quand le feu manque nos intérieurs sont vides
il se peut que les bûches qu’on charrie ne prennent pas
puis comme un couchant d’hiver
soudain éclate en secousses trop fortes
la lumière qui poudroyait lentes braises
la voici ravissant tenture et tapis glacés
une curieuse tiédeur brûlante
vient se glisser au diapason des peaux
le froid est oublié le coeur rebat
les accoudoirs acquiescent à la flamme
c’est toute la maison qui chante l’âtre
les cendres déprimaient au bout des doigts
et voici un hôte neuf qui s’élève en chantant
l’intouchable flamme se fait image d’un monde
pratique et drôle elle se met à danser
comme si le feu ainsi discipliné
devenait l’orange horizon du dehors
comme si ce feu couchant domestiqué
rechantait dans ses craquements ma vie présente
cette joie qui dit non aux nues fragiles
le couchant grave déroule ainsi ses glissés de couleurs
mais l’âtre lui ne demande que ma main
le hêtre et l’orme s’entassent sur les flammes
le bois du feu fut notre ombre d’été le voilà lumière d’hiver
et je m’étonne que cet impalpable féroce
s’en vienne chauffer sans trêve le souffle de ma vie
Vous me donnez la joie par ce poème d’un souvenir d’enfance. Un poème de Théophile Gautier récité à l’école comme une promesse que cela serait vrai, un jour. Il me faisait rêver d’un feu dans l’âtre, joie encore inconnue.
Les braises, le feu apaisant que vous évoquez si bien, ce fut plus tard au temps des saisons froides, de la pluie et du vent en Normandie.
Chaleur, crépitements, flammes fascinantes, douceur du silence… Théophile Gautier n’avait pas menti ! Il y eut même le chat… Et un partage car le feu dans l’ âtre rassemble.
“(…)Qu’il gèle ! et qu’à grand bruit, sans relâche, la grêle
De grains rebondissants fouette la vitre frêle !
Que la bise d’hiver se fatigue à gémir !
Qu’importé ? n’ai-je pas un feu clair dans mon âtre,
Sur mes genoux un chat qui se joue et folâtre,
Un livre pour veiller, un fauteuil pour dormir”
N’est-ce pas quelle élégance ! Ah ce Théophile Gautier, gentiment oublié, pourtant quel poète , quel romancier!
Ici il m’a semblé intéressant de coupler le feu à l’âtre et le soleil. Nous avons de tels soirs éphémères et immortels que j’ai voulu retenir et l’âtre et le couchant. Rarement l’hiver associe tant de jours à tant d’or. C’est une série où le froid fait des miracles.
Dans un rondeau Trakl dit:
“Ecoulé est l’or des jours”
Tiens, je vous le récite:
“Ecoulé est l’or des jours Verflossens ist das Gold der Tage
Du soir couleurs brunes et bleues Des Abends braun und blaue Farben
Du pâtre les sons doux de sa flûte sont morts Des Hirten sanfte Flöten starben
Du soir couleurs brunes et bleues Des Abends braun und blaue Farben
Ecoulé est l’or des jours” Verflossens ist das Gold der Tage
Le vers central donne de manière imagée comme un souffle (Hirten)puis le souffle expire : ft/Fl(et meurt).
Pour les autres vers, s’ouvre un jeu passionnant entre le “o” et le “a” qui au deuxième et au quatrième vers donne un :a-o (braun /blau), le tout encadré par des “A” noirs Abends/Farben.
Pour aller jusqu’au bout il faudrait voir comment Trakl change la ponctuation alors qu’on croit que les vers sont parfaitement en miroir se rabattant symétriquement autour du vers central. Mais je n’ai pas sous la main le poème en question. Ma mémoire n’a pas retenu le jeu des virgules et point virgules.
Au premier vers il y a une virgule et au quatrième vers un point virgule. Mais de cela je ne suis pas sûr. C’est assez logique.
Il n’y a pas de “s” à Verflossen.
Ce lieu où le poème commence à souffler.
Notre mémoire littéraire est également un feu auquel on se rechauffe… un soleil…
Merci Raymond pour ce fil de bonheur.
Oui la langue étrangère ouvre sur autre chose encore… Le bonheur vient de là. Lisant ces jours-ci Don quichotte en français, je me disais que nous avons tant perdu, et puis non, la traduction est belle. Quel fouillis malicieux!
Georg Trakl… Quel beau choix. Le lisant je pense à la création de Schiele et de Kokoschka.
Quel homme tragique, mort si jeune, tant aimé des poètes de son temps.
Oui un génie un peu équivalent de Rimbaud. Avec autre chose, une mystique peut-être… Pour Schiele je vous rejoins, c’est le même monde désolé. Enfin, Trakl, mourir à 27 ans, quel scandale. On est en pleine guerre 14.
je me suis ingénié à traduire aussi ce poème de Trakl
https://jepeinslepassage.com/un-poeme-de-trakl-ein-winterabend-un-soir-dhiver/
Il vous plaira sans doute.
Schiele… Oui, son monde est désolé. Beauté fragile de ces figures diaphanes surgissant d’un vide, d’un monde violent, macabre. Elles se tordent, s’agrippent, pantins désarticulés. Nus décharnés. Les corps deviennent prison de l’âme. Détresse…
Mais j’ai vu à Vienne “L’enfant endormi” v délicatesse et douceur…
Expressions culturelles conjointes des artistes avec les écrivains, les philosophes dans cette Vienne au tournant du XXe siècle. Le glas d’une époque. La catastrophe imminente de la première guerre mondiale est là. (“Les derniers jours de l’humanité” Karl Kraus). On découvre “L’Homme sans qualités” de Musil dénonçant la mécanique rouillée de ce monde impérial devenu précaire. C’est un monde déchiré. Éros et Thanatos…
Trakl infirmier militaire et brancardier à l’arrière des lignes sur le front est, au milieu des corps amputés, des gueules cassées, des esprits perdus, anesthésiés par des substances opiacées. Hommes mutilés, blessés agonisant, submergés de douleur et de désespoir.
J’ai vu les dessins de Zadkine… Témoin lui aussi des ravages de cette guerre. Angoisse obsédante de la perte.
Bouleversante méditation de Trakl.
Merci , Raymond, pour ce poème.
Oui, oui. Je vous remercie pour toutes ces notations sur Vienne 1900.
Je me dis que peut-être un coup d’œil à ce printemps naissant vaut également le détour. Mais il est vrai que c’est fascinant, ce Vienne 1900, sur le mode de l’analogie. On sent qu’on est dans un moment bascule du même genre, peut-être plus brusque plus violent encore. Alors forcément ce passé bouleversant nous touche car il est peut-être un peu aussi notre futur. On lit dans Vienne 1900 la fin d’un monde, on a raison. C’est cela que nous lisons chez Musil, Kraus, Kafka etc… mais le monde n’est pas fini, il a continué, et nous, où sommes-nous? Notre monde est-il en train de finir? Beckett, Boulez, Pollock ont prolongé la geste que Vienne 1900 protégeait encore en dégustant les derniers plats. On dirait que nos aspirations humanitaires, (égalité, plus de guerre) ont rabattu tout à la fois. L’art dont nous parlons ici ne se distingue plus du tout des divertissements vagues que nos temps fatigués produisent sans conviction. Sept milliards d’égaux, est-ce vivable? Car même si encore bien des hommes souffrent, l’idée même qu’ils souffrent ne quitte pas nos pensées, ce sont des évidences que sauf Jésus (et encore) les hommes n’ont jamais eues avant notre temps. L’idée d’égalité hante nos moindres actes. Ainsi s’émiettent nos pouvoirs. C’est confus. Un désordre sans précédent, sans absolument aucun précédent, vient nous visiter quotidiennement. Même l’hiver autrefois tant redouté s’efface; la parole souvent moquée de nos ancêtres: “y’a plus de saison”, prend des accents de vérité incontestée. Ce n’est plus un souhait inconsciemment proféré comme un mantra plutôt positif; c’est le temps du jour. Le temps de notre temps. Un temps uniforme, comme notre condition. Affolement général. On a du mal à y voir clair; je me demande ceci: mais n’en a-t-il pas été toujours ainsi? Oui et non. Poser la question est encore une fois un mouvement qu’on esquisse pour se rassurer. Le monde a toujours été le monde, ce chaos. Oui, mais un chaos à quelques millions, on devine que ça s’organise plus ou moins. Mais un chaos à 7 milliards ! C’est une vrai chaos. C’est bien plus tragique que Vienne 1900. Le numérique, ce passage de nos rêveries imaginaires au monde mathématique, chiffré et sûr de lui, présage une perfection qui fait frémir. Après l’homme sans qualités, c’est l’homme sans défauts qui est rêvé. Musil y a sans doute songé, lui le romancier scientifique de formation.
Ainsi avance-t-on les yeux grands ouverts.
Mais un sourire, Raymond, et une ligne fine et lumineuse déchire l’obscurité aléatoire comme un tressaillement. Ces mots des poètes , les vôtres, des musiques, des toiles : luminescences qui percent les ténèbres. Elles viennent du monde intérieur car spirituelles…
Gide écrivait : “… L’art commence là où vivre ne suffit plus à exprimer la vie.”
Je pense aussi à la musique de Schubert.
Rendre la terre habitable malgré tout…
Un défi! Comme vous avez raison!
Rendre la terre habitable malgré tout. Je note, avec plaisir, qu’il existe des forces spirituelles auxquelles je participe. Rien de plus important que ces forces. Merci !