Sources de paroles, publié hier, se voulait le début d’une suite de rêveries. Alter ego en est la conclusion : c’est l’écriture dans son geste concret et décrite au plus près dans sa joie prospective.
À force d’être avec les autres, il arrive un moment où l’on se retrouve seul. C’est la maturité, le silence. Alors commence le dialogue. On n’avait jamais vu ni la table, ni le bouleau qui frémit au jardin, ni la lumière de l’aube, ni soi. On avait suivi son énergie qui barbotait au monde où l’on croyait vivre. J’avais vécu, c’est vrai, mais le monde avait pris toute la place ; par chance la solitude est venue avec les années, blanchiment progressif, puisque les tempes sont filles du temps. C’est à ce moment que je me suis mis à écrire sur la nuit.
J’écris : je vois bien une aube minime, enclose là-bas, mais d’ici à là-bas je tâtonne, mains en avant. C’est bon. Plaisir d’écrire, mais surtout joie du dialogue qui s’enclenche depuis la clef du moi. C’est un autre que je cherche, que je vois se déployer à côté de moi ; il a les accents inattendus de la question que je ne cherchais pas, dont je ne savais pas que je la cherchais. Bizarrement, la réponse vient de moi.
Cet autre en moi est soufflé du fond de tous les autres, visages aimés ou disparus, je les retrouve là, autour de la lampe, conclave laïc de fantômes. C’est cela écrire. Tous les arbres vus et tous les ruisseaux qui bondirent dans mes années, accourent à l’appel pour border mon cocon.
Je ne vois pas par avance ce qui va être offert. Je suis au gras des mots, risquant chaque pas. Je suis la solitude. Non pas la triste mine qui accable les traits, mais l’énergie qui monte aux tiges de l’ivraie et celle qui lance seule les épices des troènes aux derniers jours de juin. L’avancée vers l’autre à l’intérieur de moi, de celui dont je ne sais pas encore ce qu’il sera, est un peut-être qui palpite.
Car enfin, se laisser trouer par les mots coupe forcément du monde. Mais c’est, curieusement, pour le retrouver plus vaste et plus droit. Il revient après le dialogue, lorsque l’autre s’est découvert sur la feuille.
Une fois posées, les phrases ne sont plus miennes. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la tentation du pseudonyme. Je n’y cède pas, car je ne veux pas que l’autre prenne toute la place. Je veux que le dialogue puisse reprendre ailleurs, dans une solitude différente où je renouerai les fils du dialogue avec lui. Car lui seul ne pourra naître que si je suis moi-même ouvert et seul.
Le quant à soi tient la pointe qui écrit. L’autre surgit vite dans son habit d’ombre, au bout du mot, au cœur du terme qui est à la fois ma voix et la fin de ma voix… mais je demeure. J’habite au langage qui marche à pas feutrés, dans le bruit d’écrire qui mime le pas discret de l’autre, déjà, dès les premiers effleurements. Voici ce qui me reste : c’est ce frottement et son souvenir qui font que j’écrirai encore.
À la fin, la table a changé, le bois en est plus lourd et l’arbre du jardin dont je plaignais les feuilles m’est tout à coup une fierté nouvelle. C’est en ce sens qu’écrire, c’est changer le monde, car dans mon dialogue avec l’autre, ma solitude s’est enrichie sans s’abolir et mes pas affirmés laissent des traces que le monde n’avait pas.
Il reste aux lecteurs, aux vrais autres, à rejoindre mon autre qui s’est posé sur le papier. À cet instant, c’est moi qui ne suis plus et c’est pourquoi, souvent, j’ose à peine signer le texte de mon nom.
Vous semblez revenir d’un pays d’où l’on ne revient pas avec ce rapport à l’autre qui est vous, semblez hésiter entre le rencontrer ou lui échapper, désirant pourtant cet élan qui se lève en vous pour le retrouver jusqu’à cet abandon dans l’écriture.
Quelle situation périlleuse et merveilleuse. Cet autre… votre muse.
Et vous dans l’autre, en garderez-vous une blessure invisible ?
Donc votre corps est double incluant cet autre…
Un bel autoportrait hanté d’une sensation seconde quand vous passez du sensible au verbal. (pas le portrait de Dorian Gray !).
Je relis vos deux textes déposés ici dans un jour et son lendemain. Je pense au voyage retour en vous quand loin de la beauté idéale des mots, des idées, des images, des fictions, vous revenez aux tempes blanchies, à votre corps.
Un temps vient où la vie devient ce malaise devant le miroir du matin auquel n’échappe aucune ride, aucun alourdissement du corps et ces petits signes, l’âge venant d’où la jeunesse a fui.
Des livres nous en avons une telle quantité que parfois on ne sait plus lequel choisir pour faire route imaginaire pour échapper au quotidien, pour reprendre souffle.
Mais un homme ou une femme qui résiste au temps, jour après jour, humblement, justement, faisant ce qu’il peut au milieu des siens pour être utile, aimant, prenant en charge au fil des heures les menus gestes du quotidien. Celui-là ou celle-là, quelle gratitude quand j’y pense. Comme j’aime ses imperfections, sa banalité. Et comme j’aime au fond de lui, la source des mots…
Mais, ajouterais je, quel bonheur quand une écriture nous offre de mieux voir cet humble quotidien et la beauté qui nous entoure. Alors c’est le réel qui fait route vers nous, non pour fuir mais pour recevoir malgré les déchirures, les déceptions, la mort, la maladie : la beauté de la vie.
Alors la source s’en vient aux lèvres pour désaltérer. Oui, les livres, les écrits comme une eau vive.