J.S.Bach: cantate BWV 21 (Ich hatte viel Bekümmernis: j’étais débordant de peine)

Impossible de comprendre le texte qui suit sans écouter la cantate 21 de JS Bach: Sinfonia 1 et le début du choeur qui suit.

[mp3]http://lenep.com/jepeins/wp-content/uploads/2010/03/Bach-cantate-21.mp3[/mp3]

l’aube rase et mince glisse contre la nuit
c’est un hautbois où l’anche double est la bouche
de l’horizon
qui s’ouvre longuement descente et élévation
j’aime le pincement tranquille et terrestre
dont les échos s’élargissent sous l’ouvert des secondes
ce temps compté humble par les cordes
à peine effleurées par l’archet

et le hautbois reprend baroque moins pincé qu’un moderne
plus pataud c’est vrai mais une telle chaleur
mais si large
son chant d’affres tenus haut fièrement
j’admire contre les cordes de la visiteuse irrépressible
la grâce d’avancer sur le temps qui croît
la peine la peine ce souffle comme ma voix
demeurée vive et osons le mot: optimiste

le jour se lève on l’a compris
et la lumière à la pincée du hautbois abouché
donne la vie
naissance d’amour dans le temps et cet espace
que je vois s’ouvrir et s’ouvrir à la lente présence
hallucinée sous les violons dans le corps d’ébène résonnant
puis il faut tout laisser cher aveu
avant que le JE du souci surgisse

Ich… ich… ich… ich hatte viel Bekümmernis
(Je… je… je… j’étais débordant de peine)

Kafka: Le Procès et Le Château

Les deux romans sont truffés de trouvailles, d’ironie, de détours, leur complexité phrase à phrase est indéniable, mais la vision d’ensemble de ces deux œuvres est d’une simplicité qui confine à l’évidence.

Le Procès se résume en peu de mots : arrêté le jour de ses trente ans, Joseph K. tente de se justifier devant les tribunaux et il est exécuté un an plus tard jour pour jour. Le Château lui aussi est un récit au schéma des plus simples : K. prétend avoir été appelé pour un travail d’arpenteur dans un village mais jamais il ne parvient à se faire intégrer à la vie collective, organisée semble-t-il à partir du château qui domine (peut-être) le village.

La différence entre les deux récits va de soi : dans Le Procès il est question de notre condition d’homme limitée dans le temps, tandis que Le Château expose les difficultés à trouver notre place dans le monde (notre espace). Or, le temps et l’espace sont les deux pôles essentiels de notre vie et l’on serait bien en peine de découvrir d’autres éléments aussi indispensables à notre existence. En bref, la durée de la vie et la place que nous y occupons sont nos préoccupations majeures.

Un détour par la langue d’origine nous permet de confirmer ce constat élémentaire, car Der Prozess, s’il désigne en effet une action en justice avec avocats, juges et tribunaux, est également le terme qui désigne le processus, c’est-à-dire l’écoulement du temps qui nous est alloué. Que Joseph K. soit arrêté puis exécuté lors de ses anniversaires successifs, désigne de façon transposée, romanesque, les dates qui figureront sur notre stèle funéraire, celle – déjà connue – de notre naissance et celle de notre mort. Qu’à trente ans Joseph K. naisse à la vie, est une vérité incontestable du récit : il est « arrêté » ne signifie rien d’autre qu’une prise de conscience de la culpabilité du personnage. De quoi est-il coupable ? De vivre bien sûr ! Un matin, je me lève et tout est différent car je prends conscience vraiment, réellement, totalement, que je suis mortel, qu’un jour je mourrai. Je vivais jusqu’alors dans un rôle tout d’extériorité – mon métier, ma vie affective – et voilà que je me découvre homme, être humain, mortel, et ma mort seule sera mienne, le monde n’en continuera pas moins son jeu et je n’aurai été que cela, seul, être vivant parmi des milliards. Cet être mortel, limité dans le temps qui va me hanter désormais toute ma vie – jamais plus je n’oublierai ce réveil – voilà mon PROCÈS. La culpabilité se résume en une question : je suis condamné à mort, soit, mais quelle faute ai-je commise ? Joseph K. va alors marcher, courir, monter et descendre des escaliers, échanger avec d’autres humains, mais aucun ne sera capable de lui expliquer les raisons de cette fatalité qui a toutes les allures d’une loi naturelle.

Le Château expose avec la même fausse candeur l’autre dimension de notre existence. Das Schloss laisse entendre une sorte de palais, ici décrit vaguement et de loin par le narrateur ; c’est une cité administrative où des fonctionnaires ordonnent, sans esprit de responsabilité et  à l’aide de circulaires énigmatiques (c’est bien ce à quoi nous sommes confrontés lorsque nous avons affaire à l’administration), la vie collective du village en contrebas. Il se peut cependant que le village soit lui aussi une partie du Château, ce qui revient à dire que le village et le château sont une même entité qui se ligue contre l’intrus. Mais revenons aux mots : le titre Schloss est à l’intérieur du participe passé du verbe « schliessen », qui selon la particule associée peut signifier « inclus » (eingeschlossen) ou son contraire « exclu » (ausgeschlossen). Or, « schloss » étant compris à l’intérieur des deux situations antinomiques, ce jeu de mot résume l’histoire du Château qui est précisément celle d’un exclu qui veut être inclus. On constate que K., l’étranger, l’homme d’ailleurs, l’exclu, ne pourra jamais être inclus et c’est là où il est fautif : il veut comprendre, il interroge, il pose des questions. Nous avons un rôle (nous sommes inclus) et nous savons bien qu’il va contre notre intérêt et l’évidence sociale de poser des questions sur ce rôle (« travaille et tais-toi »), jamais nous ne pourrons faire coïncider notre rôle social avec notre personne profonde, d’où les errements et déchirements de K., ce SDF qui veut à la fois être reconnu comme être et qui veut être accepté dans la communauté. On peut être à part entière dans le privé, mais lorsqu’on est inclus dans le travail, il convient d’accepter les codes sans poser aucune question. Tel est notre espace, telle est l’évidence que K. n’admet pas et s’épuisera à contester.

Deux romans, deux questions qui surgissent, brûlantes, éternelles : pourquoi suis-je mortel et pourquoi dois-je avoir un rôle et ne pas être moi tout entier ? Ces deux interrogations valaient deux romans distincts qui prennent au fil des décennies une importance toujours accrue. Phare exceptionnel, Kafka éclaire de ses deux diamants noirs la trouble réalité de nos existences présentes.

La Vierge de la Visitation (Reims)

ce que le bleu voile en plis splendides
articulés par le poids du tissu
est une pudeur franche d’exister
dressée là en une fière verticalité douce
de la visiteuse
magie de la présence exposée
aux vents pluies et grêlons fouets
qui cèle et révèle le corps
pierre si légère et sensualité ferme
aux parfums noirs

ce que l’ocre dévoile en courbes vraies
calculées à partir de la voix lisse
est un murmure qui avance et sourit
au-dessous d’une modeste inflexion
de la visiteuse
péril de la peau fragile visage
qui n’a peur ni de l’ouest ni du temps
il avance rosissant couvert d’or
tirant vers soi le baiser irrésistible
d’une flamme soleil

ce que les deux teintes majeures
jointes sur la grâce statue résument
ce sont les heures grandes de vivre
ramassées là en une force accueillante
de la visiteuse
et proposent au passant mortel fébrile
le calme la puissance sûre le bonheur
que la grâce tend vers les vivants
soudain emportés par la lumière bleue
de faveurs musiciennes

Pièce sur la révolution française

Cette pièce, que j’ai écrite en novembre 2009, a été jouée mercredi 17 février 2010 au théâtre d’Hirson en langue anglaise par des jeunes gens et jeunes filles venus de cinq pays européens. En voici la version française (voir l’article d’hier qui décrit le contexte de cette représentation).

I

(Les cahiers de doléances)

(Cinq personnages assis autour d’une table : quatre paysan(ne)s Hubert, Georges, Raymond et Simone ; Monsieur Duplessis en habit de bourgeois note, plume en main, sur un gros cahier, les doléances des paysans.)

Le Hibou :        (Il arrive habillé en diable, sur la pointe des pieds, très lentement, le doigt sur la bouche et murmure : « Chut ! Chut ! ». Les cinq font semblant de parler pendant l’intervention du Hibou qui s’approche du public.)

                        Je suis le Hibou de Paris. On est en septembre 1788 et ces braves gens de Nogent sur Seine remplissent leurs réclamations pour le roi. Moi, je suis partout et nulle part. Je vole de lieu en lieu pour écouter leurs doléances. Je suis une sorte de témoin. C’est beau, n’est-ce pas, regardez-les ! Ils sont si touchants, si mignons ! Vous savez, ils ignorent encore qu’en ce moment ils écrivent l’histoire… pas celle du petit chaperon rouge ou du chat botté, non, non… ils rédigent l’Histoire avec un grand H. On sent dans l’air comme un vent qui se lève, une bourrasque va soulever l’Europe. Les pauvres petits, ils sont innocents… vous entendez dans l’air du soir leurs murmures plaintifs et tellement justifiés. Allez, tendez l’oreille, c’est si émouvant… allez, je m’écarte… je les laisse se disputer… Ah, une chose encore, essayez de ne pas trop vous moquer. À tout à l’heure mes petits et soyez bien sages… (Il s’éloigne sur la pointe des pieds comme il est venu, tandis que les voix se font enfin entendre)

Hubert :           Et ma vache ! La Rosine qui donnait tout mon bon lait… elle est morte, j’avais plus de foin à lui donner. Note-le Duplessis, note-le !

M.Duplessis :   Ce n’est pas le problème du jour, allons, Hubert ! On n’est pas là pour les vaches mais pour les hommes qui meurent et qui souffrent tous les jours.

Hubert :           Oui, mais si j’ai plus de lait, c’est pas moi que je souffre peut-être ?

M.Duplessis :   Bon, alors, pour sa Rosine, je le note ou pas ?

Georges :         Non, non ! Nous c’est du sel qu’il nous faut ! On mange tout fadasse, et comment qu’on conserve les jambons ? Sa Rosine elle peut bien crever, c’est pas ça qui nous donnera du sel !

Raymond :       Et les impôts imbécile ! C’est encore bien plus important ! La soupe sans sel, les vaches sans foin… d’accord ! Mais regarde mes nippes ; en lambeaux : et en plus l’hiver dernier rappelle-toi ce qu’on a eu froid. On se gèle. Les impôts nous étranglent.

Hubert :           Rosine, elle est pas importante, peut-être ? On a dit qu’on écrivait nos doléances. Moi, je veux du foin.

Georges :         C’est toi qui es bête à manger du foin. C’est le sel qu’il nous faut !

M.Duplessis :   Soyons sérieux messieurs, pour être crédibles auprès du Roi il faudrait que….

Simone :           Non, c’est Raymond qui a raison ! Les impôts, les impôts, les impôts !

Tous :              (scandent) Les impôts ! Bai//ssez les impôts ! Les impôts !

M.Duplessis :   Attendez !(Il note) « Il faudrait baisser les impôts afin que nos paysans puissent nourrir leurs animaux et se procurent du sel… » Ça vous va, ça ? (Ils font oui de la tête)

Georges :         Ouais, ouais… mais l’hiver dernier… rappelez-vous bande de buses…

Hubert :           Buse toi-même…

Georges :         … rappelez-vous quand on a eu si froid. Et on était morts de faim quasiment !

M.Duplessis :   Voilà, ça je le note. Donc je…, j’écris : « … trouver une solution concrète afin d’éviter une nouvelle disette. »

Simone :           C’est clair ! Quand que t’as huit morveux à nourrir, c’est drôlement coton ! Faut à manger.

M.Duplessis :   Bon, ben, ça y’est c’est écrit. J’ajoute : « …surtout lorsqu’il y a des enfants. »

Hubert :           Moi, avec Marguerite, on n’a pas d’enfants, on s’en fiche !

M.Duplessis :   Non, ça y’est c’est écrit, n’y revenons pas !

Hubert :           Oui, mais les vaches, ça passe avant les gosses !

Raymond :       Mais de quoi tu te plains ! T’es le plus riche de la ville, non mais, t’es gonflé !

Georges :         À bas les riches ! Donne-nous tes sous !

M.Duplessis :   Attendez ! Nous n’en sommes pas encore aux inégalités.

Simone :           Moi, y’a un renard qui a attaqué mes poules ! Plus de poulets, plus de poules, plus d’œufs… la catastrophe. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Raymond :       C’est la faute aux nobles, ils veulent pas qu’on chasse… tu parles d’un truc, toi, alors que le gibier grouille partout dans la campagne et qu’on a parfois tellement faim…

Hubert :           Oui, faudrait avoir le droit de les assassiner !

Raymond :       Qui ça ? Les nobles ?

Hubert :           Mais non, crétin ! Les bêtes sauvages !

Raymond :       Crétin ! Toi, tu vas voir quand on va s’en prendre aux riches !

M.Duplessis :   (indifférent à ces remarques, écrit) « Nous exigeons »… ça va exigeons ?

Hubert :           Oui, oui !

M.Duplessis :   Bon, je reprends : « Nous exigeons par ailleurs l’autorisation de chasser les animaux nuisibles ou non… » ça vous va ? (Ils font oui de la tête)

Georges :         Vous allez dire que je change de sujet, mais… et pourquoi le Roi, il viendrait pas nous voir à Nogent ?

Simone :           Il croit sûrement qu’on a la grippe H1 N1 ! Il a peur de la contagion !

Raymond :       Oui, il a peur de nous ! C’est sûr !

M.Duplessis :   Du calme ! Du calme ! Je résume : « Nous aimerions que le Roi soit plus proche de ses sujets afin qu’il prenne la pleine mesure de nos difficultés réelles. » Ça vous va ?

Tous :              Ouais, ouais… bof, bof ! Ouais, si tu crois pas celle-là ! bof bof !

Raymond :       Enfin, Duplessis, heureusement que t’es là ! On ne sait même pas écrire …

Simone :           Bon, tout ça c’est bien beau, mais…

Hubert :           Les vaches n’attendent pas ! Salut la compagnie ! (Il s’en va)

Simone :           Et moi qui ai laissé les gosses dans la basse-cour ! (Elle s’en va)

Georges :         Faut que je range mes provisions avant l’hiver… enfin ce qu’il me reste à manger ! (Il s’en va)

Raymond :       Eh, attendez-moi ! (Il s’en va)

M.Duplessis :   (Se redresse lentement en posant la plume, s’essuie le front) Ben, ça va pas être de la tarte cette affaire. Enfin, on va envoyer ça au Roi, on verra bien, mais ça va gronder drôlement à Versailles… ils vont être bien étonnés…

II

(Les états généraux)

                        (Le Hibou arrive sur la pointe des pieds.) Salut mes amis, me revoilà ! Ouh ouh ! Quelle affaire, mes amis, quelle affaire ! Ouh là là ! Des émeutes tout l’hiver et au printemps 89… ça gronde, ça gronde… et le Roi a réuni les États Généraux le 5 mai ! Tiens voilà le délégué de Nogent sur Seine qui en revient, il va faire son compte rendu des premier débats (Monsieur Duplessis entre) ; Monsieur Duplessis, m’est avis que tu vas avoir la partie difficile. Voyons comment il va s’y prendre pour leur présenter la chose ! Ah, ah ! Mon gaillard ! (Une foule arrive représentée par trois acteurs. Le délégué monte sur une chaise) Ouh là, pourvu qu’il ne se casse pas le nez par terre, ce serait mauvais signe, mes enfants ! On le sent, ça râle, ça râle, ça grogne, ça rouspète ! Drôlement pas contents, je vous le dit ! Mais chut ! chut ! Écoutons, écoutons…

M. Duplessis :  Mes amis, mes amis… vous allez être satisfaits !

Tous :              Ah ! Ah ! Ah ! Enfin !

Raymond :       Dis-nous Duplessis y’avait du monde ?

M.Duplessis :   Eh bien… eh bien…

Hubert :           T’étais tout seul avec le Roi ou y’avait du monde ?

M.Duplessis :   Arrêtez de plaisanter avec ces choses-là !

Hubert :           Bon, alors, c’est beau, Paris ?

M.Duplessis :   Ce n’était pas à Paris… c’était à…

Hubert :           M’enfin, t’es bien passé par Paris ?

M. Duplessis :  Oui, mais vous savez…

Hubert :           Bon, ça va, ben, c’est tout ce que je voulais savoir… t’énerve pas !

Simone :           Et la salle où que vous étiez, elle était belle la salle ?

Raymond :       Et y’avait des femmes ? Elles étaient belles ?

Hubert :           Y’a eu une messe pour l’ouverture, ça je le sais…

Raymond :       Bon, alors, on a parlé des récoltes ?

M. Duplessis :  Calmez-vous, mes amis, calmons-nous. Oui, nous étions très nombreux, d’autant que les représentants du Tiers État…

Raymond :       C’est quoi d’ça, le Tiers État ?

M.Duplessis :   Ben c’est nous espèce de ballot !

Raymond :       M’insulte pas toi avec tes grands airs là , c’est pas parce que t’es allé voir le Roi que…

M.Duplessis :   Le Tiers État c’est nous ! Tous ceux qui ne sont pas nobles et qui n’appartiennent pas au clergé !

Simone :           Ben dis-donc, ça fait du monde !

M.Duplessis :   C’est pour ça que nous avons exigé d’être représentés par un nombre égal à celui de la noblesse et du clergé réunis.

Simone :           C’est bien ça ! Très bien ! Bravo !

Hubert :           On a dit que le Roi s’était endormi pendant une séance. C’est vrai ?

M.Duplessis :   Oui, c’est vrai… c’était pendant le discours de Necker.

Raymond :       Qui c’est d’ça, Necker ?

M. Duplessis :  C’est le contrôleur général des finances, autant dire c’est lui qui tient les cordons de la bourse quoi… les sous, c’est lui !

Raymond :       Oui, c’est comme ma femme à la maison, quoi…

M.Duplessis :   Attendez, ne m’interrompez pas tout le temps !

Simone :           (à Raymond) Oui, toi, tais-toi ; on a rassemblé de l’argent pour que tu ailles nous représenter là-bas, alors… réponds-nous !

M.Duplessis :   C’est quoi, la question ?

Hubert :           Necker… allez, raconte !

M.Duplessis :   Eh bien… euh, il a fait un discours sur l’état des finances du royaume.

Hubert :           C’est pas brillant, on a compris… et après ?

M.Duplessis :   Et alors nous, le Tiers État on a demandé le vote par tête…

Raymond :       Ouh lààà, explique !

M.Duplessis :   Chaque représentant a son vote et on ne vote plus par les ordres : la noblesse le clergé et le Tiers État, on vote chacun individuellement !

Raymond :       Ben, c’est normal, non ?

M.Duplessis :   Oui, mais au début la demande n’a pas été prise en compte. Le Roi a fait ça (Il fait un geste de refus négligent et hautain du bout de la main)

Raymond :       Il a fait ça ? C’est pas un bon Roi.

Hubert :           Et vous vous êtes laissés faire comme des lavettes que vous êtes.

Simone :           Tu penses, je te l’avais dit, moi…J’aurais dû y aller… je lui aurais dit moi, au Roi, mes poules et les renards…

Hubert :           Qu’est-ce que tu racontes, tu sais même pas lire… et puis tes poules et les renards, le Roi s’en fiche !

Simone :           Oui, bien sûr je sais pas lire… et alors… j’ai une langue comme tout le monde… je sais parler… c’est’y en plus une raison pour se faire envoyer sur les roses… voilà ce que je lui aurais dit au Roi… moi… voilà…

M.Duplessis :   Ne vous en faites donc pas, cela ne fait que commencer… il est question que nous nous réunissions à part pour fonder une Assemblée Nationale…

Raymond :       Tu penses que le Roi va laisser faire, mon œil !

Hubert :           Ouais mon œil ! Ça c’est bien dit ! Comme d’habitude on s’est fait rouler dans la farine, tu parles !

M. Duplessis :  Je ne suis pas de votre avis, mes amis. Croyez-moi, les représentants du Tiers État ne lâcheront rien. Faites-nous confiance !

Raymond :       Tu parles, confiance, confiance… tiens, j’aime mieux parler avec mes vaches, elles au moins elles méritent ma confiance…

Hubert :           Ouais pas sûr que ça marche c’t’affaire …

M.Duplessis :   Ne vous dispersez pas avant d’avoir entendu ceci : ayez confiance mes amis, nous ne sommes pas seuls ! Nous sommes même tout le monde ! Croyez-moi !

                        Tout le monde !

III

(La prise de la Bastille)

 

Le Hibou :        (Il arrive en courant) C’est encore moi ! Je suis tout essoufflé ! Ah là là, ah là là, ça y’est, ça y’est, ce quatorze juillet… le peuple est en marche ! Vous n’entendez pas ces cris, ces pas, ces hurlements. En plein Paris. Ils sont armés, ils sont terribles. Je crois qu’ils vont je ne sais où… mais ils y vont… Attendez,  j’écoute là, ouh là là, ouh là là… Qu’est-ce que j’entends ? La Bastille ? Il vont à la Bastille… c’est un bâtiment énorme… oui, oui, ils sont très nombreux…armés jusqu’aux dents ! Ouh là, moi-même la chouette de Paris, j’ai peur, une de ces trouilles, dis donc ! Oh je me sauve, j’ai trop peur ! Ouh là, la Bastille… ils sont devenus fous… je me sauve…(Il est bloqué par les assaillants qui viennent dans l’autre sens)

La foule :          (figurée par trois ou quatre acteurs ou actrices, fusils en main ) Des Balles ! De la poudre ! Des balles ! De la poudre !

Le Hibou :        Ben, vous avez des fusils !?

Paul :               Oui, mais on n’a pas de poudre !

Le Hibou :        Ben moi non plus !

Paul :               C’est pour ça qu’on va à la Bastille, y’en a là-bas ! Allez fiche le camp. On veut de la poudre ! On veut des balles !

Le Hibou :        Mais pourquoi donc veux-tu des balles et de la poudre ? Qui veux-tu assassiner ?

Paul :               Toi, tais-toi ou je t’assomme avec ma crosse !

Pierre :             On veut des munitions pour nous défendre ! Si tu restes par ici, le Hibou, tu vas te faire étriper !

Le Hibou :        Le bon dieu me protège… vous n’allez quand même pas attaquer la Bastille ! C’est là que sont les prisonniers particuliers du Roi.

Pierre :             Mais si justement, chouette de malheur, tu ne comprends rien ! On veut des balles et de la poudre pour nous défendre et on va libérer les prisonniers.

Le Hibou :        Mais il n’y a que six ou sept prisonniers là-dedans… le diable si j’y comprends quelque chose !

Pierre :             T’occupe pas de comprendre, agis, prends ce fusil… ou va t’en !

Le Hibou :        Je m’éloigne un peu mon ami, mais j’aimerais comprendre… c’est quoi ces canons que vous avez là ?

Pierre :             Tu crois qu’on va prendre la Bastille avec des fourchettes et des petites cuillers ?

Paul :               (Aux canonniers…vers les coulisses) Allez, faites-moi sauter tout ça ! Au feu ! Tirez !

Le Hibou :        Ouh là ! Je me bouche les oreilles moi !

Pierre :             Ça y’est, on a une brèche, on y va, tous dans la Bastille et cognez sur les gardes !

La foule :          Dans la Bastille ! Dans la Bastille !

De Launay :     (Apparaît) Arrêtez malheureux, misérables. (La foule s’arrête) Du calme, en tant que gouverneur de la Bastille, je vous donne l’ordre…

Paul :               T’es gouverneur de rien du tout ! On veut des balles et de la poudre !

Pierre :             Et libère les prisonniers !

De Launay :     Mais le Roi ne voudra jamais !

Paul :               Quel Roi ?

Le Hibou :        Monsieur de Launay… faites ce qu’ils disent ! Obéissez ! Il y va de votre vie !

De Launay :     (se tourne vers les coulisses) Gardes, à moi la Garde ! Tirez sur ces insurgés, ces misérables, ces pouilleux ! (Les gardes n’apparaissent pas ; on entend des voix fortes qui disent : « on ne tire pas sur le peuple »)

Le Hibou :        Sauvez-vous Monsieur de Launay ! Ils vont vous…

De Launay :     Il faudra me passer sur le corps, bande de… vous perdez la tête ou quoi ? !

Paul :               (Il prend De Launay aux épaules) C’est toi qui va perdre la tête ! Viens par ici. Tiens, toi, fais ton travail ! (Il livre De Launay à un garçon boucher qui vient de surgir des coulisses ; il a un couteau à la main) Et pas de pitié !

Pierre :             Attends il faut qu’il nous dise où il y a des balles et de la poudre.

Le Hibou :        Et les prisonniers, les pauvres prisonniers du Roi ?

Paul :               On s’en fiche, on va bien trouver tout seuls ! Allez étripe-moi ce type vite fait, qu’on en finisse ! (Le garçon boucher disparaît avec De Launay et revient avec sa tête… une tête de poupée fera l’affaire…)

Le Hibou :        Quel malheur ! Un si beau jour et il faut qu’il y ait un mort !

Paul :               Des morts il y en aura d’autres, compte sur nous ! Pas de quartier pour les ennemis de la liberté !

Le Hibou :        Pauvre De Launay, il ne risque pas de la voir la liberté ! enfin, si c’est le prix à payer pour que… ouh là là, mais ils y mettent le feu ; ils passent par les brèches et cassent tout… Aujourd’hui, je crois qu’il vaut mieux être le Hibou de Paris que le Roi de France. J’entends qu’on réclame du pain. On a faim. Ils hurlent : « À bas la Bastille ! À bas le pouvoir royal ! Vive la liberté ! »

Pierre :             (revient) T’es encore là, toi ?

Le Hibou :        Ben oui, tu vois, je n’ai pas quitté la scène. Je suis témoin. Le Hibou de Paris doit avoir les yeux partout. Je suis le grand témoin tu comprends ?

Pierre :             Oui, regarde bien ! C’est un événement capital !…

Le Hibou :        C’est une révolte ?

Pierre :             Non, le Hibou, c’est une révolution.

Le Hibou :        (avec admiration) Une révolution, une révolution… je m’en souviendrai.

Pierre :             Pas seulement toi, le Hibou. (Il crie) Le monde entier s’en souviendra !

Un projet théâtral pour la jeunesse européenne

Hier a eu lieu le démarrage d’un projet théâtral international Comenius à l’initiative de six villes d’Europe : Leeds (Angleterre), Solingen (Allemagne), Panevezys (Lituanie), Guja (Portugal), Cozenza (Italie) et Hirson (France). Chaque pays a choisi un événement de son histoire nationale ayant marqué l’histoire européenne, et chacun doit jouer en anglais avec les autres jeunes des villes participantes une pièce de théâtre relatant cet événement. La première ville invitante était Hirson, et le Lycée Pierre et Marie Curie en a été l’organisateur.

C’est dans cette perspective qu’après avoir rapidement rencontré les élèves du Lycée d’Hirson et les avoir aidés à écrire des esquisses de scènes portant sur la Révolution Française, j’ai écrit une petite pièce qui a été traduite en anglais pour pouvoir être jouée par tous les participants européens. Les Allemands de Solingen ont monté la pièce chez eux en anglais, et la proposent pour les deux tiers sur YouTube. On peut la découvrir à l’adresse suivante :

www.shared-voices.net

(Mon texte en anglais de cette pièce sur la Révolution Française figure également dans son intégralité sur le même site).

La représentation d’hier soir était très différente de la vidéo réalisée par les Allemands puisque près de cinquante jeunes garçons et filles de cinq pays (les Italiens n’avaient pu venir) ont participé à la représentation d’Hirson. La pièce a été filmée en live et sera proposée sur ce blog dans les semaines à venir. (La version – toujours en anglais – enregistrée à Solingen par les jeunes Allemands sera également proposée ici dans sa totalité lorsque le DVD me sera parvenu, car la qualité de la version YouTube est discutable).

Les élèves de ces six pays se retrouvent début juin en Allemagne pour jouer de la même manière une pièce sur la chute du mur. L’expérience continue…

C’est peu de dire que le succès rencontré par cette initiative est mérité, tant le spectacle a débordé de vivacité et d’audace. Il est réjouissant de constater que les jeunes gens et jeunes filles ont mis toute leur énergie pour réaliser ce travail délicat. L’ensemble était bouleversant de passion et d’habileté théâtrale. Je ne peux m’empêcher de penser que la véritable Europe humaine et authentique dont nous rêvons se construit tranquillement à travers des projets de ce genre.

la main hantée

lorsque l’aube blanche piquetée de bleu
a paru sur mon chemin
– tant d’années se sont écoulées –
j’allais sous la bruine pesante melancolia
errant dans la forêt aux mille bras
tiré à hue à dia par le neuf
des modes des heures des visages obscurs
sans boussole

il a suffit que la main de l’ange me saisisse
pour que la voie s’éclaire
– hors de la rouille de vivre –
les chants se sont mêlés aux giboulées
et les détours sont devenus la voie
le souple pas arrimé au présent
grand sourire droit gestes lumineux
j’avais un lieu

je dois à l’aube et aux plis bleus de l’ange
pleine parole
– baume renouvelé de joies –
une voix domine les graves orages des jours
et légèrement brisée elle dit l’avenir
écrire est une évidence sans guide
de respect de temps à jamais inépuisable
comme une main hantée

la visiteuse du temps

les extrémités des phalanges
ne s’usent pas
ainsi touches-tu mon cher ami
une peau invariable
lorsque devant le miroir bleu
tu passes la main
sur le paysage mouvant
de tes joues vives

tu vois poursuit l’ange c’est vrai
les saisons vont
mais le printemps repeint à neuf
les visages défaits
toutes ces heures que la visiteuse
décompte
(glorieuse horloge de lumière)
en souriant

oh ce n’est pas la Schadenfreude
ne te méprends pas
elle est exposée aux rigueurs
du temps qu’il fait
ce n’est guère mieux que ton temps
alloué chiche
et dis-toi qu’elle a été posée là
pour t’aider

elle observe tes brèves avancées
marche en pensée
avec tes pas toujours plus lents
plaint tes pluies
accueille pour toi tous les couchants
bienveillante
mais ne peut pas grand-chose
pour ton destin

elle n’a pas mes ailes

Oiseaux et étoiles

Vers le soir montent les questions pointues des oiseaux. Pour l’instant, elles ne se superposent pas (le tintamarre, ce sera pour avril), elles demeurent aux tympans, puis reprennent leur jeu acrobatique, danse des sons dont la rythmique nous échappe, se perdent dans la fatigue qui nous saisit, coup de coude de l’inconnu qui nous éveille à l’intérieur de nos paupières brûlantes, on les abaisse, rêve d’autrefois, le chant reprend, exactement semblable au précédent et pourtant différent, car c’est un autre instant, le cœur l’éprouve et la raison le confirme : non, ce n’était pas le même, le passage à vide du temps entre les deux dit bien que la première audition ne ressemble en rien à la suivante, mon humeur a bougé, ma vie s’est avancée d’un pas qui ne reviendra plus. La deuxième, puis la troisième et toutes les autres mélodies de l’oiseau sont éclatantes comme la lame plusieurs fois affûtées du même couteau qui taille dans l’air du soir des reprises à chaque fois plus brillantes jusqu’à l’extinction du chant, silence de nuit que l’oiseau nous fait subir sans prévenir, petite douleur de l’abandon.
À cet instant s’accroche en remplacement du son éteint, un autre jeu où chaque note de l’oiseau revient sous forme visuelle, le même brillant dans la solitude irrépressible du noir total, autant de sons autant d’étoiles. Elles s’accrochent différentes et au fil des heures vont coudre sur le fond bleu d’encre des images, dessins antiques où notre esprit, selon sa vieille attitude critique, s’étonne inutilement de la course obligée du regard qui relie cette étoile à celle-là et pas à une autre, formant des présences millénaires : Hercule, Orion, les Pléiades. La nuit prend sens, son mouvement rotatif autour de la Polaire apaise notre présence fière d’avoir organisé arbitrairement ce beau chaos, et l’on songe que chaque nuit va reprendre le même dessin, répétition encore, mais où l’œil ne verra pourtant jamais la même chose, tant nos humeurs sont variables. Le soir bouge. 
On ne s’étonnera pas que Schubert ait mis tant de barres de reprises (l’enregistrement nous fait oublier cette nécessité), répétition du même qui n’est jamais le même car ce qui est repris n’est plus d’une fraîcheur semblable, ce n’est pas mieux, c’est autre chose et c’est ainsi que la vie va. La visiteuse confirme cette évidence, elle qui nous suit pas à pas, affirmant en son lent glissement que rien ne se répète et que tout n’est que passage : notre existence ne repasse jamais deux fois les plats, je ne suis que l’instant, il n’est rien d’autre que cet instant. Quelle chance ! Si l’on peut éprouver la vie comme ennuyeuse, c’est que nous avons sans en prendre conscience abandonné notre curiosité native aux chèques de fin de mois, aux horaires des bus et aux impératifs de l’efficacité douteuse où nous pataugeons, avec pour corollaire cette impression fausse, féroce, que c’est toujours la même chose, signant un contrat de monotonie dans l’obscure étroitesse de nos remuements répétitifs. Et c’est ainsi que nous pouvons passer à côté du miracle de vivre.

Le pot à lait

Tiens, je vais revenir sur mes pas. Je crois que je cours en portant au bout du bras le pot à lait au couvercle clos, il danse au rythme de mes jambes, allégresse du corps volant, rasant les murs de brique terne dans l’avenue descendant du cimetière militaire ; j’avance avec le vent qui me soulève les boucles sur la nuque ; à l’écoute des chocs de mes semelles sur la boue du trottoir, j’essaie une mélodie entrecoupée de sauts qui évitent les flaques où je me vois débouler sur l’instant, je bloque sur mes deux pieds, repars, le pull tricoté me bat les flancs cachant presque mon pantalon court et trop large à la fois, soutenu par des bretelles dont je n’ai plus aucun souvenir, sinon que je devais en porter puisque c’était la mode de chez nous. Cette course m’est restée à cause de l’odeur bestiale de la paille : la cour de ferme, la laitière à la louche grasse, mes vingt centimes dans la main qu’elle me prend sans sourire, et cette chaleur épaisse presque lourde qui monte des ballots entassés alentour, caquètements des poules égarées, vaches meuglant quelque part derrière, le soin que je mets à repousser bien à fond le couvercle du pot dans la bousculade des voisins venus eux aussi à la curée. Une voisine me parle, murmure mon prénom, mais je suis si minuscule, tellement insignifiant que je n’ose pas lever la tête et il ne me vient plus qu’une envie, conserver contre mon corps l’énorme vapeur brûlante du lieu pour la porter en courant vers la maison ; le lait de l’espérance va tout régler, la maussaderie, la peur, les angoisses, d’ailleurs à l’instant un chien s’élance à mes trousses, aussi peureux que moi, il flaire mes mollets qui se ruent déjà en direction de la maison mère, mais je cours si vite qu’il cesse bientôt de me hurler sa terreur agressive.
Je cours parce que je veux être seul, défait de tout, courant, courant seul, au chaud, avec toute la chaleur animale sur la peau, paille, poules, vaches, voisins, bien à l’intérieur, sous mes bretelles, la belle chaleur jeune à dépenser, à livrer, à délivrer, au-dessus des flaques, des avenues, le cimetière loin derrière, c’est la nuit, la nuit, il est temps, les étoiles et les monstres pourraient bien, mais oui bien sûr, me dévorer, comme le chien qui n’en est qu’un avatar, à livrer donc ce lait chez moi, rameutant une énorme quantité de chaleur sous mon tricot de corps et que je vois se répandre dans les deux pièces cuisine incluse, magicien dans la maison frisquette, froide de vie, je ramène le plus vite que je peux le lait, vous savez ce liquide superbe, il est encore chaud du pis, il va apporter à la maison glacée un amour d’enfance vraie, valable aussi pour les adultes, les géants, ce biberon d’être, vive source épaisse de joies multicolores puisque le blanc ce sont toutes les couleurs tassées, rassemblées, vous allez m’en donner des nouvelles, parents, enfants, frère et sœur, c’est l’arc-en-ciel que je vous porte à bout de bras, la vie, la vie… On peut imaginer que comme pour Perrette, le lait se renverse. Non, hélas non, même pas de drame, mais bien pire : l’accueil mitigé, le lait mis à bouillir aussitôt « Donne-moi ça toi », enfin le banal, le lait banal… et rien qui cède au rêve du tout petit.

elle m’a laissé

elle m’a laissé sa carte
avec des collines et des fleuves
pour errer dans le temps
il n’y a plus d’espace tu sais
rien que la pluie si douce
et j’arpente tes rêves
passe le pont de bois
qui mène au hameau jaloux
où l’âme oui l’âme est endormie
depuis longtemps et même avant

elle m’a laissé chercher au pays
la visiteuse indiquée en bleu
je tourne en rond misère
il n’y a plus que des fantômes
rien que le soleil à cru
et j’arpente les parvis
passe les porches vides
et reviens vers la ville embuée
où les ronflements des moteurs
grincent de jour comme de nuit

elle m’a laissé sa statue
avec ses ocres et ses ombres
pour espérer contre le temps
il n’y a plus de désert
rien que les nuages roses
et j’arpente le soir florissant
passe les ponts valeureux
et reprend le chemin du pavillon
où j’entends la voix des enfants
de l’air plein des ramages à venir

être

          être la terre et le temps
avancer comme elle sur les chemins encore drus et perdre sa voix pour la retrouver plus loin car il faut se taire pour que la parole s’élève dans les pages

           être le son et le sol
résonner en syllabes craquantes pour crevant le silence donner à voir le réel à travers le tamis insensé des vocables ténus qui deviennent tangibles pourtant

          être le vif et la voix
revenir sur la vibration de l’air alors que ce ne sont que des feuilles de carnet volées aux arbres mais débordant d’échos perçus dans les cimes

          être l’ici et le midi
retrouver le méridien à travers sa progression de visiteuse et se dire que chaque lieu peut être partout du moment qu’elle se pose

          être la dame et l’ange
écouter la rencontre de la terre et du ciel déflagrations communiquant véritablement alors que ces murmures presque muets miment en fait une absence

          être réel et rêvé
avancer comme elle donc sur les voies musicales sa présence bleue aux cheveux son profil de fresque et son aube blanche piquetée de bleu encore dirait-on en fait une immense présence
 
          être changeante et choisie
incarner dans l’absence le mouvement incessant du temps où l’on se croise se reconnaît s’élit et reprendre dans la glissade filée des syllabes tous les non dits

          être charme et chaleur
ressusciter en plein vent l’espérance du verbe aiguille et foin je sais bien mais le côtoiement des mélodies fait renaître tant de rouge aux joues qu’on en est ébloui

Vers le sommeil

Moins une marche, un pied devant l’autre, qu’une progression d’une souplesse discutable, entravée qu’elle est par des brindilles fraîches, des branches souples qui cinglent derrière moi en un sifflement sec marquant ma conquête sur le chemin ; je dis conquête, je devrais plutôt parler de ce pas hanté par l’avance, par ce qui n’est pas encore, future découverte du lac aux cygnes impénétrables et droits sur leur col (toujours cette impression qu’ils portent une cravate, un jabot plissé qui trempe dans l’eau). Je me tourne dans le lit côté ventre à plat sur le matelas et je me vois écarter une branche de chêne qui me revient sur la nuque, je n’y prête guère attention et me dis que c’est simplement ma position qui m’a obligé à poser ma tête de côté provoquant cette douleur infime. La lumière inventée de toutes pièces dans mes yeux fermés et la chambre obscure, s’avance à ma rencontre, elle grésille dans l’air matin de cette avancée fictive, j’entends un ramage assourdissant et songe aux nombreuses évocations du silence de la campagne, comme si les oiseaux n’étaient rien ou rares, tandis que le raffut plaintif des branches se frottant sous le vent dans les cimes ajoute au brouhaha pépié une touche humaine. Le mot m’est venu sans réfléchir plus avant, mais humaine me fait sourire car c’est justement cette absence que je cherche, l’ange l’a dit, lorsque tu seras près des eaux, observe la surface huileuse, vaste miroir des nuages, et attends ; bientôt, alors, loin des humains tu me verras surgir puisque tu me dis que tu ne peux dormir sans m’avoir aperçu réellement (c’est-à-dire en songe) au moins une fois. Je serre l’oreiller bourré d’espérance et une fois encore je souris des plumes qui me touchent à travers la toile fraîche, elles me rappellent tout ce que j’ai inventé : oiseaux, ange etc…. Et il découvre enfin le lac au bout du chemin de l’éveil qui sombre justement dans le sommeil. Il n’y croyait plus, mais la solitude, notre état naturel, et le sourire de l’ange ont eu raison de sa conscience. C’est tellement drôle que je crois bien qu’il dort en souriant.

éveil

          pousser la porte
qui grince en ouvrant sur le soleil
          très antique explosion
d’une journée neuve juste froide
          comme il faut
le saut du seuil est un accueil
          salut des perce-neiges
qui têtes courbées en abat-jours
          se déplient sous l’air cru
et persistent modestes malgré le gel de nuit

          regarde vers le ciel
crie l’ange à mes yeux endormis
          encore collés des rêves
je revois l’ocre thé puis le pain
          remâché distraitement
tant j’étais attentif aux appels des moineaux
          regarde reprend-t-il
toits cimes sapins et cathédrale
          tout est repeint de bleu
les blés s’allument aux ornières

du bout des pas le temps de vivre est décompté
          c’est la vieille loi
soufflée par la visiteuse qui claque la porte

Approche de la visiteuse (2/2)

          Si je la nomme mystérieuse, c’est qu’elle nous est proche, sa voix rare n’est pas faite pour éclaircir sa fine obscurité, je la sens toujours là et si l’ange parfois avec son ironie particulière croise son chemin et tente de freiner son avance, elle l’écarte en souriant d’un petit mouvement de main et lui, d’habitude obstiné et drôle dans sa fraîcheur céleste, se dérobe d’un coup d’aile, modeste frisson d’effacement. Il le fait d’autant plus volontiers qu’il sait qu’elle n’a aucune part dans ses agissements, lorsque l’aube et le couchant s’embrasent ou que le soleil nous fait cortège avec ses rires et prolixes survenues entre deux nuages : ce n’est pas du domaine de la visiteuse, et quand elle le chasse ainsi du bout des doigts, elle lui signifie qu’elle est venue non pour enchanter directement le jour mais pour affirmer au présent le perpétuel passage; voici plus précisément ce qu’elle lui murmure de sa voix insistante ; « Je ne te suis pas dans tes jeux de feu follet, j’étais là bien avant et si tu ne me connaissais pas, c’est que tu n’avais pas le regard suffisamment affûté. Maintenant, tu sais. Oui, tout est passage, et même l’instant où je le dis. Reste, cher ange, que je t’aime et ce n’est pas que passage. »
          Je reproduis ici quelques mots saisis (et répétés par l’ange) au hasard de son bref dialogue avec elle ; il me semble, à y réfléchir, que ces propos ne s’adressaient pas uniquement à l’ange, mais aussi un peu à moi, toujours en quête d’un point fixe qu’à défaut d’un autre mot je nomme écriture. Aimer, écrire, c’est tout un.

Approche de la visiteuse (1/2)

          À force de chanter, le bel ange aux boucles bleu nuit a su m’accompagner à travers les saisons blondes et brunes, il m’a porté au sommeil en plein hiver, mélodies de pluie, symphonies de neige soufflées par les lames du vent issues de l’ombre, puis insensiblement les brumes et voiles du crépuscule se sont trouvés au bord du silence en un ensemble discret que le soleil naissant a regroupé pour faire surgir une figure neuve, accueillante et douce, visage ocre, mantille souple, la visiteuse.
          Elle ne remplace pas l’ange – qui peut rivaliser avec lui en joie et en beauté ? – elle forme de l’ange heureux et impromptu la représentation large, terrestre et bienveillante. Elle a troqué le primesaut salvateur de mon double aérien pour une autre venue bien à nous, là où les feuilles de la saison dernière figurent son avance complexe parce que droite et peu causante. La voyant, j’éprouve un léger recul, sans doute à cause du froissement des voiles et de la marche régulière des pas qui saluent le sol plus qu’ils ne pèsent.
          Elle s’est imposée sans que je le veuille – je l’ai déjà murmuré – et contrairement à l’ange fureteur elle se moque bien de mes textes, étant à elle seule la prose du monde tel qu’il va avec ses corvées, ses petites joies et son austère splendeur de mythe élégant ; elle est la veille, le jour et le lendemain, milieu du temps comme l’ange est milieu de l’espace et je la vois, immanence gracieuse, remettre constamment en place ses multiples dentelles hésitantes, elle qui justement est si sûre d’elle depuis qu’elle a surgi du fond des terres qui se couvrent un peu plus chaque jour du premier vert.