis blanche, un nuage.
Le silence de Chateaubriand
Il a beau nous conter avec une profusion de détails son voyage de 1833 à Prague, nous décrire les mille et un détours qui le retardèrent, les visages frais des filles de son logeur bavarois, les collines tranquilles de Bohême, sa prose légère se fait symphonie et sous chaque mot, chaque élément, chaque phrase, court un silence où l’on perçoit ses battements de cœur, forme de magie du vieil écrivain dépris de tout – il va saluer Charles X réfugié à Prague – qui s’écoute se taire en écrivant. Les longues phrases faussement lourdes sont un retard, elles s’acheminent lentement vers un futur bien réel, vers ce moment où il va cesser d’écrire ses Mémoires, mais le regret – avec la mort au bout – est repoussé de toutes ses forces par le velours serré de son style aux apprêts très voyants où court cependant une finesse tranquille de prosateur sûr de son rythme et de ses harmonies. Parfois au bout d’une phrase émerge un soupir dénonçant la vanité de son entreprise et l’on dirait alors un nageur qui reprend l’air en surface avant de replonger dans le monde du silence de la mémoire écrite. Il interrompt son avance de courriers prosaïques qui lui permettent d’ouvrir des blancs, de faire entendre le bavardage daté de ses correspondants, si bien que lorsque sa prose reprend, on soupire d’aise de retrouver le souffle éperdu de l’homme vivant qui se souvient, vision musicale de sa respiration inépuisable. La nappe continue des pas donne à entendre le passé dans son entier, tandis que le présent conté dans un silence de sépulcre chante les détails perçus que sa mémoire lui murmure. Un brin d’herbe, un chant d’oiseau, un filet d’eau lui suffisent parfois pour donner vie à ce qui fut et continue sans lui et qui demeure pour toujours présent à l’intérieur de son souvenir. Le silence qui hante ces évocations vient de ce qu’il n’oublie jamais le moment où il écrit, ce « bien plus tard » qui est son vrai présent de mémorialiste penché sur l’écritoire.
Ce matériau de base, le silence, est une enveloppe rude que le conteur projette constamment au devant de lui car il sait que c’est là que résonnent les harmoniques de son chant. Sans sa caisse vide le violon ne donnerait qu’un grincement de porte noire. Mais l’âme est à l’intérieur et si le ton rouge de Chateaubriand entre en écho avec notre sensibilité, c’est que les mémoires s’entrécoutent : mémoire du règne de Charles X, dernier des Capétiens, donc toute l’histoire depuis près de mille ans, mémoire de cette époque de Louis-Philippe où tout est perdu, et enfin présent où l’auteur se souvient d’un temps qui signa le fin d’une époque et que, décrivant, il lance vers le futur de ses mémoires écrites, avec ce minimum d’illusion qui lui permet de progresser dans son récit. Grâce au silence qui entoure ce chant aux multiples étagements nostalgiques, sa voix résonne inaltérée, d’une sûreté de trait que notre lecture écoute avec ferveur, présence vive dont les vibrations entrent en écho parfait avec notre propre présence et nous réconfortent au plein de notre temps qui va.
La cabane
Tandis que je coupe les légumes, les cris des enfants, leurs rires et peurs me remontent irrésistiblement. Il a fallu ce printemps (éxubérance jouée soixante fois) et pas un autre, pour qu’au milieu des chants ininterrompus, à côté des arbustes qui s’habillent pour l’été, reviennent en plus grand nombre d’anciens précipités plus forts que le présent.
Souvenir.
Je tiens la main des petits, un de chaque côté, le pas est lent, je plie les genoux pour que ma prise ne les oblige pas à lever les bras; ils posent des questions, n’écoutent pas le début de réponse que je propose, parlent d’une cabane qu’ils rêvent de construire et d’habiter, et pris par leur mouvement – occultant ma propre enfance, cette ombre blanche – ma voix s’élève grave contre les milliers de chants d’oiseaux qui nous font cortège: – Nous la construirons en haut d’un arbre! – Oh oui, quelle bonne idée, dit l’une. – Comme ça, les renards ne pourront pas nous attaquer. – Et les loups non plus, dit l’autre. – Les loups non plus. J’évoque les chambres, une bleue pour la petite, une rouge pour le petit. – Oh oui, rouge comme… il hésite… rouge comme le soleil du soir. – Rouge orangé, dis-je, c’est ça orange comme la terre du soir. Je décris le toit de tuiles, rangées comme les fils d’un tissu, la gouttière, c’est important, et les fenêtres qui donnent sur la forêt entière; de là-haut personne ne pourra nous déranger… Oui, il y aura une salle de bain. Une objection s’élève dans le silence: – Enfin, il y aura quand même des oiseaux pour venir nous visiter. – Tu as peur des oiseaux? – Mais non, crie le petit, ce sont mes amis tu penses, ils ne peuvent rien nous faire! – On mangera quoi? dit-elle. – La forêt est pleine de bonnes choses: des noisettes par exemple. – Oui, par exemple, des noisettes bien sûr.
Je prolonge longtemps le rêve, agrémentant le tableau de détails précis, une entrée, un canapé, des meubles lourds, des tables, des chaises et tandis que nous prenons le chemin du retour et qu’au loin la voiture garée luit dans le couchant, ils lâchent ma main et me précèdent en courant. Le petit s’arrête soudain, se retourne et lance: – Notre cabane, ce sera comme la maison, en fait!
– Bien sûr, dis-je.
Je retire les légumes de la poêle et m’installe en souriant; ce n’était pas pour rien… les premières bouchées passent difficilement, puis le présent se réinstalle, meubles lourds, tables, chaises, tout est là comme autrefois, mais le silence…
Début de paroles
C’est une esquisse de voyelles lactées s’élançant hors consonnes dans le silence gardé à chaud par les adultes profus qui se taisent soudain, les yeux concentrés sur la bouche énonçant ses premiers “a” (elle a répété pendant des semaines et débute sans prévenir); la petite devine l’attention des parlants, entend dans la rupture de leur flot une attente, elle essaie aussitôt de stopper: on a le temps d’entendre un roucoulement amusé, jeu de voix où des consonnes viennent exploser, manifestement mues par le manger de maman, non pas le moment où elle aspire le lait merveille, pures voyelles, mais celui où elle pince et pause, en puisant dans son corps exposé, lieu des consonnes. Le chapelet de syllabes qui s’ensuit va être mélange du désir vocalique et du physique consonnant: le squelette des consonnes va s’habiller de chair vocalisée. La soprano d’opéra seule en garde pieusement le souvenir ébloui et tragique.
Oiseaux et étoiles
Vers le soir montent les questions pointues des oiseaux. Pour l’instant, elles ne se superposent pas (le tintamarre, ce sera pour avril), elles demeurent aux tympans, puis reprennent leur jeu acrobatique, danse des sons dont la rythmique nous échappe, se perdent dans la fatigue qui nous saisit, coup de coude de l’inconnu qui nous éveille à l’intérieur de nos paupières brûlantes, on les abaisse, rêve d’autrefois, le chant reprend, exactement semblable au précédent et pourtant différent, car c’est un autre instant, le cœur l’éprouve et la raison le confirme : non, ce n’était pas le même, le passage à vide du temps entre les deux dit bien que la première audition ne ressemble en rien à la suivante, mon humeur a bougé, ma vie s’est avancée d’un pas qui ne reviendra plus. La deuxième, puis la troisième et toutes les autres mélodies de l’oiseau sont éclatantes comme la lame plusieurs fois affûtées du même couteau qui taille dans l’air du soir des reprises à chaque fois plus brillantes jusqu’à l’extinction du chant, silence de nuit que l’oiseau nous fait subir sans prévenir, petite douleur de l’abandon.
À cet instant s’accroche en remplacement du son éteint, un autre jeu où chaque note de l’oiseau revient sous forme visuelle, le même brillant dans la solitude irrépressible du noir total, autant de sons autant d’étoiles. Elles s’accrochent différentes et au fil des heures vont coudre sur le fond bleu d’encre des images, dessins antiques où notre esprit, selon sa vieille attitude critique, s’étonne inutilement de la course obligée du regard qui relie cette étoile à celle-là et pas à une autre, formant des présences millénaires : Hercule, Orion, les Pléiades. La nuit prend sens, son mouvement rotatif autour de la Polaire apaise notre présence fière d’avoir organisé arbitrairement ce beau chaos, et l’on songe que chaque nuit va reprendre le même dessin, répétition encore, mais où l’œil ne verra pourtant jamais la même chose, tant nos humeurs sont variables. Le soir bouge.
On ne s’étonnera pas que Schubert ait mis tant de barres de reprises (l’enregistrement nous fait oublier cette nécessité), répétition du même qui n’est jamais le même car ce qui est repris n’est plus d’une fraîcheur semblable, ce n’est pas mieux, c’est autre chose et c’est ainsi que la vie va. La visiteuse confirme cette évidence, elle qui nous suit pas à pas, affirmant en son lent glissement que rien ne se répète et que tout n’est que passage : notre existence ne repasse jamais deux fois les plats, je ne suis que l’instant, il n’est rien d’autre que cet instant. Quelle chance ! Si l’on peut éprouver la vie comme ennuyeuse, c’est que nous avons sans en prendre conscience abandonné notre curiosité native aux chèques de fin de mois, aux horaires des bus et aux impératifs de l’efficacité douteuse où nous pataugeons, avec pour corollaire cette impression fausse, féroce, que c’est toujours la même chose, signant un contrat de monotonie dans l’obscure étroitesse de nos remuements répétitifs. Et c’est ainsi que nous pouvons passer à côté du miracle de vivre.
Le pot à lait
Tiens, je vais revenir sur mes pas. Je crois que je cours en portant au bout du bras le pot à lait au couvercle clos, il danse au rythme de mes jambes, allégresse du corps volant, rasant les murs de brique terne dans l’avenue descendant du cimetière militaire ; j’avance avec le vent qui me soulève les boucles sur la nuque ; à l’écoute des chocs de mes semelles sur la boue du trottoir, j’essaie une mélodie entrecoupée de sauts qui évitent les flaques où je me vois débouler sur l’instant, je bloque sur mes deux pieds, repars, le pull tricoté me bat les flancs cachant presque mon pantalon court et trop large à la fois, soutenu par des bretelles dont je n’ai plus aucun souvenir, sinon que je devais en porter puisque c’était la mode de chez nous. Cette course m’est restée à cause de l’odeur bestiale de la paille : la cour de ferme, la laitière à la louche grasse, mes vingt centimes dans la main qu’elle me prend sans sourire, et cette chaleur épaisse presque lourde qui monte des ballots entassés alentour, caquètements des poules égarées, vaches meuglant quelque part derrière, le soin que je mets à repousser bien à fond le couvercle du pot dans la bousculade des voisins venus eux aussi à la curée. Une voisine me parle, murmure mon prénom, mais je suis si minuscule, tellement insignifiant que je n’ose pas lever la tête et il ne me vient plus qu’une envie, conserver contre mon corps l’énorme vapeur brûlante du lieu pour la porter en courant vers la maison ; le lait de l’espérance va tout régler, la maussaderie, la peur, les angoisses, d’ailleurs à l’instant un chien s’élance à mes trousses, aussi peureux que moi, il flaire mes mollets qui se ruent déjà en direction de la maison mère, mais je cours si vite qu’il cesse bientôt de me hurler sa terreur agressive.
Je cours parce que je veux être seul, défait de tout, courant, courant seul, au chaud, avec toute la chaleur animale sur la peau, paille, poules, vaches, voisins, bien à l’intérieur, sous mes bretelles, la belle chaleur jeune à dépenser, à livrer, à délivrer, au-dessus des flaques, des avenues, le cimetière loin derrière, c’est la nuit, la nuit, il est temps, les étoiles et les monstres pourraient bien, mais oui bien sûr, me dévorer, comme le chien qui n’en est qu’un avatar, à livrer donc ce lait chez moi, rameutant une énorme quantité de chaleur sous mon tricot de corps et que je vois se répandre dans les deux pièces cuisine incluse, magicien dans la maison frisquette, froide de vie, je ramène le plus vite que je peux le lait, vous savez ce liquide superbe, il est encore chaud du pis, il va apporter à la maison glacée un amour d’enfance vraie, valable aussi pour les adultes, les géants, ce biberon d’être, vive source épaisse de joies multicolores puisque le blanc ce sont toutes les couleurs tassées, rassemblées, vous allez m’en donner des nouvelles, parents, enfants, frère et sœur, c’est l’arc-en-ciel que je vous porte à bout de bras, la vie, la vie… On peut imaginer que comme pour Perrette, le lait se renverse. Non, hélas non, même pas de drame, mais bien pire : l’accueil mitigé, le lait mis à bouillir aussitôt « Donne-moi ça toi », enfin le banal, le lait banal… et rien qui cède au rêve du tout petit.
Vers le sommeil
Moins une marche, un pied devant l’autre, qu’une progression d’une souplesse discutable, entravée qu’elle est par des brindilles fraîches, des branches souples qui cinglent derrière moi en un sifflement sec marquant ma conquête sur le chemin ; je dis conquête, je devrais plutôt parler de ce pas hanté par l’avance, par ce qui n’est pas encore, future découverte du lac aux cygnes impénétrables et droits sur leur col (toujours cette impression qu’ils portent une cravate, un jabot plissé qui trempe dans l’eau). Je me tourne dans le lit côté ventre à plat sur le matelas et je me vois écarter une branche de chêne qui me revient sur la nuque, je n’y prête guère attention et me dis que c’est simplement ma position qui m’a obligé à poser ma tête de côté provoquant cette douleur infime. La lumière inventée de toutes pièces dans mes yeux fermés et la chambre obscure, s’avance à ma rencontre, elle grésille dans l’air matin de cette avancée fictive, j’entends un ramage assourdissant et songe aux nombreuses évocations du silence de la campagne, comme si les oiseaux n’étaient rien ou rares, tandis que le raffut plaintif des branches se frottant sous le vent dans les cimes ajoute au brouhaha pépié une touche humaine. Le mot m’est venu sans réfléchir plus avant, mais humaine me fait sourire car c’est justement cette absence que je cherche, l’ange l’a dit, lorsque tu seras près des eaux, observe la surface huileuse, vaste miroir des nuages, et attends ; bientôt, alors, loin des humains tu me verras surgir puisque tu me dis que tu ne peux dormir sans m’avoir aperçu réellement (c’est-à-dire en songe) au moins une fois. Je serre l’oreiller bourré d’espérance et une fois encore je souris des plumes qui me touchent à travers la toile fraîche, elles me rappellent tout ce que j’ai inventé : oiseaux, ange etc…. Et il découvre enfin le lac au bout du chemin de l’éveil qui sombre justement dans le sommeil. Il n’y croyait plus, mais la solitude, notre état naturel, et le sourire de l’ange ont eu raison de sa conscience. C’est tellement drôle que je crois bien qu’il dort en souriant.